La Terre tourne-t-elle ?

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Charles Nordmann
La Terre tourne-t-elle ?
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 140-170).
LA TERRE TOURNE-T-ELLE ?

Le phénix, cet oiseau fabuleux qui alors qu’on le croyait réduit en cendres renaissait soudain pour prendre son vol, ne correspond à aucune réalité zoologique, il est à peine besoin de le dire. Mais il fournit un symbole extrêmement adéquat à l’évolution de beaucoup de problèmes.

Parmi ceux-ci, il n’en est guère qui ait tant agité les hommes, dès la plus haute antiquité, que la question de savoir si la terre tourne.

Aristarque de Samos, vers l’an 280 avant Jésus Christ, supposa, suivant Archimède et Plutarque, que la terre circulait autour du soleil, ce qui le lit accuser d’impiété. Cléanthe d’Assos, vingt ans plus tard, serait, selon Plutarque, le premier qui aurait cherché à expliquer les phénomènes du ciel étoile par le mouvement de translation de la terre autour du soleil, combiné avec le mouvement de rotation de cette même terre autour de son axe. L’explication était, suivant Plutarque, tellement neuve, tellement « révolutionnaire » que différents philosophes proposèrent de diriger, ainsi qu’on avait fait contre Aristarque, une accusation d’impiété contre l’auteur, ce qui était assurément une manière d’argumenter sans réplique.

Malgré tout, l’idée nouvelle faisait son chemin. Héraclide de Pont, Ecphantus le Pythagoricien, Philolaus de Crotone. Nicolas de Syracuse, avaient dès longtemps enseigné la rotation de la terre sur son centre, à l’encontre d’Aristote pour qui les planètes et les étoiles tournaient autour de nous en même tem(is que les cieux de cristal auxquels elles étaient attachées.

En dépit de l’autorité d’Aristote et de la vogue du système géocentrique de Ptolémée, la question resta posée. Je n’en citerai pour preuve que ce passage de Sénèque :

« Il importe d’examiner si la terre est immobile au centre du monde ou, si, le ciel étant immobile, la terre tourne sur elle-même. Des auteurs ont dit que la terre nous entraine sans que nous nous en apercevions et que c’est notre mouvement qui produit les levers et les couchers apparents des astres ; c’est un objet bien digne de nos contemplations que de savoir si nous avons une demeure paresseuse ou si, au contraire, elle est douée d’une très grande vitesse, si la divinité fait tout tourner autour de nous ou si elle nous fait tourner nous-mêmes. »

On sait comment au XVe siècle l’astronome Purbach fit renaître les sphères de cristal d’Aristote auxquelles Ptolémée lui-même avait pourtant renoncé ! On sait comment les comètes observées par Tycho-Brahé firent voler en éclats toute cette puérile cristallerie céleste. On sait aussi comment l’immortel chanoine de Thorn, Copernic, dans son génial ouvrage De Revolutionibus orbum cœlestium, jeta bas le géocentrisme de Ptolémée et fonda sur des données positives le système héliocentrique. Les vicissitudes que subit celui-ci entre les mains de Tycho jusqu’à ce que le grand Kepler l’eût porté à sa perfection actuelle, sont trop connues pour être rappelées ici.

Malgré tout, les péripatéticiens ne désarmaient pas et on sait comment leurs intrigues réussirent à obtenir la condamnation de Galilée, condamnation bientôt annulée par le pape Benoit XIV.

Depuis lors, la théorie du mouvement de la terre a acquis dans le monde entier le droit de cité et a été exclusivement enseignée partout. C’est ainsi que le R. P. Secchi, le célèbre astronome qui dirigea glorieusement l’Observatoire du Vatican, écrivait en 1851 dans un de ses Mémoires sur les observations du pendule : « Le mouvement de la rotation de la terre autour de son axe est une vérité qui de nos jours n’a pas besoin d’être démontrée ; elle est en effet un corollaire de toute la science astronomique. »

Depuis trois siècles les démonstrations et les preuves expérimentales de la rotation terrestre se sont multipliées et accumulées de prodigieuse manière. L’aberration des étoiles, les mouvements des marées, l’ellipticité du globe terrestre, l’existence des vents alizés et leur symétrie par rapport à l’équateur terrestre, vingt autres phénomènes observés dans la nature ont apporté à l’hypothèse de la rotation terrestre leurs démonstrations accumulées dont chacune eût suffi à entraîner la conviction. Si de l’observation nous passons à l’expérimentation, nous voyons que celle-ci a multiplié à son tour les preuves. Parmi ces expériences, les plus célèbres sont celles qui ont été imaginées le siècle dernier par un physicien de l’Observatoire de Paris, Léon Foucault. L’expérience du pendule de Foucault et celle du gyroscope de Foucault rendent sensible à tous les yeux le mouvement de rotation de la terre. Toutes les preuves récentes de cette rotation ont été soigneusement classées, discutées et analysées dans un beau mémoire récent du R. P. Hagen, directeur de l’Observatoire du Vatican [1].

De tout cela on est tenté irrésistiblement de conclure avec Arago : « A moins de nier l’évidence, nul ne peut plus aujourd’hui mettre en doute un mouvement démontré par l’accumulation de tant de preuves astronomiques et physiques. »

Et pourtant...


Pourtant, — et c’est ici qu’on évoque malgré soi le phénix renaissant de ses cendres, — pourtant nous allons voir maintenant que ces preuves si longuement accumulées, si exactement convergentes, ne sont peut-être pas des preuves, au sens rigoureux du mot. Nous allons voir qu’il y a eu peut-être dans toutes ces controverses anciennes un colossal malentendu, une question mal posée et que peut-être le problème tout entier doit être repris ab ovo et sur des bases nouvelles.

C’est la théorie de la Relativité, c’est la théorie d’Einstein qui vient de poser sur un plan tout à fait imprévu cet antique problème qu’on croyait définitivement résolu. Encore elle ? Oui. « Car il n’est pas trop tard pour parler encor d’elle, » et une révolution qui bouleverse toute notre conception du monde ne peut pas avoir épuisé sa force en quelques semaines ; sinon, elle ne serait pas ce que nous affirmons qu’elle est.

Et à ce propos, j’ose ne pas partager entièrement les vues que vient d’exprimer dans un ouvrage récent M. Bergson sur la portée de la théorie d’Einstein et la signification physique qu’a pour celui-ci le « temps. » J’espère avoir quelque jour l’occasion de discuter les idées d’ailleurs si subtiles et si profondes qu’a développées à ce sujet l’illustre auteur de l’Évolution créatrice. Pour aujourd’hui, — et non sans regret, — je dois me restreindre exclusivement à mon sujet qui est : pourquoi et comment la théorie de la relativité conduit à considérer sous un angle nouveau la question de la rotation de la terre.

Avant de le rechercher, le souci de la justice non moins que celui de la clarté m’oblige à rappeler les grands précurseurs qui, pareils à des flambeaux d’avant-garde, ont précédé Einstein dans cette voie nouvelle.

Je veux parler surtout de Mach et d’Henri Poincaré. De l’aveu d’Einstein, les travaux de Mach sont ceux qui ont eu de beaucoup l’influence prépondérante sur la marche de son esprit. Mach, rappelons-le, était un physicien viennois, mort récemment, célèbre non seulement par son traité de mécanique si original et si profond, mais aussi par mainte découverte expérimentale, et notamment par celle de l’« onde de choc, » de ce singulier sillage acoustique qui accompagne les projectiles et qui complique, comme je l’ai déjà expliqué ici même, le repérage des canons par le son.

Le problème de la rotation terrestre et celui de la rotation en général ont longuement préoccupé Mach et sollicité ses méditations. C’est que, — et Newton l’avait nettement aperçu dès l’origine, — s’il est prouvé que la terre ou un corps quelconque tourne réellement, il est prouvé du même coup que l’espace absolu existe et même est sensible.

Voici d’ailleurs comment s’exprime Newton à ce sujet :

« Les effets par lesquels on peut distinguer le mouvement absolu du mouvement relatif sont les forces qu’ont les corps qui tournent pour s’éloigner de l’axe de leur mouvement, car dans le mouvement circulaire purement relatif ces forces sont nulles, et dans un mouvement circulaire vrai et absolu elles sont plus ou moins grandes suivant la quantité de mouvement.

« Si l’on fait tourner en rond un vase suspendu à une corde jusqu’à ce que la corde, à force d’être torse, devienne en quelque sorte inflexible ; si l’on met ensuite de l’eau dans ce vase et qu’après avoir laissé prendre à l’eau et au vase l’état de repos on donne à la corde la liberté de se détortiller, le vase acquerra par ce moyen un mouvement qui se conservera très longtemps ; au commencement de ce mouvement, la superficie de l’eau contenue dans ce vase restera plane ainsi qu’elle l’était avant que la corde se détortillât : mais ensuite, le mouvement du vase se communiquant peu à peu à l’eau qu’il contient, cette eau continuera à tourner, à s’élever vers ses bords et à devenir concave comme je l’ai éprouvé, et son mouvement s’augmentant, les bords de cette eau s’élèveront de plus en plus jusqu’à ce que ses révolutions s’achevant dans des temps égaux à ceux dans lesquels le vase fait un tour entier, l’eau sera dans un repos relatif par rapport au vase.

