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La Terre (Ernest Choquette)/08

La bibliothèque libre.
La maison de librairie Beauchemin (p. 66-71).

VIII


Si l’on est en réalité vite vieilli dans la profession médicale, on est encore plus vite jugé bon à mettre au rancart.

On dirait, en effet, que les angoisses multiples, les émotions diverses — plus fréquentes et plus aiguës qu’en tout autre carrière — qui remplissent et composent en quelque sorte l’existence du médecin, épuisent à la fois plus promptement sa résistance. Dès soixante ans, dès cinquante ans, sans être encore véritablement âgé, le médecin est déjà considéré un « vieux praticien ». Et alors la vogue, aussi femme que la fortune, se montre prête à porter ses caresses à d’autres, à faire d’invitants appels à de plus jeunes, pleins de rêve et d’élan.

Le docteur Duvert, par le double enseignement des livres et de l’expérience, a appris cette marche fatale des évènements. Il n’a plus d’illusions sur rien ; il n’a plus d’ambition que pour sa Jacqueline. Il a si profondément disséqué et sondé l’instabilité de tout ce que ce fut sans surprise et sans la moindre rancœur contre le sort qu’il se trouva, un bon jour, en présence de Léon Verneuil, un jeune et nouveau confrère qui, conformément au protocole médical, venait lui présenter ses confraternels hommages et lui annoncer en même temps son intention de s’établir à ses côtés.

Il est vrai que la population de Saint-Hilaire, qu’il desservait depuis de longues armées, s’était considérablement accrue et qu’elle offrait aujourd’hui un champ assez vaste pour deux concurrents. Ce fut en tous cas la raison officielle sur laquelle Léon Verneuil — tout en faisant allusion à l’encombrement général et reconnu de la profession médicale dans le pays — s’était principalement appuyé en exposant ses projets. Il s’en était suivi une longue et amusante conversation, la différence d’âge subitement effacée. C’est que le docteur Duvert se retrouvait tellement dans l’écho de cette voix, pleine de jeunesse et d’espoir, qu’il prenait plaisir à l’entendre.

Oh ! cette lancée dans la vie médicale… il y a longtemps qu’il l’a exécutée, mais comme c’est bien du haut du toujours même tremplin, fait d’insouciance et d’illusions, qu’elle s’opère, pense-t-il en lui-même en écoutant les réponses confiantes qu’il tire de son jeune interlocuteur. Oui, c’était dans de pareilles conditions qu’il avait lui aussi débuté, succédant à un vieux praticien dont il conservait encore le nom avec plaisir dans son esprit. Il se rappelait qu’il lui avait tenu le même langage, fait part des mêmes rêves de succès, soumis les mêmes motifs. N’était-ce pas aussi avec ce regard et ce geste d’assurance qu’il avait défié l’avenir et l’inconnu lointain ?

Et alors, devant cette résurrection inattendue de sa propre jeunesse, aucune amertume quelconque n’avait traversé son esprit. Ce fut même avec des mots de sincère encouragement et de sympathique confraternité qu’il fit la reconduite à son prochain rival.

— « Aie ! Jacqueline, » s’empressa d’appeler à mi-voix le docteur Duvert, dès que Léon Verneuil eut descendu le perron… « Accours donc voir « notre » nouveau concurrent… »

— « Quel concurrent ? » lui jeta aussitôt Jacqueline avec une expression de figure à la fois ébahie et divinatrice.

— « Vite, ici, que je te présente ton futur rival en médecine » reprit-il moqueur, en écartant en hâte de la fenêtre les rideaux afin de lui montrer le jeune homme qui, à grands pas fiers et retentissants, contournait déjà le coin de rue voisin.

Il n’était vraiment pas mal de sa personne ce Léon Verneuil. Grand, brun, l’air distingué, malgré un regard dur et pénétrant qui donnait à sa figure une physionomie quelque peu étrange. Il avait fait ses lettres au collège de Rigaud, ses sciences ailleurs, puis finalement puisé sa formation médicale à l’Université McGill.

— « Pourquoi McGill plutôt que Laval ? » lui avait tout de suite demandé le docteur Duvert.

