La Terre ancestrale/03

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Les Éditions Marquette (p. 33-55).

III

La trahison

Le temps des fêtes passé, Delphis Morin était reparti. Il s’était quelquefois rencontré avec Hubert. Le jeune villageois n’aimait pas trop ses attentions auprès de Jeanne ; cependant il avait besoin de lui pour préparer son établissement à la ville, car il était maintenant à peu près décidé au départ. Mais, redoutant une scène terrible, il craignait toujours d’en parler à son père. Un soir, Jean Rioux entra chez lui de fort mauvaise humeur ; il revenait du village.

— Croiriez-vous, dit-il, qu’on vient de m’offrir de vendre ma terre ?

— La vendre ! s’exclama la mère, de quoi voudraient-ils donc que nous vivions ? Qui a pu te faire cette offre ?

— Un étranger. Vendre la terre ! Nous prend-il donc pour des sans cœur par ici ? La terre de Jean Rioux appartenir à un autre ! je voudrais bien voir cela. J’ai d’abord commencé à rire, croyant qu’il voulait badiner ; mais quand j’ai vu qu’il était sérieux, j’ai failli lui envoyer mon poing dans la figure. Je lui ai répondu que s’il voulait un bien, il n’avait qu’à s’en défricher un, ou à s’adresser à d’autres qu’à moi ; que mon sol pouvait encore nourrir son maître. Je lui ai demandé s’il me croyait plein de dettes et obligé de vendre. Il m’a répondu qu’il ne voulait pas m’insulter, mais que désirant établir un de ses garçons et trouvant ma terre bien belle, il voulait me la payer gros prix et comptant. Je lui ai rétorqué que si elle était belle pour lui, elle l’était encore plus pour moi ; et lui ai conseillé d’aller voir Charles Morin qui n’a pas pu garder un garçon avec lui.

— Combien t’offrait-il ? demanda la mère.

— Je n’ai pas pris la peine de le lui demander.

— Il aurait été utile de le savoir, reprit le fils, peut-être vous eut-il offert plus qu’elle ne vaut.

— Plus qu’elle ne vaut ! crois-tu donc que de l’argent puisse valoir notre patrimoine ?

— Cela dépend du goût qu’on a pour lui. Vous commencez à vieillir, et moi, j’aime autant vous le dire pendant qu’on en parle, je ne me sens pas d’attraits pour la culture ; ce qu’il me faut, c’est un bon métier à la ville ; là on peut se remuer et faire de l’argent.

Enfin, le gros mot était lâché. Surpris de sa propre hardiesse, le jeune homme se sentait tout de même soulagé par son aveu. Le père, d’abord interdit, le visage crispé, la bouche ouverte, mais sans paroles, éclata soudain :

— Hein ! Quoi ! Comment ! Vendre la terre ! Aller vivre à la ville ! Mais perds-tu la tête ? Deviens-tu fou ? Voyons, mais tu veux plaisanter.

— Il y a longtemps que je voulais vous avertir de mon départ ; la culture, je ne puis plus la sentir.

— Comment, tonnerre et déshonneur ! c’est sérieux ; et c’est Hubert qui parle ainsi, un de mes fils, un garçon que j’ai élevé, le cadet des enfants de Jean Rioux, celui qui doit me succéder comme moi au vieux père ! Et j’ai vécu pour voir cela, moi ; pour voir le déshonneur attaché à mon nom. Va-t-il falloir que sur mes vieux jours, j’aie honte de passer sur le chemin ! Et dire que j’ai amélioré la terre pour toi, pour te la rendre plus attrayante, plus productive. Avais-je bien besoin de tant trimer ? J’en avais bien assez pour mes vieux jours. J’ai cependant continué le dur travail afin d’augmenter ton bien ; je me suis cassé la tête et les bras pour appliquer à la culture les méthodes modernes. J’ai voulu te doter de la plus belle terre de la paroisse et j’y ai réussi. Regarde-le donc ton héritage, malheureux ! avant de devenir ingrat ; regarde les bâtisses ; peux-tu trouver plus de propreté et de confort ? regarde les chevaux, les troupeaux ; toutes des bêtes racées ; regarde les champs ; y vois-tu une clôture croche ou branlante, y découvres-tu des mauvaises herbes, des cailloux épars ? C’est partout un délice pour les yeux. Malgré tout cela, toi, tu n’aimes pas la terre, tu n’aimes pas le bien de ta famille. Eh bien, tu n’as pas de cœur !