« L’ascension de l’eau vers les bords du vase marque l’effort qu’elle fait pour s’éloigner du centre de son mouvement, et on peut connaitre et mesurer par cet effort le mouvement circulaire vrai et absolu de cette eau [2], lequel est entièrement contraire à son mouvement relatif ; car dans le commencement où le mouvement relatif de l’eau dans le vase était le plus grand, ce mouvement n’excitait en elle aucun effort pour s’éloigner de l’axe de son mouvement ; l’eau ne s’élevait point sur les bords du vase, mais elle demeurait plane et par conséquent elle n’avait pas encore le mouvement circulaire vrai et absolu. Lorsque ensuite le mouvement de l’eau vint à diminuer, l’ascension de l’eau sur les bords du vase marquait l’effort qu’elle faisait pour s’éloigner de l’axe de son mouvement ; et cet effort qui allait toujours en augmentant, indiquait l’augmentation de son mouvement circulaire vrai [3]. Enfin ce mouvement circulaire vrai fut le plus grand lorsque l’eau fut dans un repos relatif dans le vase. »

A cette argumentation fondamentale, et qu’un coup d’œil superficiel pourrait faire croire sans défaut, Mach réplique en substance ceci :

Newton est ici en contradiction avec son dessein avoué de n’étudier que des faits, avec son hypotheses non fingo. L’espace absolu par rapport auquel il croit qu’il détermine la rotation de son vase est une notion purement abstraite, insaisissable, non sensible. Quand on regarde ce qui se passe dans cette expérience, quand on observe, quand on veut se rendre compte par rapport à quoi tourne notre vase plein d’eau, que constate-t-on ? On constate immédiatement, ou du moins on peut montrer sans peine que ce n’est pas par rapport à l’atmosphère, par rapport au milieu matériel sensible dans lequel le vase est plongé. Est-ce par rapport à un milieu plus subtil qui remplit tout l’espace ? Newton ne s’est certainement pas posé la question d’autant que sa théorie de l’émission de la lumière ne l’obligeait pas à concevoir l’existence de ce milieu plus subtil, que la physique classique a appelé l’éther. Mais si Newton ne s’est pas posé la question, nous pouvons, nous, et nous devons nous la poser. Est-ce par rapport à l’éther que tourne le vase plein d’eau ? L’expérience de Michelson, et les expériences analogues, montrent que nous n’en pouvons rien savoir, et qu’à cet égard, et comme repère des mouvements, ce milieu est comme s’il n’était pas.

Quel est donc le repère réel, le point, la chose observable qui nous permet, lorsque nous l’observons en même temps que le vase, de dire : je vois que le vase tourne. Lorsqu’on examine cela, et qu’on réfléchit un instant, on voit facilement, comme le remarque Mach, que les points de repère auxquels nous rapportons finalement tous les mouvements de rotation ou autres des objets sensibles sont les étoiles. Les étoiles sont si éloignées de nous que, malgré la vitesse souvent énorme de leurs mouvements propres (et qui atteignent parfois plusieurs centaines de kilomètres par seconde), elles restent pratiquement et pour nous immobiles les unes par rapport aux autres, et qu’il faut des années d’observations astronomiques très délicates pour décider qu’il n’en est pas ainsi.

C’est par rapport aux corps éloignés de l’univers que nous observons finalement le mouvement du vase plein d’eau de l’expérience newtonienne, comme les mouvements de la terre et des planètes,

Si la terre est animée d’une rotation absolue autour de son axe, si elle tourne réellement, absolument, il s’ensuit, selon le raisonnement de Newton, que des forces centrifuges s’y manifestent, qu’elle est aplatie, que l’accélération de la pesanteur diminue à l’équateur, que le plan du pendule de Foucault et que le gyroscope tournent, etc. Tous ces phénomènes, selon Newton, disparaîtraient, si la terre était au repos et si les corps célestes étaient animés d’un mouvement absolu tel que la même rotation relative en résulte, c’est-à-dire si le système de Ptolémée était vrai.

Évidemment, il en serait ainsi, si on prend a priori l’espace absolu pour point de départ. Mais il en est tout autrement, si, — en vertu même des principes newtoniens, — nous ne faisons aucune hypothèse et si nous nous en tenons aux faits, rien qu’aux faits. Que voyons-nous alors ? C’est que nous ne pouvons observer que des mouvements relatifs de corps par rapport à d’autres corps.

Et alors on trouve que les mouvements dans l’univers sont les mêmes, qu’on adopte le système de Ptolémée ou celui de Copernic. « Ces deux conceptions, comme dit Mach, sont également justes  ; la seconde n’est que plus simple et plus pratique. L’univers ne nous est pas donné deux fois, d’abord avec une terre au repos, puis avec une terre animée d’une rotation, mais bien une fois, avec ses mouvements relatifs seuls déterminables. Il est donc impossible de dire comment seraient les choses, si la terre ne tournait pas. Tout ce que nous pouvons faire est d’interpréter de diverses façons le cas qui nous est donné. »

Bref : 1° Newton affirme que, si le ciel étoile tournait autour de la terre immobile, il n’y aurait point sur celle-ci les forces centrifuges qui l’ont renflée à l’équateur ; 2° Mach affirme qu’en ce cas ces forces centrifuges terrestres existeraient pareillement avec des effets identiques. Les deux affirmations sont absolument contradictoires. Malheureusement, l’expérience qui permettrait de décider entre elles est irréalisable. La controverse, ainsi que je l’ai déjà expliqué ailleurs [4], est donc purement métaphysique, c’est-à-dire pratiquement insoluble, c’est-à-dire sans intérêt... pour les physiciens.

Mach remarque aussi que l’expérience du vase rempli d’eau et animé d’un mouvement de rotation nous apprend que la rotation relative de l’eau par rapport au vase (dans l’expérience précédente) n’éveille pas de forces centrifuges apparentes et que celles-ci sont éveillées par le mouvement relatif de l’eau par rapport à la masse de la terre et aux autres corps célestes.

Si la paroi du vase avait été rendue plus épaisse et plus massive jusqu’à avoir plusieurs lieues d’épaisseur et à peser des milliards de tonnes, personne ne peut dire ce qu’aurait donné l’expérience de Newton, et si on n’aurait pas constaté alors une force centrifuge causée par la rotation de l’eau par rapport à ce vase. Tout ce que nous avons le droit d’affirmer, c’est que les forces centrifuges qu’on constate paraissent liées à la rotation considérée par rapport à l’ensemble des corps de l’univers, par rapport à l’ensemble des masses de l’univers. L’ensemble de ces masses peut, nous l’avons vu, être assimilé pratiquement à une masse unique et invariable à cause des grandes distances des astres.

Par une intuition qu’il n’est pas exagéré de considérer comme géniale, et qui Ct d’ailleurs à l’époque lever les épaules incrédules de bien des tenants de la science classique, Mach a complété en ces termes sa pensée : « Une rotation relativement aux étoiles fixes fait naître dans un corps des forces d’éloignement de l’axe ; si la rotation n’est pas relative aux étoiles fixes, ces forces d’éloignement n’existent pas. »

Cette petite phrase, nous le verrons, contient le germe des idées que, sur ce point essentiel, le génie d’Einstein a fait magnifiquement fructifier.

Il faut d’ailleurs remarquer que la plupart des mouvements que nous observons sur la terre sont d’une durée et d’une amplitude si faibles qu’il est, pour la plupart d’entre eux, tout à fait superflu de tenir compte de la rotation ou de la variation de vitesse progressive de la terre par rapport aux astres. Ces facteurs ne doivent entrer en ligne de compte que pour des projectiles lancés à grande distance, pour des cas analogues à celui du pendule de Foucault (mouvement pendulaire lent et très prolongé). En cherchant à appliquer aux planètes les principes mécaniques découverts par Galilée et ses émules. Newton observa que les planètes semblent conserver leur direction et leur vitesse par rapport aux corps très éloignés, aux étoiles, de la même façon que les objets en mouvement par rapport à la surface terrestre les conservent par rapport à celle-ci. Ainsi Newton lui-même était obligé, en dernière analyse, de repérer les mouvements planétaires par rapport aux étoiles fixes, par rapport à des objets réels. Mach a dit à ce propos : « Affirmer qu’au sujet du mouvement des objets on connaît autre chose que leur allure par rapport aux corps célestes éloignés, allure fournie par l’expérience, est un acte de mauvaise foi scientifique. » Par où l’on voit que, même dans la controverse d’idées des savants, se glissent parfois des expressions énergiques… trop énergiques.

