La Tentative amoureuse/Texte entier

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ANDRÉ GIDE

ANDRÉ GIDE

La Tentativemmm
mmm amoureuse
ou
le Traité du vain désir
(1893)
1922
LIBRAIRIE STOCK
PLACE DU THÉATRE FRANÇAIS
PARIS


Dessin par Halicka.
ANDRÉ GIDE

La Tentative amoureuse

Le désir est comme une flamme brillante, et ce qu’il a touché, n’est plus que de la cendre — poussière légère qui se disperse au premier vent qui souffle. — Ne pensons donc qu’à ce qui est éternel.

               Caldéron.

          (La vie est un songe.)


Nos livres n’auront pas été les récits très véridiques de nous-mêmes, — mais plutôt nos plaintifs désirs, le souhait d’autres vies à jamais défendues, de tous les gestes impossibles. Ici j’écris un rêve qui dérangeait par trop ma pensée et réclamait une existence. Un désir de bonheur, ce printemps, m’a lassé ; j’ai souhaité de moi quelque éclosion plus parfaite. J’ai souhaité d’être heureux, comme si je n’avais rien d’autre à être ; comme si le passé pas toujours sur nous ne triomphe ; comme si la vie n’était pas faite de l’habitude de sa tristesse, et demain la suite d’hier, — comme si ne voici pas qu’aujourd’hui mon âme s’en retourne déjà vers ses études coutumières, sitôt délivrée de son rêve.

Et chaque livre n’est plus qu’une tentation différée.

La Tentative amoureuse


à Francis Jammes.


Certes, ce ne seront ni les lois importunes des hommes, ni les craintes, ni la pudeur, ni les remords, ni le respect de moi ni de mes rêves, ni toi, triste mort, ni l’effroi d’après tombe, qui m’empêcheront de joindre ce que je désire ; ni rien — rien que l’orgueil, sachant une chose si forte, de me sentir plus fort encore et de la vaincre. — Mais la joie d’une si haute victoire — n’est pas si douce encore, n’est pas si bonne que de céder à vous, désirs, et d’être vaincu sans bataille.


Lorsque le printemps vint cette année, je fus tourmenté par sa grâce ; et comme des désirs faisaient ma solitude douloureuse, je sortis au matin dans les champs. Tout le jour le soleil rayonna sur la plaine ; je marchais rêvant au bonheur. Certes, il est, pensai-je, d’autres terres que ces landes désenchantées où je menais paître mon âme. Quand pourrai-je, loin de mes moroses pensées, promener au soleil toute joie, et, dans l’oubli d’hier et de tant de religions inutiles, embrasser le bonheur qui viendra, fortement, sans scrupule et sans crainte ? Et je n’osais rentrer ce soir-là, sachant imaginer trop d’inquiétudes nouvelles ; je marchai vers les bois où déjà, jadis et tant de fois, ma tristesse s’était perdue. — La nuit vint et le clair de lune. Le bois se fit tranquille et s’emplit d’ombres merveilleuses ; le vent frémit ; les oiseaux de nuit s’éveillèrent. J’entrai dans une allée profonde où le sable à mes pieds luisait, et cette blancheur poursuivie me guidait. Entre les branches plus espacées, quand le vent agitait les arbres, on voyait flotter sur l’allée la forme insaisissable des brumes ; et, comme au milieu de la nuit la rosée ruissela des feuilles, des parfums s’étant élevés la forêt devint amoureuse. Il y eut des frémissements parmi l’herbe ; chaque forme cherchant, trouvant, faisant l’harmonie, les fleurs larges se balancèrent, et le pollen flotta, plus léger que la brume, en poussière. Une joie secrète et pâmée se sentait bruire sous les branches. J’attendais. Les oiseaux nocturnes pleurèrent. Puis tout se tut ; c’était le recueillement d’avant l’aube ; la joie devint sereine et ma solitude éperdue, sous la nuit pâle et conseillère.


Poussière légère qui se disperse.
Cualquier viento que sopla.