— « Eh ! mon Dieu, parce qu’on y virilise mieux les caractères, paraît-il », lui avait en souriant répliqué Verneuil ; « parce que l’haleine et l’endurance que l’on acquiert au maniement du hockey et de la foot-ball, se déteignent, plus tard, sur l’âme, en souffle et en ténacité… N’est-ce pas un peu votre avis ? »

Non, cela n’avait jamais été son avis, au docteur Duvert : Il en avait au contraire toujours voulu à ce brutal et faux système d’enseignement saxon qui, à son sens, s’ingéniait de plus en plus à sacrifier aux jeux les heures de vaillance et d’ardeur du jeune homme et ne lui réservait pour l’étude que des membres meurtris et des muscles épuisés. Il ne répondit rien. Pourtant un doute vague pénétrait dans son esprit. La justesse des assertions qu’il venait d’entendre ne se révélait-elle point dans la manière mesurée de Verneuil, dans ses calculs d’avenir mûrement arrêtés ? N’est-ce pas vrai que chez lui le caractère, à l’égal des muscles, semble prêt pour la lutte de la vie et qu’il y a dans ce regard, qui fouille bien loin et tout droit devant lui, l’habitude du joueur entraîné à ne point lancer la balle à côté du but ?

Non. Léon Verneuil ne déplut nullement au docteur Duvert.

Par contre, pourquoi Jacqueline, dans la rapide et fuyante vision qu’elle en avait eue, avait-elle éprouvé à son sujet une subite impression d’antipathie ? Peut-être à cause du qualificatif, embué tout de suite d’antagonisme dans son esprit, par lequel son père venait de lui désigner : « notre concurrent » ; peut-être à cause d’une de ces intimes et inexplicables vibrations d’âme qui déroutent si souvent les plus fines analyses des psychologues ; peut-être aussi à cause de rien du tout…

— « Bien, oui, Jacqueline, » reprit son père, « c’est le docteur Léon Verneuil, notre futur rival, puisqu’il se propose de se fixer dans notre village… Toi qui maugrées parfois contre le dosage des élixirs ou la préparation des onguents, ta collaboration va sans doute me devenir moins nécessaire… Eh ! tu ne souris pas un peu ?… Voyons, ne l’aimerais-tu point pour concurrent ? »

— « Non, » répliqua-t-elle sèchement.

— « Pour voisin ?… »

— « Encore moins, je crois. »

— « Et pour… tiens, je vois ça, c’est simplement pour amoureux que tu le voudrais ?… » Et le docteur Duvert tenait ses bras tendus au devant d’elle, afin de continuer à la lutiner à son aise en l’empêchant de s’enfuir.

— « Pour amoureux, tout de suite comme ça, Jacqueline ?… après tout tu n’aurais point mauvais goût. » Puis prenant un timbre de voix faussement contristée, le doigt pointé en reproche vers elle : « Mais alors notre société à nous dissoute ?… et tu lui préparerais ses onguents, ses solutions ?… »

Il s’arrêta brusquement, interdit devant l’étrange expression de détresse qui peu à peu envahissait Jacqueline, et où il ne pouvait démêler quel sentiment dominait : de chagrin ou de dépit. Elle se tenait appuyée sur le bras d’un fauteuil, immobile ; elle ne pensait plus à se dérober. Son attitude seule, à la fois résignée et hautaine, semblait supplier tout bas son père de ne point recourir à d’aussi enfantines plaisanteries.

— « Mais tu es folle… », reprit-il avec tendresse, suppliant à son tour et se sentant incapable de s’expliquer pourquoi elle acceptait à ce moment, avec un tel sérieux, ses innocentes taquineries… « Il ne faudra donc plus rire ?… trop grande ma Jacqueline, à présent ? » Puis, comme pour tout remettre en place : « Alors, c’est convenu, notre société demeure toujours intacte, n’est-ce pas ?… Tu vas voir si nous allons le rouler un peu, notre concurrent, » conclua-t-il dans un grand éclat de rire.

Et afin de fournir à Jacqueline l’occasion de se retirer, il fit mine de se plonger dans la lecture du premier livre qui lui tomba sous les yeux.