Il convient d’ailleurs de remarquer que les tenants les plus énergiques et les plus brillants de l’espace absolu de Newton éprouvent eux-mêmes le besoin de préciser que, finalement, ce qu’ils appellent ainsi n’est que cet espace sensible que jalonnent ces repères très éloignés que sont les étoiles. Le plus éminent des défenseurs actuels de la conception newtonienne, M. Paul Painlevé, vient de publier une brochure très intéressante et pleine d’idées [5]. En partant de conceptions que, par une intuition bien curieuse et presque divinatrice, il avait émises, il y a de longues années, il y expose une tentative remarquable faite par lui dans le dessein d’adapter la mécanique classique aux faits nouveaux révélés par Einstein et par l’étude des particules ultra-rapides. Cette belle tentative de M. Painlevé est faite sans que son auteur renonce à rien abandonner des prérogatives du « temps absolu » et de l’ « espace absolu. » Ce premier essai de conciliation entre le relativisme et le classicisme sur le terrain des faits, ne peut manquer d’avoir du retentissement. Mais ce que j’en veux surtout retenir, c’est que M. Paul Painlevé « absolutiste » impénitent emploie sans cesse, et bon gré mal gré, le langage même de Macb, soit qu’il écrive : « Imaginons par exemple un astre sans rotation par rapport aux étoiles, » ou encore : « Imaginons trois directions allant du centre du soleil à trois étoiles choisies une fois pour toutes ;... tous les axiomes de la mécanique sont vérifiés sensiblement, si les mouvements sont ainsi repérés (par rapport à ces trois directions). »

C’est reconnaître d’une façon implicite que seul un repérage des mouvements sur les astres éloignés, c’est-à-dire sur des objets réels, est réalisable.

En somme, on voit qu’» absolutistes » et « relativistes » sont d’accord lorsqu’ils font des expériences, des observations, pour rapporter la loi d’inertie et toutes les lois mécaniques aux étoiles fixes, pour l’espace, et à la rotation de la terre (par rapport à celles-ci) pour le temps. Seulement, les premiers se croient autorisés à aller plus loin, à extrapoler mentalement leurs résultats expérimentaux pour imaginer ces entités insaisissables (encore que fort commodes pour les calculs), qu’on appelle « espace absolu, » « temps absolu. » Les seconds au contraire se rivent éperdument aux réalités observables et sensibles comme le capitaine à sa dunette dans la tempête nocturne ; et ils s’interdisent de rien affirmer sur ce que l’Océan, là-bas, roule dans ses flots noirs.

Mach a résumé son point de vue célèbre, et si longtemps considéré comme paradoxal, en ces termes : « En fait, nous ne pouvons déterminer de directions et de vitesses que dans un espace dont les points sont caractérisés directement ou indirectement par des corps donnés... Certains contradicteurs sont d’avis que l’on nie le mouvement absolu pour la raison que l’on croit ne pouvoir se le représenter... La représentabilité et la reconnaissabilité du mouvement absolu ne doivent pas être confondues : seule la seconde manque. Mais l’investigateur de la nature ne s’occupe précisément que de la reconnaissabilité. Ce qui n’est pas constatable, ce qui n’a pas de marque sensible n’a pas de signification dans la science. Il ne me vient du reste pas à l’idée de mettre des limites à l’imagination d’un homme... Mais on ne peut mesurer à l’aide d’aucun étalon l’espace de l’illusion. »

Le mathématicien Neumann, partisan de l’espace absolu et qui avait même donné un nom (le corps Alpha) au repère absolu... et hélas ! inobservable, auquel il rapportait tous les mouvements, fit à Mach l’objection suivante : si on se représente un astre animé de rotation et par conséquent soumis à des forces centrifuges et aplati, nous ne pourrons rien changer à ces circonstances en supposant la disparition de tous les autres astres ; le corps céleste en question doit continuer à tourner et à rester aplati. Mais si le mouvement de rotation n’est que relatif, l’aplatissement devrait disparaître en même temps que le reste de l’univers, ce qui parait inconcevable.

A cela Mach a répondu très fortement par des arguments qu’on peut résumer ainsi : 1° on ne peut pas faire cette expérience qui consiste à faire disparaître tous les corps de l’univers à l’exception d’un seul et par conséquent savoir ce qui se passerait et qui a raison ; par conséquent, cet argument est métaphysique et sans intérêt pour la physique ; 2° il y a quelque chose de bien invraisemblable, physiquement parlant, dans le raisonnement de Neumann, c’est que l’ensemble de tous les corps de l’univers est sans influence sur l’un d’eux.

En somme, conclut Mach, « exclure le mouvement absolu, revient à écarter ce qui est dépourvu de signification physique. »

Tel est, brièvement résumé, le rôle joué par ce puissant précurseur dans la genèse de la théorie de la relativité et, plus particulièrement, dans l’aspect nouveau sous lequel celle-ci va nous montrer le problème de la rotation terrestre.

Encore que postérieures aux idées de Mach, celles d’Henri Poincaré n’en ont pas moins eu, sur un plan un peu différent, une influence aussi profonde, aussi vaste et féconde.

Tandis que Mach, expérimentateur hors pair, philosophe et mathématicien médiocre, s’attachait au côté purement expérimental des phénomènes et des théories, c’est de plus haut que Poincaré, philosophe et mathématicien, a visé le problème tout entier. C’est en quelque sorte un agnosticisme a priori, une sorte de scepticisme transcendantal, la conviction à laquelle il était arrivé que nous ne pouvons saisir autour de nous que des relations et jamais la chose en soi, ce sont ces vues d’aigle qui ont imprimé à la grande pensée de Poincaré sa démarche si particulière en ce domaine.

Poincaré imagine qu’un homme soit transporté sur une planète dont le ciel serait constamment couvert d’un épais rideau de nuages, de telle façon qu’on ne puisse jamais apercevoir les autres astres ; sur cette planète on vivra comme si elle était isolée dans l’espace. « Cet homme, dit Poincaré, pourra cependant s’apercevoir qu’elle tourne, soit en mesurant l’aplatissement (ce qu’on fait d’ordinaire en s’aidant d’observations astronomiques, mais ce qui pourrait se faire par des moyens purement géodésiques), soit en répétant l’expérience du pendule de Foucault. La rotation absolue de cette planète pourrait donc être mise en évidence. »

« Il y a là un fait qui choque le philosophe, mais que le physicien est bien forcé d’accepter. »

« On sait que de ce fait, Newton a conclu à l’existence de l’espace absolu ; je ne puis en aucune manière adopter cette manière de voir. » Et ailleurs, Poincaré développe les raisons de son opposition formelle à la conception newtonienne. « Il n’y a pas, affirme-t-il, d’espace absolu, et nous ne concevons que des mouvements relatifs. » Et sans cesse il revient sur cette affirmation de principe : le mouvement relatif n’est pas seulement pour nous un résultat d’expérience, mais a priori toute hypothèse contraire répugnerait à l’esprit. Mais, ajoute-t-il, pourquoi, si le principe du mouvement relatif est vrai, ne s’impose-t-il à nous que dans le cas des mouvements rectilignes et uniformes ? « Il devrait s’imposer à nous avec la même force, si ce mouvement est varié ou, tout au moins, s’il se réduit à une rotation. Or dans ces deux cas le principe n’est pas vrai. »

La gloire d’Einstein est précisément d’avoir répondu à la double question posée par Poincaré et d’avoir montré que cette dernière affirmation (celle que j’ai soulignée) de l’illustre géomètre-philosophe cesse d’être exacte lorsqu’au lieu de considérer, dans les événements de l’univers, séparément le temps et l’espace, on considère ce conglomérat des deux qui est l’« intervalle, » tel que je l’ai défini naguère ici même. En résolvant d’une manière géniale la première des questions posées ci-dessus par Poincaré, en faisant rentrer le mouvement varié dans le principe de relativité (ce qui fut possible par l’assimilation géniale de l’accélération à un champ de gravitation), Einstein a, comme je l’ai montré ailleurs [6], fait rentrer la gravitation dans la mécanique et obtenu les découvertes merveilleuses que l’on sait. Quant à la seconde partie de la question posée par Poincaré, quant à la rotation, nous nous proposons précisément de montrer aujourd’hui comment Einstein l’a fait, elle aussi, passer docilement sous le joug du principe de relativité.