I


L’aube vint. Chargé de fleurs, Luc sortit du bois encore nocturne et transi un peu de fraîcheur matinale, il s’assit au talus de l’orée pour attendre le lever du soleil. Devant lui s’étalait une pelouse humide, de fleurs diaprée et d’eau vaporeuse et brillante. Luc attendait tout le bonheur, confiant, et pensant qu’il viendrait comme un essaim volant se pose et que pour lui déjà tout s’était mis en route. L’aurore frémissait d’une joie infinie et le printemps naissait d’un appel de sourires. Des chants vibrèrent et parut une ronde de jeunes filles.

Folles et par l’herbe trempées, et les cheveux encore défaits de la nuit, elles cueillirent des fleurs toutes, et, levant leur jupe en corbeille, laissèrent danser leurs pieds nus. Puis, de leurs rondes vite lassées, elles descendirent au bas du pré, vers les sources, s’y laver, s’y mirer, s’apprêter pour les plaisirs du jour.

En se quittant, chacune oublia ses compagnes.

Rachel revint seule et songeuse ; elle reprit les fleurs tombées et se baissait en geste d’en cueillir de nouvelles, pour ne pas voir approcher Luc. Elle cueillait les boutons d’or, les sauges et les marguerites, et toutes les fleurs des prairies. Luc apportait les digitales des ravins et les jacinthes violettes. Il était tout près de Rachel ; maintenant elle tressait les fleurs. Luc voulait, mais n’osait joindre ses fleurs à la guirlande ; et soudain, les jetant à ses pieds :

— Ce sont les fleurs sombres des bois, dit-il, et je les ai cueillies dans l’ombre, pour vous, puisque c’est vous qui parûtes ; j’avais cherché toute la nuit. Vous êtes belle comme le printemps cette année, et plus jeune encore que moi-même. J’ai vu ce matin vos pieds nus. Vous étiez avec vos compagnes et je n’osais pas m’approcher ; maintenant vous êtes là seule. Prenez mes fleurs et venez je vous prie ; apprenons-nous des joies charmantes.

Rachel souriait attentive ; Luc l’ayant prise par la main, ce fut ensemble qu’ils rentrèrent.


Le jour passa dans les jeux et les rires, Luc s’en retourna seul au soir. La nuit vint, pour lui, sans sommeil ; souvent, quittant son lit trop chaud, il marchait dans sa chambre, ou se penchait à la fenêtre ouverte. Il souhaitait d’être plus jeune et d’une bien plus grande beauté, pensant qu’entre deux êtres, l’amour a la splendeur de leurs corps. Toute la nuit Luc désira Rachel. Au matin il courut vers elle.

Une allée de lilas menait à sa demeure ; puis c’était un jardin plein de roses, enclos d’une barrière basse ; dès l’abord, Luc entendit Rachel chanter. Il resta jusqu’au soir, puis il revint le lendemain ; il revint chaque jour ; à l’éveil il partait ; dans le jardin, Rachel attendait souriante.

Des jours passèrent ; Luc n’osait rien ; Rachel se livra la première. — Un matin, ne l’ayant pas trouvée sous la charmille accoutumée, Luc décida de monter à sa chambre. Rachel était assise sur le lit, les cheveux défaits, presque nue, couverte seulement d’un châle déjà presque retombé ; certes elle attendait. Luc arriva, rougit, sourit, — mais ayant vu ses jambes exquises si frêles, il y sentit une fragilité, et s’étant agenouillé devant elle, il baisa ses pieds délicats, puis ramena le pan du châle.

Luc souhaitait l’amour mais s’effrayait de la possession charnelle comme d’une chose meurtrie. Triste éducation que nous eûmes, qui nous fit pressentir sanglotante et navrée, ou bien morose et solitaire, la volupté pourtant glorieuse et sereine. Nous ne demanderons plus à Dieu, de nous élever au bonheur. — Puis, non ! Luc n’était pas ainsi ; car c’est une dérisoire manie que de faire toujours pareil à soi, qui l’on invente. — Donc Luc posséda cette femme.

Comment dirai-je leur joie, à présent, sinon en racontant, autour d’eux, la nature pareille, joyeuse aussi, participante. Leurs pensées n’étaient plus importantes : ne s’occupant que d’être heureux, leurs questions étaient des souhaits, et des assouvissements les réponses. Ils apprenaient les confidences de la chair et leur intimité devenait chaque jour plus secrète.

