La Terre (Ernest Choquette)/34
XXXIV
Et pourtant combien Jacqueline l’aimait au fond.
Malgré la diplomatie et la défiance sans cesse surveillée où elle s’enveloppait, elle ne pouvait entièrement cacher les élans de tendresse qui venaient l’accabler jusque dans la solitude morale où elle s’appliquait à renfermer son cœur. Et cette souffrance contenue, qui s’attachait ainsi à ses pas comme une entrave, s’exagérait encore de la cuisante pitié qu’elle nourrissait.
Si alors il faisait beau temps, si le soleil saupoudrait sa séduisante poussière d’or sur la crête des pommiers et des rochers de la Montagne, elle partait au hasard, par besoin apparent de s’agiter, humer l’air, mais en réalité pour sentir de plus près la présence de Yves. Par des méandres agrestes, qui serpentaient sous les arbres, enjambaient bizarrement d’un verger à l’autre, mais finissaient toujours par l’entraîner dans le voisinage de la ferme des Beaumont, elle allait.
De loin, enfouie sous les arbres, elle scrutait attentivement les alentours et si elle découvrait que Yves était occupé à travailler dans quelque coin reculé de son champ, sans plus aucune crainte de le trouver à la maison, elle entrait dire un bref bonjour à Marcelle.
Un bref bonjour… Ce n’était plus en effet les longs et gais bonjours d’autrefois, pleins d’interminables épanchements, qu’elles échangeaient à présent. Les événements s’étaient en ces derniers temps précipités d’une manière si étrange ; ils avaient semé dans leur vie tant d’amères énigmes, qu’il ne fusait plus de rires heureux et inextinguibles de leurs lèvres encore jeunes. Elles n’avaient plus d’illusions à échanger, de rêves à ébaucher tout haut ; il restait toujours une ombre, une alarme, un sanglot, en suspens derrière leurs pensées.
Cette fois cependant, Marcelle était accourue vers Jacqueline avec son ancien sourire accueillant et ouvert. C’est que de là-bas, de l’autre bout de l’Amérique, elle avait reçu l’appel — si longtemps craint et désiré — de Lucas. Elle n’en eut rien dit que Jacqueline l’eut deviné, tant Marcelle laissait nettement son état d’âme se refléter sur sa figure.
Après une foule d’indications variées, — où se trouvaient consignés, comme dans un schéma, le tracé de la route, les moyens de déplacement à adopter de préférence, les incidents à prévoir, les embarras à tourner, les distances, jusqu’à la rue à suivre et la porte où finalement frapper — Lucas avait ainsi terminé sa lettre : “Tu demanderas André Robert et quelqu’un, qui pleure de tristesse en t’écrivant et en songeant à ceux que tu vas quitter, te sautera à ce moment au cou, en pleurant de joie, cette fois. »
En grand mystère, faisant ainsi ressusciter les pensionnaires d’autrefois, elles avaient toutes deux longuement cherché la retraite ignorée sur la carte géographique… Que c’était loin !… Et de penser à tous ces étrangers de race, de langue, de religion, de nom, de cœur, de tout, parmi lesquels il allait falloir se perdre sans retour, Marcelle en avait reçu une vive secousse. Mais qu’importe, son Lucas sera près d’elle ; elle saura s’il souffre ou s’il est heureux ; s’il continue sa vie d’alcool ou s’il est corrigé, selon qu’il le lui jure… à cette perpétuelle incertitude, elle préfère tout.
Elle ajouta tristement :
— « Ce sont les deux d’ici, qu’il va maintenant me coûter d’abandonner. »
— « En effet, je n’y avais pas pensé, » reprit Jacqueline… « Ce pauvre vieux de Beaumont… »
— « Et ce pauvre Yves aussi ? Ne crois-tu pas ?… Que vont-ils devenir dans leur maison vide ? Je n’ai pu encore me résoudre à leur en parler, tant je me sens ballottée par des sautes successives de joie et de chagrin… Je vois si bien d’ailleurs que Lucas a tout analysé et pesé d’avance et qu’il endure les mêmes perplexités dans son gîte secret d’exilé. »
Avec sa grâce spontanée à adoucir ou à partager toute souffrance chez ceux qu’elle aimait, Jacqueline eût désiré trouver tout de suite quelque formule compatissante pour fusionner encore plus profondément son âme à celle de Marcelle ; mais elle était restée interdite, déjà debout et prête à s’en sauver, en apercevant soudain Yves qui, en tenue de paysan, son large chapeau de paille à la main par fantaisie de se mieux laisser caresser par la brise, rentrait de son travail.
À l’aspect de Jacqueline, il avait eu de même un sursaut de surprise et d’embarras gêné, mais il s’était bientôt remis, emporté par le ravissement intérieur qui tout de suite l’avait pénétré comme un vin.