Le fils, buté, se taisait, sachant que toute réplique ne servirait qu’à augmenter le courroux de son père. Après un silence, le vieux continua :

— Ah malheur ! c’est bien dommage que ta sœur ne soit pas un homme et toi une femme ! nous n’aurions pas toute cette misère. N’est-ce pas Adèle ! tu ne la laisserais pas la terre toi ?

La jeune fille n’osait répondre ; elle approuvait son père, mais ne voulait pas accabler Hubert. Les deux femmes qui, seules avec le jeune homme, l’auraient imploré, se taisaient devant la colère du maître. Celui-ci, toujours écouté, espérant que cette fois encore la remontrance avait eu raison de son fils, lui parla doucement :

— Allons, mon garçon, rien n’est décidé, ce n’est qu’une chimère qui t’est passée par la tête ? Tu vas rester ici comme tous les tiens, et que cette histoire soit finie.

— Ma vocation est d’apprendre un métier, pour gagner ma vie dans la ville.

— Ah, c’est comme cela ; eh bien, je suis ton père et je t’ordonne de rester.

— Je ne suis plus un enfant, je suis majeur.

— Tonnerre ! pars donc malheureux, sans cœur ; mais ce ne sera pas avec mon consentement, je te le jure. Non, l’absolution pour ce crime, tu ne l’auras jamais de ton père. Pars, va-t-en ; mais tu n’apporteras pas ma bénédiction, je t’en réponds. Pars, mais avant, je te…

— Père, père ! Jean, Jean ! crièrent ensemble les deux femmes en se jetant devant lui.

Le vieillard s’arrêta, regarda avec tendresse tour à tour sa femme et sa fille ; son regard paraissait dire que par amour pour elles seulement il ne continuait pas. Puis, pour montrer que celles-là au moins étaient siennes par le cœur, avec un geste caressant, il leur mit à toutes deux une main sur l’épaule et les contempla longuement. Sans ajouter un mot, il bourra nerveusement sa pipe, l’alluma et, d’un pas que pour la première fois il sentait lourd et tremblant, s’achemina vers les étables.

Avec son âme simple de paysan, il lui semblait que ses bêtes comprenaient et partageaient sa douleur. Allant de l’une à l’autre, avec des caresses, il les appelait par leur nom, leur parlait comme à des êtres humains. Elles faisaient partie de son patrimoine, comme tout ce qui l’entourait ; elles étaient l’héritage des aïeux. En s’apitoyant avec ses troupeaux, c’est à la terre, sa grande aimée, sa fidèle compagne, qu’il déversait son immense douleur.

À la maison, les femmes, retirées dans leur chambre, sanglotaient. Hubert était parti pour le village. Dans cette demeure hier encore si joyeuse, où, depuis près de trois siècles, les seules ombres n’avaient été que le départ de fervents chrétiens pour le ciel, le premier véritable deuil était apparu : le deuil de toute une race, la fin d’une lignée de maîtres du même sol.

Pendant les quelques jours qui suivirent, le père ne parla pas de départ à son cadet. Il le savait digne fils de lui-même par son entêtement. Aussi il ne désirait pas recommencer une discussion inutile et au cours de laquelle il craignait que sa colère ne l’emportât trop loin. Il ne voulait pas non plus risquer ses dernières chances, car il conservait encore un espoir, il comptait sur un suprême appui : son curé. Le curé, l’homme écouté plus que tout autre dans nos paroisses canadiennes ; celui que l’on consulte dans toutes les circonstances difficiles, qui apporte un remède à tous les maux, ne fut-ce que la consolation. En secret, Jean Rioux avait consulté son pasteur qui lui avait répondu :

— Ne lui dis rien et amène-le moi ; je ferai mon possible pour t’assister. En attendant, prions Dieu et fais prier les femmes ; je crois qu’elles sont mieux écoutées que nous.

— Je pense, monsieur le curé, qu’il n’est pas nécessaire de le leur recommander : elles invoquent Dieu depuis longtemps, j’en suis certain. J’ai aussi fait écrire à mon cousin Jérôme, missionnaire dans le Yukon. Cependant, j’ai bien peur qu’Hubert ne soit parti avant l’arrivée de ma lettre. Adèle, de son côté, a demandé les prières de sa cousine la religieuse.