Un soir qu’il la quittait selon son habitude : Pourquoi partez-vous ? lui dit-elle ; si c’est pour quelque amour, c’est bien — allez — je ne suis pas jalouse. Sinon restez, — venez : ma couche vous convie.

Il resta dès lors chaque nuit.

L’air était devenu plus tiède, les nuits si belles, qu’ils ne fermaient plus la croisée : ils dormaient ainsi sous la lune — et comme un rosier plein de fleurs montait, entourait la fenêtre, ils en avaient emprisonné des branches ; l’odeur des roses se mêlait à celle des bouquets dans la chambre. À cause de l’amour ils s’endormaient très tard ; ils avaient des réveils comme ceux de l’ivresse — très tard, encore fatigués de la nuit. Ils se lavaient dans une source claire, qui coulait à l’extrémité du jardin, et Luc regardait Rachel se baigner nue sous les feuilles. — Puis ils partaient en promenade.

Souvent ils attendaient le soir, assis dans l’herbe et sans rien faire ; ils regardaient le soleil s’abaisser ; puis lorsque l’heure enfin s’était faite plus douce, ils regagnaient lentement la demeure. La mer n’était pas loin ; par les fortes marées, la nuit, on entendait faiblement le bruit des vagues. Parfois ils descendaient jusqu’à la plage ; c’était par une vallée étroite et sinueuse, sans ruisseau ; des ajoncs, des genêts y croissaient et le vent y chassait du sable ; puis la plage s’ouvrait : c’était un golfe, sans barques, sans navires ; pourtant la mer y était calme. L’on voyait, presque en face, sur la côte recourbée et qui semblait au loin former une île, en ce point même, l’on apercevait comme la grille fastueuse d’un parc ; au soir elle luisait comme de l’or. — Bientôt Rachel ne trouvait plus de coquilles dans le sable ; ils s’ennuyaient devant la mer.

Non loin aussi était un village, mais ils n’y passaient pas souvent à cause des pauvres.

Lorsqu’il pleuvait ou que, par nonchalance, ils n’allaient même pas dans les prés, Rachel étendue, Luc étant à ses pieds, le priait de lui dire une histoire : Parlez, disait-elle, j’écoute à présent ; ne cessez pas si je sommeille : racontez-moi des jardins au printemps, vous savez bien, et ces hautes terrasses.


Et Luc racontait les terrasses, les marronniers en enfilade, les jardins suspendus sur la plaine : — au matin, des fillettes y venaient jouer et danser les rondes, et le soleil était encore si bas sur la plaine, que les arbres ne faisaient pas d’ombre.

Un peu plus tard, de grandes jeunes filles tranquilles entrèrent parmi les plates-bandes et préparèrent des guirlandes — comme vous en tressiez, Rachel. Vers midi des couples survinrent, — et, le soleil ayant passé sur les arbres, la voûte opaque des ramées fit l’allée, semblait-il, plus fraîche ; ceux qui s’y promenaient ne se parlaient plus qu’à voix basse. Un peu plus tard, comme elle était moins éblouie, on commença de voir la plaine où l’Été semblait épandu. Des promeneurs s’accoudèrent, se penchèrent aux balustrades ; des groupes de femmes s’assirent ; les unes dévidaient des écheveaux de laine que d’autres employaient en ouvrages. Les heures s’écoulèrent. Vinrent des écoliers, les écoles finies ; des enfants jouèrent aux billes. Le soir tomba ; les promeneurs devinrent solitaires ; quelques-uns pourtant encore réunis, parlaient déjà du jour comme d’une chose finie. L’ombre de la terrasse descendit sur la plaine, et tout au bout de l’horizon, dans le ciel clair, la lune parut très fine et pure. — Je suis venu, la nuit errer sur la terrasse déserte… — Luc se tut et regarda Rachel, endormie au bruit des paroles.


