La Théorie d’un positiviste italien sur les foules criminelles

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La Théorie d’un positiviste italien sur les foules criminelles
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 202-213).
LA THEORIE
D'UN
POSITIVISTE ITALIEN
SUR LES FOULES CRIMINELLES

On a constaté, dans tous les temps, qu’assembler les hommes soit en lieu clos, soit sur une place publique, ce n’est pas seulement additionner des unités pour en former un total, mais que ces unités, en s’assemblant, s’altèrent ou se modifient. Comme l’a remarqué Hegel, les êtres qui s’accroissent indéfiniment n’augmentent pas seulement d’étendue ou d’importance ; le moment vient où leur caractère se dénature, et les changemens de quantité se traduisent en des changemens de qualité. Appliquez ce principe aux réunions d’hommes, et vous pourrez dire avec un sociologue connu « que la capacité individuelle des personnes dont elles se composent n’est pas toujours une garantie sûre de leur capacité collective ; qu’en réunissant des gens sensés, on peut obtenir une assemblée qui n’a pas le sens commun, comme dans la chimie de l’union de deux gaz, on peut obtenir un liquide ; qu’en un mot, le rassemblement des individus ne donne jamais un résultat égal à celui qu’on pouvait attendre de la somme de ces individus additionnés ensemble. »

Quiconque a l’habitude des assemblées en a dit autant, sans employer les termes d’école, et ce qui est vrai des assemblées régulièrement formées paraît plus vrai encore à ceux qui ont vu de près ces assemblées confuses et plus ou moins fortuites qu’on appelle les foules. L’homme qui s’y môle ne tarde pas à en subir l’influence et ne conserve pas longtemps l’intégrité de son caractère. Il se passe en lui quelque chose d’étrange ; il n’a pas changé de nom et de figure, et pourtant il n’est plus ce qu’il était. L’esprit de la foule s’est communiqué à lui ; on ne le reconnaît plus, et souvent il a peine à se reconnaître lui-même. Qu’est-ce que l’esprit des foules ? quel est le secret de leur action mystérieuse sur les individus ? Comment se fait-il qu’en de certaines occasions elles leur fassent commettre des actes dont ils se croyaient eux-mêmes incapables ? Comment le juge doit-il apprécier des crimes qu’on peut qualifier de crimes collectifs, et si les principaux coupables tombent entre ses mains, quel degré de peine devra-t-il leur appliquer ? Telles sont les questions qu’un positiviste italien, M. Scipio Sighele, a tâché de résoudre dans un petit livre où l’on trouve des vues ingénieuses et justes, mêlées à d’autres qui nous paraissent incomplètes ou contestables[1].

Mais pourquoi M. Sighele a-t-il déployé un pompeux appareil de théorèmes et de science pour aboutir à des conclusions qui, en définitive, comme on le verra, n’ont rien de scientifique et dont il n’est lui-même, de son propre aveu, que médiocrement satisfait ? Pourquoi s’est-il amusé à nous promettre plus qu’il ne pouvait tenir ? On aime aujourd’hui à donner un air de démonstrations rigoureuses à des raisonnemens qui n’ont pour eux que leur vraisemblance. Un mathématicien de mauvaise humeur déclarait qu’il n’y a pas d’autre science que les mathématiques, et qu’il ne se sentait aucun goût pour toutes les demi-sciences qui font les délices de cette fin de siècle. Ce mathématicien déraisonnait, et les sciences d’observation, quelles qu’elles soient, sont fort respectables, quand l’observateur est consciencieux, qu’il se défie de lui-même et n’avance que ce qu’il peut prouver. Mais c’est surtout en de certaines matières que la circonspection est la première vertu du savant : — « L’homme qui a secoué le joug des préjugés de la théologie et de la métaphysique, nous dit M. Sighele, sait qu’il n’existe qu’une seule loi pour l’humanité comme pour l’univers. » — Je suis prêt à lui donner raison, pourvu qu’il accorde que plus on s’élève dans l’échelle des êtres, plus l’observation devient difficile, délicate, et plus il faut s’abstenir de donner aux lois un caractère d’inflexible rigueur. Qu’il s’agisse du principe de l’hérédité ou de l’action des assemblées sur les individus, les sciences morales sont le royaume des exceptions. La combinaison de deux gay produira toujours les mêmes effets, et on a vu, selon le vent qui soufflait sur elles, des assemblées célèbres, composées d’énergumènes, rédiger des lois fort sages et prendre des résolutions très opportunes.

