La Terre/Quatrième partie/3

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La Terre (1887)
G. Charpentier (p. 314-334).


III


Jésus-Christ était très venteux, de continuels vents soufflaient dans la maison et la tenaient en joie. Non, fichtre ! on ne s’embêtait pas chez le bougre, car il n’en lâchait pas un sans l’accompagner d’une farce. Il répudiait ces bruits timides, étouffés entre deux cuirs, fusant avec une inquiétude gauche ; il n’avait jamais que des détonations franches, d’une solidité et d’une ampleur de coups de canon ; et, chaque fois, la cuisse levée, dans un mouvement d’aisance et de crânerie, il appelait sa fille, d’une voix pressante de commandement, l’air sévère.

— La Trouille, vite ici, nom de Dieu !

Elle accourait, le coup partait, faisait balle dans le vide, si vibrant, qu’elle en sautait.

— Cours après ! et passe-le entre tes dents, voir s’il y a des nœuds !

D’autres fois, quand elle arrivait, il lui donnait sa main.

— Tire donc, chiffon ! faut que ça craque !

Et, dès que l’explosion s’était produite, avec le tumulte et le bouillonnement d’une mine trop bourrée :

— Ah ! c’est dur, merci tout de même !

Ou encore il mettait en joue un fusil imaginaire, visait longuement ; puis, l’arme déchargée :

— Va chercher, apporte, feignante !

La Trouille suffoquait, tombait sur son derrière, tant elle riait. C’était une gaieté toujours renouvelée et grandissante : elle avait beau connaître le jeu, s’attendre au tonnerre final, il l’emportait quand même dans le comique vivace de sa turbulence. Oh ! ce père, était-il assez rigolo ! Tantôt, il parlait d’un locataire qui ne payait pas son terme et qu’il flanquait dehors ; tantôt, il se retournait avec surprise, saluait gravement, comme si la table avait dit bonjour ; tantôt, il en avait tout un bouquet, pour monsieur le curé, pour monsieur le maire, et pour les dames. On aurait cru que le gaillard tirait de son ventre ce qu’il voulait, une vraie boîte à musique ; si bien qu’au Bon Laboureur, à Cloyes, on pariait : « Je te paye un verre, si tu en fais six », et il en faisait six, il gagnait à tous coups. Ça tournait à de la gloire, la Trouille en était fière, amusée, se tordant d’avance, dès qu’il levait la cuisse, en admiration continuelle devant lui, dans la terreur et la tendresse qu’il lui inspirait.

Et, le soir de l’installation du père Fouan au Château, ainsi qu’on nommait l’ancienne cave où se terrait le braconnier, dès le premier repas que la fille servit à son père et à son grand-père, debout derrière eux en servante respectueuse, la gaieté sonna ainsi, très haut. Le vieux avait donné cent sous, une bonne odeur se répandait, des haricots rouges et du veau aux oignons, que la petite cuisinait à s’en lécher les doigts. Comme elle apportait les haricots, elle faillit casser le plat, en se pâmant. Jésus-Christ, avant de s’asseoir, en lâchait trois, réguliers et claquant sec.

— Le canon de la fête !… C’est pour dire que ça commence !

Puis, se recueillant, il en fit un quatrième, solitaire, énorme et injurieux.

— Pour ces rosses de Buteau ! qu’ils se bouchent la gueule avec !

Du coup, Fouan, sombre depuis son arrivée, ricana. Il approuva d’un branle de la tête. Ça le mettait à l’aise, on le citait comme un farceur, lui aussi, en son temps ; et, dans sa maison, les enfants avaient grandi, tranquilles au milieu du bombardement paternel. Il posa les coudes sur la table, il se laissa envahir d’un bien-être, en face de ce grand diable de Jésus-Christ, qui le contemplait, les yeux humides, de son air de canaille bon enfant.

— Ah ! nom de Dieu ! papa, ce que nous allons nous la couler douce ! Vous verrez mon truc, je me charge de vous désemmerder, moi !… Quand vous serez à manger la terre avec les taupes, est-ce que ça vous avancera, de vous être refusé un fin morceau ?

Ébranlé dans la sobriété de toute sa vie, ayant le besoin de s’étourdir, Fouan finit par dire de même.

— Bien sûr qu’il vaudrait mieux tout bouffer que de rien laisser aux autres… À ta santé, mon gars !

La Trouille servait le veau aux oignons. Il y eut un silence, et Jésus-Christ, pour ne pas laisser tomber la conversation, en lança un prolongé, qui traversa la paille de sa chaise avec la modulation chantante d’un cri humain. Tout de suite, il s’était tourné vers sa fille, sérieux et interrogateur :

— Qu’est-ce que tu dis ?

Elle ne disait rien, elle dut s’asseoir, en se tenant le ventre. Mais ce qui l’acheva, ce fut, après le veau et le fromage, l’expansion dernière du père et du fils, qui s’étaient mis à fumer et à vider le litre d’eau-de-vie, posé sur la table. Ils ne parlaient plus, la bouche empâtée, très soûls.

Lentement, Jésus-Christ leva une fesse, tonna, puis regarda la porte, en criant :

— Entrez !

Alors, Fouan, provoqué, fâché à la longue de ne pas en être, retrouva sa jeunesse, la fesse haute, tonnant à son tour, répondant :

— Me v’là !

Tous les deux se tapèrent dans les mains, nez à nez, bavant et rigolant. Elle était bonne. Et c’en fut de trop pour la Trouille, qui avait glissé par terre, agitée d’un rire frénétique, au point que, dans les secousses, elle aussi en laissa échapper un, mais léger, fin et musical, comme un son de fifre, à côté des notes d’orgue des deux hommes.