Ils firent encore une promenade plus longue ; c’était à la fin du printemps. Ayant gravi la colline où leur maison se trouvait sise, ils trouvèrent à mi-côte, sur le versant opposé, un canal. Une rangée de peupliers le bordait ; un chemin en talus le suivait, puis le terrain continuait sa pente. Ayant pu traverser le canal sur un pont, le soleil qui brûlait les fit suivre le bord de l’eau. De la vallée une chaleur montait par vagues ; l’air vibrait sur les champs ; une grande route au loin poudroyait quand y passait une charrette ; ils virent l’Été sur la plaine. Le chemin, les arbres, le canal suivaient assidûment les courbes de la colline ; eux donc suivaient le canal sur la berge ; vers l’autre berge un petit bois venait finir. — Ce fut tout. Ils marchèrent ainsi très longtemps : mais voyant que ça continuait indéfiniment, quand ils en eurent assez, ils revinrent.


II


Madame — c’est à vous que je conterai cette histoire. Vous savez que nos tristes amours se sont égarés dans la lande, et c’est vous qui vous plaigniez autrefois que j’eusse tant de peine à sourire. Cette histoire est pour vous : j’y ai cherché ce que donne l’amour ; si je n’ai trouvé que l’ennui, c’est ma faute : vous m’aviez désappris d’être heureux. — Que la joie est brève en un livre et qu’elle est vite racontée ; combien est banal un sourire sans vice et sans mélancolie ! Puis, que nous fait l’amour des autres, l’amour qui leur fait le bonheur. — Tant pis pour eux, Luc et Rachel s’aimèrent ; pour l’unité de mon récit, ils ne firent même rien d’autre ; ils ne connurent de l’ennui que celui même du bonheur. — La cueillaison des fleurs était leur occupation monotone. Ils n’écartaient pas le désir pour une poursuite plus lointaine, et goûtaient peu les langueurs de l’attente. Ils ignoraient ce geste qui repousse cela même qu’on voudrait étreindre, — comme nous faisions, ah ! Madame — par la crainte de posséder et par amour du pathétique. — Ils cueillaient aussitôt toute fleur désirable, sans souci qu’entre leurs mains tièdes, elle ne fût trop vite fanée. — Heureux ceux qui comme eux pourront aimer sans conscience ! Ils en étaient à peine fatigués ; — car ce n’est pas tant l’amour, et ce n’est pas tant le péché que de s’en repentir, qui fatigue. Donc ils avaient pris cette coutume de regarder bien peu sur les eaux du passé leurs actions flottantes ; et leur joie à eux leur venait de l’ignorance de la tristesse : ils ne se souvenaient que de baisers et de prises qu’on peut refaire. Il y eut alors un instant où leurs vies vraiment se fondirent. C’était au solstice d’Été ; dans l’air tout bleu, les hautes branches au-dessus d’eux avaient des gracilités souveraines.

Été ! Été ! Il faudrait chanter cela comme un cantique. — Cinq heures ; — je me suis levé (voici l’aube) et je suis sorti par les champs. — S’ils savaient tout ce qu’il y a de rosée fraîche sur l’herbe, d’eau froide où laveront les pieds frissonnants du matin ; s’ils savaient les rayons sur les champs, et l’étourdissement de la plaine ; s’ils savaient l’accueil de sourires que l’aube fait à qui descend vers elle dans l’herbe, — ils ne resteraient pas à dormir, je suppose, — mais Luc et Rachel sont las des baisers de la nuit, et cette lassitude amoureuse met plus de sourires peut-être dans leurs rêves que l’aube n’en a mis dans les champs.

Un matin pourtant ils sortirent ; ils gagnèrent cette même vallée et ce canal qu’un jour de printemps ils suivaient ; mais, ayant doublé la colline au lieu de la gravir, ils arrivèrent en un lieu où le canal rejoignait une large rivière ; le canal servait au halage ; ils passèrent l’eau sur une écluse et suivirent le chemin de halage, ayant à droite le canal, à gauche la rivière. Sur l’autre rive, était aussi une route. Et ces cinq routes parallèles dans l’étroite vallée, aussi loin qu’ils voyaient, s’enfonçaient. Leur promenade ce jour-là fut assez longue, mais pas intéressante à raconter.


