La Terre (Ernest Choquette)/19

La bibliothèque libre.
La maison de librairie Beauchemin (p. 141-147).

XIX


Les jours avaient filé depuis.

Ce soir-là, le docteur Verneuil avait à peine quitté le perron et franchi l’avenue de la demeure tranquille que les Duvert habitaient sur les bords du Richelieu que Jacqueline, sitôt la porte refermée, avait croulé sur elle-même dans une irrésistible détente de tout son organisme. Elle s’était abattue dans un fauteuil, la tête dans ses mains. Et dans le tumulte de pensées qui l’agitaient, un sentiment plus troublant que les autres dominait : le sentiment humiliant du rôle qu’elle jouait, avivé de plus par l’angoisse de ne pouvoir arracher de sa figure le masque menteur qu’elle se voyait condamnée à porter, masque d’indifférence pour Yves — et c’était le plus douloureux — masque d’apparent intérêt pour Verneuil, de duperie pour Marcelle, pour son père, pour tous ceux de son entourage.

C’est le poids de ce masque qui l’obligeait sans trêve à se triturer le cœur, et qui, ce soir-là, l’avait écrasée comme une loque. Elle avait été bien près, tantôt, devant Verneuil, de lâcher prise tout à coup et de lui attester, dans un cri de sa conscience, que jamais rien ne saurait supplanter l’amour profond qu’elle tenait enfoui au fond de son être pour Yves ; mais sa peur, les mots à trouver, les bruits de pas surtout, — qui de temps à autre retentissaient dans le cabinet d’études voisin et lui renvoyaient l’image sereine et heureuse de son père, — l’avaient retenue. Et son accablement s’exagérait d’autant plus que, dans sa candeur d’âme, elle assimilait à un pur acte de perfidie honteuse l’acte d’héroïsme, pourtant si touchant, qu’elle accomplissait depuis de longs mois comme une sacrifiée.

Si elle eut pu au moins mettre sa conscience à nu, posséder un complice qui l’eût remontée et comme doucement caressée pendant qu’elle lui aurait décrit ses secrètes détresses ; mais non, personne à qui pouvoir se confier, pas une poitrine sur laquelle se blottir… Et cependant c’était son père, son père lui-même qu’elle avait auprès d’elle et dont elle suivait en esprit les agissements placides à travers les murs.

Elle demeura longtemps immobile, égarée et haletante au milieu du drame noir qu’elle se voyait impuissante à démêler.

Puis lentement une réaction s’était opérée qui lui avait ramené à la figure son expression habituelle, soumise et résignée. Elle se releva avec effort. Dans une telle situation, en effet, c’est déjà un allègement que d’entendre auprès de soi le son d’une voix amie, de sentir l’enveloppement d’un regard qu’on sait être sympathique. Jacqueline voulut y recourir et doucement elle s’introduisit dans le cabinet de son père.

Le vieux docteur écrivait à ce moment. Voulant toutefois faire bon accueil à sa fille et la retenir auprès de lui, tout en poursuivant son travail, il lui avait jeté de courtes questions indifférentes et distraites, sans beaucoup se préoccuper de prêter l’oreille aux répliques. Tout à coup, frappé d’une idée jaillie de son propre travail, il déposa sa plume. Et avec un regard fouilleur plein de sous-entendus narquois :

— « Mais ton plan de roman, Jacqueline ? ce fameux plan que tu devais tailler, il me semble, en plein terroir québecois, à même les seuls éléments du pays ?… y as-tu réfléchi ? »

— « Oui, un peu, » reprit sourdement Jacqueline, sans lever les yeux et avec un air de n’en pas vouloir dire davantage.

— « Un peu ? Rien qu’un peu ? »

— « Beaucoup, plutôt, » s’empressa de rectifier Jacqueline, sous une inspiration subite… « Il m’a même préoccupé l’esprit plus que je ne l’aurais aimé, à certains moments. »

— « C’est bien ce qui arrive en effet, » confirma en riant le docteur… « car une fois engagé dans ces « machines-là » l’on ne peut plus se déprendre… Alors tu as pris la chose au sérieux, » continua-t-il, tout à fait amusé, l’œil déjà pétillant de connaître ce que sa fille pouvait bien avoir ébauché. « Viens donc ici, tout près, me raconter ça » reprit-il, en tirant vers lui le fauteuil où elle s’était assise, mais ce n’était pas encore assez près, et il l’attira elle-même sur ses genoux.

L’on est toujours si petit dans la peine que Jacqueline se laissa faire comme un enfant, sans rien dire.

— « D’abord, ils s’aiment gros, je parie, tes deux héros ? » reprit immédiatement le vieux docteur, sous forme d’invite à plus d’épanchements. « Il n’y a pas à y échapper… C’est de tous les terroirs, n’est-ce pas ?… Non, tu ne les voudrais pas ainsi, toi ? »

— « Non, pas ainsi… Du moins ils n’en laisseraient rien paraître au dehors et personne ne le saurait. Eux-mêmes ignoreraient la réciprocité de leurs sentiments et feindraient la plus entière indifférence l’un envers l’autre. »

— « Et cela marcherait comme ça tout le long du livre ? » interrogea finement le docteur.