Le lendemain, le grand vieillard dit à son fils :

— Habille-toi proprement, et viens avec moi au « faubourg ».

Le jeune homme, sans demander ni recevoir plus d’explications, partit avec son père. Hubert, depuis surtout la pénible scène, obéissait sans murmurer. Il croyait, en agissant ainsi, obtenir le pardon sans se repentir. Cependant, il devinait le but de cette promenade. Aussi, fut-elle gênée, presque silencieuse ; de brèves remarques sur des sujets indifférents et le silence retombait. C’est ainsi qu’ils parvinrent au presbytère.

— Bonjour, monsieur le curé ! dit Jean Rioux, d’une voix forte.

— Bonjour monsieur le curé, balbutia Hubert.

— Tiens, bonjour, bonjour mes amis ! Venez vous asseoir. Voici un garçon qui, à part de venir à l’église, ne rend pas souvent visite à son curé. Viendrais-tu faire publier, mon jeune tourtereau ? Sais-tu qu’il commence à être temps pour toi de te marier ? Un gars robuste comme tu l’es et moins mal bâti qu’un péché mortel devrait faire loucher bien des jolies filles. À part cela, avec la terre que tu as sous les pieds, tu dois être capable de faire vivre une femme. Sont-ils chanceux, Jean, ces jeunesses-là, de recevoir en naissant, le morceau tout cuit dans la bouche ! Moi, à cet âge, pour gagner une partie de mes études, je travaillais aux scieries durant mes vacances ; mon curé m’aidait pour le reste. Et toi, Jean, tu n’as pas toujours été aussi à l’aise que maintenant.

— Non, dans mon jeune temps, j’allais au chantier en hiver, et les gages n’étaient pas hauts. C’est là que la vache enragée, nous la mangions maigre. Même en été, quand les gros travaux relâchaient un peu, je travaillais pour les autres, et tout l’argent revenait à la maison. C’est de cette façon que le vieux père a réussi à nous établir tous. Je me rappelle même qu’un été, comme les bras ne manquaient pas sur la terre et que Firmin, l’ainé, voulait s’établir, j’étais monté travailler à Québec. J’avais fait le voyage en goélette. Je me serais embauché facilement, car je payais de taille, mais je traînais en remorque un petit cousin, si chétif, si maigre, si souffreteux qu’on l’eût pris pour un hareng de printemps. Il fallait nous accepter l’un et l’autre ou nous refuser tous deux. Après plusieurs jours, nous trouvâmes de l’ouvrage sur la construction du chemin de fer dans Lorette et Saint Augustin. Le salaire était de vingt-cinq sous par jour. Tout l’été, nous ne mangeâmes que du pain et de la cassonade. Nous couchions dans les granges ; il fallait s’y rendre à la nuit, en cachette, comme des voleurs. Souvent, nous étions découverts et chassés comme des vagabonds malfaisants. À l’automne, l’entrepreneur leva le pied avec sa caisse. Je dus alors me louer pour deux piastres et la nourriture, chez un nommé Jobin, à condition de défricher un morceau de terre en broussailles. Puis, le capitaine Caron nous descendit, par charité, à bord de sa goélette, jusqu’à la Rivière du Loup. Nous n’avions à payer que notre mangeaille. De là, après avoir perdu mon chapeau, je dus me rendre à Trois-Pistoles, en pleine nuit, à pieds, par un temps de déluge. J’arrivai à la maison comme la famille se levait. Après avoir narré mon aventure, je déclarai : « À l’avenir, nous vivrons tous ici, ou nous crèverons ensemble ; les voyages, pour moi, c’est fini. » Et sur la terre, dans ce temps-là, nous n’étions pas outillés comme aujourd’hui ; tout se faisait à bras. Oui, vous pouvez le dire qu’Hubert est chanceux ; une terre entièrement défrichée, libre de dettes, pourvue de tous les instruments et de troupeaux de première classe. Eh bien, vous ne me croirez peut-être pas, monsieur le curé, mais malgré tous ces avantages, Hubert veut s’en aller demeurer à la ville ; il veut abandonner la terre sur laquelle j’ai tant travaillé, la terre qui bientôt ne pourra posséder d’autre maître que lui.

