La Terre ancestrale/01

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Les Éditions Marquette (p. 5-16).

I

Le vieux suit l’aïeul


— Oui mon garçon, regarde ces champs ; jette un coup d’œil sur ce blé qui mûrit : c’est de l’or cela, et plus agréable à la vue que l’autre. Ce que ta mère en fera du bon pain de ce blé-là ! Ah la terre ! la bonne terre du vieux père, ton grand père, et de l’autre et de l’autre encore ! Sens-tu l’odeur qui monte jusqu’ici ? Quand je pense aux freluquets qui achètent du parfum en bouteille ; pouah ! j’aime mieux emplir mes poches du terreau de mes champs : il ne brûle pas les narines, mais nous cause un tressaillement par tout le corps. Tiens, mon garçon : tous les gars qui ont laissé la paroisse pour aller se galvauder à la ville, eh bien, je te dis moi, que si un bon jour on leur mettait sous le nez une poignée du sol de chez eux, ils reviendraient comme des abeilles sur une flaque de sirop ; ou bien, le diable a les pinces solides. Ohé Tom ! envoie en haut, on arrive. Ton plat d’avoine, tu vas l’avoir et avec un comble. C’est une belle et bonne bête ça, mon garçon ; examine ces reins solides, ces oreilles fines, et les coups de jarret qu’elle donne. Éloi vante ses chevaux ; qu’il vienne donc les colleter avec Tom sur une charge ! C’est vrai que Fanne a toujours donné des poulains hors du commun.

C’était Jean Rioux qui s’adressait ainsi à son fils, en montant de la grève sa dernière charge de foin salé.

Ce solide vieillard à la voix tonnante, était un peu loquace, mais rude au travail, dur pour lui-même et bon pour les autres. Têtu comme un Normand et autoritaire comme un roi, il fallait devant lui, ou casser ou plier. On le surnommait « Bouche d’Or », car il n’avait jamais manqué à sa parole. Intelligent, plus instruit que le commun des cultivateurs, il possédait aussi un fond de poésie rustique, dont il ne se rendait pas compte, et qui lui faisait admirer la nature. Il n’avait jamais quitté le sol ouvert à la culture par ses ancêtres depuis plus de deux siècles. La terre était sa grande charmeuse, sa maîtresse, sa passion ; pour elle, il ressentait presque autant d’amour que pour ses enfants. C’est qu’aussi elle était digne d’affection, à cause de sa fécondité toujours entretenue par les bons soins, et de sa magnifique situation au bout du village de Trois-Pistoles. Elle surplombait le fleuve Saint-Laurent, ce majestueux cours d’eau, si large, qu’on dirait un océan et que là-bas on appelle : « la mer ». Du sommet de son coteau, un des plus splendides panoramas du pays se déroulait devant les regards charmés : Vers l’ouest, un cap revêtu d’épinettes centenaires. À sa base, sur les rochers, tout près de l’eau, se dessine un égrenage de chalets multicolores. Dans le havre, formé par l’estuaire de la rivière Renouf et protégé par un brise-lames, se balancent yachts, chaloupes et canots. De là, une longue laisse s’étend vers l’orient jusqu’au cap Damours, énorme rocher avec une touffe d’arbres pour aigrette. La vue se reportant plus loin, à l’ouest, distingue l’Isle aux Pommes, basse, nue, presque invisible. En deçà, l’Isle aux Basques pareille à un gigantesque caïman endormi sur les flots. Tout près, en face, l’Islet Drapeau, grand rocher plat, encadré de broussailles et recouvert d’une mince couche de terre arable. Un étroit canal le sépare de l’Islet Damours semblable, avec sa couverture de résineux, à une énorme émeraude sur une plaque de cristal. Plus loin, vers l’est, la Petite Razade surmontée d’une grande croix : et tout à l’orient, la Grande Razade, solitaire et mystérieuse. Au nord, par delà le fleuve, les Laurentides, long ruban bleu, ferment l’horizon.

