La Terre qui meurt/III

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III

CHEZ LES MICHELONNE


Il était près d’une heure. L’air chaud, mêlé de brume, tremblait sur les prés. Rousille allait vite. Voici le grand canal, uni comme un miroir ; voici le pont jeté sur l’étier, et la route qui tourne et, aux deux bords, les maisons du bourg, toutes blanchies à la chaux, avec leurs vergers en arrière, penchés vers le Marais. Rousille hâte encore le pas. Elle a peur d’être appelée et obligée de s’arrêter, car les Lumineau connaissent tout le monde dans le pays. Mais les bonnes gens font méridienne, ou bien ils saluent de loin, sans sortir de l’ombre : « Bonjour, petite ! Eh ! comme tu vas ! — Je suis pressée : il y a des jours comme ça ! — Faut croire ! » disent-ils. Et elle passe. Elle arrive sur la place longue, qui va se rétrécissant jusqu’à l’église. Maintenant elle ne regarde plus que la chétive habitation posée à l’endroit le plus étroit, là-bas, en face de la porte latérale par où, le dimanche, entrent les fidèles. C’est tout petit : une fenêtre sur la place, une autre sur une ruelle descendante, un perron d’angle de trois marches. C’est très ancien, bâti sous la volée des cloches, sous l’ombre du clocher, le plus près possible de Dieu. Les Michelonne ont toujours demeuré là. Rousille les devine derrière les murs. Un demi-sourire, une lueur d’espoir traverse ses yeux tristes. Elle gravit les trois marches, et s’arrête pour reprendre haleine.

Lorsque Marie-Rose entra, elles ne se levèrent pas, mais elles dirent ensemble, Adélaïde près de la fenêtre et Véronique un peu plus loin :

— C’est toi, petite Lumineau ! Bonjour, ma belle !

— Assieds-toi, dit Adélaïde, car tu as l’air tout essoufflée.

— Tu n’es pas malade, au moins ? dit Véronique. Tes yeux sont grands comme ceux de la fièvre ?

— Merci, mes tantes, répondit Marie-Rose, — elle les appelait « mes tantes » à cause d’une parenté extrêmement difficile à établir, mais surtout à cause de leur bonté, — j’ai marché vite, et c’est vrai que je suis lasse. Je viens pour l’argent.

Les deux sœurs échangèrent un regard de côté, riant déjà à la pensée des noces prochaines, et l’aînée, Adélaïde, passant son aiguille sur ses lèvres, comme pour les dérider, demanda :

— Tu te maries donc ?

— Oh ! que non ! répondit Marie-Rose. Je me marierai comme vous, mes tantes, avec mon banc d’église et mon chapelet. C’est pour le père, qui n’a pas de quoi payer le fermage. On est en retard.

Et comme, en parlant, elle ne regardait pas les yeux de ses vieilles amies, mais bien le sombre de la chambre, quelque part vers les lits qui se suivaient le long du mur, les Michelonne hochèrent la tête, pour se communiquer leur impression, qu’il y avait quelque chose de nouveau tout de même dans la vie de Rousille. Mais les Michelonne étaient plus polies encore que curieuses. Elles réservèrent leur pensée pour les longues heures de causerie à deux, et Adélaïde, rejetant la cape à demi ouvrée, joignant ses mains noueuses et blanches comme des ossements, penchant sa taille toute plate, reprit gaiement :

— Vois-tu, ma belle, tu arrives bien ! Je t’ai pris à bail ton argent pour obliger mon neveu, qui a des juments dans le Marais, comme tu sais, et des jolies. Il est malin pour plusieurs, ce grand Francis. N’a-t-il pas vendu hier, justement, pour un si gros prix qu’il ne veut pas le dire, sa pouliche gris pommelé, qui courait comme un vanneau fou, et que tous les marchands et tous les dannions chérissaient de l’œil, en passant sur les prés ! Pour rendre un bon morceau de la somme, il ne sera guère gêné, tu comprends. Combien veux-tu ?

— Cent vingt pistoles.

— Tu les auras. C’est-il pressé ?

— Oui, tante Adélaïde. Je les ai promises pour demain.

— Alors, Véronique, ma fille, si tu allais chez le neveu ? La cape attendra bien une heure.

La cadette se leva aussitôt, et elle était si petite debout, qu’elle ne dépassait pas la tête de Marie-Rose assise. Prestement, elle secoua son tablier noir, sur lequel des bouts de fil s’étaient collés, embrassa la nièce sur les deux joues :

— Adieu, Rousille ! Demain tu n’auras qu’à revenir ici, ton argent y sera avec nous.

Dans la paix du bourg assoupi, on entendit descendre, le long de la ruelle, le pas glissant de Véronique.

Celle-ci n’avait pas plutôt disparu, qu’Adélaïde se rapprocha de Marie-Rose, et, pointant sur elle ses yeux toujours indulgents et clairs, mais dont les paupières, en ce moment, battaient d’inquiétude :

— Petite, dit-elle vivement, tu as du chagrin ? Tu as pleuré ? Tiens ! tu pleures encore !

La main ridée saisit la main rose de l’enfant.

— Qu’as-tu, ma Rousille ? Dis-moi comme à ta mère : j’ai de son cœur pour toi.

Marie-Rose retenait ses larmes. Elle ne voulait pas pleurer, puisqu’elle pouvait parler. Frissonnante au contact de la main qui touchait la sienne, les yeux brillants, ferme de visage, comme si elle s’adressait à tous les ennemis devant lesquels elle s’était tue :

— Ils ont renvoyé Jean Nesmy ! dit-elle en se levant.