Indigné, répugné, Jésus-Christ s’était levé, le bras tendu dans un geste d’autorité tragique.

— Hors-d’ici, cochonne !… Hors d’ici, puanteur !… Nom de Dieu ! je vas t’apprendre à respecter ton père et ton grand-père !

Jamais il ne lui avait toléré cette familiarité. Fallait avoir l’âge. Et il chassait l’air de la main, en affectant d’être asphyxié par ce petit souffle de flûte : les siens, disait-il, ne sentaient que la poudre. Puis, comme la coupable, très rouge, bouleversée de son oubli, niait et se débattait pour ne pas sortir, il la jeta dehors d’une poussée.

— Bougre de grande sale, secoue tes jupes !… Tu ne rentreras que dans une heure, lorsque tu auras pris l’air.

De ce jour, commença une vraie vie d’insouciance et de rigolade. On donna au vieux la chambre de la fille, l’un des compartiments de l’ancienne cave, coupée en deux par une cloison de planches ; et elle, complaisante, dut se retirer au fond, dans une excavation de la roche, qui formait comme une arrière-pièce, et où s’ouvraient, disait la légende, d’immenses souterrains, que des éboulements avaient bouchés. Le pis était que le Château, ce trou à renard, s’enterrait davantage chaque hiver, lors des grandes pluies, dont le ruissellement sur la pente raide de la côte, roulait les cailloux ; même la masure aurait filé, les fondations antiques, les raccommodages en pierres sèches, si les tilleuls séculaires, plantés au-dessus, n’avaient tout maintenu de leurs grosses racines. Mais, dès que venait le printemps, c’était un recoin d’une fraîcheur charmante, une grotte disparue sous un buisson de ronces et d’aubépines. L’églantier qui cachait la fenêtre s’étoilait de fleurs roses, la porte elle-même avait une draperie de chèvrefeuille sauvage, qu’il fallait, pour entrer, écarter de la main, ainsi qu’un rideau.

Sans doute, la Trouille n’avait pas tous les soirs à cuisiner des haricots rouges et du veau aux oignons. Cela n’arrivait que lorsqu’on avait tiré du père une pièce blanche, et Jésus-Christ, sans y mettre de la discrétion, ne le violentait pas, le prenait par la gourmandise et les sentiments pour le dépouiller. On noçait les premiers jours du mois, dès qu’il avait touché les seize francs de sa pension, chez les Delhomme ; puis, c’étaient des fêtes à tout casser, chaque trimestre, quand le notaire lui versait sa rente de trente-sept francs cinquante. D’abord, il ne sortait que des pièces de dix sous, voulant que ça durât, entêté dans son avarice ancienne ; et, peu à peu, il s’abandonnait aux mains de son grand vaurien de fils, chatouillé, bercé d’histoires extraordinaires, parfois secoué de larmes, si bien qu’il lâchait des deux et trois francs, tombant lui-même à la goinfrerie, se disant qu’il valait mieux tout manger de bon cœur, puisque, tôt ou tard, ce serait mangé. D’ailleurs, on devait rendre cette justice à Jésus-Christ : il partageait avec le vieux, il l’amusait au moins, s’il le volait. Au début, l’estomac attendri, il ferma les yeux sur le magot, ne tenta point de savoir : son père était libre de jouir à sa guise, on ne pouvait rien lui demander de plus, du moment qu’il payait des noces. Et des rêveries ne lui venaient sur l’argent entrevu, caché quelque part, que dans la seconde quinzaine du mois, quand les poches du vieux étaient vides. Pas un liard à en faire sortir. Il grognait contre la Trouille, qui servait des pâtées de pommes de terre sans beurre, il se serrait le ventre, en songeant que c’était bête en somme de se priver pour enfouir des sous, et qu’un jour, à la fin, faudrait le déterrer et le claquer, ce magot !

Tout de même, les soirs de misère, lorsqu’il étirait ses membres de grande rosse, il réagissait contre l’embêtement, il demeurait expansif et tempétueux, comme s’il avait bien dîné, ramenant la gaieté d’une bordée de grosse artillerie.

— Aux navets, ceux-là ! la Trouille, et du beurre, nom de Dieu !