Quoi qu’il en soit, sans résoudre la question, sans prévoir même comment on pourra la résoudre, Poincaré, avec son intuition admirable, a bien senti que ce pourrait être en dehors du cadre rigide du mouvement absolu de Newton. On connaît (et je viens de la rappeler) son hypothèse ingénieuse des savants opérant sur une planète séparée de la vue des autres astres par une épaisse couche de nuages. Tout le monde a lu ces pages où Poincaré imagine ces savants construisant une mécanique de plus en plus compliquée pour rendre compte des phénomènes étranges qu’ils constatent peu à peu : renflement équatorial de leur planète, giration des cyclones toujours dans le même sens, déviation du pendule, etc. Accumulation d’hypothèses et de complications qui font de leur science un édifice de plus en plus embrouillé jusqu’au jour où parait un Copernic qui s’écrie : « Il est bien plus simple de supposer que la terre tourne ; il est plus commode de supposer que la terre tourne, parce qu’on exprime ainsi les lois de la mécanique dans un langage bien plus simple. » « Cela n’empêche pas, ajoute Poincaré, que l’espace absolu, c’est-à-dire le repère absolu auquel il faudrait rapporter la terre pour savoir si réellement elle tourne, n’a aucune existence objective. »

A propos de cette dernière affirmation si catégorique de Poincaré, on me permettra de remarquer qu’il y a au moins un moyen (il y en a peut-être d’autres différents) de concilier l’agnosticisme poincariste avec la possibilité au moins théorique de constater que la terre tourne réellement : c’est de supposer que la terre et toutes les étoiles visibles, tout notre univers sensible est contenu dans une bulle d’éther isolée et qui est elle-même mobile dans ce quelque chose d’inaccessible que serait l’espace absolu. En ce cas, on peut très bien concevoir qu’on puisse savoir que hi terre tourne par rapport à l’éther de notre univers, sans que cela signifie qu’elle tourne par rapport à cet espace absolu. Cet éther de notre univers, même supposé formant un bloc, ne serait lui-même qu’un milieu en mouvement inconnu par rapport à l’espace absolu ; il constituerait un espace privilégié, l’espace particulier de notre univers limité. Il suffirait alors de remplacer dans les énonces de Newton et de la mécanique classique le mot absolu par le mot privilégié pour que tombât l’objection philosophique et agnostique de Poincaré.

Quoiqu’il en soit, celui-ci a terminé sa discussion si profonde et subtile de la question par la phrase aujourd’hui célèbre : « Dès lors cette affirmation : « la terre tourne, » n’a aucun sens, puisque aucune expérience ne permettra de la vérifier ; puisqu’une telle expérience, non seulement ne pourrait être ni réalisée, ni même rêvée par le Jules Verne le plus hardi. Ou plutôt ces deux propositions : « la terre tourne, » et : « Il est plus commode de supposer que la terre tourne, » ont un seul et même sens ; il n’y a rien de plus dans l’une que dans l’autre. »

On se souvient des polémiques de presse qui s’ensuivirent et où la compétence, sinon la bonne foi, brillèrent quelque peu par leur absence. Poincaré crut de son devoir ultérieurement de revenir sur ce sujet et de se défendre d’avoir voulu réhabiliter le moins du monde le système de Ptolémée et justifier si peu que ce fût la condamnation de Galilée.

« Non, s’écriait-il, il n’y a pas d’espace absolu ; ces deux propositions contradictoires : « la Terre tourne » et « la Terre ne tourne pas » ne sont donc pas cinématiquement plus vraies l’une que l’autre. Affirmer l’une en niant l’autre, au sens cinématique, ce serait admettre l’existence de l’espace absolu.

« Mais... voilà le mouvement diurne apparent des étoiles et 

le mouvement diurne des autres corps célestes et, d’autre part, l’aplatissement de la terre, la rotation du pendule de Foucault et la giration des cyclones, les vents alizés, que sais-je encore ? Pour le ptoléméien, tous ces phénomènes n’ont entre eux aucun lien ; pour le copernicien, ils sont engendrés par une même cause. En disant : la terre tourne, j’affirme que tous ces phénomènes ont un rapport intime, et cela est vrai, et cela reste vrai, bien qu’il n’y ait pas et qu’il ne puisse y avoir d’espace absolu...

« La vérité pour laquelle Galilée a souffert reste donc la vérité, encore qu’elle n’ait pas tout à fait le même sens que pour le vulgaire et que son vrai sens soit plus subtil, plus profond et plus riche ! »

Si éloquente que soit cette protestation fameuse de Poincaré, oserai-je avouer qu’elle ne fait que confirmer la fameuse formule qui avait déchaîné la tempête : « Ces deux propositions : la terre tourne, et : il est plus commode de supposer que la terre tourne, ont un seul et même sens. »

Ce que personne n’a fait remarquer, je crois, dans ce débat, et ce qui est pourtant l’essentiel, c’est ceci : Poincaré a en somme avancé que les adversaires de Galilée pouvaient avoir raison, et que Galilée avait aussi raison, c’est-à-dire que les uns et l’autre étaient à la fois dans le vrai, seul le langage employé étant différent. Il est donc évident qu’il n’y avait pas lieu à condamnation en tout état de cause et qu’il n’est pas juste de condamner pour ses opinions un homme qui a la même opinion que son juge, et simplement parce qu’il l’exprime dans un langage un peu différent. Malheureusement, les adversaires de Galilée n’étaient pas relativistes, pas plus que Galilée lui-même en l’occurrence, sans quoi ils ne s’y fussent pas trompés.

Il y avait pourtant des relativistes dans ce temps-là Ce n’étaient d’ailleurs ni les coperniciens, ni les ptoléméiens, mais quelques personnes qui cherchaient à pratiquer, pour des raisons d’opportunité ou de sagesse, la doctrine du juste milieu.

Parmi ces relativistes d’alors, il convient de citer Tycho-Brahé qui, observateur et expérimentateur admirable, a d’ailleurs émis des idées tout à fait absurdes sur le système du monde. Mais parmi ces erreurs se sont glissées quelques perles précieuses. J’emprunte ce passage à un texte de Tycho-Brahé opportunément résumé par M. Painlevé. « Nos observations, disait en substance l’astronome danois, n’atteignent que des mouvements relatifs : nous n’avons aucune raison d’affirmer que tel corps est fixe plutôt que tel autre. C’est une question de convention, de point de vue. Il nous est loisible de supposer un observateur placé sur le soleil, comme il nous est loisible de le placer sur la terre[7]. Et puisque la science nous laisse libres de choisir le point de vue, adoptons celui que nous imposent les Écritures saintes ; prenons la terre comme repère fixe. »

On conviendra, si on se reporte aux temps troublés où écrivait Tycho, que le critérium de Ia« commodité » si cher à Poincaré, se tourne ici nettement en faveur de la conception relativiste de Tycho et contre le système « absolutiste » des coperniciens.

Je crois d’ailleurs utile de reproduire ici même l’essentiel des idées si intéressantes qui, selon M. Painlevé, justifient du point de vue épistémologique sa croyance à l’espace et au mouvement absolus, idées qu’il a développées, il y a de longues années déjà et auxquelles il semble encore aujourd’hui entièrement attaché[8].

Dans toute critique, dans tout exposé des principes de la mécanique, dit M. Painlevé, on est conduit presque inévitablement à étudier exclusivement les phénomènes de la mécanique et à justifier les axiomes de celle-ci par des raisons qui n’empruntent rien aux autres phénomènes. Bref, on raisonne comme si les hommes avaient inventé la mécanique en n’ayant jamais perçu, dans l’univers, que des mouvements.

Or, en fait, la mécanique, comme toutes les autres sciences, plonge ses racines dans notre perception intégrale du monde extérieur. L’observation individuelle et l’observation atavique ont révélé tout d’abord aux hommes une certaine séquence dans les phénomènes. Le principe de causalité leur est apparu d’abord sous la forme qualitative, c’est-à-dire qu’ils ont remarqué que des conditions phénoménales identiques produisaient des conséquences également identiques. Puis beaucoup plus tard, après les premières mensurations de longueur et de temps, les hommes ont découvert ce principe sous sa forme quantitative, c’est-à-dire qu’ils ont vu que la séquence des phénomènes, leur déterminisme physique (par exemple le fait qu’une certaine quantité de bois sec, si on l’allume, fait bouillir une certaine quantité d’eau) non seulement se produit toujours dans le même ordre, mais avec la même durée. C’est dans les phénomènes non mécaniques (feu, bruit, lumière, etc.) que ce principe s’est surtout manifesté avec évidence, bien que ce soit en mécanique seulement qu’il ait pris pour la première fois une forme vraiment précise.

La raison de ce paradoxe, selon M. Painlevé, c’est que, de tous les phénomènes, ceux du mouvement se prêtaient le mieux à une étude quantitative, à des mensurations et observations précises. La mécanique devait donc être la première science expérimentale et quantitative que fonderaient les hommes ; mais jamais ils ne l’eussent fondée, s’ils n’avaient emprunté d’abord à leur connaissance générale du monde extérieur le principe vulgaire de causalité (mêmes causes, mêmes effets), lequel n’apparaissait pas de prime abord dans les phénomènes du mouvement.

Il suit de là conclut M. Painlevé, que, pour être vraiment juste, profonde et philosophique, une critique des principes de la mécanique devrait être précédée d’une critique générale des fondements de notre connaissance. Comment percevons-nous le monde extérieur ? Comment le moi s’oppose-t-il au non-moi ? Pourquoi affirme-t-il si énergiquement l’existence objective du monde extérieur ? Ce sont autant de questions qui sont liées indissolublement aux principes de toute science. Une analyse complète de ce mécanisme psychologique constaterait, dans l’opinion de M. Painlevé, que la notion d’espace et la notion du mouvement absolu sont inséparables : elle constaterait, assure-t-il, que les raisons qui nous font croire à l’existence du monde extérieur et des autres hommes sont exactement les mêmes que celles qui nous font croire au mouvement absolu.