Si M. Sighele ne s’était pas piqué de réduire en doctrine « la psychophysiologie des foules, » s’il n’attribuait pas à l’école à laquelle il appartient le mérite « d’avoir dévoilé le monde jusqu’alors inconnu des facteurs anthropologiques, physiques et sociaux du crime, » s’il avait discuté moins longuement certains principes d’Herbert Spencer qui ont le double tort d’être des lieux-communs et de n’être pas toujours vrais, s’il ne s’était pas fait un devoir et un plaisir de nous enseigner, en empruntant le langage d’un autre positiviste, son compatriote, « que la psyché est un mode général d’activité identique à toute autre activité organique, sans aucune exception, » — son livre n’y aurait rien perdu, et le contraste entre la simplicité de ses conclusions et la solennité de son argumentation nous choquerait moins. À quoi bon tant d’échafaudages pour construire une maison si modeste ? Mais nous ne sommes plus au temps des Montesquieu et des Diderot, nous sommes devenus pédans. Aujourd’hui le bon sens lui-même éprouve le besoin de se montrer au monde en robe à longs plis, en bonnet doctoral, et tout en méprisant la métaphysique, il en fait à sa façon et la met quelquefois où elle n’a que faire.

Comme le remarque fort justement M. Sighele, la question des crimes collectifs est d’autant plus intéressante pour nous que nos tribunaux ont eu souvent et, selon toute apparence, auront plus souvent encore à s’en occuper. Des actes de violence ont été dans ces dernières années la suite fatale de certaines réunions publiques et de certaines grèves d’ouvriers. La grande querelle du travail et du capital n’en est encore qu’à ses commencemens, et nous n’en verrons pas de longtemps la fin, si on la voit jamais. Or l’ouvrier, comme individu, ne peut avoir raison du capitaliste ; il ne peut le combattre victorieusement que par la puissance du nombre, et quand on est en nombre, on est tenté d’abuser de sa force. Mais il y a ici une distinction à faire. Le plus souvent les crimes collectifs sont exécutés par des pervers, par des criminels-nés, sortis des bas-fonds de la société. Ce n’est pas la foule qui les a rendus assassins ou incendiaires, ils se sont servis de la foule pour commettre des crimes prémédités. Parmi les assassins de l’ingénieur Watrin, il y avait un ouvrier connu par les sévices qu’il exerçait sur sa femme ; un autre avait été condamné trois fois pour coups et blessures ; un troisième avait, dit-on, une mâchoire de bête fauve ; un quatrième offrait de tuer n’importe qui pour 50 francs. Ce n’est pas ce genre de criminels que M. Sighele avait en vue, et ce n’est pas à eux que la justice doit appliquer un traitement particulier. Le cas spécial qui nous intéresse ici est celui d’un ouvrier honnête et laborieux, lequel, en se mêlant à une foule, devient capable de commettre un crime dont l’idée seule, une heure auparavant, lui aurait inspiré une invincible répugnance. Celui-là est un criminel par occasion. Comment l’est-il devenu et à quel degré est-il responsable de son action ? Voilà les deux points à étudier.

M. Sighele estime que « par une loi fatale d’arithmétique psychologique, » la foule est moins portée aux bons sentimens qu’aux mauvais, que le microbe du mal s’y développe facilement, que le microbe du bien y meurt presque toujours, faute de trouver un milieu favorable à sa vie. « Dans une multitude, nous dit-il, les bonnes qualités des particuliers, au lieu de s’unir, s’élident. Comme la moyenne de plusieurs nombres ne peut évidemment être égale au plus élevé de ces nombres, de même un agrégat d’hommes ne peut refléter dans ses manifestations les facultés plus élevées, propres à quelques-uns de ces hommes. La compagnie affaiblit aussi bien la force du talent que les sentimens charitables. » On pourrait répondre à cela que, si la loi d’arithmétique psychologique est vraie, les mauvaises qualités s’élident comme les bonnes et qu’en conséquence les multitudes, représentant toujours une moyenne, ne sont qu’une image agrandie de l’homme médiocre, mais il ne s’ensuivrait point qu’elles soient perverses.