— « Peut-être ; pourquoi pas ? » Pour se décider à dévoiler l’ébauche de son plan, Jacqueline s’était blottie sur l’épaule de son père, à l’abri de son regard. Elle craignait que sa figure ne vînt tout à coup démentir ses lèvres et laisser deviner la réalité à travers la fiction.

— « Pourquoi pas, demandes-tu ?… Réglons d’abord un point… Tu te souviens, n’est-ce pas, que tu devais imaginer un livre vrai, un livre pétri des seuls documents humains que l’on ramasse dans le chemin de la vie, et voilà que tu débutes déjà par une situation paradoxale… C’est ce que je reproche aux œuvres canadiennes… on n’y trouve toujours que des êtres et des situations hors nature… Psychologiquement l’amour est une passion ; ça n’en serait plus une s’il était permis de l’emprisonner dans une aussi complète et aussi patiente réserve. Tu peux menteusement y parvenir dans un livre, tu ne le pourrais pas dans la vie. »

— « Alors ce serait invraisemblable à tes yeux ? » Jacqueline avait eu un mouvement pour protester, « même si l’on apportait un motif puissant ? »

— « Quel motif suffisant pourrais-tu bien offrir ? » répliqua le docteur, avec conviction.

— « Je ne sais trop… Ce n’est pas encore net dans mon esprit… Mettons, par exemple, » continua-t-elle en pesant les mots, « que notre héroïne ait découvert que son père a empoisonné la mère de celui qu’elle aime… et vu que ce secret est en même temps possédé par un certain prétendant, qu’elle abhorre, elle accepte héroïquement de meurtrir son cœur et se condamne à simuler quelque intérêt envers lui par crainte des révélations qu’il peut… »

— « Ta, ta, ta, » interrompit le docteur. « Ah ! je vois où tu vas aborder. Tu te prépares simplement à chavirer dans le genre de Ponçon du Terrail, » ajouta-t-il, amusé et désappointé à la fois. « Ta tentative sert justement à confirmer l’assertion que, d’accord avec nombre d’autres, tu désires contester : L’impossibilité d’extraire un plan vécu et original du terroir glacé et dénudé que nous avons ici à notre disposition. »

— « Un plan vécu… Tu dis, père ? » Elle allait peut-être désespérément se trahir, car, impuissante à dompter son émotion, ses lèvres s’ouvraient déjà pour une suppliante protestation. Mais lui, tout à sa pensée, avait repris :

— « Quelle œuvre d’idées, puissante et bien du pays, est-il en effet possible de tirer du milieu vide qui nous enveloppe ? Où en puiser le souffle ?… Rien d’étonnant, va, à ce que chacun ait échoué et que ma Jacqueline, après tant d’autres, ne puisse dépasser le domaine du mythe. »

Il reprit au bout d’un moment : « Ah ! comme tout se ressemble bien, dans la vie des peuples comme dans la vie des individus. Pareillement chez les deux, à la période d’enfance, on ne trouve, dans le champ de la fiction, que du fantastique : fées ou déesses. Cela commence toujours par « Il était une fois une belle princesse… » Tu te souviens ?… C’est que la matière première, les éléments réels d’inspiration font défaut. Mais c’est vrai par contre que les idées se sèment, se multiplient, s’acclimatent, et opèrent en somme un peu comme les cultures de bouillon de nos laboratoires. Au début, ces idées ne valent que pour enfanter des contes, des fables ou des légendes naïves, puis, une fois développées et fortifiées par les mille évènements qui remplissent la succession constante des siècles, elles s’affinent et parviennent à fournir la pâte essentielle à la création d’œuvres de fiction si puissantes, si près de la vie, que c’est presque de l’histoire », a-t-on proclamé avec justesse ; mais il importe d’ajouter en regard de cet aphorisme que là où il n’y a pas d’histoire, il n’y a point d’art non plus.

S’apercevant soudain qu’il s’égarait dans un métaphysique insaisissable pour un cerveau de vingt ans, il fit en souriant machine en arrière :

— « Comment, Jacqueline, tu me laisses ainsi m’emballer jusqu’au point de débiner ton pauvre terroir québecquois… et tu ne regimbes pas un peu ? »

Il tenta de lui trouver une réponse quelconque dans les yeux ; maie elle, le regard clos, s’était maintenue blottie contre son épaule.

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Souvent durant l’hiver, — alors que le crépitement de la neige dans les vitres rend les soirées loquaces et prédispose aux confidences, — le docteur était revenu sur ce sujet ; autant pour donner cours à ses propres opinions, dogmatiser un peu, que pour distraire Jacqueline et l’arracher à sa mélancolie.

Mais bientôt le printemps avait réapparu avec ses fleurs dans les champs, ses feuilles dans les arbres. Le mois de mai était ainsi venu substituer ses mélodies ailées aux entretiens du coin du feu. Puis cela avait été l’éblouissante lumière de juin ; avec partout sur les coteaux le perpétuel balancement des foins et des grains, quelquefois tourmentés par les brises d’ouest, le plus souvent comme s’ils eussent simplement frissonné sous quelque souffle invisible.