La Terre ancestrale/07

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Les Éditions Marquette (p. 128-139).

VII

La foudre tombe

Septembre s’achevait. Le soleil venait de rentrer dans les montagnes du nord, par-delà le fleuve. Un faible reste de lumière, dernier éclat de l’astre, lueur captée et réfléchie par les nuages, coulait horizontalement sur le sol. La nuit s’avançait, mais le jour n’avait pas encore fui. Les ombrages, nés de la clarté, n’existaient plus ; les ombres de la nuit, faute d’astres, n’apparaissaient pas encore. Les bruits diurnes décroissaient : les sons qui sortent de l’obscurité, étaient encore aphones. Dans l’atmosphère calme, l’écho éclatait plus sonore. L’air frais annonçait une forte gelée. Les insectes, frileux, s’étaient terrés : les oiseaux, affamés de soleil et de chaudes brises, avaient émigré vers l’équateur. La nature se préparait à son sommeil hivernal.

Dans Trois-Pistoles, les attelages terminaient leur travail : vers les granges descendaient les charges de blé, les dernières du jour. De toutes les fermes, on entendait les commandements des moissonneurs. Juchés sur leur charrette, en clamant leur bonheur, ils lançaient aux vibrations de l’écho, d’une voix forte mais mal assurée, quelque complainte du vieux temps. Ailleurs, une fraîche jeune fille, enfouie dans la récolte qui cheminait, claironnait d’une voix limpide, une gaie mélodie. Le chant berceur faisait rêver ceux qui se taisaient. Les lourds limoniers, comme le coursier sur la trompette, semblaient cadencer leurs pas sur ces airs nonchalants.

Sur la terre de Jean Rioux seulement, on ne chantait pas. Pourtant, sur celle-là comme sur les autres, la fourragère roulait vers la grange. Le vieillard, assis sur un limon de sa voiture, harassé de fatigue, prêt à succomber, malgré sa farouche énergie, n’avait que l’amère joie de se dire :

« Je l’ai tout de même encore tenue en ordre, cette année, ma terre ; mais je suis content que le plus gros soit fait. »

Lui qui, auparavant, détestait l’approche de l’automne, l’interruption du travail des champs, désirait maintenant l’hiver et le repos. Lui qui, allègrement naguère, ramenait cette dernière charge, aujourd’hui sommeillait presque, avec ses tristes pensées. Sa fille, quoique rayonnante de santé et de jeunesse, dont l’âge permettait toutes les illusions, cachée dans les gerbes, ne chantait pas, ne rêvait pas, mais ne pensait qu’à se reposer. Elle, à qui jadis les beaux soirs d’automne apportaient la gaieté, n’y voyait plus qu’une raison pour pleurer. Elle qui, autrefois, ne vaquait qu’au ménage et aux légers travaux, accomplissait à présent l’ouvrage des hommes. Il fallait à ses muscles de femme, pour exécuter une pareille tâche, l’aiguillon de son grand courage, de son immense dévouement. Tout cela, parce que l’espoir de la famille, le continuateur de la race, préférait, mener joyeuse vie, parce qu’il avait déserté son devoir pour ce qu’il croyait être le plaisir.

— Dors-tu, Adèle ? cria le père de son siège.

— Non, père.

— Je craignais que tu ne fusses tombée ; je ne t’entendais pas.

— Soyez sans crainte, je suis bien installée.

— Tu ne chantes pas, tu es trop fatiguée ?

— Non, mais je n’ai rien en mémoire ; et il ne fait pas assez chaud.

— Enfonce-toi dans la charge : tu y seras plus chaudement. Mais prends patience, nous arrivons.

Sur le chemin raboteux, la charrette en craquant, cahota encore quelques minutes, puis arriva sur le sommet de la côte. Le cheval, s’arc-boutant dans son avaloire et, des quatre pieds, patinant dans la glaise, conduisit lentement la voiture jusqu’aux bâtisses. Peu d’instants après, les sabots ferrés de la bête résonnèrent sur le pavé de bois de l’aire. La moisson était terminée.