Au surplus, l’expérience démontre, et M. Sighele en convient, qu’elles sont parfois plus accessibles aux sentimens généreux que les individus laissés seuls avec eux-mêmes. Lorsque le plus grand des orateurs réussit à convaincre les Athéniens que l’homme qui avait attiré sur eux d’irréparables malheurs, en les engageant à s’armer contre Philippe, méritait des couronnes et non des peines, lorsque, attestant ceux qui étaient morts à Marathon, il se glorifia d’avoir sauvé l’honneur de son pays et persuada à des boutiquiers et à des artisans que leur honneur leur était plus cher que leur vie, on assista ce jour-là au plus beau triomphe que la parole humaine ait jamais remporté, et du même coup le peuple athénien prouva qu’une multitude n’est pas toujours médiocre et que les grandes inspirations savent trouver quelquefois le chemin de son âme. Tel citoyen, pris isolément, aurait résisté peut-être à l’éloquence de Démosthène ; il parlait à une foule, et la foule s’est rendue.

Si les multitudes ne sont pas toujours médiocres, elles ne sont par elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises. Personne n’aura envie de contredire M. Sighele quand il affirme qu’une foule ne se forme pas sans raison, et quand il ajoute que les hommes qui ont senti le besoin de se rassembler apportent avec eux une certaine disposition d’esprit, laquelle varie selon les cas et les occasions. Or ce qui détermine le caractère des foules, c’est justement cette prédisposition générale, dont la couleur est toujours celle de l’idée qui les intéresse, et partant elle est souvent fort innocente. Le public d’un théâtre n’en a pas d’autre que le désir d’oublier ses affaires, ses fatigues et le poids du jour en se délassant pendant quelques heures. Tout perturbateur qui le dérange dans son amusement est mal venu, et si la pièce est insipide ou lugubrement ennuyeuse, il manifeste sa déception et son dépit avec une extrême vivacité ; les foules qui ne sont pas contentes ne se croient pas tenues d’être polies.

Les étrangers qu’avait attirés chez nous la dernière exposition universelle se sont étonnés de voir tout un peuple très bigarré s’entasser les soirs de fête au Champ de Mars, sans qu’il se commît un désordre, un dégât, une inconvenance. On s’était rassemblé pour avoir le plaisir d’être deux cent mille à éprouver le même sentiment de joie paisible, rendu plus intense par l’accord momentané de toutes les volontés. M. Sighele pense que la multitude est disposée au mal « parce que la perversité est une qualité plus active que la bonté, » et il est certain que les méchans ont la langue et la main prompte, que les bons sont plus passifs. Mais quand la prédisposition générale est le désir de goûter des plaisirs tranquilles, accompagné d’une antipathie instinctive pour qui se permettrait de les troubler, les méchans sont tenus en échec, car il est des courans que les volontés les plus actives, les plus remuantes ne peuvent remonter. Il y avait sûrement au Champ de Mars des centaines d’hommes de désordre, que l’esprit général avait ou gagnés ou réduits à l’impuissance, et les pickpockets exceptés, tout le monde cherchait son bien sans que personne le trouvât dans le mal d’autrui. Un Allemand disait : « Je rapporterai, en rentrant chez moi, une nouvelle qui étonnera ma famille ; je lui dirai que j’ai vu deux ou trois fois tout Paris rassemblé et qu’il n’était composé que de gens honnêtes et polis. »