Ils voulurent revoir la plage ; ils redescendirent la valleuse ; ils s’assirent devant la mer. Les flots d’une récente tempête avaient amené sur la grève des coquilles des profondeurs, des épaves et des lambeaux d’algue arrachés ; les vagues encore gonflées étourdissaient par une clameur continue. Et Rachel soudain eut une inquiétude : elle sentit que Luc commençait à penser. Un vent plus froid soufflait ; un frisson les saisit ; ils se levèrent. — Luc marcha devant, trop vite, un peu déclamatoire ; une poutre était là, déchiquetée et noire, pilotis inconnu, fragment de bateau, bois des Îles… et tous deux devant cela s’arrêtèrent. Après, Luc regarda la mer ; Rachel, par besoin, par instinct, s’appuya sur Luc et pencha la tête contre son épaule, sentant confusément en lui l’angoisse et la soif d’aventures. Ils restaient debout. Le soleil s’en allait, s’enfonçait au delà du golfe, après le détroit, où l’on voyait entre les promontoires fuir au loin la ligne infinie de la mer.

Et, tandis que le soleil plongeait, alors, en face d’eux, comme sur une île, les grilles du parc inconnu, recevant les rayons mourants, commencèrent à briller d’une manière inexplicable et presque surnaturelle : du moins il le leur parut à ceci qu’ils ne se dirent rien l’un à l’autre. Chaque barreau, plutôt d’acier que d’or, semblait luire de lui-même, intimement, ou à cause d’une excessive polissure ; le plus curieux c’était qu’on croyait voir au delà de la grille, encore que l’on n’aurait su dire quoi. Luc et Rachel sentirent, chacun, que l’autre n’osait pas en parler.

En revenant Rachel trouva, sur le sable, un œuf de sèche, énorme, noir, élastique, et d’une bizarrerie de forme comme intentionnelle, tellement qu’ils la jugèrent importante pour eux, et en cherchèrent la raison.


Le souvenir de ce jour leur laissa une vague inquiétude, et songeant souvent malgré eux à ce parc, clos devant la mer, attirés, questionneurs, et n’ayant d’ailleurs pas de barque qui les y mène, ils résolurent d’y partir un matin, longeant les côtes, marchant jusqu’à ce qu’ils l’eussent atteint.

Ils se levèrent avant l’aube, et se mirent en route ; l’heure était grise et fraîche encore ; ils marchèrent comme des pèlerins sérieux, silencieux, préoccupés, ayant un but autre qu’eux-mêmes ; et leur curiosité retombée laissait en eux comme le sentiment d’une tâche. — Mais n’en disons pas trop. Madame, car voici presque qu’ils nous plaisent. — Tant pis ! pour une fois ils marchèrent sans souci de la chaleur du jour, guidés par une pensée, — car ce n’était plus un désir. Et Rachel ne se plaignait pas des graviers roulants de la route, ou du sable mobile où les pieds appuyés enfonçaient ; — tantôt suivant la grève, tantôt à travers champs — une fois remontant la berge d’une rivière jusqu’à ce qu’ils trouvassent un pont, — puis la redescendant ensuite, — puis à travers champs de nouveau. — Ah ! les voici enfin qui parvinrent presque au pied du mur ; c’était le Parc ; — et pour mieux en défendre l’approche, l’eau de la mer amenée dans un fossé garni de pierres, battait le pied du mur, et semblait se fermer sur lui, et ce mur avançait en digue, dans la mer, de sorte qu’on ne voyait rien de ce côté qu’un morne promontoire calcaire. Ils avancèrent. Le fossé cessa. Alors suivant le mur ils marchèrent. Le soleil était lourd ; la route devant eux s’allongeait ; — c’était l’heure où les murs des jardins n’ont pas d’ombre. Ils virent, presque sous le lierre et cachée, une petite porte fermée. Insensiblement le mur tournait et le soleil, tournant aussi tandis que s’achevait le jour, semblait les suivre. Par-dessus le mur, des branches se penchaient, mais sans gestes. Il naissait de l’intérieur du parc, comme un bruit de rires, mais souvent les jets d’eau font le bruit même de paroles. Tout d’un coup ils se retrouvèrent devant la mer. Alors ils furent pris par une grande tristesse, et ils s’assirent un peu, avant de se remettre en route pour revenir. Devant eux, ainsi que de l’autre côté, un promontoire de pierre s’avançait dans la mer, et continuait le mur dont la mer battait le pied dans une douve infranchissable. Et la tristesse les pénétra, les remplit, entrant toute à la fois par la plus étroite fissure. — Surtout, ils étaient las de la course, et de ce qu’elle eût été vaine. — Le soleil maintenant disparaissait derrière le parc ; ils marchaient dans l’ombre envahissante du mur ; il leur parut un peu qu’elle avait en elle un mystère. Il leur semblait entendre par instants le bruit comme d’un jeu de doigts sur des vitres, mais ce bruit cessant sitôt qu’ils cessaient de marcher, ils le crurent causé par l’étourdissement de leur marche. Il était nuit déjà depuis longtemps lorsqu’ils rentrèrent. Le lendemain, dans le repos du jour : Racontez-moi l’aube d’été, dit Rachel, puisque me tient ici près de vous ma paresse. Luc commença :