Fouan ne s’ennuyait point, même dans ces pénibles fins de mois ; car la fille et le père se mettaient alors en campagne pour emplir la marmite ; et le vieux, entraîné, finissait par en être. Le premier jour où il avait vu la Trouille rapporter une poule, pêchée à la ligne, de l’autre côté d’un mur, il s’était fâché. Ensuite, elle l’avait fait trop rire, la seconde fois, un matin qu’elle était cachée dans les feuilles d’un arbre, laissant pendre, au milieu d’une bande de canards en promenade, un hameçon appâté de viande : un canard, brusquement, s’était jeté, avalant tout, la viande, l’hameçon, la ficelle ; et il avait disparu en l’air, tiré d’un coup sec, étouffé, sans un cri. Ce n’était guère délicat, bien sûr ; mais les bêtes qui vivent dehors, n’est-ce pas ? ça devrait appartenir à qui les attrape, et tant qu’on ne vole pas de l’argent, mon Dieu ! on est honnête. Dès lors, il s’intéressa aux coups de maraude de cette bougresse, des histoires à ne pas croire, un sac de pommes que le propriétaire l’avait aidée à porter, des vaches en pâture traites dans une bouteille, jusqu’au linge des blanchisseuses qu’elle chargeait de pierres et qu’elle coulait au fond de l’Aigre, où elle revenait plonger la nuit, pour le reprendre. On ne voyait qu’elle par les chemins, ses oies lui étaient un continuel prétexte à battre le pays, guettant une occasion du bord d’un fossé, pendant des heures, de l’air endormi d’une gardeuse qui fait manger son troupeau ; même elle se servait de ses oies, ainsi que de vrais chiens, le jars sifflait et la prévenait, dès qu’un importun menaçait de la surprendre. Elle avait dix-huit ans à cette heure, et elle n’était guère plus grande qu’à douze, toujours souple et mince comme un scion de peuplier, avec sa tête de chèvre, aux yeux verts, fendus de biais, à la bouche large, tordue à gauche. Sous les vieilles blouses de son père, sa petite gorge d’enfant s’était durcie sans grossir. Un vrai garçon, qui n’aimait que ses bêtes, qui se moquait bien des hommes, ce qui ne l’empêchait pas, quand elle jouait à se taper avec quelque galopin, de finir le jeu sur le dos, naturellement, parce que c’était fait pour ça et que ça ne tirait point à conséquence. Elle avait la chance d’en rester aux vauriens de son âge, ce serait devenu tout à fait sale, si les hommes posés, les vieux, la trouvant mal en chair, ne l’avaient laissée tranquille. Enfin, comme disait le grand-père, amusé et séduit, à part qu’elle volait trop et qu’elle manquait un peu de décence, elle était tout de même une drôle de fille, moins rosse qu’on n’aurait cru.

Mais Fouan, surtout, s’égayait à suivre Jésus-Christ, dans ses flâneries de rôdeur à travers les cultures. Au fond de tout paysan, même du plus honnête, il y a un braconnier ; et ça l’intéressait, les collets tendus, les lignes de fond posées, des inventions de sauvage, une guerre de ruses, une lutte continuelle avec le garde champêtre et les gendarmes. Dès que les chapeaux galonnés et les baudriers jaunes débouchaient d’une route, filant au-dessus des blés, le père et le fils, couchés sur un talus, semblaient dormir ; puis, tout d’un coup, à quatre pattes le long du fossé, le fils allait relever les engins, tandis que le père, de son air innocent de bon vieux, continuait de surveiller les baudriers et les chapeaux décroissants. Dans l’Aigre, il y avait des truites superbes, qu’on vendait des quarante et cinquante sous à un marchand de Châteaudun ; le pis était qu’il fallait les guetter pendant des heures, à plat ventre sur l’herbe, tant elles avaient de malice. Souvent aussi on poussait jusqu’au Loir, dont les fonds de vase nourrissent de belles anguilles. Jésus-Christ, lorsque ses lignes n’amenaient rien, avait imaginé une pêche commode, qui était de dévaliser, la nuit, les boutiques à poisson des bourgeois riverains. Ce n’était d’ailleurs là qu’un amusement, toute sa fièvre de passion était à la chasse. Les ravages qu’il y faisait, s’étendaient à plusieurs lieues ; et il ne dédaignait rien, les cailles après les perdreaux, même les sansonnets après les alouettes. Rarement il employait le fusil, dont la détonation porte loin en pays plat. Pas une couvée de perdreaux ne s’élevait dans les luzernes et les trèfles sans qu’il la connût, si bien qu’il savait l’endroit et l’heure où les petits, lourds de sommeil, trempés de rosée, se laissaient prendre à la main. Il avait des gluaux perfectionnés pour les alouettes et les cailles, il tapait à coups de pierres dans les épaisses nuées de sansonnets, que semblent apporter les grands vents d’automne. Depuis vingt ans qu’il exterminait ainsi le gibier de la contrée, on ne voyait plus un lapin, parmi les broussailles des coteaux de l’Aigre, ce qui enrageait les chasseurs. Et les lièvres seuls lui échappaient, assez rares du reste, filant librement en plaine, où il était dangereux de les poursuivre. Oh ! les quelques lièvres de la Borderie, il en rêvait, il risquait la prison, pour en bouler un de temps à autre, d’un coup de feu. Fouan, lorsqu’il le voyait prendre son fusil, ne l’accompagnait pas : c’était trop bête, il finirait sûrement par être pincé.

La chose arriva donc, naturellement. Il faut dire que le fermier Hourdequin, exaspéré de la destruction du gibier, sur son domaine, donnait à Bécu les ordres les plus sévères ; et celui-ci, se vexant de n’empoigner jamais personne, dormait dans une meule, pour voir. Or, un matin au petit jour, un coup de fusil, dont la flamme lui passa sur le visage, l’éveilla en sursaut. C’était Jésus-Christ, à l’affût derrière le tas de paille, qui venait de tuer un lièvre, presque à bout portant.

— Ah ! nom de Dieu, c’est toi ! cria le garde champêtre, en s’emparant du fusil que l’autre avait posé contre la meule, pour ramasser le lièvre. Ah ! canaille, j’aurais dû m’en douter !

Au cabaret, ils couchaient ensemble ; mais, dans les champs, ils ne pouvaient se rencontrer sans péril, l’un toujours sur le point de pincer l’autre, et celui-ci décidé à casser la gueule à celui-là.

— Eh bien ! oui, c’est moi, et je t’emmerde !… Rends-moi mon fusil.

Déjà, Bécu était ennuyé de sa prise. D’habitude, il tirait volontiers à droite, quand il apercevait Jésus-Christ à gauche. À quoi bon se mettre dans une vilaine histoire avec un ami ? Mais, cette fois, le devoir était là, impossible de fermer les yeux. Et, d’ailleurs, on est poli au moins, lorsqu’on est en faute.