Arrivons aux foules où se commettent des crimes. On peut dire d’avance que leur caractère essentiel est de se composer de mécontens, qui se sont réunis pour mettre leurs chagrins en commun, pour exposer bruyamment leurs griefs et en obtenir le redressement. Dans quelques heures peut-être, cette foule ne sera plus maîtresse de ses passions et se laissera entraîner à de criminelles violences. — « La majorité, nous dit-on, était venue là par pure curiosité, mais la fièvre de quelques-uns a rapidement gagné le cœur de tous, et chez tous s’élève au délire. » Ce cas exceptionnel n’est pas celui qui nous occupe. D’habitude, les curieux, dès qu’ils s’aperçoivent que l’affaire devient sérieuse, ne songent plus qu’à s’éclipser ; comme Panurge, ils ont naturellement la crainte des coups. Ceux qui restent et qui ne craignent pas de donner des coups et d’en recevoir ne sont pas de simples spectateurs, ils sont intéressés dans la partie qui se joue. En tout temps, le prolétaire s’en est pris à ses patrons des cruautés de sa destinée. Mais aujourd’hui cette disposition d’esprit est plus répandue que jamais dans certaines couches des classes populaires. La situation politique de l’ouvrier a changé, il a acquis de nouveaux droits, il est devenu électeur, il détient sa part de souveraineté ; ce souverain a ses flatteurs, qui lui répètent sans cesse que tout lui est dû, et il n’a pas toujours le nécessaire. Il y a dans l’existence de l’ouvrier moderne une contradiction qui l’étonné et qui l’irrite, et dont les bourgeois comme les économistes auraient grand tort de ne pas tenir compte. Cette irritation, l’ouvrier le plus honnête la ressent, dès que ses intérêts sont en souffrance. Il impute ses malheurs à la malveillance des hommes, aux injustices d’une société mal faite, et quand il se mêle à la foule pour revendiquer ses droits, la prédisposition qu’il apporte est un fond d’humeur chagrine, une aigreur sourde, une colère commencée. Mais de la colère d’un honnête homme au crime, il y a plus d’un pas à franchir.

De même que certains milieux sont favorables à l’éclosion de maladies dangereuses et les communiquent rapidement à tout sujet que la faiblesse de sa constitution ou quelque affection organique prédispose à les contracter, certaines foules sont des endroits favorables aux épidémies passionnelles. On ne parvient à s’en garantir qu’à la condition d’avoir un caractère fortement trempé. « La volonté, a dit un savant psychologue, M. Ribot, a comme l’intelligence ses idiots et ses génies, avec toutes les nuances possibles d’un extrême à l’autre. » Mais le génie est toujours rare. Il faut être un Phocion pour mépriser les émotions d’une foule et pour s’écrier au milieu d’une assemblée populaire : « Quelle sottise ai-je bien pu dire, qu’ils m’applaudissent si fort ! » D’autres hommes que les Phocion échappent aussi à l’épidémie ; ce sont les démagogues qui se servent des foules pour arriver à leurs fins particulières ; semblable aux médecins et aux infirmiers qui vivent avec les maladies sans les prendre, tel tribun demeure impassible au milieu des orages que sa parole a déchaînés, et peut-être répétant, à sa façon, le mot de l’orateur grec, s’écriera-t-il : « Mon Dieu, qu’ils sont bêtes ! » Il a semé le vent, il garde tout son sang-froid pour récolter la tempête, qui est sa moisson et sa richesse. Mais l’honnête ouvrier dont nous parlons n’est ni un Phocion ni un démagogue. Selon toute apparence, il n’a pas le génie de la volonté, et, d’autre part, il est d’une parfaite bonne foi. Il porte en lui le germe de la maladie, tout fait craindre qu’il ne la prenne. Ce qu’il verra, ce qu’il entendra, ne peut manquer de lui échauffer le sang. Une sourde colère couvait en lui, elle ne tardera pas à s’exalter.

Le premier effet qu’il éprouve est une surexcitation nerveuse, comparable à la chaleur que développe tout frottement prolongé : en se frottant à la passion des autres, la sienne s’enflammera par degrés. Il a peut-être un tempérament lymphatique, l’humeur renfermée et peu communicative ; mais il est entouré de sanguins, à l’imagination vive, dont la physionomie exprime vivement tout ce qu’ils sentent ; à leur contact, il en viendra bien vite à sentir comme eux, et comme eux il exprimera ce qu’il sent. Tout sentiment vif, nous enseignent les psychologues, et M. Sighele après eux, se traduit par des signes extérieurs, et quiconque observe ces signes incline à éprouver le sentiment qu’ils expriment. « C’est une loi universelle, dans tout le domaine de la vie intelligente, a dit M. Espinas, que la représentation d’un état émotionnel provoque la naissance de ce même état chez celui qui en est témoin. » On cite à ce sujet ce qui se passe dans les nids de guêpes. En cas de danger, les sentinelles qui veillent au dehors donnent l’alarme aux autres, qui sortent en colère et fondent sur les agresseurs. Comment ces sentinelles communiquent-elles leur émotion à tout le nid ? On ne voit pas qu’elles se servent à cet effet de leurs antennes comme les fourmis. « L’émotion se communique à toute la masse par le seul spectacle d’un individu irrité. La guêpe alarmée bourdonne d’une manière significative, correspondant chez elle à un état de colère et d’inquiétude ; les autres guêpes l’entendent et se représentent ce bruit ; mais elles ne peuvent se le représenter sans que les fibres nerveuses, qui chez elles le produisent d’ordinaire, soient plus ou moins excitées. » Chez les hommes aussi bien que chez les guêpes, les signes ne sont pas seulement des moyens d’expression, ce sont des moyens de propagande et des excitans.

