La Terre (Ernest Choquette)/29

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La maison de librairie Beauchemin (p. 210-214).

XXIX


Dans les premiers jours, le père de Beaumont avait senti sa tendresse paternelle seule frissonner à la nouvelle de l’arrivée prochaine de son fils. Il n’avait rien analysé au-delà de son retour au foyer natal. Yves allait revenir et cela avait suffi pour égayer les choses autour de lui… les arbres lui souriaient, les trèfles des prés sentaient meilleur. Quoique encore seul quand le soir tombait, il ne s’attristait plus de son isolement, tant une réjouissante image l’accompagnait pas à pas ; il allait maintenant allègrement à travers les cintres, ses outils de travail au bras.

Une pensée toutefois avait commencé à s’agiter dans son esprit et à le tourmenter : — « Qu’allait bien faire Yves au retour ?… » Il s’en ouvrait souvent à Marcelle, le calme repas du soir terminé.

— « Si Yves voulait reprendre la direction de la ferme : abandonner ses anciens projets » risquait-il doucement, avec un ton de lui demander ce qu’elle en pensait.

Mais la réponse, il la connaissait cependant. Lui-même se la faisait. Cet espoir — qui traversait parfois son esprit comme un mirage — de rattacher son fils à la terre, il le sentait à la réflexion de plus en plus improbable.

— « Non, tu n’y crois point, toi non plus, n’est-ce pas, Marcelle ? En effet, ce n’est pas à l’armée, ni dans les camps, que s’avive le goût du sol… Après avoir manié les crosses polies des fusils, ça écorche sans doute trop les mains les rudes mancherons de la charrue. » Il restait longtemps songeur. Il se mettait ensuite à raconter ce qu’il avait fait pendant la journée… ce qu’il se proposait d’entreprendre le lendemain.

— « Et toi, Marcelle, à quoi t’es-tu occupée ?… Jacqueline ne devait-elle point venir ? » Puis d’une voix presque basse, mystérieuse : « Aucune autre nouvelle de Lucas ?… »

Et alors, comme Marcelle répondait toujours par un long mouvement dénégateur et plein de tristesse de la tête, il passait à un autre sujet, afin de balayer tout de suite l’écho de sa question : « Ses vaches n’avaient pas donné grand lait depuis quelques jours… à cause de la chaleur, des mouches sans doute… Il l’emportait encore toutefois sur son voisin Lusignan de plusieurs livres… Quant à la moisson, il n’y avait que la « pièce du puits » de médiocre… tout le reste avait superbe apparence, ainsi que le verger… Il l’amènerait voir ça, jusqu’à l’autre bout de la ferme, une prochaine fois qu’il attèlerait… »

Puis revenant à Yves sans s’en apercevoir, il se demandait s’il allait le trouver bien changé. Il s’attendait à le trouver bruni du moins, à cause du soleil brûlant d’Afrique, des longues marches au grand air.

— « As-tu remarqué, Marcelle, ajoutait-il, les réflexions qu’il nous communiquait au sujet des Boers ?… j’en ai été attendri. Il n’aurait pourtant rien ressenti de ça, si son âme rurale eut été tout à fait morte… T’imaginais-tu ça que ces Boers de là-bas ce sont presque les « habitants » d’ici ?… »

Et il se remettait de nouveau à penser.

— « Non, je le sens bien, » reprenait-il tout à coup avec rancœur, « on tend aujourd’hui trop de gluaux à nos jeunes paysans, selon que me le disait le docteur Duvert, on leur fait trop d’appels avec les mots de chemins de fer, de mines, d’immeuble, de spéculation, d’agiotage… « Emparons-nous du commerce, de l’industrie, des affaires !… » « Les journaux et les orateurs n’ont que ce refrain,… par ce temps d’élection surtout, où il importe pour chacun des partis politiques d’éblouir, de montrer la fortune de plus près, de revêtir de succès illusoires tous les genres d’aventures et de risques… Alors, oui, Yves va mordre de nouveau à la magie des formules, au miroitement des utopies… le vertige va le reprendre… Son expérience, au Transvaal comme ici, a dû le convaincre pourtant qu’il est certaines entreprises d’affaires, des champs particuliers d’opération impossibles à soustraire à la poigne de l’Anglais. »

— « Vraiment, ajouta Marcelle, vous vous réjouiriez de le voir se livrer à la culture du sol ?… Tant d’études inutiles qu’il aurait alors faites… Tant d’argent et de temps perdus… »

— « Perdus ?… Tu ne penses pas ainsi, Marcelle ?… Car si tu ne tournes pas ta baratte avec plus d’adresse que la femme de Lusignan, combien toutefois tu te juges supérieure à elle lorsque simplement tu la vois accourir à travers la boue du chemin pour te faire écrire ses lettres… Affaire de couvent et d’instruction cependant… »

Il se levait alors, arpentait un instant la salle basse et retournait s’asseoir un peu plus loin.

— « Mais quand donc arrachera-t-on notre race à cet errement traditionnel qui prévaut à peu près unanimement chez elle et qui nous tue encore plus qu’elle nous humilie, nous les industriels de la terre : l’inutilité d’une forte instruction chez l’agriculteur ?… Oh ! l’on verrait vite l’emprise qu’ils donneraient à leurs compatriotes, le fertile sillon qu’ils creuseraient, dans la vie nationale encore plus profondément que dans le sol de leur province, les jeunes laboureurs qui penseraient à outiller leurs cerveaux et à porter leurs diplômes de bachelier, non à la médecine, ni au droit, ni à la Hamilton Powder Company, mais à la bonne vieille carrière agricole… « Perdus ? » Tu répètes avec les autres ? Loin de là ; car n’y a-t-il pas dans cette voie, de même qu’en toutes les autres, des sommets à convoiter et à atteindre ?… Vois donc Cauron, chef de ministère à Québec… Fécheur, également chef à Ottawa… De purs « habitants ».

— « Oh ! si je me nommais Yves… » concluait-il en complétant tous bas son rêve.

Et comme pendant ce temps-là Marcelle, tout en l’écoutant distraitement, avait terminé le lavage de sa vaisselle, disposé les chaises le long du mur, fermé les volets, monté la vieille horloge branlante qui depuis peut-être un siècle faisait la garde dans son coin comme une sentinelle dans sa guérite… qu’elle avait enfin tout mis en ordre dans la maison, qu’il ne restait plus rien à faire, ils se mettaient ensemble à genoux pour leur prière du soir.