— Ton fusil, salop ! je le garde, je vas le déposer à la mairie… Et ne bouge pas, ne fais pas le malin, ou je te lâche l’autre coup dans les tripes !

Jésus-Christ, désarmé, enragé, hésita à lui sauter à la gorge. Puis, quand il le vit se diriger vers le village, il se mit à le suivre, tenant toujours son lièvre, qui se balançait au bout de son bras. L’un et l’autre firent un kilomètre sans se parler, en se jetant des regards féroces. Un massacre, à chaque minute, semblait inévitable ; et, pourtant, leur ennui à tous deux grandissait. Quelle fichue rencontre !

Comme ils arrivaient derrière l’église, à deux pas du Château, le braconnier tenta un dernier effort.

— Voyons, fais pas la bête, vieux… Entre boire un verre à la maison.

— Non, faut que je verbalise, répondit le garde champêtre d’un ton raide.

Et il s’entêta, en ancien militaire qui ne connaissait que sa consigne. Cependant, il s’était arrêté, il finit par dire, comme l’autre lui empoignait le bras, pour l’emmener :

— Si t’as de l’encre et une plume, tout de même… Chez toi ou ailleurs, je m’en fous, pourvu que le papier soit fait.

Lorsque Bécu arriva chez Jésus-Christ, le soleil se levait, le père Fouan qui fumait déjà sa pipe sur la porte, comprit et s’inquiéta ; d’autant plus que les choses restaient très graves : on déterra l’encre et une vieille plume rouillée, le garde champêtre commença à chercher ses phrases, d’un air de contention terrible, les coudes écartés. Mais, en même temps, sur un mot de son père, la Trouille avait servi trois verres et un litre ; et, dès la cinquième ligne, Bécu, épuisé, ne se retrouvant plus dans le récit compliqué des faits, accepta une rasade. Alors, peu à peu, la situation se détendit. Un second litre parut, puis un troisième. Deux heures plus tard, les trois hommes se parlaient violemment et amicalement dans le nez : ils étaient très soûls, ils avaient totalement oublié l’affaire du matin.

— Sacré cocu, criait Jésus-Christ, tu sais que je couche avec ta femme.

C’était vrai. Depuis la fête, il culbutait la Bécu dans les coins, tout en la traitant de vieille peau, sans délicatesse. Mais Bécu, qui avait le vin mauvais, se fâcha. S’il tolérait la chose, à jeun, elle le blessait, quand il était ivre. Il brandit un litre vide, il gueula :

— Nom de Dieu de cochon !

Le litre s’écrasa contre le mur, il manqua Jésus-Christ, qui bavait, d’un sourire doux et noyé. Pour apaiser le cocu, on décida qu’on allait rester ensemble, à manger le lièvre tout de suite. Quand la Trouille faisait un civet, la bonne odeur s’en répandait jusqu’à l’autre bout de Rognes. Ce fut une rude fête, et qui dura la journée. Ils étaient encore à table, resuçant les os, lorsque la nuit tomba. On alluma deux chandelles, et ils continuèrent. Fouan retrouva trois pièces de vingt sous, pour envoyer la petite acheter un litre de cognac. Les gens dormaient dans le pays, qu’ils sirotaient toujours. Et Jésus-Christ, dont la main tâtonnante cherchait continuellement du feu, rencontra le procès-verbal commencé, qui était resté sur un coin de la table, taché de vin et de sauce.

— Ah ! c’est vrai, faut le finir ! bégaya-t-il, le ventre secoué d’un rire d’ivrogne.

Il regardait le papier, méditait une farce, quelque chose où il mettait tout son mépris de l’écriture et de la loi. Brusquement, il leva la cuisse, glissa le papier, bien en face, en lâcha un dessus, épais et lourd, un de ceux dont il disait que le mortier était au bout.

— Le v’là signé !

Tous, Bécu lui-même, rigolèrent. Ah ! on ne s’embêta pas, cette nuit-là, au Château !

Ce fut vers cette époque que Jésus-Christ fit un ami. Comme il se terrait un soir dans un fossé, pour laisser passer les gendarmes, il trouva au fond un gaillard, qui occupait déjà la place, peu désireux d’être vu ; et l’on causa. C’était un bon bougre, Leroi, dit Canon, un ouvrier charpentier, qui avait lâché Paris depuis deux ans, à la suite d’histoires ennuyeuses, et qui préférait vivre à la campagne, roulant de village en village, faisant huit jours ici, huit jours plus loin, allant d’une ferme à une autre s’offrir, quand les patrons ne voulaient pas de lui. Maintenant, le travail ne marchait plus, il mendiait le long des routes, il vivait de légumes et de fruits volés, heureux lorsqu’on lui permettait de dormir dans une meule. À la vérité, il n’était guère fait pour inspirer la confiance, en loques, très sale, très laid, ravagé de misère et de vices, le visage si maigre et si blême, hérissé d’une barbe rare, que les femmes, rien qu’à le voir, fermaient les portes. Ce qui était pis, il tenait des discours abominables, il parlait de couper le cou aux riches, de nocer un beau matin à s’en crever la peau, avec les femmes et le vin des autres : menaces lâchées d’une voix sombre, les poings tendus, théories révolutionnaires apprises dans les faubourgs parisiens, revendications sociales coulant en phrases enflammées, dont le flot stupéfiait et épouvantait les paysans. Depuis deux années, les gens des fermes le voyaient arriver ainsi, à la tombée du jour, demandant un coin de paille pour coucher ; il s’asseyait près du feu, il leur glaçait à tous le sang, par les paroles effrayantes qu’il disait ; puis, le lendemain, il disparaissait, pour reparaître huit jours plus tard, à la même heure triste du crépuscule, avec les mêmes prophéties de ruine et de mort. Et c’était pourquoi on le repoussait de partout, désormais, tant la vision de cet homme louche traversant la campagne, laissait de terreur et de colère derrière elle.