M. Sighele aurait pu ajouter que la foule est l’endroit du monde où les signes sont le plus violemment expressifs et le plus propres à causer des désordres nerveux. Rien ne ressemble moins à un salon qu’une foule passionnée. La faculté de jouir intérieurement de sa pensée, dont on ne livre aux autres que la moitié, le plaisir qu’on éprouve à dire ce qu’on ne pense pas et à penser ce qu’on ne dit pas, les feintes, les dissimulations, les politesses menteuses, les petites hypocrisies sociales, les colères qui ne s’expriment que par des ironies ou de sourds grondemens, les jalousies et les dépits qui savent sourire, la foule laisse ces jeux et cette science aux mondains ; qu’ils excellent, s’il leur plaît, dans l’art de se contenir : le seul dont elle fasse cas est l’art d’exagérer. Il n’y a pour elle aucun code des convenances. Chacun dit tout ce qu’il a dans le cœur, et tout le monde parle à la fois ; pour se faire entendre, il ne suffit pas d’articuler des mots, il faut crier ; pour se faire voir, il ne suffit pas de se montrer, il faut gesticuler ; la gaîté se manifeste par des éclats de rire de cyclope ; on n’exprime pas sa colère, on la hurle. L’homme qui assisterait au spectacle que donne une multitude irritée, sans entendre aucune des paroles qui s’y prononcent, se croirait dans une maison de fous ; il éprouverait la même impression qu’un sourd qui assiste à un bal sans en entendre la musique. Pour notre honnête ouvrier, qui a des yeux et des oreilles, au bout d’un quart d’heure ces fous lui semblent sages, et les signes outrés lui paraissent les seuls qui puissent manifester ce qui se passe en lui. Il apprend bien vite à exagérer les siens, et du même coup, par un effet de répercussion, à exagérer ses sentimens. La température de son âme ayant changé, ce qu’il trouvait chaud lui semble tiède, ce qu’il trouvait tiède lui semble froid, et il se sent à l’aise dans la forge des violens.

M. Sighele qualifie de « suggestion mutuelle » cette contagion morale qui se développe dans les foules. On parle aujourd’hui de suggestion à propos de tout et quelquefois hors de propos. Qu’est-ce que la véritable suggestion ? Elle se produit dans tous les cas où une volonté étrangère se substitue dans l’individu à sa volonté propre. Le magnétiseur suggestionne le somnambule en lui imposant son idée. Mais la foule n’agit sur moi que si son idée est la mienne. Je voulais déjà ce qu’elle veut, je croyais d’avance tout ce qu’elle croit. J’avais le sentiment vif de mes droits, et je regardais comme des ennemis ceux que je soupçonnais de les méconnaître. La foule ne m’a pas suggéré des idées que je n’avais pas ; mais, en me frottant à elle, j’ai senti s’accroître outre mesure l’intensité de ma volonté et de ma passion. Mes griefs me semblaient graves, ils me semblent énormes ; la justice de ma cause me paraissait certaine, elle me paraît évidente ; j’accusais mes patrons de sacrifier mes intérêts à leurs fantaisies, je ne vois plus en eux que d’odieux tyrans. Le fer était chaud, on l’a chauffé à rouge et à blanc. À la bonne heure ! mais j’ai plus d’une fois peut-être ressenti de violentes colères, et mes colères n’ont point brûlé de maisons, mes rancunes n’ont assassiné personne. Si je suis un honnête homme, il doit m’en coûter beaucoup de venger mon injure par des actes que jusqu’ici j’avais traités de scélérats. Pour devenir criminel, il faut que je renonce à tous mes principes, que je démente les habitudes de toute une vie, qu’en un mot je subisse une véritable métamorphose. Comment s’opère-t-elle en moi ?