— Comment ! toi, Hubert, mon cher enfant ! toi quitter la paroisse, toi, délaisser la terre avec le bel avenir qu’elle te promet ! Mais ta vie est toute tracée ici, mon garçon. Que veux-tu faire à la ville ? travailler à te faire mourir ?

— J’ai une bonne santé et ne crains pas l’ouvrage.

— Si ce n’est que par amour du travail, l’ouvrage ne te manquera pas ici : ton bien est assez grand pour t’employer et au-delà.

— Oui, c’est vrai qu’il y a du travail, mais il n’y a que ça, jamais rien pour se récréer.

— Si tu savais, mon cher enfant ! comme on est vite ennuyé de ces plaisirs de la ville, qui souvent ne sont que des occasions de pécher. Oui, et en plus, il faut de l’argent pour se les procurer : pas un geste sans être obligé de donner le sou. Qu’y a-t-il de si réjouissant dans la ville ? Les théâtres ? Des lieux l’on risque de se fausser le jugement et de se troubler les sens, des endroits où l’on ne nous expose qu’une vie fictive qui nous fait détester la nôtre. En outre, mon jeune ami, laisser la terre de chez vous ! Mais y as-tu bien pensé ? La terre possédée par tes ancêtres et tous ceux de ta famille depuis l’abatage du premier arbre. As-tu bien songé à toutes les misères endurées par ces hommes pour fonder un patrimoine à leurs descendants ? Toi, laisser l’héritage des aïeux tomber en d’autres mains ; mais tu serais comme un prince abandonnant le royaume de son père à des peuples étrangers. C’est un devoir pour toi que de continuer la suite des maîtres de même sol ; et tu dois surtout garder cet héritage à tes descendants. Tu n’as pas le droit de te dépouiller de cette noblesse terrienne que trois siècles ont établie ; il t’est défendu de jeter cette sève vigoureuse dans le tourbillon des villes. N’oublie pas que sa plus sûre garantie de vigueur réside dans son contact quotidien avec le sol natal. La campagne est la plus grande pourvoyeuse des villes : elle les alimente de matériel humain. Malheureusement, la ville est un gouffre : les pousses les plus vigoureuses s’y étiolent après la deuxième génération ; et combien d’infortunés y sombrent peu après y avoir été transplantés. La campagne, la grande, l’inépuisable productrice de la nation, remplit toujours les vides, mais à son détriment. Laissons à ceux qui s’y croient obligés, ou pensent ne pouvoir vivre dans leur paroisse, laissons à ceux-là le soin d’aller révivifier la population des villes. Mais toi qui n’a aucune raison d’y aller, toi dont le devoir est tout écrit, reste sur le coin de terre qui t’a vu naître, demeure parmi les tiens, à l’ombre du clocher qui, si joyeusement, proclama ton arrivé dans un monde chrétien.

Et puis, tes vieux parents, il me semble que tu leur dois pourtant quelque chose. Tu ne vois donc pas l’atroce douleur que tu leur causes ; tu ne prévois pas que ton départ peut les tuer ? C’est aussi un vrai crime envers tes descendants que tu veux commettre. À cause d’eux surtout, tu dois rester. Au lieu d’enfants moralement et physiquement sains, tu te prépares à fonder une famille élevée entre quatre murs, et qui se défonceront la poitrine dans des manufactures empestées. Au lieu d’en faire des rois sur leur propriété, tu veux en former des serviteurs, presque des esclaves d’un maître qui, ne les connaissant souvent pas, n’en est que plus inexorable. Eux ne seront pas comme toi libres de choisir, car nés dans la ville, ils y vivront sans jamais concevoir la belle vie qui se mène en dehors de ses murs, et sans même y rêver. Tes petits-fils déjà, ignoreront que dans Trois-Pistoles existe un domaine digne d’un seigneur ; ils ne sauront pas que pendant trois siècles, la même famille, de père en fils, le posséda, contribua à l’embellir pour le leur livrer. Par ta faute, ce domaine ne leur appartiendra pas ; par ta faute ils crèveront dans les usines, au lieu de vivre heureux dans l’air pur, au lieu d’être les maîtres du sol sur lequel ils auraient dû pousser. Par ta faute encore leur conscience sera peut-être viciée au lieu de s’épurer toujours devant la belle nature créée par Dieu et dont la vue nous rapproche de lui.