M. Painlevé précise ainsi son idée : Pourquoi pensons-nous qu’une table qu’on transporte de Paris à Versailles existe encore à Versailles ? Parce que, à Versailles comme à Paris, elle produit sur nous les mêmes sensations.

C’est là une application du principe de causalité vulgaire, du principe qui affirme que l’espace et le temps ne sauraient être des causes efficientes. D’après ce principe, si, à deux instants différents, les mêmes circonstances sont réalisées à Versailles et à Paris (et bien que la circonstance « temps » et la circonstance « espace » aient varié), les mêmes phénomènes se produiront.

Dans l’hypothèse où la table existe à Versailles la même qu’à Paris, elle doit donc produire sur les mêmes hommes des impressions identiques. Comme nous vérifions qu’il en est ainsi, nous en concluons que l’hypothèse est vraie, que la table existe à Versailles. Or, ajoute M. Painlevé, c’est le même principe de causalité qui conduit à admettre le mouvement absolu de la terre. En un mot, le même principe qui nous fait affirmer l’existence de la terre nous fait affirmer sa rotation absolue. La rotation absolue de la terre présente à peu près la même certitude, ou plus exactement rentre dans le même ordre de certitudes que l’existence même de la terre. Et M. Painlevé conclut : sous une forme qui n’a de paradoxale que l’apparence, si c’est une convention de dire que la terre tourne, c’est également une convention de dire quelle existe et ces deux conventions se justifient par des raisons identiques.

Telle est la position de M. Painlevé, position qu’il avait prise dès 1904, alors qu’il développait déjà la plupart de ces idées devant la Société de philosophie. On voit qu’aux raisons expérimentales données par Newton pour justifier sa croyance à l’espace absolu elle ajoute d’ingénieuses raisons de principe.

A l’époque où, pour la première fois, M. Painlevé exposa ces idées, la réponse n’était pas encore parue que fit Henri Poincaré à ceux qui croyaient avoir trouvé chez lui la justification de la condamnation de Galilée.

Or, en un endroit de cette réponse qui, je le répète, n’a pas paru très convaincante à tout le monde, Poincaré, très ennuyé d’avoir vu la polémique solliciter son texte pour des fins étrangères à la science, s’exprime en ces termes : « ... Cette vérité, la terre tourne, se trouvait mise par moi sur le même pied que le postulatum d’Euclide, par exemple ; était-ce là la rejeter ? Mais il y a mieux : dans le même langage on dira très bien : ces deux propositions, le monde extérieur existe, ou, il est plus commode de supposer qu’il existe, ont un seul et même sens. Ainsi, l’hypothèse de la rotation de la terre conserverait le même degré de certitude que l’existence même des objets extérieurs. »

On voit que c’est là l’argumentation, l’affirmation même de M. Painlevé, et il est piquant de voir le plus impénitent des « relativistes » avant la lettre réduit à employer, pour se défendre contre des attaques ridicules, le langage même du plus déterminé des « absolutistes. »

Il convient d’ailleurs de ne pas oublier, à propos de ce texte de Poincaré, que le « postulatum d’Euclide, » auquel Poincaré compare une vérité dont il ne veut pas qu’on suppose qu’il a douté, est un fait démenti par la réalité, et contraire à la nature du monde physique où nous vivons, sinon à la nature idéale d’une géométrie particulière. J’ai montré ailleurs (Einstein et l’Univers, passim) comment cela résulte notamment de l’incurvation des rayons lumineux au voisinage des masses matérielles, incurvation annoncée par Einstein et vérifiée depuis.

Il s’ensuit que la défense de Poincaré contre ceux qui l’accusaient de n’être pas sûr que Galilée avait raison, ou du moins que ses adversaires avaient tort, cette défense, dis-je, est encore beaucoup moins forte que Poincaré ne le croyait. Si, revenant parmi nous, il l’apprenait, en serait-il très désolé ? Je ne le crois pas.

Quoi qu’il en puisse être, nous venons de voir le point où Mach et Poincaré avaient laissé la question de la rotation terrestre.

C’était un point où la science ne pouvait stationner longtemps, une de ces étapes à la croisée de plusieurs chemins où la caravane humaine ne peut s’arrêter, tant est vif son besoin de savoir où elle va et de s’engager dans une voie qui l’éloigné des carrefours confus. Car la soif d’affirmer, de marcher, d’aller de l’avant, — fût-ce au besoin dans une direction funeste, — est une de celles qui tenaillent le plus âprement le pauvre cœur et le pauvre cerveau des hommes. Pascal l’a bien montré….. mais revenons à nos moutons.

En somme, Mach et Poincaré avaient laissé la question de la rotation terrestre à mi-côte de la solution. Leur point de vue pouvait finalement se résumer ainsi : Il n’y a, ou, du moins, on n’observe que des mouvements relatifs de corps par rapport à d’autres corps. Donc, les phénomènes engendrés par ce que nous appelons la rotation, et notamment les forces centrifuges, ne peuvent être rapportés à des repères absolus.

Mais cela étant supposé admis sans réserve, il restait à résoudre ces questions essentielles : Qu’est-ce donc que la rotation et qu’est-ce que les forces centrifuges ? Qu’est-ce qui les détermine ? Comment concilier, dans tous les cas, leur existence et leur grandeur, avec le principe de la relativité physique de tous les mouvements ?


Voici comment s’exprime Einstein dans un de ses mémoires sur les bases de la théorie de la relativité généralisée :

« Deux corps fluides de même grandeur et de même nature flottent librement dans l’espace, à une distance si grande l’un de l’autre (et si loin de toutes les autres masses), que seules doivent être considérées les forces de gravitation qui font agir les unes sur les autres les particules d’un de ces corps. Supposons invariable la distance des deux corps, et que les diverses particules d’un des corps n’ont aucun mouvement relatif les unes par rapport aux autres. Mais chacune des deux masses (vue par un observateur placé sur l’autre) tourne autour de la ligne qui les joint avec une vitesse angulaire constante. Cela constitue un mouvement de rotation relatif et observable des deux masses l’une par rapport à l’autre [9]. Supposons maintenant que nous mesurions avec des règles les surfaces des deux corps considérés. Nous trouvons que l’une des surfaces est une sphère et que l’autre est un ellipsoïde de révolution

« Nous demandons alors : Pour quelle raison ces deux corps se comportent-ils différemment ?... La seule réponse satisfaisante est celle-ci : Il n’y a dans le système isolé constitué par chacun de nos deux corps aucune raison pour qu’ils se comportent différemment et pour que l’un soit sphérique et l’autre ellipsoïdal. La cause de la différence doit donc leur être extérieure. On arrive ainsi à cette idée que les lois mécaniques générales qui déterminent en particulier les formes des deux corps considérés doivent être d’une nature telle que le comportement mécanique de ces deux corps doit dépendre essentiellement de l’action des masses éloignées que nous avions d’abord négligée dans nos calculs. Ces masses éloignées (et leurs mouvements relatifs par rapport aux corps considérés) doivent donc être considérés comme les supports, comme l’origine des causes efficientes qui modèlent et différencient les formes de ces deux corps. »

On voit qu’Einstein arrive à la conception même que Mach avait déjà esquissée avec une intuition profonde, pour expliquer les phénomènes dus à la rotation, à savoir que ces phénomènes sont causés par des forces d’éloignement dues aux masses lointaines de l’univers.

Mais, tandis que Mach s’est borné à l’énoncé cursif de cette hypothèse, Einstein l’a soumise au critère victorieux du calcul et a montré, — c’est en quoi consiste le progrès essentiel apporté par lui sur ce point, — qu’une solution mathématique du problème de la rotation est possible, si les lois de la physique ont certaines propriétés générales. Si le mouvement de rotation est relatif par rapport à n’importe quelles masses situées à l’extérieur du système tournant, il ne pourra y avoir aucun système de coordonnées, aucun point de repères, aucun espace tels que certaines lois de la physique ne soient valables et exactes que par rapport à lui. S’il existait un tel système de repérage, nous pourrions toujours, par l’observation des phénomènes, reconnaître si nous nous trouvons dans ce système ou dans un autre qui soit en mouvement absolu par rapport à lui. Parmi tous les systèmes de repères imaginables, aucun ne doit a priori être considéré comme privilégié. Conclusion : les lois de la physique doivent être telles qu’elles soient valables pour n’importe quel mouvement du système de références, même si ce mouvement est une rotation.