« — Le nombre, nous dit M. Sighele, augmente l’intensité d’une émotion ; mais il n’a pas seulement cet effet arithmétique, il est en outre, par lui-même, la source d’émotions nouvelles. Le nombre donne en effet à tous les membres d’une foule le sentiment de leur subite et extraordinaire omnipotence. Ils savent qu’ils peuvent la faire valoir sans contrôle, qu’on ne pourra ni la juger ni la punir, et cette assurance les encourage à commettre des actions qu’ils condamnent eux-mêmes, les sentant injustes… C’est une loi psychologique que qui peut tout ose tout… La toute-puissance subite et la licence de tuer, comme l’a écrit M. Taine, sont un vin trop fort pour la nature humaine. » — Ces considérations sont fort justes ; mais je regrette que M. Sighele n’ait pas poussé plus loin son analyse, qu’il n’ait pas étudié de plus près ce qui se passe dans le cœur d’un honnête homme que la foule transforme en un criminel par occasion.

La loi de tout être vivant est non-seulement de se conserver, mais d’étendre et d’accroître sa vie. Quand nous sommes heureux, nous ne sentons plus nos limites ; nous les oublions aussi quand nous savourons les joies de l’orgueil, qui n’est que la conscience d’une volonté devenue assez puissante pour influer sur la volonté et sur le sort d’autrui. Ce sont ces joies de l’orgueil que goûte l’honnête homme obscur, en se mêlant à une réunion publique qui délibère et rend des arrêts, et en participant à sa besogne. Non-seulement le nombre lui assure l’impunité ; il a senti sa volonté s’accroître, et sa destinée s’est agrandie. Hier encore, il était seul, dans son taudis, seul avec ses chagrins et sa misère. Quelques bonnes gens le plaignaient, personne ne comptait avec lui. Qu’était-il ? Un atome, dont l’univers ignorait l’existence. Il semble qu’en se perdant dans une foule, il s’est encore diminué, qu’il s’est donné, sacrifié ; mais il ressemble au mystique qui paraît s’anéantir en s’absorbant dans son Dieu, et qui l’instant d’après sent son Dieu s’incorporer en lui. Cet homme de rien est désormais quelque chose ; l’âme d’une multitude est entrée dans sa chétive personne, et il s’est comme multiplié. Il a mille bras, mille poumons, mille langues ; sa voix retentit comme le mugissement d’un torrent, et les places publiques sont à peine assez vastes pour le contenir. Le grand homme dit : « Moi seul, et c’est assez. » Pour se faire voir et entendre, les humbles ont besoin de devenir foule. C’est le seul moyen qu’ils possèdent de faire parler d’eux ; c’est ainsi qu’ils ont leurs journées célèbres, qu’ils figurent dans l’histoire et qu’ils obtiennent leur part de gloire dans ce monde.

Les joies toutes nouvelles pour lui que ressent notre honnête homme obscur ne sont pas de celles qu’on savoure impunément ; elles auront pour conséquence presque inévitable de troubler profondément sa conscience et de pervertir les idées qu’il se faisait du bien et du mal. L’honnête homme est un être éminemment sociable, et par l’effet de l’éducation qu’il a reçue ou qu’il s’est donnée à lui-même, les principes et l’esprit même de la société ont passé dans son sang. Il a acquis la conviction que les individus n’ont pas d’autres droits que ceux qui sont garantis par les lois, que quiconque attente aux droits d’autrui perd les siens, que toute injustice mérite punition, mais qu’à la société seule il appartient de venger ses injures et celles des particuliers. Façonné par elle, il n’a plus besoin de réfléchir pour s’abstenir de certains actes ; ils lui inspirent désormais une horreur instinctive. S’il souffre et s’il croit souffrir injustement, il a pu, dans ses détresses, former des souhaits homicides ; quel est l’homme à qui l’amour ou la colère n’ait fait commettre des crimes en imagination ? Mais ces crimes qu’il a pu rêver, tout porte à croire que, livré à lui-même, il ne les exécutera jamais ; si vives que soient ses passions, les habitudes de son esprit et son respect pour le code social leur opposent une résistance presque insurmontable.