Tout de suite, Jésus-Christ et Canon s’étaient entendus.

— Ah ! nom de Dieu ! cria le premier, ce que j’ai eu tort, en 48, de ne pas les saigner tous, à Cloyes !… Allons, vieux, faut boire un litre !

Il l’emmena au Château, il le fit coucher le soir avec lui, pris de déférence, à mesure que l’autre parlait, tellement il le sentait supérieur, sachant des choses, ayant des idées pour refaire d’un coup la société. Le surlendemain, Canon s’en alla. Deux semaines plus tard, il revint, repartit au petit jour. Et, dès lors, de temps à autre, il tomba au Château, mangea, ronfla, comme chez lui, jurant à chaque apparition que les bourgeois seraient nettoyés avant trois mois. Une nuit que le père était à l’affût, il voulut culbuter la fille ; mais la Trouille, indignée, rouge de honte, le griffa et le mordit si profondément, qu’il dut la lâcher. Pour qui donc la prenait-il, ce vieux-là ? Il la traita de grande serine.

Fouan, non plus, n’aimait guère Canon, qu’il accusait d’être un fainéant et de vouloir des choses à finir sur l’échafaud. Quand ce brigand était là, le vieux en devenait tout triste, à ce point qu’il préférait fumer sa pipe dehors. D’ailleurs, la vie de nouveau se gâtait pour lui, il ne godaillait plus si volontiers chez son fils, depuis que toute une fâcheuse histoire les divisait. Jusque-là, Jésus-Christ n’avait vendu les terres de son lot, lopins à lopins, qu’à son frère Buteau et à son beau-frère Delhomme ; et, chaque fois, Fouan, dont la signature était nécessaire, l’avait donnée sans rien dire, du moment que le bien restait dans la famille. Mais voilà qu’il s’agissait d’un dernier champ, sur lequel le braconnier avait emprunté, un champ que le prêteur parlait de faire mettre aux enchères, parce qu’il ne touchait pas un sou des intérêts convenus. M. Baillehache, consulté, avait dit qu’il fallait vendre soi-même, et tout de suite, si l’on ne voulait pas être dévoré par les frais. Le malheur était que Buteau et Delhomme refusaient d’acheter, furieux de ce que le père se laissât manger la peau chez sa grande fripouille d’aîné, résolus à ne s’occuper de rien, tant qu’il vivrait là. Et le champ allait être vendu par autorité de justice, le papier timbré marchait bon train, c’était la première pièce de terre qui sortait de la famille. Le vieux n’en dormait plus. Cette terre que son père, son grand-père, avaient convoitée si fort et si durement gagnée ! cette terre possédée, gardée jalousement comme une femme à soi ! la voir s’émietter ainsi dans les procès, se déprécier, passer aux bras d’un autre, d’un voisin, polir la moitié de son prix ! Il en frémissait de rage, il en avait le cœur si crevé, qu’il en sanglotait comme un enfant. Ah ! ce cochon de Jésus-Christ !

Il y eut des scènes terribles entre le père et le fils. Ce dernier ne répondait pas, laissait l’autre s’épuiser en reproches et en gémissements, debout, tragique, hurlant sa peine.

— Oui, t’es un assassin, c’est comme si tu prenais un couteau, vois-tu, et que tu m’enlèves un morceau de viande… Un champ si bon, qu’il n’y en a pas de meilleur ! un champ où tout pousse, rien qu’à souffler dessus !… Faut-il que tu sois feignant et lâche, pour ne pas te casser la gueule, plutôt que de l’abandonner à un autre… Nom de Dieu de nom de Dieu ! à un autre ! c’est cette idée-là, moi, qui me retourne le sang ! Tu n’en as donc pas, de sang, bougre d’ivrogne… Et tout ça, parce que tu l’as bue, la terre, sacré jean-foutre de noceur, salop, cochon !

Puis, lorsque le père s’étranglait et tombait de fatigue, le fils répondait tranquillement :

— Que c’est donc bête, vieux, de vous tourmenter comme ça ! Tapez sur moi, si ça vous soulage ; mais vous n’êtes guère philosophe, ah ! non !… Eh bien, quoi ? on ne la mange pas, la terre ! Si l’on vous en servait un plat, vous feriez une drôle de gueule. J’ai emprunté dessus, parce que c’est ma façon, à moi, d’y faire pousser des pièces de cent sous. Et puis, on la vendra, on a bien vendu mon patron Jésus-Christ ; et, s’il nous revient quelques écus, on les boira donc, v’là la vraie sagesse !… Ah ! mon Dieu, on a le temps d’être mort et de l’avoir à soi, la terre !

Mais où le père et le fils s’entendaient, c’était dans leur haine de l’huissier, le sieur Vimeux, un petit huissier minable, qu’on chargeait des corvées dont son confrère de Cloyes ne voulait pas, et qui se hasarda un soir à venir déposer au Château une signification de jugement. Vimeux était un bout d’homme très malpropre, un paquet de barbe jaune, d’où ne sortaient qu’un nez rouge et des yeux chassieux. Toujours vêtu en monsieur, un chapeau, une redingote, un pantalon noirs, abominables d’usure et de taches, il était célèbre dans le canton, pour les terribles raclées qu’il recevait des paysans, chaque fois qu’il se trouvait obligé d’instrumenter contre eux, loin de tout secours. Des légendes couraient, des gaules cassées sur ses épaules, des bains forcés au fond des mares, une galopade de deux kilomètres à coups de fourche, une fessée administrée par la mère et la fille, culotte bas.

