La Tentative amoureuse/04

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Stock (p. 58-64).

Voici l’automne ici, Madame ; il pleut, les bois sont morts et l’hiver va venir. Je pense à vous ; mon âme est brûlante et calmée ; je suis assis auprès du feu ; près de moi sont mes livres ; je suis seul, je pense, j’écoute. — Reprendrons-nous comme autrefois nos beaux amours pleins de mystère ? — Je suis heureux ; je vis ; j’ai de hautes pensées.

J’ai fini de vous raconter cette histoire qui nous ennuie ; de grandes tâches maintenant nous appellent. Je sais que, sur la mer, sur l’océan de la vie, des naufrages glorieux attendent, — et des marins perdus, et des îles à découvrir. — Mais nous restons penchés sur les livres, et nos désirs s’en vont vers des actions plus certaines. C’est cela qui nous fait, je le sais, plus joyeux que les autres hommes. — Parfois cependant, lassé d’une étude trop continue, je descends vers le bois, par la pluie, et je vais voir finir l’automne. — Et je sais qu’après, certains soirs, rentrant de cette promenade, je me suis assis près du feu, comme ivre du bonheur de la vie, et presque sanglotant d’ivresse, sentant en ma pensée des œuvres sérieuses à faire. — J’agirai ! j’agirai ; je vis. Entre toutes nous aurons aimé les grandes œuvres silencieuses. Ce sera le poème, et l’histoire, et le drame ; nous nous pencherons sur la vie, — comme vous le faisiez bien, ma sœur, méditative et soucieuse. Maintenant je pars, mais songez, songez aux bonheurs du voyage…

Pourtant, j’aurais aimé — voici l’hiver — prolonger ce récit ensemble. Nous serions partis seuls un soir vers une ville de Hollande : la neige aurait empli les rues ; sur les canaux gelés, on aurait balayé la glace. Vous auriez patiné longtemps, avec moi, jusque dans la campagne ; nous aurions été dans les champs où l’on voit se former la neige ; elle s’étend infiniment blanche ; il fait bon sentir l’air glacé. — La nuit vient, mais où luit la neige ; nous rentrons. Maintenant vous seriez près de moi dans la chambre ; du feu ; les rideaux clos, et toutes nos pensées. — Alors vous me diriez, ma sœur :


Aucunes choses ne méritent de détourner notre route ; embrassons-les toutes en passant ; mais notre but est plus loin qu’elles — ne nous y méprenons donc pas ; — ces choses marchent et s’en vont ; que notre but soit immobile — et nous marcherons pour l’atteindre. Ah ! malheur à ces âmes stupides qui prennent pour des buts les obstacles. Il n’y a pas des buts ; les choses ne sont pas des buts ou des obstacles — non, pas même des obstacles ; il les faut seulement dépasser. Notre but unique c’est Dieu ; nous ne le perdrons pas de vue car on le voit à travers chaque chose. Dès maintenant nous marcherons vers Lui ; dans une allée grâce à nous seuls splendide, avec les œuvres d’art à droite, les paysages à gauche, la route à suivre devant nous ; et faisons-nous maintenant, n’est-ce pas, des âmes belles et joyeuses. Car ce sont nos larmes seulement qui font germer autour de nous les tristesses.


Et vous êtes semblables, objets de nos désirs, à ces concrétions périssables qui, sitôt que les doigts les pressent, n’y laissent plus que de la cendre. Poussière légère qui se disperse — Cualquier viento que sopla…


Levez-vous, vents de ma pensée — qui disperserez cette cendre.


Été 1893.
Yport et La Roque.