— « Si vous me voyez confus, mademoiselle, ce n’est pas par honte de ma tenue de travail, » s’empressa-t-il d’émettre. « C’est que je ne puis même pas, ainsi accoutré, m’offrir pour vous guider à travers les sinuosités des vergers… N’alliez-vous pas partir pour le village ? »
— « Et cela sous-entend que si vous ne rougissez pas, vous, de votre livrée de paysan, je n’ai pas cette fierté, moi, » reprit Jacqueline avec une expression défaite… « Eh ! bien, voyez si j’en rougis », proféra-t-elle au bout d’un temps, du ton des résolutions graves. Et allant se placer auprès de lui : « Venez… »
Sous le coup de je ne sais quel reploiement subit, Yves était demeuré un instant hésitant en face d’elle, puis il l’avait suivie.
… Combien souvent toutefois il avait en esprit souhaité une circonstance pareille : Se trouver seul une bonne fois en la compagnie de Jacqueline, avec l’enchantement de marcher à ses côtés, dans l’ombre bruissantes des grands arbres du Richelieu ; lui parler doucement, avec des mots qui ne l’auraient pas interrogée, mais lui auraient tout de même arraché — prononcées ou muettes — les réponses les plus secrètes et les plus décisives ; l’initier en même temps comme une sœur à l’intimité de sa vie en lui racontant tout bas ses pensées, ses projets, ses échecs, ses espoirs que maintenant il ne mettrait plus qu’en la terre fidèle, et, sans oser trahir son cœur à fond, atteindre dans ses aveux le point le plus escarpé, n’attendant qu’un simple mot complice pour se précipiter tout à fait.
Mais déjà il ne savait plus que dire, aussi ému par le calme impressionnant du sous-bois où ils s’étaient engagés, que gêné par la silhouette qui l’accompagnait pensive.
Et ce fut Jacqueline qui rompit le silence.
Son ardeur à se défendre de rougir de la livrée de Yves avait été si spontanée, si décisif son geste, que, dans son désir de sauver ce qu’ils auraient eu de trop révélateur, elle se décida sur un sujet à côté :
— « Je vous suis fort reconnaissante de m’enseigner ce rapide sentier que j’ignorais, et dont vous paraissez par contre posséder une longue habitude. »
— « Oui, bien longue, et qui remonte à ma plus lointaine enfance… Je n’y passe jamais sans qu’une foule de réminiscences naïves ne viennent aussitôt défiler dans ma mémoire.
— « Oh ! c’est là le charme, trouvé nulle part ailleurs, il me semble, et que seuls les hommes des champs savourent : pouvoir attacher à leur gré une figure, une âme, à chacune des choses parmi lesquelles ils vivent… Si bien que ces choses finissent par leur ressembler, savez-vous ?… Je me serais reconnue ici, tant chaque objet me paraît revêtir la physionomie des de Beaumont, » conclua-t-elle avec un sourire interrogateur.
Puis elle fit mine de se hâter davantage, jetant un coup d’œil ici, arrachant là une tige qu’elle rejetait aussitôt, l’esprit visiblement occupé à combattre quelque souci.
À quelle périlleuse stratégie ne s’essayait-elle pas en effet à ce moment ? manier ses sentiments de manière à les dresser au besoin en obstacle, comme un mur, et cependant se raidir en même temps contre eux de toutes ses forces pour échapper à la tentation de se jeter à genoux et confesser son amour en demandant pardon. Car elle percevait, au tumulte des idées qui l’agitaient, qu’un pareil état de fièvre poursuivait Yves.
Jusque-là, forcés par l’étroitesse du lacet, ils avaient marché l’un devant l’autre, sans beaucoup lever du sol leur regard. Yves, roulant des pensées qui tantôt l’accablaient, tantôt l’exaltaient pour d’irrémédiables aveux, suivait l’empreinte fragile que le soulier de Jacqueline laissait comme un sillage à la surface de la terre fraîche.
Brusquement, dans une pénétrante ondée de lumière, le sentier ombragé qu’ils longeaient avait débouché d’un massif d’érables, au sommet du versant qui dominait à quelque distance du village. Toujours ce tableau — fait des grandes forêts lointaines, des pâturages avoisinants où paissaient d’innombrables troupeaux, du Richelieu qui semblait rouler jusque sous les pieds ses eaux endormeuses, des clochers, des meulons d’avoine, de tous ces objets champêtres qu’on cuit dits des décors d’opéra — toujours ce tableau, qui s’offrait de ce point particulier, avait eu le don d’émouvoir Yves. Mais cette fois son émotion s’avivait de la magie de la présence de Jacqueline.
Machinalement il avait ralenti son pas, comme pour convier cette dernière à partager son admiration, mais au fond il n’osait plus avancer, désirait prolonger la rencontre, car il savait maintenant tout proche la limite extrême où il avait résolu, à cause de la rusticité de son costume, de rebrousser chemin. Et alors il se rendit compte que, sans avoir rien dit des paroles exaltées qui le tourmentaient, ce serait irrémédiablement fini de ce tête-à-tête unique que la Providence semblait elle-même lui avoir si ingénieusement ménagé. Il ne lui resterait plus qu’à recharger son secret sur ses épaules.