Toi-même, tu sentiras, j’en suis positif, l’erreur que tu auras commise, mais alors, tu ne pourras peut-être plus la réparer. Après t’être abreuvé des plaisirs réservés à la jeunesse, tu traîneras une triste vie avec, devant les yeux, la laideur, et en toi-même, la resplendissante vision de ta vieille paroisse. Tu la regretteras la vie paisible jadis dédaignée. Avant même de vieillir, tu verras le contraste, et ton boulet en sera d’autant plus lourd à traîner.

— Monsieur le curé, je trouve que vous me faites un tableau un peu sombre. Après tout, il y a de la religion à Québec où je veux aller ; il y a des églises, la population est presque toute canadienne-française. Vous avez toujours vécu à la campagne, vous, monsieur le curé ; vous vous figurez, j’en suis certain, pire qu’elle ne l’est en réalité, la vie que l’on mène par là.

— Oui, mon fils, Québec est peut-être la ville du monde où la morale est la meilleure, et justement, parce qu’elle est peuplée par des gens sortis depuis peu de nos bonnes paroisses rurales. Malgré cela, que de vies intactes elle a corrompues. Non, je n’ai jamais demeuré dans la ville, mais à mon âge, et dans la position où je suis, j’ai vu bien des choses. Regarde toi-même : Tout jeune que tu sois, je suis certain que tu pourrais m’en nommer des jeunes filles qui sont allées là pour s’y perdre. Plusieurs en sont revenues, mais comment désabusées, avec quelles égratignures à la morale, et quelle santé. Quelques unes, heureusement, ont pu se refaire une conscience nouvelle au contact du sol natal. D’autres sont réapparues ici, mais de passage seulement, Dieu merci ! Celles-là sont perdues à jamais. Quelquefois, les parents sont la cause première de ces malheurs. Pour leur faire gagner leur vie, sans savoir si elles ne perdront pas leur âme, on les laisse aller en service à la ville. Y vivent-elles plus richement qu’ici ? Non, mais elles y souffrent plus. Elles ne gagnent pas assez pour satisfaire leur goût de toilettes. Ah les toilettes ! Aujourd’hui, le pauvre veut être vêtu comme le riche.

— Mais, monsieur le curé, je ne suis pas une fille.

— Crois-tu donc le danger moins grand pour les jeunes gens ? penses-tu qu’ils réussissent mieux ? Les ignorants croupissent dans la misère. Les garçons instruits qui, à la campagne, ne peuvent gagner leur vie par leur savoir, ont plus de raisons pour s’expatrier. Un petit nombre de ceux-là, sérieux et travailleurs, peuvent s’y créer un bel avenir. Mais combien d’autres, sous une fictive aisance, végètent toute leur vie. À la fin de chaque semaine, ils attendent leur salaire ; c’est leur seule fortune. Je serais curieux de connaître, au bout de quelques années, les épargnes des nôtres et celles de ceux qui nous ont quittés. Ici, tout le monde est propriétaire, au moins de sa demeure. Là-bas, on n’a souvent que ses meubles.

Allons mon cher fils, pour toi, pour tes vieux parents, pour la terre des tiens, pour les enfants que tu auras, il n’est pas possible que tu nous quittes. Eh bien !…… C’est dit ?

— J’étais pourtant bien décidé à un départ définitif. Mais enfin ! si j’allais voir ; il y a toujours moyen de revenir : Québec n’est pas au bout du monde.

— Réfléchis bien à ce que je t’ai dit, mon cher garçon. Si tu succombes à la tentation, je prierai Dieu qu’il te conserve et te ramène.

Le père, les yeux humides, le fils songeur et indécis, quittèrent leur vieux pasteur.

— Hubert, n’oublie pas d’arrêter au bureau de poste avant de retourner à la maison, dit le père ; moi, il faut que j’aille chez Damours : je voudrais savoir s’il ne m’achèterait pas un bouvillon, la semaine prochaine.

— C’est bien, je vais aller chercher le journal.

Ils se quittèrent sans rien ajouter. Au guichet de la poste, le jeune homme reçut une lettre de Québec ; elle venait de Delphis Morin et disait ceci :

« Mon cher Hubert.