On sait, — je l’ai exposé ailleurs avec quelque détail [10], — qu’Einstein a résolu mathématiquement le problème et donné une loi invariante du mouvement qui est très simple et peut s’exprimer ainsi : chaque point matériel abandonné à lui-même se meut suivant une ligne géodésique de ce continuum à quatre dimensions qu’on a appelé l’espace-temps et qui constitue le cadre de l’univers sensible. Les équations d’Einstein qui définissent les lignes géodésiques contiennent des coefficients caractéristiques qui dépendent d’une part de la quantité de matière et d’énergie électromagnétique présente dans l’espace, d’autre part du système de coordonnées auxquelles nous rapportons le mouvement observé du point matériel. Aussitôt qu’on a défini le système de coordonnées auxquelles on rapporte les observations faites (par exemple coordonnées géocentriques ou coordonnées héliocentriques, s’il s’agit d’observations astronomiques), le mouvement est entièrement déterminé par les équations d’Einstein. Il est à peine besoin de rappeler ici les découvertes étonnantes auxquelles ont conduit ces équations et notamment l’explication de l’anomalie longtemps incompréhensible du mouvement du périhélie de la planète Mercure.

Ces équations déjà éprouvées au feu lumineux des vérifications, il importait donc de les appliquer au problème de la rotation.

C’est à quoi s’est appliqué récemment Einstein, à travers des difficultés techniques qui eussent rebuté et arrêté vingt fois tout autre que lui. Ces difficultés, qu’on me saura gré de passer ici sous silence, il en a triomphé, et le succès a couronné ses efforts et conduit à bonne fin le calcul entrepris.

Ce calcul est fondé entièrement sur le résultat auquel est arrivé par ailleurs Einstein, relativement ; i la question si ancienne et si controversée : la quantité de matière contenue dans l’univers est-elle ou non infinie, en d’autres termes : l’univers matériel est-il infini ?

Que signifient ces mots : l’univers est infini ? Du point de vue einsteinien, comme du point de vue newtonien, comme du point de vue pragmatiste, cela veut dire : Si je marche droit devant moi, toujours et jusqu’à la fin de l’éternité, je ne reviendrai jamais à mon point de départ.

Est-ce possible ? Newton dit nécessairement oui, puisque l’espace pour lui s’étend, indéfini, indépendant des corps qui y sont plongés, que le nombre des étoiles soit ou non limité.

Mais Einstein dit : non. Pour le relativiste, l’univers peut n’être pas infini. Est-il donc borné, limité par je ne sais quelles balustrades ? Non. Il n’est pas limité.

Quelque chose peut être illimité sans être infini. Par exemple un homme qui se déplace à la surface de la terre pourra en faire indéfiniment le tour en tous sens sans être arrêté par une limite. La surface de la terre ainsi envisagée, comme la surface d’une sphère quelconque, est donc à la fois finie et illimitée. Eh bien ! il suffit de reporter, dans l’espace à trois dimensions, ce qui se passe dans l’espace à deux dimensions qu’est la surface sphérique, pour comprendre que l’univers puisse être à la fois fini et illimité.

Par suite de la gravitation, l’univers einsteinien n’est pas euclidien, mais incurvé, parce que, notamment, la lumière s’y propage en ligne courbe. Il est difficile, sinon impossible, de se représenter, de visualiser une incurvation de l’espace. Mais cette difficulté ne doit exister que pour notre imagination limitée par nos habitudes sensibles, non pour notre raison qui va plus loin et plus haut. Car c’est encore une des erreurs les plus fréquentes des hommes de croire que l’imagination a des ailes plus puissantes que la raison. Pour être persuadé du contraire, il suffit de comparer ce que les anciens les plus poétiques avaient pu rêver au sujet de la voûte étoilée et ce que la science moderne nous y montre...

Voici alors comment notre problème s’est posé à Einstein.

Négligeons, pour l’instant, la répartition un peu irrégulière des étoiles dans notre système stellaire, et supposons-la à peu près homogène. Quelle est la condition pour que cette répartition des étoiles, sous l’influence de la gravitation, demeure stable ? La réponse fournie par le calcul est : pour cela la courbure de l’espace doit être constante et telle que l’espace se ferme sur lui-même à la manière d’une surface sphérique.

Les rayons de lumière des étoiles peuvent faire éternellement, indéfiniment le tour de cet univers illimité et pourtant fini. Si le cosmos est sphérique de la sorte, on peut même penser que les rayons émanés d’une étoile, du soleil par exemple, iront converger au point diamétralement opposé de l’univers, après en avoir fait le tour et après avoir voyagé pendant des millions d’années.

Les conséquences étranges de cette conception grandiose mériteraient d’être développées, mais cela nous écarterait de notre sujet.

J’ai parlé tout à l’heure des millions d’années que la lumière emploie à faire le tour de notre univers incurvé. C’est qu’en partant de la valeur, à peu près connue, de la quantité de matière incluse dans la Voie lactée, on peut calculer facilement la courbure du monde et son rayon. On trouve que ce rayon a une valeur au minimum égale à cent cinquante millions d’années de lumière.

Il faut donc au moins neuf cents millions d’années à la lumière pour faire le tour de l’univers, si celui-ci est limité à la Voie lactée et à ses annexes. Le chiffre est parfaitement compatible avec ceux qu’ont fournis récemment les observations astronomiques pour la dimension du système galactique, et aussi avec ceux, — beaucoup plus grands, — qu’on obtient en assimilant les nébuleuses spirales à des Voies lactées.

Ainsi, pour le relativiste, l’univers peut être illimité, sans être infini. Quant au pragmatiste qui marche droit devant lui, — c’est-à-dire qui suit ce qu’il appelle une ligne droite : le trajet de la lumière, — il finira forcément par retrouver l’astre d’où il est parti, pourvu qu’il dispose d’un temps suffisant. Il dira donc, si telle est la nature des choses : l’univers n’est pas infini.

L’infinité ou la finité de l’univers peut donc en principe être contrôlée par l’expérience, et on pourra vérifier quelque jour si le cosmos dans son ensemble et si l’espace sont newtoniens ou einsteiniens. Malheureusement, c’est une expérience de très longue haleine et qui soulèvera quelques petites difficultés pratiques. C’est donc jusqu’à nouvel ordre seulement par ses conséquences indirectes que l’on pourra vérifier si cette conception einsteinienne est exacte. Retenons-en ce fait essentiel : selon Einstein, la masse totale de matière contenue dans notre univers, la masse totale des étoiles est finie, limitée, déterminée. C’est en partant de ce résultat, ou plutôt de cette hypothèse, qu’Einstein a conduit à bien sa théorie de la rotation, et comme cette théorie cadre admirablement avec les faits, elle constitue elle-même un argument de poids en faveur de l’hypothèse qui sert de prémisse.

De même que la matière présente dans l’univers contribue à créer en chaque point le champ de gravitation qui y règne, selon la conception einsteinienne que j’ai exposée ailleurs (loc. cit.), de même l’inertie de chaque point matériel dépend de l’influence des autres masses qui lui sont extérieures, car, — Einstein l’a lumineusement démontré, — l’inertie et la pesanteur d’un objet ne sont en réalité que deux aspects d’une même qualité de cet objet. Si nous nous trouvons en n’importe quel lieu de l’espace céleste supposé rempli de matière d’une manière à peu près homogène, et que nous soyons sans mouvement par rapport à cette matière, les équations gravitationnelles d’Einstein ont des valeurs bien déterminées de leurs coefficients caractéristiques. Elles définissent le champ de gravitation produit par les étoiles dans le système de repères, dans le système de références de la matière immobile. Un point au repos reste ici au repos d’une manière permanente. Transportons-nous maintenant dans un système de repères qui tourne d’un mouvement uniforme par rapport à l’ensemble des masses de l’univers, les coefficients des équations d’Einstein prendront de nouvelles valeurs. Et celles-ci introduites dans les équations du mouvement de la Relativité généralisée donnent précisément et exactement les forces centrifuges de la mécanique classique.

L’ensemble des masses de l’univers viendrait-il à disparaître ? L’espace sensible alors disparaîtrait lui aussi, de même que ses champs de gravitation. Les forces centrifuges ne sont donc pas liées à une inertie provenant du corps tournant lui-même, mais elles proviennent de l’action gravitationnelle de l’ensemble des masses de l’univers, action que déclenche la rotation du corps tournant par rapport à ces masses. La manifestation de ces forces est ainsi ramenée à des causes observables. Les forces centrifuges, cessant d’être des forces fictives comme le croyait la science classique, deviennent des forces visibles, sensibles du moins ; elles sont ramenées aux forces de gravitation.

Par suite de l’invariance générale des lois physiques, nous devons admettre que les mêmes forces doivent se manifester lorsque notre système de repères est immobile et que l’univers tout entier tourne autour de lui. Tel est le sens de cette affirmation. D’après le principe de la relativité généralisée, on peut aussi bien considérer la terre comme tournant par rapport au ciel étoile immobile, que le ciel étoile comme tournant par rapport à la terre immobile.