Il embrassait ce tableau d’un seul coup d’œil, Jean Rioux, en montant de la grève vers le chemin public. Dans son rêve, des autres visions voltigeaient aussi. Il songeait à ce sol, jadis forêt vierge, défriché par un homme de son nom et de son sang, agrandi, amélioré de père en fils pendant plusieurs générations, pour parvenir en ligne directe jusqu’à lui. Aussi, il se sentait bien le maître de sa terre, le maître par droit de descendance et d’héritage incontesté. Elle faisait corps avec lui ; dans son esprit elle prenait figure d’être animé ; intérieurement il lui parlait, pendant que ses yeux lui manifestaient son idolâtrie. On eut autant surpris cet homme en lui demandant de vendre son bien, qu’en lui ordonnant de décrocher une étoile. Que ce patrimoine ne dût jamais sortir de sa famille, c’était une vérité aussi incontestable que la marche régulière des années. Les siens, ses ancêtres, autre objet de sa vénération, lignée à l’honneur sans tache, étaient tous restés fidèles à leur domaine comme le fleuve à son cours.

Bientôt il atteignit le sommet de la côte. Le soleil, se rapprochant des montagnes, paraissait accélérer sa course. L’astre, bas sur l’horizon, étendait, sur toute la largeur du fleuve, une bande lumineuse et aveuglante. Malgré la mer calme, l’eau, sous ces reflets flamboyants, semblait bouillonner ; on eût dit une traînée d’or en ébullition.

Le vieil agriculteur put alors contempler une plus vaste étendue de ses champs ; puis ses bâtisses, toutes propres, dénotant l’aisance du maître. Aussitôt il entendit la voix de son épouse ; elle appelait les vaches pour la traite. Une vraie femme, celle-là, une femme qui, en acceptant son homme, avait épousé aussi son amour pour l’héritage des vieux. Il vit en même temps son Adèle, son enfant préférée, qui éparpillait du grain aux volailles tout près de la maison. Oh Adèle ! la véritable fille de sa race, celle qui partageait ses idées, sa ferveur pour la grande enchanteresse, celle qui eût tout donné : son bonheur, sa vie, pour le domaine des aïeux. Malgré la forte instruction qu’elle avait reçue, elle s’acquittait de toutes les rudes besognes comme une rustique terrienne. Dans la tenue de la maison, elle conciliait les nouvelles méthodes avec les anciennes. Elle étudiait même, avec son père, les plus récents procédés de culture. Malgré tout cela, elle trouvait encore du temps pour la lecture et l’étude. « Oui, se disait l’heureux père, quel joli et solide brin de fille que mon Adèle ! »

Puis sa pensée se porta vers ses autres enfants : Louis, l’aîné, bien établi au deuxième rang de la paroisse ; Élise, sa première fille, mariée à un brave et riche cultivateur ; à côté de lui, Hubert son cadet, solide et actif gaillard.

Jean Rioux, dans sa rêverie, se sentait heureux. Mais il éprouva encore plus de contentement quand il vit Jeanne Michaud saluer gaiement son fils. Le bonjour lui appartenait aussi, mais le vieux matois savait bien à qui s’adressait le sourire. Il estimait bien la fille de Pierre Michaud, son voisin. « Une fille de chez nous, celle-là, se disait-il : après Adèle, il n’y a pas mieux. Quelle charmante femme pour Hubert ! »

Continuant son rêve, il voyait déjà le jeune couple à la direction de la ferme. Lui, plus vieux, moins acharné au travail, n’aiderait plus guère alors que de ses conseils.

Enfin, le vieux avec ses songes, Hubert avec ses illusions de jeunesse, le cheval avec sa charge, tout arriva bientôt à la grange. Les femmes avaient déjà commencé la traite. Assises sur de petits bancs, contre le pis des vaches, la chaudière entre les genoux, elles travaillaient en fredonnant un refrain du terroir. Les filets blancs giclaient au fond des vases. Leur bruit, d’abord métallique, s’amortissait, décroissait de plus en plus avec la montée du liquide dans les vaisseaux. Les vaches, paisibles, indolentes, d’un coup de langue se bavant sur la croupe, attendaient chacune leur tour, avec la patience d’une brute qui ne pense pas. Peut-être aussi voyaient-elles encore les grands prés, avec l’herbe succulente dont elles étaient saoules. L’astre de lumière, effleurant les Laurentides, éclairait encore cette scène, mais d’une clarté plus, diffuse, plus discrète, plus douce pour les yeux.