Justement, Jésus-Christ rentrait avec son fusil ; et le père Fouan, qui fumait sa pipe, assis sur un tronc d’arbre, lui dit, dans un grognement de colère :

— Voilà le déshonneur que tu nous amènes, vaurien !

— Attendez voir ! murmura le braconnier, les dents serrées.

Mais, en l’apercevant avec un fusil, Vimeux s’était arrêté net, à une trentaine de pas. Toute sa lamentable personne, noire, sale et correcte, tremblait de peur.

— Monsieur Jésus-Christ, dit-il d’une petite voix grêle, je viens pour l’affaire, vous savez… Et je mets ça là. Bien le bonsoir !

Il avait déposé le papier timbré sur une pierre, il s’en allait déjà à reculons, vivement, lorsque l’autre cria :

— Nom de Dieu de chieur d’encre, faut-il qu’on t’apprenne la politesse !… Veux-tu bien m’apporter ton papier !

Et, comme le misérable, immobilisé, effaré, n’osait plus ni avancer, ni reculer d’une semelle, il le mit en joue.

— Je t’envoie du plomb, si tu ne te dépêches pas… Allons, reprends ton papier, et arrive… Plus près, plus près, mais plus près donc, foutu capon, ou je tire !

Glacé, blême, l’huissier chancelait sur ses courtes jambes. Il implora d’un regard le père Fouan. Celui-ci continuait de fumer tranquillement sa pipe, dans sa rancune féroce contre les frais de justice et l’homme qui les incarne, aux yeux des paysans.

— Ah ! nous y sommes enfin, ce n’est pas malheureux. Donne-moi ton papier. Non ! pas du bout des doigts, comme à regret. Poliment, nom de Dieu ! et de bon cœur… Là ! tu es gentil.

Vimeux, paralysé par les ricanements de ce grand bougre, attendait en battant des paupières, sous la menace de la farce, du coup de poing ou de la gifle, qu’il sentait venir.

— Maintenant, retourne-toi.

Il comprit, ne bougea pas, serra les fesses.

— Retourne-toi ou je te retourne !

Il vit bien qu’il fallait se résigner. Lamentable, il se tourna, il présenta de lui-même son pauvre petit derrière de chat maigre. L’autre, alors, prenant son élan, lui planta son pied au bon endroit, si raide, qu’il l’envoya tomber sur le nez, à quatre pas. Et l’huissier, qui se relevait péniblement, se mit à galoper, éperdu, en entendant ce cri :

— Attention ! je tire !

Jésus-Christ venait d’épauler. Seulement, il se contenta de lever la cuisse, et, pan ! il en fit claquer un, d’une telle sonorité, que, terrifié par la détonation, Vimeux s’étala de nouveau. Cette fois, son chapeau noir avait roulé parmi les cailloux. Il le suivit, le ramassa, courut plus fort. Derrière lui, les coups de feu continuaient, pan ! pan ! pan ! sans un arrêt, une vraie fusillade, au milieu de grands rires, qui achevaient de le rendre imbécile. Lancé sur la pente ainsi qu’un insecte sauteur, il était à cent pas déjà, que les échos du vallon répétaient encore la canonnade de Jésus-Christ. Toute la campagne en était pleine, et il y en eut un dernier, formidable, lorsque l’huissier, rapetissé à la taille d’une fourmi, là-bas, disparut dans Rognes. La Trouille, accourue au bruit, se tenait le ventre, par terre, en gloussant comme une poule. Le père Fouan avait retiré sa pipe de la bouche, afin de rire plus à l’aise ! Ah ! ce nom de Dieu de Jésus-Christ ! quel pas grand’chose ! mais bien rigolo tout de même !

La semaine suivante, il fallut cependant que le vieux se décidât à donner sa signature, pour la vente de la terre. M. Baillehache avait un acquéreur, et le plus sage était de suivre son conseil. Il fut donc décidé que le père et le fils iraient à Cloyes, le troisième samedi de septembre, veille de la Saint-Lubin, l’une des deux fêtes de la ville. Justement, le père qui, depuis juillet, avait à toucher chez le percepteur la rente des titres qu’il cachait, comptait profiter du voyage, en égarant son fils au milieu de la fête. On irait et on reviendrait de même, en carrosse dans ses souliers.

Comme Fouan et Jésus-Christ, à la porte de Cloyes, attendaient qu’un train eût passé, debout devant la barrière fermée du passage à niveau, ils furent rejoints par Buteau et Lise, qui arrivaient dans leur carriole. Tout de suite, une querelle éclata entre les deux frères, ils se couvrirent d’injures jusqu’à ce que la barrière fût ouverte ; et même, emporté de l’autre côté, à la descente, par son cheval, Buteau se retournait, la blouse gonflée de vent, pour crier encore des choses qui n’étaient pas à dire.

— Va donc, feignant, je nourris ton père ! gueula Jésus-Christ de toute sa force, en se faisant un porte-voix de ses deux mains.