Mais du moment qu’en se mêlant aux orages d’une foule, il a cessé d’être lui-même, il se sent affranchi des lois qui l’ont gouverné jusqu’ici. Il est devenu un être collectif, et les êtres collectifs, ne sachant pas où ils commencent, où ils finissent, ne savent pas non plus où finissent leurs droits et où commencent leurs devoirs. Qu’il s’appelle Pierre ou Jacques, il n’est plus un individu, mais le représentant d’une multitude qui l’enfièvre de sa passion et le prend à son service. Peu importe qu’il n’y ait autour de lui que 500 hommes ; il croit en voir 10,000, et ces 10,000 hommes qui crient et gesticulent sont à ses yeux tout l’univers. Cette société qui lui inspire tant de respect, il ne l’a plus en face de lui, elle est derrière lui, et c’est elle qui le pousse. Si les tribuns qui haranguent la multitude savent leur métier, ils lui persuaderont aisément que ses volontés sont des volontés publiques, et s’ils sont ingénieux, ils trouveront ces formules qui ennoblissent et sanctifient toutes les causes. Désormais notre honnête homme ne se reconnaît plus. La colère qui gronde dans son cœur n’est pas la colère d’un homme, c’est la fureur d’un peuple. À quelque extrémité qu’il se porte, sa conscience l’absout ; il ne venge pas ses griefs particuliers, il accomplit une mission sociale ; il n’est pas un criminel, il est un justicier. Ne peut-il pas dire comme les souverains absolus : « La justice, c’est moi ? »

La contagion des foules pervertit notre sens moral, en exaltant notre moi outre mesure, en nous transformant en des personnages fictifs, idola theatri, qui se grisent d’eux-mêmes et de leur rôle. L’ivresse, qui est un empoisonnement par l’alcool, trouble l’idée que l’individu se fait de lui-même et de ses rapports avec les autres hommes, et comme l’a remarqué un criminaliste italien, « elle supprime ou diminue la force morale d’inhibition qui nous est transmise en héritage ou se développe en nous par l’éducation, et qui nous empêche de seconder celles de nos tendances qui pourraient aboutir à des actes criminels ou contraires aux convenances. » Comme l’alcool, la contagion des foules passionnées est un poison, et ce poison produit à la fois un affaiblissement et une exaltation morbide de la personnalité humaine ; on se croit tout permis, et on devient incapable de se résister à soi-même. En commettant son crime, notre honnête homme a cru remplir un devoir ; son réveil sera terrible : comme l’ivrogne qui a cuvé son vin, il cherchera à se souvenir et il ne réussira pas à comprendre. Son action lui fera peur, il lui semble que c’est un autre qui l’a faite, et vraiment c’était un autre, et pourtant cet autre était lui. M. Taine a raconté qu’en 1793 un commissionnaire du coin, très honnête homme, tua de sa main cinq prêtres, et qu’il en mourut au bout d’un mois, « ne dormant plus, l’écume aux lèvres et tremblant de tous ses membres. » Si j’avais à définir les crimes commis par un honnête homme dans une foule, je les qualifierais de crimes commis dans une ivresse d’orgueil.

Mais à qui la société s’en prendra-t-elle ? Le vrai coupable, c’est la foule qui a versé le poison, ou, en d’autres termes, c’est le milieu social où le crime fut conçu et exécuté, et dont les influences ont été aussi décisives que funestes. La justice admettait autrefois les responsabilités collectives ; la condamnation qui avait frappé un délinquant atteignait aussi ses proches, ses amis, sa famille ou sa tribu tout entière ; mais nous n’admettons plus que les responsabilités personnelles. Jadis, pour se venger des épigrammes et des brocards que lui avait décochés la jeunesse dorée d’Alexandrie, un empereur romain donna en rase campagne une grande fête, à laquelle il invita les habitans de cette industrieuse et médisante cité. Ils s’y rendirent en grand nombre ; amoureux de plaisirs, ils ne flairèrent point l’embûche, et César les fit massacrer par ses légionnaires. Il lui importait peu que parmi les victimes il se trouvât beaucoup d’innocens, qui n’avaient jamais médit de lui. C’était l’Egypte tout entière qu’il entendait punir en leur personne. Les foules sont une abstraction, et nous ne punissons plus ni les abstractions ni les milieux.