Ces deux cas sont, cinématiquement et dynamiquement parlant, identiques et indiscernables. Si nous faisons tourner à la main un de ces petits manèges minuscules pour bébés qu’on voit aux fêtes foraines, cela ne signifiera nullement que, pour le « relativiste » assis sur le cheval de bois, le faible effort qui a mis en branle ce manège a suffi pour imprimer un mouvement de rotation à l’univers tout entier. Ce que croit le relativiste, c’est que la mise en marche du manège a déclenché, a libéré des forces de gravitation qui prennent naissance uniquement dans le système de coordonnées tournant par rapport à l’ensemble des masses de tout l’univers, et nullement dans celui-ci.

C’est de la même manière, ou d’une manière analogue que nous sommes conduits à penser que partout où nous voyons se manifester des effets dits d’inertie, il s’agit en réalité d’effets gravitationnels de l’ensemble des masses de l’univers. Donnons un coup de pied dans un ballon. Celui-ci acquiert une certaine accélération par rapport à l’ensemble des masses de l’univers. Cette accélération (comme ferait un mouvement de rotation) libère les forces gravitationnelles provenant de ces masses et qui agissent sur le ballon et causent sa résistance d’inertie à un déplacement. Les mêmes forces gravitationnelles doivent survenir pareillement si, le ballon étant supposé immobile, tout l’univers acquiert une accélération inverse par rapport à lui. La même force qui, dans le premier cas, imprimait au ballon son accélération, intervient de nouveau dans le second cas pour le maintenir immobile. Qu’on compare à cette conception si simple l’explication que la mécanique classique donne de ce phénomène !

Ces conceptions s’appliquent immédiatement à l’expérience du pendule de Foucault. Nous allons voir que cette expérience ne constitue en rien une preuve de la « rotation absolue » de la terre. Elle ne constitue pas en réalité une expérience terrestre, mais bien plutôt une expérience dans le champ gravifique des étoiles. Pour simplifier, — ce qui ne change rien à la question, — examinons le cas type où le pendule de Foucault se trouve placé au pôle de la terre, où il oscille librement autour d’une verticale qui se confond avec l’axe de rotation de la terre. Dans la mécanique classique, il existe un système de coordonnées privilégié, le système de coordonnées galiléennes dans lequel (abstraction faite de toutes les actions de gravitation) un corps qui reçoit une impulsion se déplace dans une direction invariable. Un pendule placé au pôle oscille dans un plan invariable par rapport au même système galiléen de coordonnées. Comme la terre tourne par rapport à ce système de coordonnées, il s’ensuit que le plan d’oscillation du pendule tourne par rapport à un point donné de la surface terrestre. Le système de références galiléen coïncide approximativement avec un système de références lié aux étoiles fixes. Dans la théorie de la relativité, un point matériel en mouvement se meut pareillement en droite ligne dans un système de références immobile par rapport à l’ensemble des masses de l’univers. Notre pendule oscille au pôle dans un plan invariable par rapport à ce système. Celui-ci coïncide pratiquement avec un système lié aux étoiles, de même que le système de références galiléen. Si la terre tourne par rapport au système des étoiles fixes, nous observons l’inertie d’un point de sa surface, une rotation du plan d’oscillation du pendule. L’expérience du pendule de Foucault prouve donc uniquement que la terre tourne par rapport à l’ensemble des masses de l’univers, ce qui est absolument équivalent, que l’on suppose la terre immobile et l’univers tournant ou l’univers immobile et la terre tournant.

Si l’ensemble des masses de l’univers est supposé disparaître, la question de savoir si la terre tourne n’a plus aucun sens du point de vue de la théorie de la relativité. En ce cas, le système par rapport auquel le pendule oscillerait dans un plan invariable serait lié à la terre et immobile par rapport à elle. Selon la mécanique classique, au contraire, rien ne serait changé par l’évanouissement de toutes les masses de l’univers, et le plan d’oscillation du pendule de Foucault continuerait à tourner par rapport à la terre.

Malheureusement, nous n’avons aucun moyen de supprimer tous les astres autres que la terre pour départager les deux doctrines. Et comme nous ne pouvons même pas arrêter par des écrans quelconques les actions gravifiques de l’ensemble des étoiles, c’est dans le champ de gravitation créé par celles-ci que nous continuerons, bon gré, mal gré à réaliser l’expérience de Foucault.

Ce qui a en somme rendu possibles à la fois les calculs victorieux, par lesquels on a incorporé les mouvements de rotation à la théorie d’Einstein et l’idée même de cette incorporation, c’est la conception très générale et très souple qu’on se fait aujourd’hui, grâce à Einstein, des actions de gravitation, des champs gravifiques.

Grâce « au principe d’équivalence, » Einstein a montré (et les vérifications des faits nouveaux annoncés sur ces prémisses ont assis solidement celles-ci), que tout mouvement relatif varié est assimilable à un champ de gravitation et réciproquement. On conçoit donc maintenant, ce qui eût beaucoup étonné les savants il y a une vingtaine d’années, qu’il puisse y avoir des champs de gravitation de natures très variées et très différents du champ de gravitation attirant, uniforme et invariable que définissait la loi de Newton. On conçoit maintenant sans trop s’étonner qu’un champ de gravitation puisse suivre des lois très différentes de la loi de Newton, puisse être engendré par un mouvement particulier de l’observateur (mouvement de rotation ou autre), puisse produire les effets singuliers que nous montre la force centrifuge. Bien plus, Einstein nous a montré que le champ de gravitation observé, comme le temps observe, comme l’espace observé à propos d’un même phénomène est essentiellement variable et relatif et dépend du point de vue de l’observateur et de son mouvement relativement aux choses observées. Ceci nous permet de concevoir comment ont pu être résolues des difficultés qui embarrassaient Poincaré lui-même.

Ces « forces d’éloignement, » pour employer l’expression de Mach, ces effets centrifuges qu’une masse éloignée et considérable de matière est supposée produire au centre de la cavité qu’elle entoure, il serait à souhaiter qu’on put un jour les déceler par l’expérimentation. Ce serait le plus beau triomphe qu’on pourrait rêver pour la passionnante conception qui vient d’être exposée.

En somme, pour cela, il faudrait, et il suffirait de reprendre l’expérience du vase tournant rempli d’eau réalisée par Newton et telle que l’a hypothétiquement modifiée Mach. On se souvient de l’expérience du vase, tournant et plein d’eau, de Newton. De ce que l’eau ne s’incurvait sous l’influence de la force centrifuge que lorsque sa rotation par rapport aux objets extérieurs était rapide et du fait qu’elle ne s’incurvait pas au début de l’expérience, alors que la rotation relative de l’eau et du vase était la plus grande, Newton croyait pouvoir conclure que la force centrifuge n’était pas causée par les objets extérieurs, mais par la rotation par rapport à l’espace absolu.

C’était conclure bien hardiment, et nous allons montrer que d’une expérience analogue Newton aurait pu aussi bien conclure, — et avec non moins ni plus de raison, — que sa loi d’attraction universelle était fausse. Si Newton par exemple avait soulevé au-dessus d’un des plateaux d’une balance en équilibre, son vase de l’expérience précédente, il aurait constaté que rien ne bougeait. Or, si la loi d’attraction universelle est vraie, le plateau considéré doit être légèrement attiré par le vase qu’on en approche et le fléau de la balance doit s’incliner. De ce qu’on ne constate rien de pareil. Newton aurait-il conclu que l’attraction des corps n’existe pas ? S’il l’avait conclu, il aurait été conséquent avec lui-même et avec le raisonnement qu’il a fait à propos des forces centrifuges du vase tournant plein d’eau. Si au contraire il avait conclu qu’on ne peut rien déduire de cette seconde expérience parce que la masse du vase est trop faible par rapport aux autres masses innombrables et colossales qui agissent dans les deux expériences, s’il avait conclu, dis-je, que cette masse du vase est trop faible pour produire un effet observable, — ce qui ne veut pas dire que cet effet n’existe pas, — il eût été dans la logique et dans la raison.

La preuve est qu’en refaisant la seconde expérience que nous venons d’imaginer avec des appareils ultra-sensibles que ne possédait pas Newton, et notamment avec cette merveille de délicatesse qu’est la balance de torsion, on constate, on observe, et on mesure aujourd’hui l’attraction, — indécelable du temps de Newton, — d’une masse, même faible, sur une autre masse voisine.

Ce qui est logiquement vrai de l’attraction doit l’être de la force centrifuge. Rien ne prouve que, si le vase de Newton avait pesé quelques millions de tonnes, on n’aurait pas observé qu’il produisait une force centrifuge agissant sur l’eau par rapport à laquelle il tournait. Dans le dessein de mettre en évidence, de manifester, si possible, les forces gravitationnelles centrifuges entrevues par Mac à et calculées par Einstein, il importe donc de reprendre l’expérience du vase tournant de Newton, avec des moyens à la fois beaucoup plus puissants et beaucoup plus sensibles.