— Lui, ma chère ? un si bon travailleur ! Comment ont-ils fait cela ?

— Parce que je l’aime, tante Michelonne ! Ils l’ont chassé ce matin. Et ils croient que tout sera fini entre nous parce que je ne le verrai plus. Ah ! mais non ! Ils ne connaissent donc pas les filles d’ici ?

— Bien dit, Maraîchine ! fit la Michelonne.

— Je leur donnerai tout mon argent, oui, je veux bien. Mais mon amitié, où je l’ai mise, je la laisserai. Elle est jurée comme mon baptême. Je n’ai pas peur de la misère ; je n’ai pas peur qu’il m’oublie. Le jour où il reviendra, car il a promis de revenir, j’irai au-devant de lui. Personne ne m’en empêchera. Quand il y aurait le Marais à traverser en yole, et de la neige, et de la glace, et toutes les filles du bourg pour rire de moi, et mon père et mes frères pour me le défendre, j’irai !

Debout, irritée, elle jetait son amour et sa rancune aux murs de cette chambre déshabituée d’entendre des paroles à voix haute. Elle parlait pour elle-même, pour elle seule, parce qu’elle souffrait. Elle regardait devant elle, vaguement, sans s’occuper de la Michelonne. Celle-ci, pourtant s’était levée ; elle écoutait, tout son corps agité et soulevé, si bien prise aux paroles de Rousille, si bien emportée au dehors de son cercle restreint de pensées, que toute la paix avait disparu de son visage, et qu’une femme se retrouvait sous la vieille fille opprimée par la vie, une femme qui se souvenait et qui rajeunissait pour souffrir avec l’autre.

— Tu as raison, petite ; je t’approuve ; aime-le bien !

Rousille, à ce mot, baissa les yeux vers la Michelonne, et elle eut la révélation d’un être qu’elle ne connaissait pas. Le regard avait une flamme ; les pauvres bras, perclus de rhumatismes, se tendaient vers Rousille et tremblaient d’émotion.

— Oui, aime-le bien ! Ton bonheur est avec lui. Laisse faire le temps, mais ne cède pas, ma Rousille, parce que j’en connais d’autres qui ont refusé de se marier, dans leur jeunesse, pour plaire à leur père, et qui ont eu tant de peine, par la suite, à tuer leur cœur ! Ne vis pas seule, car c’est pire que la mort. Ton Nesmy, je le connais. Ton Nesmy et toi, vous êtes de vrais terriens, comme la campagne n’en a plus guère. Et si la vieille tante Adélaïde peut te servir, te défendre, te donner ce qu’elle a pour t’établir, viens me trouver, ma fille, viens !

Elle tenait maintenant Rousille embrassée, courbée sur son corsage noir. Et Rousille se laissait aller aux larmes, sur l’épaule de la Michelonne, à présent qu’elle avait tout dit.

La chambre fut un moment silencieuse comme le village tout entier, sous la lourde chaleur. Puis la Michelonne se dégagea doucement de l’étreinte de l’enfant, et s’approcha de la fenêtre, mais sans qu’on pût la voir du dehors. Un coin du Marais s’encadrait vers l’ouest, entre deux toits voisins, un angle dont les lignes fuyaient à l’infini dans l’herbe rousse.

— N’est-ce pas, demanda-t-elle à voix basse, c’est Mathurin qui t’a dénoncée ?

— Oui, tout le jour il m’espionnait.

— Il est jaloux, vois-tu ! Il t’en veut.

— De quoi, le malheureux !

— D’être jeune, ma pauvre ; il est jaloux de tous ceux qui pourraient prendre la place qui lui revenait, de François, d’André, de toi. Il est comme un damné, quand il entend dire qu’un autre conduira la ferme du père. Veux-tu que je te dise tout ?

Sa main frêle se leva, et montra les lointains de Marais où des peupliers, aussi menus que des brins d’avoine, rayaient par place le ciel.

— Eh bien, il pense encore à celle de la Seulière !

— Pauvre frère, dit Rousille en remuant la tête, s’il y pense encore, elle se moque bien de lui !

— Innocente ! reprit la vieille tout à fait bas. Je sais ce que je sais. Défie-toi de Mathurin, parce qu’il a bu trop d’amour pour oublier. Défie-toi de Félicité Gauvrit, parce qu’elle enrage d’être métayère et que les épouseurs ne viennent plus.

Rousille allait répondre. La Michelonne lui fit signe de se taire. Elle entendait un pas dans la ruelle. Vite, elle essuya ses yeux, elle se rassit, elle ramassa l’ouvrage, comme une petite fille surprise en faute par sa mère. Des sabots claquèrent au pied du mur, dépassèrent le perron d’angle, tournèrent vers le bas de la place.

Ce n’était pas Véronique.

Marie-Rose s’était reculée. Elle considérait son unique amie, vieille, usée, craintive, mais dont le cœur était encore jeune. Et elle ne songea plus à ce qu’elle voulait répondre. Et elle dit simplement :

— Adieu, tante Michelonne. Si j’ai besoin d’aide, je sais où aller.

— Adieu, petite ! Défie-toi de Mathurin ! Défie-toi de celle de là-bas !

Elles ne se parlèrent plus que par leurs yeux qui ne se quittaient pas. Rousille se retirait à reculons. Bientôt la porte s’ouvrit ; le loquet retomba : il ne resta plus dans la chambre qu’une vieille pliée bien bas, qui s’efforçait de coudre dans le drap noir, et qui ne voyait plus son aiguille.