La Terre (Ernest Choquette)/32

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La maison de librairie Beauchemin (p. 241-245).

XXXII


Tout en gardant une distinction de langage et de tenue qui trahissait sa situation passée et ne s’accordait guère avec les frustes besognes qu’il se mettait en frais de remplir, Yves se plaisait à revêtir la blouse du paysan et à accompagner son père dans ses multiples travaux des champs.

Au début, il y avait été entraîné par sa seule tendresse filiale, par l’obligation qu’il se sentait de remplacer l’absent : ce frère Lucas dont il retrouvait sans cesse les souvenirs rivés à chaque objet et à chaque recoin de la ferme. Aussi lorsque le matin, il entendait le vieux père se préparer silencieusement pour la tâche quotidienne, il ne pouvait se résoudre à le laisser partir seul pour les champs. Précipitamment, il endossait lui aussi sa livrée de travail : une blouse laissée par Lucas et un grand chapeau de paille : — « Attendez-moi, père » lui criait-il, et il le rejoignait en courant.

Plus tard, cela avait semblé comme si le goût lui-même de la terre l’eût repris ; il ne mettait plus aucun effort dans ses résolutions de travail ; il ne lui coûtait plus de se lever avec l’aurore. Peut-être enfouissait-il encore dans quelqu’une de ses poches un livre, un numéro de journal quelconque, mais c’était simplement pour y jeter un coup d’œil hâtif en se reposant, la dînette finie, enfoui dans l’ombre creuse de quelque épaisse veillotte.

Puis finalement, c’était devenu presque un attrait. D’accord avec son père, plus les javelles étaient drues et lourdes de grains, plus il s’en réjouissait. Il mettait maintenant de l’âme dans son rustique labeur. Il ne pensait plus à la Poudrerie, ni aux fabriques des villes, ni aux diverses positions qu’il avait si souvent convoitées autrefois. Les offres d’emploi que publiaient les journaux le laissaient indifférent.

Quoiqu’il ne s’y arrêtât pas encore entièrement, la terre était, après Jacqueline, ce qui lui tenait à présent le plus l’esprit.

Certes, oui,… « après Jacqueline »… car lorsque, au cours du travail exécuté en commun, le père de Beaumont, discourant au hasard à la manière des paysans dont la pensée se replie sans cesse sur les choses qui seules les préoccupent de plus près, abordait tout à coup la louange des Duvert, Yves le laissait dire sans s’interposer autrement que d’un mot, d’une interjection, comme une simple amorce jetée à la conversation, et le pauvre vieux mordait en effet, fier de s’épancher à fond.

— « Tout le monde est bon pour nous dans cette maison… On se croirait de la famille… Si tu avais une sœur, je crois qu’elle ne me serait pas plus chère que cette petite Jacqueline… Lui-même, le docteur, s’intéresse jusqu’à nos moissons. « Votre récolte sera bonne » m’a-t-il crié, en manière de salutation amicale, l’autre jour, en passant… C’est qu’il a l’âme rurale et qu’il descend comme nous d’une lignée de semeurs de blé… Ah ! ce n’est pas dans cette famille qu’on voudrait rougir de la terre ou de ceux qui l’ensemencent… Tu ne dis rien, toi ?… »

Yves ne disait rien, en effet, mais seulement d’entendre son père rappeler la fière admiration que les Duvert entretenaient pour la vie des champs, il sentait en lui-même que les liens qui l’attachaient à la terre se resserraient de plus en plus fortement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un matin, en tapinois, comme pour une ruse d’écolier, Yves s’était levé le premier.

Le grand calme serein de la nature et le soleil, qui déjà commençait à discrètement traîner son lumineux pinceau sur le sommet des choses, l’avaient inondé et comme attiré. Puis il y avait aussi le champ de javelles — que, le soir précédent, il avait laissées toutes couchées les unes auprès des autres, offrant ainsi l’image du moutonnement des vagues du Richelieu — qu’il lui tendait de mettre en meules, avant que le soleil ne dardât trop vivement les épaules.

Sans éveiller Marcelle, il avait en silence préparé le petit déjeûner frugal ainsi que le cruchon d’eau vinaigrée que, en vue de l’ardente soif prochaine, les travailleurs des champs emportent d’ordinaire avec eux et réussissent à conserver frais tout le jour en l’enfouissant sous quelque javelle épaisse. Sa fourche à l’épaule, il allait prendre « le large », lorsque le père Beaumont, inquiet lui aussi du sort de sa récolte entièrement fauchée et à la merci des éléments mauvais, — à l’époque des moissons, le paysan n’a qu’une défiance : la venue de l’orage, — apparut sur le perron, anxieux de scruter plus profondément l’horizon lointain. Une émotion joyeuse et suave vint aussitôt illuminer sa figure en apercevant à la fois Yves et le soleil, le soleil et Yves, déjà levés tous deux, et prêts, chacun à sa manière, à participer à la longue et rude tâche de la journée.

Après une pause où perçait son ravissement, le vieux de Beaumont demanda :

— « Comme ça, tu nous aimes toujours ? j’entends, tu aimes toujours la vie des champs ? »

— « Comment se soustraire à cette emprise, » répliqua Yves, « par des matins pareils à celui-ci, où l’odeur de la terre semble écarter les rideaux des fenêtres et venir nous baigner jusqu’aux os ?… Je m’étais proposé de vous jouer un bon tour », fit-il ingénûment… « Vous auriez été mystifié, n’est-ce pas, de me trouver rendu au travail avant vous ? »

— « Mais tu vois, » selon que Lusignan le répète souvent avec orgueil à son garçon : « Le bonhomme est toujours le bonhomme, » acheva-t-il d’un ton enjoué… Allons, viens… »

Et dans la rosée qui perlait à chaque pointe d’herbe, ils s’étaient éloignés, coude contre coude, comme deux camarades.

— « Sapristi ! moi qui voulais recommander à Marcelle de ne pas manquer de nous apporter du blé-d’Inde rôti », fit tout à coup Yves, une moue gourmande aux lèvres, mais son père ne l’avait pas entendu. Il se contenta de reprendre au bout d’un temps de silence :

— « Tu ne soupçonnes pas, mon enfant, combien ton entrain me charme et me fait espérer encore de beaux jours… Tu es bon et je te bénis. »

… Le père de Beaumont venait, cette fois, de se convaincre que la terre triomphait enfin dans le cœur de Yves.