Rue Grouaise, chez M. Baillehache, Fouan passa un fichu moment ; d’autant plus que l’étude était envahie, tout le monde utilisant le jour du marché, et qu’il dut attendre près de deux heures. Ça lui rappela le samedi où il était venu décider le partage : bien sûr que, ce samedi-là, il aurait mieux fait d’aller se pendre. Quand le notaire les reçut enfin, et qu’il fallut signer, le vieux chercha ses lunettes, les essuya ; mais ses yeux pleins d’eau les brouillaient, sa main tremblait, si bien qu’on fut obligé de lui poser les doigts sur le papier, au bon endroit, pour qu’il y mit son nom, dans un pâté d’encre. Ça lui avait tellement coûté, qu’il en suait, hébété, grelottant, regardant autour de lui, comme après une opération, quand on vous a coupé la jambe et qu’on la cherche. M. Baillehache sermonnait sévèrement Jésus-Christ ; et il les renvoya en dissertant sur la loi : la démission de biens était immorale, on arriverait certainement à en élever les droits, pour l’empêcher de se substituer à l’héritage.

Dehors, dans la rue Grande, à la porte du Bon Laboureur, Fouan lâcha Jésus-Christ, au milieu du tumulte du marché ; et, d’ailleurs, celui-ci, qui ricanait en dessous, y mit de la complaisance, se doutant bien de quelle affaire il s’agissait. Tout de suite, en effet, le vieux fila rue Beaudonnière, où M. Hardy, le percepteur, habitait une petite maison gaie, entre cour et jardin. C’était un gros homme coloré et jovial, à la barbe noire bien peignée, redouté des paysans, qui l’accusaient de les étourdir avec des histoires. Il les recevait dans un étroit bureau, une pièce coupée en deux par une balustrade, lui d’un côté et eux de l’autre. Souvent, il y en avait là une douzaine, debout, serrés, empilés. Pour le moment, il ne s’y trouvait tout juste que Buteau, qui arrivait.

Jamais Buteau ne se décidait à payer ses contributions d’un coup. Lorsqu’il recevait le papier, en mars, c’était de la mauvaise humeur pour huit jours. Il épluchait rageusement le foncier, la taxe personnelle, la taxe mobilière, l’impôt des portes et fenêtres ; mais ses grandes colères étaient les centimes additionnels, qui montaient d’année en année, disait-il. Puis, il attendait de recevoir une sommation sans frais. Ça lui faisait toujours gagner une semaine. Il payait ensuite par douzième, chaque mois, en allant au marché ; et, chaque mois, la même torture recommençait, il en tombait malade la veille, il apportait son argent comme il aurait apporté son cou à couper. Ah ! ce sacré gouvernement ! en voilà un qui volait le monde !

— Tiens ! c’est vous, dit gaillardement M. Hardy. Vous faites bien de venir, j’allais vous faire des frais.

— Il n’aurait plus manqué que ça ! grogna Buteau. Et vous savez que je ne paye pas les six francs dont vous m’avez augmenté le foncier… Non, non, ce n’est pas juste !

Le percepteur se mit à rire.

— Si, chaque mois, vous chantez cet air-là ! Je vous ai déjà expliqué que votre revenu avait dû s’accroître avec vos plantations, sur votre ancien pré de l’Aigre. Nous nous basons là-dessus, nous autres !

Mais Buteau se débattit violemment. Ah ! oui, son revenu s’accroître ! C’était comme son pré, autrefois de soixante-dix ares, qui n’en avait plus que soixante-huit, depuis que la rivière, en se déplaçant, lui en avait mangé deux : eh bien ! il payait toujours pour les soixante-dix, est-ce que c’était de la justice, ça ? M. Hardy répondit tranquillement que les questions cadastrales ne le regardaient pas, qu’il fallait attendre qu’on refît le cadastre. Et, sous prétexte de reprendre ses explications, il l’accabla de chiffres, de mots techniques auxquels l’autre ne comprenait rien. Puis, de son air goguenard, il conclut :

— Après tout, ne payez pas, je m’en fiche, moi ! Je vous enverrai l’huissier.

Effrayé, ahuri, Buteau rentra sa rage. Quand on n’est pas le plus fort, faut bien céder ; et sa haine séculaire venait encore de grandir avec sa peur, contre ce pouvoir obscur et compliqué qu’il sentait au-dessus de lui, l’administration, les tribunaux, ces feignants de bourgeois, comme il disait. Lentement, il sortit sa bourse. Ses gros doigts tremblaient, il avait reçu beaucoup de sous au marché, et il tâtait chaque sou avant de le poser devant lui. Trois fois, il refit son compte, tout en sous, ce qui lui déchirait le cœur davantage, d’avoir à en donner un si gros tas. Enfin, les yeux troubles, il regardait le percepteur encaisser la somme, lorsque le père Fouan parut.

Le vieux n’avait pas reconnu le dos de son fils, et il resta saisi, quand celui-ci se retourna.

— Et ça va bien, monsieur Hardy ? bégaya-t-il, je passais, j’ai eu l’idée de vous dire un petit bonjour… On ne se voit quasiment plus…

Buteau ne fut pas dupe. Il salua, s’en alla d’un air pressé ; et, cinq minutes plus tard, il rentrait, comme pour demander un renseignement oublié, au beau moment où le percepteur, payant les coupons, étalait devant le vieux un trimestre, soixante-quinze francs, en pièces de cent sous. Son œil flamba, mais il évita de regarder son père, feignant de ne pas l’avoir vu jeter son mouchoir sur les pièces, puis les pêcher comme dans un coup d’épervier, et les engloutir au fond de sa poche. Cette fois, ils sortirent ensemble, Fouan très perplexe, coulant vers son fils des regards obliques, Buteau de belle humeur, repris d’une brusque affection. Il ne le lâchait plus, voulait le ramener dans sa carriole ; et il l’accompagna jusqu’au Bon Laboureur.