Si tu as toujours l’intention de monter, je puis t’avoir une bonne position : tu tiendras le temps des hommes dans un gros chantier de construction. J’y travaille moi-même, et comme je suis l’ami d’un contremaître, il m’a promis cela pour toi. Avec l’instruction que tu possèdes, c’est justement l’ouvrage qu’il te faut. Le salaire est bon et le travail facile. Plusieurs ont été renvoyés parce qu’ils volaient du temps, de connivence avec les ouvriers. Le patron te prendrait à coup sûr, car il croit plus à l’honnêteté des gars de la campagne.

Moi, je fais actuellement une belle vie. Je suis entré dans un club de hockey et je m’y fais de l’argent. C’est un club d’amateurs, qui ne doivent jouer que pour le plaisir, mais les gens n’ont pas besoin de savoir que nous retirons un salaire en cachette. Si tu lis la page sportive dans les journaux, tu y trouveras mon nom et peut-être ma photographie avant la fin de la saison. Les théâtres offrent de bien belles représentations de ce temps-ci. Il y a encore beaucoup d’autres amusements. Nous allons avoir, paraît-il, un carnaval comme nous n’en avons encore jamais vu. Les raquetteurs de tout l’est de l’Amérique vont s’y rendre avec costumes et drapeaux. Tu peux te figurer le joli coup d’œil que ce spectacle va présenter. Comme par les années passées, nous allons avoir de grandes courses de chiens. C’est ça qui en attirée du monde : il en vient de tous les coins des États. Si je fais un bon hiver, comme je m’y attends, vous allez me voir arriver en auto l’été prochain.

Avant de partir, envoie-moi un mot et j’irai te rencontrer à la gare. Si je n’y étais pas, prends une voiture et fais-toi conduire à ma pension. Tu ne pourrais me trouver autrement, car tu seras bien engourdi en arrivant ; il va te falloir quelques jours pour te déniaiser.

Je ne t’en écris pas plus long, car deux jolies filles m’attendent pour aller glisser sur la terrasse du Château.

Ton ami,
Delphis Morin.

Après la lecture de cette lettre, Hubert, comme fasciné à distance par la ville, oublia le sermon du curé, le chagrin de son père, la douleur des siens. « J’irai, oui j’irai, murmura-t-il. On a beau dire et faire, je ne veux pas être enterré vivant dans ce trou. »

Près de chez lui, il rencontra sa promise.

— Bonjour, Jeanne ! j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer.

— Quoi donc ? tu parais tout joyeux.

— J’ai une bonne position à Québec, et je pars dans quelques jours.

— C’était donc vrai, ce qu’on entendait répéter depuis quelque temps ; pourquoi ne m’en parlais-tu pas à moi, Hubert ?

— Je ne voulais pas te le dire avant d’avoir pris une décision.

— Est-ce bien décidé ? tu nous quittes ?

— Sois sans crainte, je ne veux pas te quitter, toi ; avant longtemps, je viendrai te chercher et nous pourrons enfin vivre comme du monde.

— Nous sommes pourtant bien heureux ici.

— Je ne vois rien de drôle dans la vie que nous menons : c’est toujours la même chose. Le soir après l’ouvrage, au lieu de nous enfermer, nous irons voir de beaux spectacles. Tu verras, ma Jeanne, la belle vie que nous ferons.

— Moi, Hubert, ça ne me va pas : je ne trouve rien de mieux que notre paroisse.

— C’est parce que tu n’en es jamais sortie.

— Dieu fasse que je n’en sorte jamais.

— Que veux-tu donc dire ?

— Nous aurions été si heureux ici, Hubert, au milieu de tout ce que nous connaissons depuis notre enfance, près de tous les nôtres.

— Mais là-bas aussi, nous nous ferons des amis.

— Ce ne sera jamais comme les anciens.

— Tu verras, ma Jeanne ; tu parles ainsi parce que tu ne connais pas la ville.

— Je ne désire pas la connaître non plus.

— Veux-tu dire que si je pars je ne pourrai plus compter sur tes amitiés ?

— Non, ce n’est pas ce que je veux dire, Mais d’un autre côté, je veux être franche avec toi : si tu pars pour ne plus revenir, je ne puis rien te promettre. Non, malgré toute ma volonté, je me sens incapable de te faire des promesses, car je craindrais d’y manquer. Je ne sais pas si un jour je changerai d’idée, mais actuellement, je suis incapable de quitter la paroisse. Reste donc, Hubert !

— Il faut que je parte, Jeanne : c’est ma vocation.

— Je crois plutôt qu’elle est de demeurer parmi nous tous.