L’ouvrage du jour terminé, le repas pris, Hubert fit un brin de toilette.

— Tu sors, mon garçon ? questionna la mère ; tu as fourni une grosse journée de travail, tu ferais peut-être mieux de te reposer.

— Bah ! je ne suis pas fatigué. Une marche au faubourg. c’est plutôt un délassement. Et puis, on rencontre toujours quelqu’un avec qui jaser.

Le père ne dit mot, mais il eut préféré garder son fils à la maison. Ce n’est pas que d’ordinaire il l’empêchât de sortir, mais depuis quelque temps Hubert lui donnait de vagues inquiétudes. Il fréquentait Delphis Morin, un jeune homme en promenade dans la place. Or, Jean Rioux détestait ce garçon qui avait déserté la paroisse pour la ville. Il craignait que son fils ne fût ébloui par les vantardises de l’autre. Hubert n’aimait pas assez la terre, au gré du vieux. Ah, s’il avait possédé la trempe de sa fille ! Avec elle, rien à craindre.

À la maison, la soirée s’annonçait douce et paisible : la veillée de l’homme des champs qui se repose de ses rudes labeurs. Les deux femmes, assises sur le seuil de la porte, causaient tout en tricotant. Le père, par besoin d’activité, vaquait à quelques menus travaux, échangeait un bon mot avec les promeneurs : puis, la pipe aux dents, venait s’asseoir près des siennes.

Avec la tombée du jour, l’atmosphère éprouvait une grande accalmie. L’astre étincelant, disparu de l’autre côté de l’eau, ne laissait plus déviner l’endroit de sa chute que par un nuage empourpré. Petit à petit, cet amas de vapeurs perdit ses vives nuances : le rouge devint plus pâle, puis bleu, et enfin gris, pour ensuite se confondre avec le reste de l’obscurité. Au sud, une à une les étoiles commençaient à briller. Comme à l’appel des astres nocturnes, les senteurs montaient de la terre. La rosée, humectant la verdure, paraissait vouloir combattre la chaleur du jour. Les lucioles sillonnaient les ténèbres de leur étincelle bleue. Pendant que les bruits du jour se taisaient avec le départ de l’astre vivifiant, ceux de la nuit, plus discrets, semblaient naître de la noirceur. L’écho moins timide, répétait plus clairement les sons. Les grenouilles même se faisaient complices : « tut, tut, » tout près ; « tut, tut, tut » plus loin ; et toutes en chœur : « ut, ut, ut, ut. »

Comme elles sont reposantes ces paisibles soirées à la campagne, comme elles sont propres surtout à élever l’âme vers son Créateur. Si le soir nous porte au recueillement, nous force à penser à Dieu, la nuit de son côté, favorise les menées de Satan. Autant le soleil sort des nuages dans tout le triomphe de sa splendeur, autant les ombres de la nuit sont timides, rampantes en s’allongeant de l’obscurité. À leur exemple, le chef des ténèbres ne montre pas brusquement sa face, mais sournoisement, la recouvre d’une enveloppe à l’air inoffensif.

C’est ainsi que sous l’apparence de Delphis Morin, le démon, ce soir-là, disait à Hubert :

— Oui mon vieux ! ce que nous en avons du plaisir à la ville ! Ainsi, ce soir, au lieu de niaiser sur la rue, je serais au théâtre. C’est une chose que tu ne connais pas, toi, et tu ignores ce que tu perds. Je te dis qu’un gars qui a passé une semaine par là ne voudrait plus vivre à la campagne, même pour une fortune. Ici on s’embête toujours ; c’est le sommeil ; tiens, c’est la mort, ni plus ni moins. Oui, car vivre ici tous les jours de l’année, ce n’est pas mieux que la tombe. À la campagne, si tu fais un pas de travers, tous le savent et tous te critiquent ; à la ville, tu roules, tu tournes sans jamais recevoir de reproches. Surtout, on n’est pas embarrassé par les vieux : c’est ce qui est commode.

— Oui, mais écoute Delphis : si on se conduit comme un honnête homme, que ce soit dans une place ou dans l’autre, personne n’a rien à dire. À part cela, moi, en restant à la maison, j’ai ma vie toute gagnée. Ce ne doit pas être une petite affaire que de se trouver de l’ouvrage quand on ne connaît que la culture, qu’on n’a ni métier, ni recommandations.