— Bon, ma petite, déclara le père, nous ne déchargerons pas le voyage ce soir ; demain est là.

Recevant dans ses bras sa fille qui lestement sautait de la fourragère, il la baisa au front, la pressa contre sa poitrine.

— Enfant, dit-il, je suis chanceux de t’avoir !

De grosses larmes coulaient sur ses joues brunies, les premières peut-être qu’il se rappelât avoir versées. Il fallait que, chez ce rude homme, l’émotion fût bien grande, pour qu’il la laissât paraître ainsi. Dans sa famille, les bras masculins n’avaient jamais manqué à la terre, les femmes ne s’étaient toujours occupées que des soins du ménage ; aussi le vieillard souffrait de voir sa brave fille s’éreinter aux dures besognes. La réalité, l’avenir, comme sur un tableau, se révélèrent tout à coup à son esprit ; l’agonie de sa terre par la mort de sa race, la fin prochaine d’un bien qui ne vivait plus que par les derniers soins d’un vieillard, l’écroulement de son patrimoine, avec sa chute à lui. Puis, cette vaillante enfant qui ne pourrait lui donner des petits-fils de son nom, qui ne pourrait le continuer.

Après les soins donnés aux animaux, le souper pris, Jean Rioux retourna à sa grange. Il lui répugnait d’attendre au lendemain pour vider ce voyage ; la chose ne lui était jamais arrivée, c’était comme un affront à sa force. Malgré sa fatigue, il s’acharna à la besogne.

« Allons, se disait-il, on va bien voir si le vieux Jean Rioux n’est plus bon à rien, s’il n’est pas capable de cultiver sa terre, de la tenir en ordre. Tiens !… de la force, j’en ai, j’en ai à vendre. On prétend que je vieillis : regardez-moi travailler. Ah ! ah ! mon bien sera longtemps encore la terre de Jean Rioux. Non, je n’ai pas fini de les faire prospérer mes beaux grands champs. »

Le vieillard, stimulé par son indomptable désir de durer, de faire vivre le plus longtemps possible la tradition de sa famille, développait sa vigueur jusqu’à la dernière limite. Il travaillait comme un enragé, comme sous le coup de l’alcool, ou d’un narcotique qui, pour un instant, font fournir aux muscles toute leur capacité. Cette idée fixe de conserver le même nom à son patrimoine, lui servait de véritable stimulant. Le grain, du bout de la fourche, volait sur le tas : une fourchée était à peine rendue qu’une autre partait déjà de la charrette. En un tournemain, la charge fut vidée, et le vieux, couvert de sueur, était content de lui. De sa fourche, il ramassa sur l’aire les brindilles tombées, enleva son chapeau pour s’essuyer le front de sa manche, et se dirigea vers l’étable afin de donner un dernier coup d’œil à ses bêtes. Pendant son inspection, il but plusieurs grands coups d’eau, car la transpiration l’avait altéré, puis il sortit. L’air était sec et froid, la lune brillante. Rioux, tout en se rafraîchissant, fureta ici et là, pour s’assurer que rien n’aurait à souffrir de la nuit, car il prévoyait une forte gelée. Satisfait, il entra dans la maison.

— Mon pauvre ami, dit sa femme, te voilà tout mouillé ; qu’as-tu donc fait ?

— J’ai déchargé mon voyage de grain et j’avais hâte d’en finir.

— Au moins, tu ne vas pas boire d’eau froide, dans cet état. Il y a encore du thé chaud ; veux-tu en prendre une tasse ? cela va te stimuler.

— Non, je n’ai pas soif.

— Tu n’as pas bu d’eau froide, j’espère ?

— Voyons, quand même j’aurais bu quelques gorgées d’eau : je l’ai fait tout ma vie et je ne suis pas mort.

— Je ne te comprends pas ; te voilà qui raisonnes comme un enfant. Si tu as impunément commis des imprudences quand tu étais jeune, tu ne devrais pas oublier que nous n’avons plus vingt ans.