C’était l’Été, mais avant l’aube ; les oiseaux ne chantaient pas encore ; la forêt s’éveillait à peine.

— Ô ! pas une forêt, dit-elle ; une avenue. L’aube naît, et si les oiseaux ne chantent pas encore, c’est à cause de la vallée trop profonde où la nuit est encore attardée ; mais déjà des clartés blanchissent le haut des collines.

— Vers ces clartés supérieures, reprit Luc, deux chevaliers s’aventurèrent, et vers le plateau qui domine, après avoir suivi toute la nuit la vallée. Ils étaient silencieux et graves, ayant marché longtemps dans l’ombre, et les hauts chênes de l’avenue, au-dessus d’eux étendaient leurs branches. Leurs chevaux montaient lentement la route toute droite escarpée. Tandis qu’ils montaient augmentait autour d’eux la lumière. Sur le plateau le jour parut. — Sur le plateau s’étendait une autre avenue, plus vaste, coupant la première et qui suivait le sommet de la colline. Les deux chevaliers s’arrêtèrent. L’un dit : Séparons-nous, mon frère ; ce n’est pas la même route qui tous deux nous appelle — et mon courage suffisant n’a que faire du vôtre à mon aide. Où l’un vaut, l’autre est inutile. — Et l’autre dit : Adieu mon frère. — Puis, se tournant le dos, chacun d’eux s’en alla vers de solitaires conquêtes. — Alors tous les oiseaux s’éveillèrent. Il y eut des poursuites amoureuses sous les feuilles et des rondes d’insectes dans l’air : on entendait des vols d’abeilles et sur les gazons s’ouvraient les nouvelles fleurs butinées. Des murmures délicieux s’élevèrent.

Plus loin, où le terrain cessait, l’on ne voyait plus que des feuilles ; plus bas, dans la vallée moins ténébreuse, les cimes flottantes des arbres ; et plus bas encore, une brume. Ô ! comme nous nous serions penchés, pour voir les cerfs descendre boire !

— Et les deux chevaliers ? dit Rachel.

— Ah ! laissons-les, dit Luc — occupons-nous de l’avenue. — Il y vint, vers midi, une assemblée de jeunes femmes ; elles marchaient en se donnant la main, comme vous avec vos compagnes ; elles riaient ; puis vinrent des hommes costumés de soie et de dorures frivoles ; s’étant assis, tous ensemble causèrent.

Le jour passa ; eux s’étaient tus et l’ombre s’était allongée sur la mousse ; ils se levèrent et s’en allèrent pour voir se coucher le soleil. Et l’avenue s’emplit d’inquiétude et de murmure ; tout s’apprêtait à s’endormir ; — puis tout se tut ; c’était le soir et les branches se balancèrent ; les troncs gris paraissaient mystérieux dans l’ombre ; il s’éleva un chant d’oiseau crépusculaire. Alors l’on vit dans la nuit commencée deux chevaliers s’en revenir ; ils marchaient l’un vers l’autre, à cause de la route suivie, et leurs chevaux étaient comme après une grande fatigue. Eux ils étaient courbés, plus graves qu’au matin à cause de la tâche vaine. Et s’étant rejoints sans un mot ils redescendirent l’allée qui redescendait la colline, s’enfonçant dans la nuit sous les branches.