S’ensuit-il que les crimes collectifs n’engagent personne et qu’il faille renoncer à les poursuivre ? « L’organisme social, répond avec raison M. Sighele, réagit toujours contre celui qui attente à ses conditions de vie. Subir cette réaction veut dire être responsable ; si donc la réaction est fatale et nécessaire, la responsabilité sera aussi nécessaire et fatale. » Mais qui sera responsable ? Tout individu qui, se mettant au service d’une foule, aura exécuté en son nom un acte criminel. Nous avons vu que M. Sighele considérait la contagion des foules comme un cas de suggestion mutuelle. Il remarque à ce sujet que selon les maîtres de cette nouvelle science, « dans le cas même de la suggestion hypnotique, qui est la plus puissante de toutes, l’homme n’est pas une machine qu’on puisse faire tourner à tous les vents, que le somnambule peut résister à une suggestion déterminée, qui est en opposition avec un sentiment profond, que lorsqu’il est rebelle à une idée, elle ne se changera jamais en action, que, suivant M. Brouardel, il ne réalise que celles qui lui sont agréables ou indifférentes, que, suivant M. Pitres, l’irresponsabilité des sujets hypnotisés n’est jamais absolue. » M. Sighele aurait pu dire plus simplement qu’il n’y a que les honnêtes gens à la fois très passionnés et d’un caractère faible qui commettent des crimes dans une foule. Ils ont facilement bu le poison, parce que le poison leur plaisait, et ils sentent bien eux-mêmes qu’ils ont des comptes à rendre.

Mais il ne suffit pas d’établir que ces honnêtes criminels sont responsables. Quelle peine leur appliquera-t-on ? Les conclusions de M. Sighele sont celles que suggère le simple bon sens. Après avoir déclaré « que le principe suprême de son école est d’indiquer la forme et la mesure de la réaction sociale selon le caractère particulier de chaque délinquant, qu’elle voit, reconnaît, examine patiemment les causes infinies des crimes d’une foule, que tout cela lui sert à juger avec une plus grande compétence, mais qu’elle n’a garde de tirer de cette étude une règle applicable à tous les cas, » après avoir affirmé d’autre part, que, selon les positivistes, « l’homme est toujours entièrement responsable de toutes ses actions, que la demi-responsabilité est une chimère, » — il finit par poser malgré lui une règle générale, et tout en rougissant de son inconséquence, il demande « que les crimes commis dans une foule soient toujours considérés comme accomplis par des individus demi-responsables. »

Cette solution me paraît la meilleure qu’on puisse proposer. N’est-il pas juste que ces criminels par occasion, quelle que soit la gravité de leurs actes, bénéficient de l’indulgence qu’on accorde à l’homme qui pour avoir trop bu, s’est laissé induire à mal et n’a pas su ce qu’il faisait ? Mais peut-être pensera-t-on qu’il faut distinguer entre l’homme qui ne se grise que par accident et les alcooliques qui, en s’abandonnant à leur vice, semblent chercher les occasions, et l’esprit des foules a ses alcooliques : leur absinthe est ce qui se dit dans ces réunions hurlantes et vociférantes dont ils sont les habitués, où l’on prêche les coups de force, où l’on glorifie l’assassinat ! Quant à ceux qui se font une carrière et un nom en exploitant les passions populaires, ceux qui troublent la raison des simples par leurs déclamations empoisonnées et qu’on pourrait appeler les cabaretiers du crime, ils s’arrangent d’habitude pour ne point se laisser prendre. Ne se grisant pas de leur vin et gardant toute leur tête, ils multiplient les précautions, ne frappent que par la main d’autrui,


Et se sauvent dans l’ombre en poussant l’assassin.


Hélas ! si spécieuses que soient les théories des positivistes, si louables que soient leurs intentions, si alléchantes que soient leurs promesses et quelques peines qu’ils se donnent pour réformer nos codes, je crains bien que, comme le bonheur, la justice ne soit jamais qu’un à-peu-près.


G. VALBERT.

  1. La Foule criminelle, essai de psychologie collective, par Scipio Sighele, traduit de l’italien par Paul Vigny. Paris, 1892 ; Félix Alcan.