— Cesse donc de critiquer et chauffe ton poêle ; il fait si froid que j’en ai le frisson.

Sa femme le regarda avec inquiétude. Le poêle ronflait, bourré de bûches d’érable ; la maison était surchauffée. Vivement, l’épouse dévouée fit boire à son homme, coup sur coup, plusieurs breuvages chauds et stimulants : puis, après l’avoir emmitouflé, le plaça près du poêle dans lequel elle enfourna de nouvelles bûches. Mais le frisson persistait et Jean Rioux respirait plus difficilement. La mère, plus alarmée, souffla à sa fille :

— Cours chez notre voisin Michaud et dis lui qu’il vienne, ton père est mal. Nous verrons s’il est nécessaire d’aller chercher le médecin.

La jeune fille était énervée. Pour la première fois, elle voyait un malade dans sa famille solide comme une forêt d’érables. En un instant, elle fut chez le voisin. Le voisin, l’homme de toutes les circonstances, le grand ami convié dans la douleur comme dans la joie : le voisin, presque un membre de la famille, se rendit aussitôt chez Rioux. Sa femme devait suivre à peu de distance : le temps de ranger les restes du souper et : « vite, allons aider. »

— Bonjour, Jean ! dit Michaud, il paraît que ça ne va pas comme on voudrait.

— Bah ! des peurs de femme. Parce que j’ai eu chaud et que je suis entré dans la maison froide, j’ai attrapé un petit frisson : mais ça ne sera rien. Dis donc, Pierre, toi et moi, nous ne sommes pas morts, et bien souvent nous avons eu chaud et froid. S’il avait fallu nous occuper toujours de ces niaiseries, nous n’aurions pas fait beaucoup d’ouvrage sur nos terres.

Malgré ses bravades, le vieillard parlait avec difficulté ; sa respiration était haletante, ses dents s’entrechoquaient si fort qu’il pouvait à peine articuler les mots. Pendant ce temps, les femmes s’empressaient : tisanes brûlantes, flanelles chaudes, tout était mis en œuvre pour réchauffer le malade.

— Il faut absolument le faire suer, disait la mère Michaud.

Le vieux Pierre voulait aller chercher le médecin, mais ne savait pas comment convaincre son ami que le cas était urgent. Après quelques minutes de réflexion, il se décida :

— Écoutes Jean, on ne sait pas ce que tu peux avoir ; tu as peut-être mangé des plantes vénéneuses, car tu as l’habitude de toujours mâchonner un brin d’herbe quelconque. Si tu voulais dire comme moi, j’irais chercher le médecin ; nous sommes trop près pour risquer le pire comme cela, sans savoir s’il y a du danger.

— Voyons, vas-tu te mettre du côté des femmes, maintenant ? Tu sais bien que si j’étais frappé dangereusement je serais plus mal que je ne le suis. Je me sens seulement un peu oppressé et frileux, et j’ai quelques points dans la poitrine ; mais ça va se passer. Moi qui, de ma vie, n’ai jamais eu le médecin, s’il faut que je commence maintenant à me soigner aux pilules comme une femmelette, et…

— Tiens, interrompit son épouse, c’est assez d’entêtement. Si les points commencent à te faire souffrir, il n’y a plus à hésiter. Pierre, voulez-vous atteler pour aller au médecin ?

— Eh bien, mon pauvre Jean, comme ça je vais y aller ; c’est entendu, hein ? demanda Michaud.

Le malade ne répondit pas. La tête penchée, les coudes sur les genoux, sa figure commençait à se crisper sous la douleur. Le voisin partit vite pour atteler son meilleur cheval. Il l’avait à peine sorti de l’écurie qu’Adèle arriva courant et pleurant :

— Vite, monsieur Michaud, ne perdez pas de temps : papa vient de perdre connaissance.

— Malheur ! ce ne sera pas long, ma fille ; passe à la maison les avertir d’aller chez vous.