— Pourquoi partir alors, Luc — dit Rachel ; à quoi sert de se mettre en route. N’êtes-vous pas toute ma vie ?

— Mais vous, Rachel, dit Luc — vous n’êtes pas toute la mienne. Il y a d’autres choses encore.


III


Madame, cette histoire m’ennuie. Vous savez bien que si j’ai fait des phrases, c’est pour les autres et non pour moi. J’ai voulu raconter un rapport de saisons avec l’âme ; il nous fallait gagner l’Automne : je n’aime pas abandonner n’importe quelle tâche entreprise.

Deux âmes se rencontrent un jour, et, parce qu’elles cueillaient des fleurs, toutes deux se sont crues pareilles. Elles se sont prises par la main, pensant continuer la route. La suite du passé les sépare. Les mains se lâchent et voilà, chacune en vertu du passé continuera seule la route. C’est une séparation nécessaire, car seul un semblable passé pourra faire semblables les âmes. Tout est continu pour les âmes. — Il en est, vous savez, nous le savons Madame, qui chemineront parallèles, et ne pourront pas s’approcher. — Donc Luc et Rachel se quittèrent ; un seul jour, un seul instant d’Été, leurs deux lignes s’étaient mêlées, — un unique point de tangence — et déjà maintenant ils regardaient ailleurs.

Sur le sable assis près des vagues, Luc regardait la mer, et Rachel la contrée. Ils cherchaient par moments à ressaisir l’amour qui se dénoue, mais c’était du plaisir sans surprise ; c’était une chose épuisée et Luc était heureux en songeant à partir. Rachel ne le retenait plus. — Quand ils sortaient ensemble encore ils marchaient en songeant — j’allais dire : pensifs ; chacun regardait devant lui au lieu de tant regarder l’autre. Luc ne songeait plus à l’amour, mais leur amour laissait en eux, comme le souvenir d’une grande douceur, et comme le parfum des belles fleurs fanées — tout ce qui restait des guirlandes — mais sans tristesse, sans tristesse.

Certains jours, ils marchaient ainsi, languissamment et sans paroles. À cause des couleurs splendides qu’avaient prises les feuilles d’automne, d’un si beau reflet dans les eaux, ils préféraient les eaux dormantes et se promenaient lentement sur leurs bords. Les bois étaient glorieux et sonores : les feuilles en tombant découvraient l’horizon. Luc songeait à la vie immense. — Je dis cela parce que moi j’y songe ; je crois qu’il devait y songer. — Luc et Rachel m’ennuient, Madame : que vous dirai-je d’eux encore ?

Ils voulurent retourner voir le parc aux grilles merveilleuses. Ils trouvèrent, en longeant le mur, cette petite porte cachée, jadis très close et sans serrures — ouverte maintenant ; ils entrèrent ; c’était un parc abandonné.

Rien ne peindrait la splendeur des allées. L’automne jonchait les pelouses, et des branches étaient brisées ; de l’herbe avait couvert les routes, de l’herbe en fleur, des graminées ; ils marchaient là-dedans en silence, près des buissons pleins de baies rouges, où des rouges-gorges chantaient. J’aime la splendeur de l’automne. — Il y avait des bancs de pierre, des statues, puis une grande maison se dressa, aux volets clos et aux portes murées. — Dans le jardin restait le souvenir des fêtes ; des fruits trop mûrs pendaient aux espaliers. — Comme le soir tombait ils repartirent…


— Racontez-moi l’Automne, dit Rachel.