Cette réflexion amère, soudainement retournée dans son esprit, lui servit de ressort. Et faisant un détour pour reprendre l’entretien au point où il l’avait laissé tomber :
— « C’est vrai que nous devrions être heureux, que nous devrions nous considérer tels au moins, nous les travailleurs du sol, et pourtant que de déboires, de désenchantements parviennent toujours à s’insinuer dans le défilé de nos meilleures impressions et ne lèguent pour âme aux choses champêtres que leurs grimaces… Ce serait exact, ce que vous imaginez, si dans la vie propre des champs on pouvait empêcher l’autre vie, l’autre… la triste… »
Jacqueline comprenait ça et elle y avait acquiescé d’une inflexion de la tête.
— « Mais il y a toujours cette ambition, ces aspirations plus hautes que nos ailes, ce cœur qu’on ne peut rêner non plus et qui dans son aveugle apprétit fausse et entraîne notre raison… J’ai déjà fait bien des circuits à sa poursuite… » Puis à voix plus tendre il lui avait raconté ses tentatives et ses échecs à la Poudrerie, sa belle fièvre de travail au début pour triompher, l’emporter par quelque succès scientifique éclatant qui les aurait matés… eux… Il l’avait pourtant atteint ce succès qu’il se flattait d’offrir à la science, à sa race, à…
Cela aussi Jacqueline le savait…
— « Et voyez »… C’est alors que désabusé, rebuté, sans une épaule de femme où appuyer son front, ce besoin l’avait pris comme une soif de s’en aller, s’éloigner, prendre du service, s’étourdir là-bas, là-bas, du bruit des canons boers… Mais il avait bientôt senti que, même en plein combat, il n’y aurait jamais assez de fumée dans le ciel africain pour obscurcir certaines visions bénies… « Croiriez-vous, » reprenait-il, « que c’est là que l’emprise du foyer natal, le rappel aigu de mon village, de certains visages chers, ont commencé par me plus violemment remuer ? Malgré le désarroi des lieux, je reconstituais, à même le veldt, de consolants paysages où je me plaisais à retrouver mes êtres bien-aimés… Et c’était toujours le simple tableau, rapidement entrevu au passage, de quelque fiancée boer, protégeant la ferme abandonnée à côté du vieil aïeul burgher, qui éveillait chez moi ces séduisantes visions… Qui m’eût dit alors que ces visions n’étaient que prématurées et que je les retrouverais toutes réelles et vivantes à mon retour ?… Et pardon, mademoiselle, si je vous le confesse, » avait-il conclu avec émotion, « mais votre ombre bienfaisante n’était pas plus absente, là-bas, des scènes chimériques que j’imaginais, qu’elle ne l’était ici, je le sais, dans la vie de Marcelle et du vieux père de Beaumont. »
Si, à ce moment, Jacqueline lui eûtdit un mot quelconque, un mot, il n’aurait plus été maître de son attendrissement ; mais non, elle se tenait muette, absorbée et comme tendue dans une douloureuse attitude de défense qui semblait le supplier de se taire.
… Ils ne marchaient plus que très lentement, tous deux renfermés dans leurs pensées et animés d’un même souffle pesant et inégal.
Quelque chose cependant persistait à dire à Yves d’en finir, ne cessait de lui remuer le sang avec violence. Et c’est alors que croyant, dans l’âcreté de son angoisse, puiser quelque force décisive qui lui permît cette fois de crier son mal, de sonder enfin ce que Jacqueline cachait sous la froideur dont elle se couvrait, il avait résolument levé les yeux sur elle.
Par parité d’âme, Jacqueline avait sans doute nettement deviné et suivi sur la figure bouleversée de son interlocuteur la trace du violent débat intérieur que l’orage de ses sentiments soulevait, car elle s’était subitement arrêtée sous ce regard, défaillante, horriblement : pâle, courbée dans l’attente pleine d’anxiété de je ne sais quelle redoutable menace suspendue sur sa tête.
Sans un mot, clouée dans l’attitude où l’imminence des aveux de Yves l’avait écrasée, sa main seule cherchant un appui dans le vide, elle restait frissonnante, comme si elle eûtattendu le coup fatal.
… Elle le savait si bien ça aussi…
Quant à Yves, il s’était écarté, puis rapproché d’elle avec un geste d’effroi. Les lèvres vibrantes, très vite il lui avait jeté trois ou quatre paroles incohérentes qu’elle avait écoutées sans répondre et voyant se lever doucement vers lui son regard chargé de larmes suppliantes, il s’était tu. Une sensation d’égarement — où perçait encore entière l’extrême tension de son esprit vainement ramassé pour un effort de perspicacité — continua de l’agiter encore quelques instant, puis sous le coup de quelqu’étrange retentissement au fond de son âme, il s’était enfui.
— « Ah ! » soupira douloureusement Jacqueline en le voyant s’éloigner.
Éperdue, elle tenta vers lui quelques pas chancelants, comme pour le retenir ; mais n’en pouvant déjà plus, avec une exclamation de déchirement plaintif :
— « Monsieur Yves… Yves… Yves… appela-t-elle, à voix de plus en plus éplorée.