C’est ce qu’ont tenté certains physiciens, et notamment MM. B. et J. Friedländer. Ceux-ci ont employé dans leurs essais une balance de torsion ultra-sensible à laquelle était suspendue une aiguille, et qui remplace l’eau du vase newtonien. A la place du vase lui-même, ils ont étudié, comme masse tournante, les plus grandes masses en rotation rapide que l’on puisse trouver pratiquement, et qui sont les immenses volants métalliques de certaines usines métallurgiques et électriques.

Si ces masses en rotation produisent des forces centrifuges sensibles en leur centre (de même que l’ensemble des masses éloignées réparties sur la voûte céleste), il doit s’ensuivre, lorsqu’elles tournent, que l’aiguille suspendue, près de l’axe du volant, à l’équipage ultra délicat de la balance de torsion, doit être dévié. Les expériences de B. et J. Friedländer faites en 1896, — et très peu connues des physiciens, — ont fourni un résultat négatif en ce sens que les erreurs et perturbations expérimentales n’étaient pas inférieures aux effets positifs observés. A cette époque, nul ne soupçonnait qu’on dût posséder quelque jour les équations par lesquelles Einstein a précisé les forces centrifuges ainsi créées. Dans los expériences relatées, l’effet produit est trop faible pour être observable, conformément à ces équations, parce que la masse du plus grand volant dont on puisse disposer est trop faible vis à vis de l’ensemble des masses de l’univers.

Il n’en est pas moins vrai que c’est dans ce sens qu’il convient de chercher, — et qu’on trouvera quelque jour, — la démonstration expérimentale des forces centrifuges engendrées en son centre par une masse enveloppante tournant autour de ce centre, ou par rapport à laquelle ce centre tourne.


Pour finir, et avant de conclure, je voudrais examiner brièvement une objection qui a paru émouvoir quelques savants non encore entièrement familiarisés avec les subtiles profondeurs des théories einsteiniennes.

Voici : puisqu’il revient au même de dire que la terre tourne au centre de la voûte étoilée ou que celle-ci tourne autour de la terre, arrêtons-nous un instant à cette seconde manière de voir et supposons, comme Ptolémée, les astres tournant autour de la terre immobile. Ils font ainsi un tour complet en 24 heures. Or, on connaît la distance de beaucoup de ces astres et notamment des planètes. Par exemple, vers la fin de l’année passée, les distances de Jupiter, de Saturne, d’Uranus et de Neptune à la terre étaient respectivement égales à environ cinq fois, dix fois, vingt fois et trente fois la distance de la terre au soleil (qui est elle-même environ 150 millions de kilomètres). On en conclut facilement que si les astres tournent autour de la terre immobile, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune (à ne considérer que leurs distances à la fin de 1921) parcouraient alors respectivement, de par ce mouvement de rotation géocentrique, des distances croissantes avec leur éloignement de la terre et qui atteignaient, pour Saturne 100 000 kilomètres par seconde, pour Uranus 200 000 kilomètres par seconde et pour Neptune 400 000 kilomètres par seconde (plus que la vitesse de la lumière).

Si des planètes nous passons aux étoiles, même les plus rapprochées, nous arrivons à des résultats encore bien plus fantastiques. L’étoile la plus rapprochée est au moins 200 000 fois plus loin de nous que le soleil. On en déduit facilement que, pour expliquer le mouvement diurne de cette étoile autour de la terre immobile, cette étoile doit parcourir chaque seconde une distance égale à plus de sept mille fois la vitesse de la lumière dans le vide (qui est, rappelons-le, de 300 000 kilomètres par seconde). — Et alors, voici l’objection : N’y a-t-il pas là quelque chose d’absolument inconciliable avec la théorie de la relativité, puisque, selon celle-ci, il ne peut exister dans la nature de vitesse supérieure à celle de la lumière ? Eh bien ! cette objection n’est qu’un malentendu. La théorie de la relativité restreinte dit seulement qu’en un point donné de l’univers aucune vitesse ne peut dépasser celle qu’y possède la lumière ; elle dit en un mot qu’aucune vitesse servant à la propagation d’un effet matériel ne peut dépasser celle de la lumière. Mais, dans la théorie de la relativité généralisée, la lumière ne possède nullement une vitesse constante et égale à cette quantité qu’on a pris l’habitude de désigner par le symbole c ; la valeur de la vitesse de la lumière en un point quelconque de l’univers est une variable qui dépend de la valeur du champ de gravitation en ce point, et des quantités qui caractérisent ce champ de gravitation par rapport à un système de coordonnées non euclidien. Ceci permet de déterminer d’un point quelconque de l’espace la vitesse que possède la lumière en un autre point quelconque de l’espace.

Considérons, par exemple, la vitesse que possède un rayon lumineux près de la surface du soleil. Un observateur placé au même point que la fraction de rayon considérée trouverait avec ses règles et ses pendules qu’elle possède toujours la même vitesse c. Mais un observateur placé sur la terre mesurant la même vitesse avec des méthodes dérivées des mêmes instruments trouvera que la vitesse du rayon diminue à mesure que celui-ci se rapproche du soleil. Et c’est ce qui produit l’incurvation,— effectivement observée, — des rayons lumineux, lorsqu’ils passent près du soleil.

Bref, ce qu’il importe de ne jamais oublier, c’est que la relativité restreinte ne s’applique qu’à chaque région limitée de l’univers, là où le champ de gravitation peut être considéré comme constant ou comme nul. Mais dès qu’on considère un observateur placé très loin de la chose observée, c’est la relativité généralisée qui doit entrer en ligne, car elle seule tient compte de l’intervention, variable avec les lieux, des champs de gravitation. La relativité généralisée est l’extension de cette théorie localement vraie qu’est la relativité restreinte. La première seule doit être invoquée, à l’exclusion de la seconde, dès qu’on considère des observations portant sur des phénomènes tels que le champ de gravitation n’est j)as le même là où est l’observateur et là où est la chose observée. C’est ce qu’ont oublié les physiciens qui ont émis l’objection que nous venons d’examiner.

Ce qui reste, c’est que, dans la théorie généralisée, comme dans la théorie restreinte de la relativité, aucune vitesse de la nature ne peut, en un lieu donné, dépasser celle qu’y possède la lumière. C’est ce qui effectivement se produit dans l’hypothèse de la rotation diurne des étoiles autour de la terre. En un mot, chacun peut librement traiter les problèmes qui se posent selon ses convenances, soit en décrivant les phénomènes par rapport à une terre qui tourne et à un système de coordonnées lié aux étoiles, soit en les décrivant par rapport au ciel étoile en rotation et à un système de coordonnées lié à la terre immobile. Les lois fondamentales de la nature sont les mêmes dans les deux cas et c’est en cela que consiste essentiellement la différence entre la théorie de la Relativité et la science classique.

Galilée avait raison... mais ses adversaires, — je parle bien entendu au point de vue scientifique, — n’avaient pas tort. Seulement, ce que ni lui ni eux ne savaient, et ce qu’Einstein et ses précurseurs nous ont démontré, c’est que la raison de l’un n’entraînait nullement comme conséquence le tort des autres ou réciproquement. Si j’ose employer une image qui n’est qu’une analogie, la question de savoir si la terre tourne ou si elle ne tourne pas, est à peu près la même que la question de savoir si la route de Paris à Versailles passe par Sèvres ou par Virollay. La vérité, c’est qu’il y a deux routes directes, l’une passant par Sèvres, l’autre par Viroflay, et que chacun, selon ses commodités, son humeur et son point de départ, empruntera l’une ou l’autre.

Ainsi, c’est finalement une grande leçon d’indulgence et de tolérance mutuelles que la doctrine de la Relativité nous apporte dans cette question si inutilement, si âprement et si longtemps débattue. La terre tourne-t-elle ? Oui, si cela vous est agréable ; non, si cela vous déplaît...


CHARLES NORDMANN.

  1. Specola astronomica vaticana, I, 1911, la Rotation de la Terre, ses preuves mécaniques anciennes et nouvelles, par J. -G. Hagen, S. J. ; rédigé en français par P. de Vrégille, S. J.
  2. C’est moi qui souligne . (Ch. N.)
  3. C’est moi qui souligne . (Ch. N.)
  4. Voir mon petit volume Einstein et l’Univers, derniers chapitres.
  5. Les axiomes de la mécanique (examen critique), avec une note sur la propagation de la lumière, par Paul Painlevé. Gauthier-Villars, 1922.
  6. Einstein et l’Univers, chap. V et VI.
  7. M. Painlevé s’étonne que Descartes ait donné sur ce point raison à Tycho-Brahé contre Copernic et Galilée. Le célèbre géomètre me pardonnera de n’être pas de son avis et de penser, pour ma modeste part, que c’est une raison de plus d’admirer la sage et profonde intelligence de Descartes.
  8. Les axiomes de la mécanique, passim.
  9. En somme, dans cet exemple pris par Einstein, les deux masses considérées tournent comme feraient deux roues tournant avec des vitesses différentes aux extrémités d’un même essieu.
  10. Einstein et l’Univers, chap. VI.