— L’Automne, reprit Luc, ah ! c’est la forêt tout entière, et l’étang brun près de l’orée. Les cerfs y viennent et le cor retentit. Taïaut ! Taïaut ! La meute aboie ; — les cerfs se sauvent. Promenons-nous sous les grands bois. — La chasse accourt ; — elle est passée ; — avez-vous vu les palefrois ? Le son du cor s’éloigne, s’éloigne dans les bois. — Allons revoir l’étang tranquille, où tombe le soir. —

— Votre histoire est stupide, dit Rachel ; on ne dit plus : des palefrois ; et je n’aime pas le tapage. Dormons.

Alors Luc la laissa n’ayant pas encore sommeil.

Ce fut bientôt après qu’ils se quittèrent ; adieu sans larmes ni sourires ; tranquille et naturellement ; leur histoire étant achevée. — Ils songeaient aux choses nouvelles.

Voici l’automne ici, Madame ; il pleut, les bois sont morts et l’hiver va venir. Je pense à vous ; mon âme est brûlante et calmée ; je suis assis auprès du feu ; près de moi sont mes livres ; je suis seul, je pense, j’écoute. — Reprendrons-nous comme autrefois nos beaux amours pleins de mystère ? — Je suis heureux ; je vis ; j’ai de hautes pensées.

J’ai fini de vous raconter cette histoire qui nous ennuie ; de grandes tâches maintenant nous appellent. Je sais que, sur la mer, sur l’océan de la vie, des naufrages glorieux attendent, — et des marins perdus, et des îles à découvrir. — Mais nous restons penchés sur les livres, et nos désirs s’en vont vers des actions plus certaines. C’est cela qui nous fait, je le sais, plus joyeux que les autres hommes. — Parfois cependant, lassé d’une étude trop continue, je descends vers le bois, par la pluie, et je vais voir finir l’automne. — Et je sais qu’après, certains soirs, rentrant de cette promenade, je me suis assis près du feu, comme ivre du bonheur de la vie, et presque sanglotant d’ivresse, sentant en ma pensée des œuvres sérieuses à faire. — J’agirai ! j’agirai ; je vis. Entre toutes nous aurons aimé les grandes œuvres silencieuses. Ce sera le poème, et l’histoire, et le drame ; nous nous pencherons sur la vie, — comme vous le faisiez bien, ma sœur, méditative et soucieuse. Maintenant je pars, mais songez, songez aux bonheurs du voyage…

Pourtant, j’aurais aimé — voici l’hiver — prolonger ce récit ensemble. Nous serions partis seuls un soir vers une ville de Hollande : la neige aurait empli les rues ; sur les canaux gelés, on aurait balayé la glace. Vous auriez patiné longtemps, avec moi, jusque dans la campagne ; nous aurions été dans les champs où l’on voit se former la neige ; elle s’étend infiniment blanche ; il fait bon sentir l’air glacé. — La nuit vient, mais où luit la neige ; nous rentrons. Maintenant vous seriez près de moi dans la chambre ; du feu ; les rideaux clos, et toutes nos pensées. — Alors vous me diriez, ma sœur :


Aucunes choses ne méritent de détourner notre route ; embrassons-les toutes en passant ; mais notre but est plus loin qu’elles — ne nous y méprenons donc pas ; — ces choses marchent et s’en vont ; que notre but soit immobile — et nous marcherons pour l’atteindre. Ah ! malheur à ces âmes stupides qui prennent pour des buts les obstacles. Il n’y a pas des buts ; les choses ne sont pas des buts ou des obstacles — non, pas même des obstacles ; il les faut seulement dépasser. Notre but unique c’est Dieu ; nous ne le perdrons pas de vue car on le voit à travers chaque chose. Dès maintenant nous marcherons vers Lui ; dans une allée grâce à nous seuls splendide, avec les œuvres d’art à droite, les paysages à gauche, la route à suivre devant nous ; et faisons-nous maintenant, n’est-ce pas, des âmes belles et joyeuses. Car ce sont nos larmes seulement qui font germer autour de nous les tristesses.


Et vous êtes semblables, objets de nos désirs, à ces concrétions périssables qui, sitôt que les doigts les pressent, n’y laissent plus que de la cendre. Poussière légère qui se disperse — Cualquier viento que sopla…


Levez-vous, vents de ma pensée — qui disperserez cette cendre.


Été 1893.
Yport et La Roque.