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La Terre (Ernest Choquette)/27

La bibliothèque libre.
La maison de librairie Beauchemin (p. 202-205).

XXVII


Un long hiver avait passé sur les tragiques événements que nous venons de relater.

Les champs de la terre paternelle avaient de nouveau reverdi et, à travers les foins et les pommiers, on voyait s’agiter comme autrefois la laborieuse silhouette du père de Beaumont.

C’est que le pauvre vieux, incapable de se décider à laisser son ancienne ferme tomber entre des mains étrangères, en avait repris l’exploitation. Il lui semblait de plus qu’il ne s’acquittait que de son simple devoir. Car il se rappelait sans cesse ce sinistre soir d’automne où son fils Lucas lui était apparu avec une telle figure d’angoisse et de douleur que spontanément, sans interroger, il s’était exclamé en l’apercevant :

— « Malheureux ! C’est donc vrai que tu l’as tué ! »

— « C’est vrai », avait tout droit répondu Lucas, en prêtant l’oreille aux bruits du dehors. Puis reprenant solennellement : « Et si je ne me suis point livré, crois-moi, vieux père, ce n’est pas que j’aie beaucoup à cacher… Marcelle dira tout d’ailleurs et l’établira s’il le faut… La justice, la vraie, ce n’est pas celle-là que je redoute ; c’est l’aveugle justice des hommes qui me répugne et que je veux fuir. C’est pourquoi je venais vous confier Marcelle et vous embrasser avant de partir. »

— « Partir, toi aussi, Lucas ? »

— « Oui, car pour l’honneur des de Beaumont, je ne veux ni d’arrestation, ni de prison, ni seulement sur mon épaule la main flétrissante de la police. »

— « Tu as raison », acquiesça douloureusement le père de Beaumont.

— « Il m’aurait fallu vous quitter un jour ou l’autre d’ailleurs, et c’est peut-être un peu la Providence qui intervient aujourd’hui pour arranger plus vite les choses… Ah ! ce Verneuil… »

— « Et dans quel coin de pays projettes-tu de te réfugier ? » murmura-t-il, avec la voix hésitante et tremblée des vieillards chez qui l’émotion a comme tout à coup barré la poitrine.

— « Je l’ignore encore… Je sais seulement que je n’en pourrai jamais revenir… jamais… » répéta Lucas avec un regard qui révélait que à ce moment il cherchait à y fixer, pour la retenir éternellement, la dernière vision vivante de son père, de même que l’image confuse de tout ce qui l’entourait.

— « Et Marcelle ? »

— « Oui, Marcelle… Vous voyez, c’est encore elle, la pauvre, qui est la plus atteinte… Mais quand j’aurai trouvé dans quelque coin reculé un gîte secret où refaire ma vie, — et où je pourrai à la fois répandre un peu de soleil sur la sienne, selon que je lui ai juré sur les lèvres glacées de son enfant, — je saurai bien l’en avertir et l’y amener secrètement… Je viens vous la confier en attendant… elle ne vous sera guère à charge, allez, vieux père… Comme toujours elle pensera d’abord à essuyer vos larmes avant de sécher les siennes… »

Ils étaient restés silencieux, égarés tous deux dans un chaos inextricable d’idées. Tout à coup il leur avait semblé entendre dans le lointain un bruit sourd qui se rapprochait, se rapprochait, sur la route pierreuse.

— « Embrassez-moi, vieux père, » reprit vivement Lucas en s’arrachant à un cauchemar qui l’entraînait dans des abîmes sans fin… « J’ai confiance que vous me plaindrez toujours plus fort que vous ne m’accuserez. »

Ils s’étreignirent alors longuement dans la nuit, sans proférer aucune autre parole.

Puis Lucas s’était dégagé doucement et, sans bruit, en amortissant ses pas dans les herbes, il avait disparu derrière une haie de l’enclos.

Ce qui pesait maintenant aux épaules du vieux de Beaumont, ce n’était point de manier de nouveau la charrue, de s’être remis à brandir la fourche ou la faulx, c’était, la journée de travail finie, de reprendre toujours seul le chemin du logis.

Dans l’âpreté du labeur quotidien, il s’étourdissait en quelque sorte à la besogne ; il oubliait le vide morne qui planait autour de lui ; mais, le soir, de ne plus voir personne des siens surgir, ainsi que naguère, des sommets des coteaux voisins, pour redescendre du champ avec lui, le long des fossés ou des haies, tout en discourant des choses de la terre… c’est à ce moment que toutes ses pensées noires venaient fondre sur lui.

Heureusement que Marcelle lui restait et que, en la retrouvant à la maison familiale, — disposant en hâte la nappe et le couvert, les lèvres tendues pour un accueil plein de tendresse et de charme enfantin — il sentait aussitôt se répandre en lui comme un effluve passager des jours d’autrefois.

Quant à Marcelle elle-même, si elle portait toujours bien cuisante au cœur la trace des meurtrissures que la vie y avait faites, elle avait par contre pour la soutenir la jeunesse, c’est-à-dire tout ce qui s’y rattache d’espoir, de force et d’amour. À l’imitation des jeunes plantes que les orages ont tordues sur le sol et qui bientôt, de leur seule sève, se redressent sous le premier souffle vivifiant, elle s’était de même relevée, décidée à parcourir sa route jusqu’au bout.

… Jusqu’au bout, c’était là-bas son Lucas, qu’elle suivait sans cesse en esprit, qu’elle protégeait en rêve, de ses bras autant que de ses prières, contre toutes sortes de rencontres chimériques, et dont il lui tardait de partager le sort inconnu.