— Je n’en avais pas de métier moi ; trouves-tu que j’ai l’air d’un vagabond ? Il n’y a pas un homme de la paroisse aussi bien vêtu que moi. De l’ouvrage Hubert, il y en a pour tout le monde. Tu peux conduire les chevaux, travailler aux abattoirs, même apprendre un métier ; et, avec un peu de chance, peut-être conduire les « petits chars ». À part cela, ton instruction n’est pas mauvaise : c’est un gros atout. Ce qu’il y a de beau : quand ta journée d’ouvrage est finie, elle est bien finie. Tu t’habilles proprement pour sortir et tu parais aussi bien qu’un avocat.

— Je te crois ; cependant lorsqu’on doit payer pour tout : la pension, le logement, les habits, il en faut de l’argent. Ici, je n’ai rien à débourser.

— Oui c’est vrai : il en faut, mais on en gagne aussi. Tous les samedis tu reçois ton salaire et tu t’amuses avec tes « poches » pleines. Inutile de serrer la poigne, la semaine suivante tu en recevras tout autant.

— Ici non plus je n’en manque pas ; le père m’en donne à mon gré.

— Bon ! la voilà la bonne affaire : quémander le vieux pour chaque trente sous dont tu as besoin. Après tout, quand tu en aurais à la charge de l’argent, qu’en ferais-tu, comment la dépenser dans les champs de foin ?

— Pour ça c’est vrai, il n’y a pas d’amusements. Ah, je ne détesterais pas la ville, tu sais ; mais c’est de me trouver de l’ouvrage qui m’assomme.

— Es-tu bête ! N’en ai-je pas trouvé de l’ouvrage, moi ? Sois donc sans inquiétude sous ce rapport ; je t’en procurerai quand tu en voudras.

— Il y a un autre empêchement : tu sais que la terre de chez nous doit me revenir ; c’est un héritage appréciable. Toi, tu n’avais rien à attendre de tes parents, donc rien à risquer.

— Ta terre ! parles donc de ce qu’elle te vaut : elle te fait patauger dans la glaise détrempée et vivre comme un rat dans son trou.

— N’empêche que je laisserais là un gros morceau.

— Il faudra bien qu’un jour elle aille à quelqu’un : ton père ne la donnera pas aux étrangers, je suppose. Alors, tu n’auras qu’à la vendre. Tant mieux si elle vaut beaucoup. Si j’avais possédé, moi, quelques mille piastres quand j’ai quitté la maison, je vivrais aujourd’hui de mes rentes.

— Me vois-tu parler au père de vendre ? Il aimerait autant changer de religion.

— Imbécile ! il ne faut pas lui en souffler mot : tu risquerais d’être déshérité. Mais après sa mort, tu seras libre d’agir comme bon te semblera.

— Tout cela c’est bel et bon, mais il n’y aura jamais moyen de décider le père à me laisser partir.

— On les envoie promener les vieux. Tu es majeur, je pense. S’imaginent-ils que nous allons lécher leurs talons pendant toute notre existence ? Ils ont organisé leur vie à leur guise, nous avons bien le droit d’agir comme eux. Après tout, le père, s’il veut s’entêter, tu n’as qu’à le planter là et à partir en cachette. Ah mon pauvre garçon ! Si tu avais vécu à la ville comme moi, le bonhomme ne te dérangerait pas beaucoup.

— Ce n’est pas encore la principale raison, Delphis ; mais je sais que mon départ leur causerait une grande peine, à la maison.

— Ils feront comme tout le monde, ils se consoleront. Seras-tu esclave toute ta vie à cause de leur entêtement et de leurs caprices ? Qu’ont-ils à dire contre la ville ? Ils ne la connaissent pas, ils n’y ont jamais été, ils ne sont jamais sortis de leur coquille. Je suis certain que quand tu leur écriras pour leur vanter ses attraits, ils iront te rejoindre.

— Ah pour ça : non. Tiens, vois-tu ce gros érable ? Peux-tu le déraciner ?

— Non.

— Eh bien ! mon ami, c’est encore plus facile que d’arracher mon père de ses champs.