Il partit à fond de train. Son cheval, affolé par les coups de fouet et ce départ précipité, filait comme une bête à l’épouvante. Le trajet était court. Quelques minutes après son départ, Michaud entrait en coup de vent chez monsieur Langis :

— Dépêchez-vous, docteur ; le père Jean Rioux vient de tomber subitement malade, et je crois que c’est grave.

Tout en endossant son paletot, le médecin se faisait décrire les symptômes de la maladie. S’étant ensuite pourvu des médicaments qu’il croyait utiles, il sauta dans la voiture, et la course folle recommença. Quand ils arrivèrent chez Jean Rioux, le malade avait repris ses sens. Le diagnostic ne fut pas long : C’était une pleurésie. Après avoir donné ses soins, monsieur Langis, en partant, la main à la poignée de la porte, dit à madame Rioux qui le reconduisait, attendant une explication :

— À votre place, je ferais venir le curé ; c’est un ami de monsieur Rioux, et sa visite lui ferait du bien.

— Croyez-vous donc qu’il soit aussi en danger que cela ?

— Je ne dis pas que c’est fini, mais à son âge, on ne peut répondre de rien. Vous savez qu’une pleurésie c’est bien traître. Avec ces sales maladies qui prennent si subitement, on ne sait jamais ce qui peut arriver.

Il fut décidé que Michaud, en allant reconduire le médecin, ramènerait le curé. L’épouse retourna près de son mari, afin de le préparer doucement à la visite de son pasteur. C’était presque lui annoncer sa mort, à ce rude terrien, à cet homme qui n’avait jamais éprouvé le moindre malaise, que de lui parler de la visite du prêtre après celle du docteur ; car ces vigoureux cultivateurs sont ainsi faits : ils ne demandent le médecin du corps et celui de l’âme, que pour la dernière maladie. Le vieillard commençait à réaliser la gravité de son état ; il ne fut donc pas surpris mais plutôt soulagé par les propositions de sa femme. Le curé arriva sans retard ; Michaud l’avait déjà averti que Rioux avait peu de chances de s’en sauver.

— Voyons, mon bon Jean, que fais-tu ; vas-tu te mêler d’être malade, toi aussi ? Tu n’as pourtant pas l’habitude de suivre la mode.

— Ce n’est rien monsieur le curé, vous allez prier un peu pour moi, et ça va se passer… Vous savez, je n’ai pas le temps d’être malade et encore moins celui de partir.

Après s’être entretenu quelque temps avec toutes les personnes présentes, avoir badiné un peu pour remonter les courages, le vieux pasteur s’enferma avec son paroissien. Il eut avec lui une longue conversation. De retour dans la salle commune, il annonça qu’il reviendrait le lendemain matin administrer les sacrements. Jean Rioux, bien sermonné, paraissait résigné à tout. Sa femme et sa fille l’étaient moins ; la mort de leur protecteur leur semblait une catastrophe inconcevable.

Le lendemain, avant le jour, les enfants de Jean Rioux étaient rendus à son chevet. Durant la nuit, les fils du voisin étaient allés les avertir. Consternés, ils se taisaient devant cette maladie, la première qui frappait cette maison depuis le départ des grands-parents.

Bientôt, la cloche de l’église annonça le départ du prêtre avec les Saintes-Espèces. La chambre du malade avait subi une grande toilette. Près du lit, un autel avait été improvisé. Au milieu on avait posé un crucifix de plomb. Deux cierges brûlaient dans des chandeliers de verre. L’eau bénite avait été renouvelée dans le bénitier qui pendait à la tête du lit.

Le prêtre arriva, conduit toujours par Pierre Michaud. Avant même qu’il ne fût descendu de voiture, une voisine lui ouvrit la porte. Il entra, précédé de deux enfants de chœur en soutane noire et surplis blanc sous leurs paletots. Les assistants s’agenouillèrent sur son passage pendant qu’il se dirigeait vers la table-autel. Pendant quelques minutes, à voix basse, il s’entretint avec son pénitent. Après quoi, toutes les personnes présentes vinrent se mettre à genoux pour assister à l’Extrême-Onction.