— Oui, pour vivre dans la boue, la saleté et l’ennui. Tu aimes cela toi ?

— Je ne vois rien de ce que tu nommes : tout est propre, beau et grand.

— Alors, je ne puis compter sur ta parole ?

— Quand je te l’ai donnée, tu devais vivre ici. Maintenant, je ne puis te dire ni oui, ni non. J’aime mieux ne te revoir que quand tu reviendras ici pour toujours.

— C’est bon Jeanne ! Quand je reviendrai ici riche et en bourgeois ; quand alors je te demanderai de me suivre, peut-être seras-tu heureuse de dire « Oui ».

— Ne pars pas Hubert ! Ne pars pas !

— Jeanne, place ta confiance en moi : je viendrai te chercher pour te rendre heureuse.

— Bonsoir, Hubert !

— Au revoir, Jeanne !

La jeune fille entra chez elle, le cœur gros de chagrin ; elle dut vaquer quand même aux apprêts du souper. Ce ne fut qu’à la nuit, seule dans sa chambre, qu’elle pût sangloter tout bas. Tous ses rêves de jeune fille s’échappaient et sans espoir de retour.

Quelques jours plus tard, Hubert partait pour Québec. Jean Rioux, tenu par sa femme au courant des projets de son fils, s’était, ce matin-là levé bien tôt ; avant même que les autres membres de la famille ne fussent debout, il était parti pour la forêt. Adèle devait conduire son frère à la station. Le jeune homme attela lui-même le cheval. Au moment du départ, sa mère, toute en larmes, l’embrassa tendrement et lui dit : « Tâche au moins de ne pas oublier ta religion et de bien te conduire. Ton père t’a dit qu’il ne voulait plus te revoir si tu partais ; mais quand tu voudras revenir, ne pense pas à ses paroles. Tu sais, ton père, quand il est fâché, il dit bien des choses qu’il n’a pas dans le cœur. Écris-nous souvent ».

Il faisait un matin gris, humide et froid, une température qui respirait l’adieu. Sur la route, le frère et la sœur n’avaient rien à se dire. Hubert, avec la mine et le sentiment d’un coupable, devinait des reproches tout autour de lui : dans chaque objet familier, dans chaque bruit qu’il entendait. Aussi, il avait hâte d’être sur le convoi, pour échapper à cette obsession. Les passants, intrigués, se retournaient pour les mieux voir. Les femmes qui, au son des grelots couraient aux fenêtres, se disaient : « Tiens Hubert et Adèle Rioux qui passent avec une malle ! Où vont-ils, qui part donc des deux ? ». Les commentaires allaient alors leur train, et de déduction en déduction, les braves commères finissaient par découvrir ce qu’elles croyaient être la vraie solution. Aussitôt arrivée à la station, Adèle s’en retourna ; le froid était trop vif pour qu’elle laissât le cheval dehors. Dans la salle d’attente, les habitués étaient rendus : vieux rentiers, fainéants, simples désœuvrés, une dizaine de ces gens assistaient régulièrement au passage de tous les convois. La station était leur cercle. Si l’un était en retard, vous le voyiez arriver au pas de course comme à un important rendez-vous. Sitôt le train éloigné, tous disparaissaient. Parmi cette bande de bavards, l’arrivée du jeune Rioux causa une véritable commotion.

— Tiens, le garçon de Jean Rioux qui prend les chars.

— Il en a bien l’air ; où va-t-il donc ? Aux États ?

— Non, il paraît qu’il monte travailler à Québec.

— Quoi travailler à Québec ! Bien voilà du comique : un gros cultivateur comme Jean Rioux laisser partir son garçon pour gagner en dehors l’hiver. Il a pourtant bien assez trimé dans sa vie, pour garder son aide ; il devrait profiter de la morte-saison pour se reposer. C’est bien inutile d’être à l’aise, hein ?

— Si vous croyez que le vieux le laisse partir de bon cœur, vous vous trompez. Il paraît qu’il part pour tout de bon et que le père en fait une vraie maladie.

— Il est bien bête de laisser un si beau bien,

— Jean Rioux est plus fou que moi de se casser la tête à ce propos : qu’il vende et se mette à sa rente.

— Tu ne connais pas le père Jean : il n’y a que la mort pour l’arracher de sa terre. Ce monde-là, c’est trop travailleur pour arrêter.