La Terre (Ernest Choquette)/10

La bibliothèque libre.
La maison de librairie Beauchemin (p. 85-88).

X


Le lendemain, le soleil était rayonnant. Ramassant ses derniers feux d’automne, il les répandait partout en faisceaux ; il en réchauffait la plaine, les flancs de la montagne, jusqu’aux vieux troncs d’arbres frissonnants, eux qui étaient maintenant sans feuilles. La nature souriait.

Par contre, Lucas était honteux et désolé. Seul avec Yves, il arpentait comme au hasard le sol battu de son hangar dont la « grande porte », entièrement poussée sur sa charnière, laissait la lumière pénétrer à flots. Il se gourmandait : « Si au moins j’avais acquitté ma dette… si je l’avais acquittée au moins ?… Marcelle a-t-elle fait quelque réflexion sur mon compte ? »

C’était toujours à Marcelle qu’il pensait à ces moments-là.

Oh ! ces regrets de buveur, ils sont toujours attendrissants, même quand celui qui les exhale ne mérite aucune pitié ! Et Lucas savait les envelopper, lui, dans une si touchante sincérité de repentir qu’on se sentait tout de suite disposé à ne pas tant l’accuser après tout.

Il s’analysait alors lui-même sous tous ses aspects, scrutait sa manière d’être, chacune de ses impulsions ; il faisait en quelque sorte le démontage du mécanisme qui le faisait mouvoir, sans jamais aboutir toutefois à se blâmer de son manque de volonté. Aussi, quand il déplorait les chagrins qu’il semait autour de lui, les paroles amères qui lui montaient alors aux lèvres n’étaient pas pour se châtier de sa propre lâcheté, elles étaient pour dénoncer brutalement la partialité du Destin, assaillir les heureux auxquels la vie n’avait pas, comme à lui, rivé un pareil boulet à traîner.

— « Et l’on prétend que je serai encore puni plus tard, » disait-il à Yves, les lèvres prêtes à protester. « Mais c’est toi, c’est vous, les chançards, qui n’êtes point constitués avec, dans le sang, ce mauvais philtre qui donne le vertige et vous empoigne tout à coup comme une main pour vous tirer au cabaret ; c’est vous qui le serez punis. »

Bien que Yves ne lui eut, à la vérité, rien dit, adressé nul reproche, Lucas percevait que le souvenir seul de ce qu’il avait fait la veille suffisait à l’accuser et à le condamner, et il s’entêtait à se défendre :

— « Crois-tu que je n’essaie pas de lutter ? Et je lutte en effet, longtemps, longtemps. Je me dis que je pourrais l’emporter pourtant sur ce démon maudit de l’alcool, si je le voulais ; et je reprends à lutter. Puis tout à coup, non dans un manque d’énergie, c’est vrai, mais dans un sursaut de colère et de révolte contre vous tous, que je considère injustement épargnés, je lâche le pied et je me plonge avec une véritable volupté dans ma vilaine passion.

— « Oui, c’est injuste à la fin, insistait-il. Ainsi, pourquoi suis-je, moi, torturé par cette hantise d’alcool et pour comble, pauvre, honni, misérable, bon qu’à faire pleurer les miens ? tandis que les autres sont riches, heureux, considérés, quoique sans une seule tentation pénible à combattre ? Et tu crois que je serai puni en sus, là-haut ? Mais ne suis-je déjà pas assez à plaindre ici-bas ? Qui voudrait échanger son sort contre le mien ? Le voudrais-tu, toi ? »

Et alors Yves — comme Marcelle, comme les autres, — sans rien chercher à démêler de ce qu’il y avait de faux dans ces sophismes, se sentait vaincu.

— « Combien te reste-t-il d’argent ? » avait-il demandé simplement.

Lucas ne savait pas encore ; il n’avait pas osé s’en rendre compte. Comme Yves insistait, il se mit à vider ses poches d’habit, lentement, avec l’expression anxieuse de quelqu’un qui s’attend à être condamné : « Dix, quinze, vingt, vingt-deux dollars »… Il déposait, sur le siège en planche d’un wagon de ferme, les billets et les pièces de monnaie, les uns après les autres… « Vingt-trois, vingt-quatre »… encore deux dollars qu’il avait trouvés mêlés à des lettres… Il craignait d’en avoir gaspillé davantage et il fut presque content.

— « Et combien en devais-tu ? » reprit Yves.

— « Quarante… que nous avions pourtant bien péniblement amassés, Marcelle et moi. Il était convenu que je les remettrais hier au marchand, et comme tu vois… »

— « C’est bon, donne-moi ce qui te reste ; je comblerai la différence… »

— « Non, je ne le veux pas »… répliqua âprement Lucas, interdit et humilié de se voir l’objet d’une proposition qu’il savait si peu mériter. « J’ai été trop bête,… trop bête. Je ne ferai pas expier mes sottises par les autres… je saurai m’arranger… Tu n’en raconteras rien à Marcelle ? »

Il ramassa alors son argent et, sans rien ajouter, il gagna l’extrémité de son champ.