Jésus-Christ était là avec le petit Sabot, de Brinqueville, un vigneron, un autre farceur renommé, qui ventait, lui aussi, à faire tourner les moulins. Donc, tous les deux, se rencontrant, venaient de parier dix litres, à qui éteindrait le plus de chandelles. Excités, secoués de gros rires, des amis les avaient accompagnés dans la salle du fond. On faisait cercle, l’un fonctionnait à droite, l’autre à gauche, culotte bas, le derrière braqué, éteignant chacun la sienne, à tous coups. Pourtant, Sabot en était à dix et Jésus-Christ à neuf, ayant une fois manqué d’haleine. Il s’en montrait très vexé, sa réputation était en jeu. Hardi là ! est-ce que Rognes se laisserait battre par Brinqueville ? Et il souffla comme jamais soufflet de forge n’avait soufflé : neuf ! dix ! onze ! douze ! Le tambour de Cloyes qui rallumait la chandelle, faillit lui-même être emporté. Sabot, péniblement, arrivait à dix, vidé, aplati, lorsque Jésus-Christ, triomphant, en lâcha deux encore, en criant au tambour de les allumer, ceux-là, pour le bouquet. Le tambour les alluma, ils brûlèrent jaune, d’une belle flamme jaune, couleur d’or, qui monta comme un soleil dans sa gloire.

— Ah ! ce nom de Dieu de Jésus-Christ ! Quel boyau ! À lui la médaille !

Les amis gueulaient, rigolaient à se fendre les mâchoires. Il y avait de l’admiration et de la jalousie au fond, car tout de même fallait être solidement bâti, pour en contenir tant, et en pousser à volonté. On but les dix litres, ça dura deux heures, sans qu’on parlât d’autre chose.

Buteau, pendant que son frère se reculottait, lui avait allongé une claque amicale sur la fesse ; et la paix semblait se faire, dans cette victoire qui flattait la famille. Rajeuni, le père Fouan contait une histoire de son enfance, du temps où les Cosaques étaient en Beauce : oui, un Cosaque qui s’était endormi, la bouche ouverte, au bord de l’Aigre, et dans la gueule duquel il en avait collé un, à l’empâter jusqu’aux cheveux. Le marché finissait, tous s’en allèrent, très soûls.

Il arriva alors que Buteau ramena dans sa carriole Fouan et Jésus-Christ. Lise, elle aussi, à qui son homme avait causé bas, se montra gentille. On ne se mangeait plus, on choyait le père. Mais l’aîné, qui se dessoûlait, faisait des réflexions : pour que le cadet fût si aimable, c’était donc que le bougre avait découvert le pot aux roses, chez le percepteur ? Ah ! non, minute ! Si, jusque-là, lui, cette fripouille, avait eu la délicatesse de respecter le magot, bien sûr qu’il n’aurait pas la bêtise de le laisser retourner chez les autres. Il mettrait bon ordre à ça, en douceur, sans se fâcher, puisque maintenant la famille était à la réconciliation.

Lorsqu’on fut à Rognes, et que le vieux voulut descendre, les deux gaillards se précipitèrent, rivalisant de déférence et de tendresse.

— Père, appuyez-vous sur moi.

— Père, donnez-moi votre main.

Ils le reçurent, ils le déposèrent sur la route. Et lui, entre les deux, restait saisi, frappé au cœur d’une certitude, ne doutant plus désormais.

— Qu’est-ce que vous avez donc, vous autres, à m’aimer tant que ça ?

Leurs égards l’épouvantaient. Il les aurait préférés, comme à l’ordinaire, sans respect. Ah ! foutu sort ! allait-il en avoir des embêtements, maintenant qu’ils lui savaient des sous ! Il rentra au Château, désolé.

Justement, Canon, qui n’avait pas paru depuis deux mois, était là, assis sur une pierre, à attendre Jésus-Christ. Dès qu’il l’aperçut, il lui cria :

— Dis donc, ta fille est dans le bois aux Pouillard, et y a un homme dessus.

Du coup, le père manqua crever d’indignation, le sang au visage.

— Salope qui me déshonore !

Et, décrochant le grand fouet de routier, derrière la porte, il dévala par la pente rocheuse, jusqu’au petit bois. Mais les oies de la Trouille la gardaient comme de bons chiens, quand elle était sur le dos. Tout de suite, le jars flaira le père, s’avança, suivi de la bande. Les ailes soulevées, le cou tendu, il sifflait, dans une menace continue et stridente, tandis que les oies, déployées en ligne de bataille, allongeaient des cous pareils, leurs grands becs jaunes ouverts, prêts à mordre. Le fouet claquait, et l’on entendit une fuite de bête, sous les feuilles. La Trouille, avertie, avait filé.

Jésus-Christ, lorsqu’il eut raccroché le fouet, sembla envahi d’une grande tristesse philosophique. Peut-être le dévergondage entêté de sa fille lui faisait-il prendre en pitié les passions humaines. Peut-être était-il simplement revenu de la gloire, depuis son triomphe, à Cloyes. Il secoua sa tête inculte de crucifié chapardeur et soûlard, il dit à Canon :

— Tiens ! veux-tu savoir ? tout ça ne vaut pas un pet.

Et, levant la cuisse, au-dessus de la vallée noyée d’ombre, il en fit un, dédaigneux et puissant, comme pour en écraser la terre.