La Thessalie, notes de voyage

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La Thessalie, notes de voyage
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 31 (p. 5-40).
LA THESSALIE

NOTES DE VOYAGE

En quittant les monastères de l’Athos, au mois d’août 1875, j’avais l’intention de gagner la mer Adriatique par la Thessalie et l’Épire. Des circonstances imprévues m’arrêtèrent au pied des montagnes de Janina, et je ne pus voir en détail que la première de ces provinces. Les notes rapportées de cette excursion ne me parurent pas dignes alors d’être offertes aux lecteurs de la Revue ; les beaux travaux de MM. Mézières et Heuzey ont tout dit sur l’archéologie de ces terres classiques ; quant aux renseignemens recueillis dans le pays sur ses conditions politiques et économiques, ils n’étaient pas assez concluans en faveur de l’ordre de choses existant à cette époque pour que des convenances de situation me permissent d’en faire usage. Mon carnet de voyageur alla rejoindre ses aînés, gardant pour lui seul les surprises que le hasard sème sur les routes ; d’autres vinrent après lui, la vie passa, je l’oubliai.

Voici que, durant ces trois années, l’humanité, cette infatigable voyageuse, a marché d’un pas inaccoutumé, tenant son livre de notes, qui s’appelle l’histoire. Il y a deux mois, comme je parcourais les forêts d’Ukraine, occupé de tout autres études, les journaux m’apportèrent une de ces notes, prises sur le chemin par la voyageuse : celle-ci s’appellera le traité de Berlin. — En la lisant avec l’intérêt qu’on doit aux publications historiques, je fus surtout frappé par un article à la discussion duquel, assurait-on, nos représentans avaient apporté une attention toute particulière, et qui me parut répondre fort exactement à la réalité des faits, telle que je l’avais observée sur les lieux ; cet article traitait du recul probable de la frontière de Grèce au-delà de la Thessalie méridionale. Je fis appel à mes souvenirs, et j’eus la satisfaction, — en est-il une plus grande pour un voyageur sincère ? — de constater que mes prévisions d’une autre époque sur la nécessité et les limites d’un remaniement de territoire s’accordaient avec les décisions autorisées de la haute assemblée. La Thessalie, peut-être un peu négligée par les Parisiens en temps ordinaire, est à l’ordre du jour depuis quelques semaines : le public français s’est pris d’intérêt pour les questions qui la concernent, et des impressions recueillies dans le pays paraîtront aujourd’hui à leur heure. Ces impressions ne peuvent avoir quelque valeur qu’à la condition de rester ce qu’elles étaient à un moment où rien ne faisait prévoir les changemens actuels. Je transcrirai sans aucune addition mes notes de 1875. Quand repassent devant nos yeux les éclatantes visions laissées par notre jeunesse sur les routes, il faut leur garder assez de tendresse et de regrets pour ne pas amortir leur lumière avec les ombres qui se sont placées entre elles et nous.


Salonique, août 1873.

Deux journées de cheval nous ont suffi pour traverser en écharpe la péninsule chalcidique, de l’Athos jusqu’à Salonique. L’ancien berceau de la puissance macédonienne est aujourd’hui une assez triste terre. En contournant le golfe de Cassandre, on laisse derrière soi quelques riches métochies de la Montagne-Sainte ; en dehors de ces îlots de végétation, la terre est à peine cultivée, les hameaux se font rares et maigres ; quelques chevriers paissent leurs troupeaux sur les ruines d’Olynthe et de Potidée. Le second jour on suit de monotones plateaux de bruyères, coupés par des lits de torrens à sec, qui vont s’abaissant vers le golfe Thermaïque sur notre gauche. Çà et là une échappée de vue sur le golfe fait oublier la fatigue en ménageant un admirable tableau ; l’horizon de mer est encadré par les crêtes décroissantes de l’Olympe, de l’Ossa et du Pélion, noyées dans une tremblante vapeur rose, demeures prêtes pour les divinités idéales. Vers le soir, nous franchissons un dernier plateau, à l’extrémité duquel Salonique nous apparaît enfin, allongée en forme de croissant au fond de son golfe, en amphithéâtre sur les croupes du mont Kortasch, assez semblable à Smyrne, sa sœur d’Asie. C’est la cité orientale, qu’il faut voir passer de loin dans le rêve, sans l’approcher : coquette et blanche à plaisir, se mirant dans les eaux lumineuses, avec son-noir bandeau de cyprès autour du front. Ces arbres marquent les lignes de cimetières qui investissent de près toute ville turque, camp de la mort qui fait éternellement le siège de la vie.

Nous traversons des vignes, un long faubourg bordé de petites maisons dans des vergers, et nous entrons dans la ville. C’est ici que les gracieuses apparences s’évanouissent pour céder la place à la réalité : des rues étouffées, de chétives maisons de bois, des constructions lépreuses, des cloaques innomés. Sur plusieurs points, le quai s’est formé très simplement, par les immondices accumulées de la ville, qui gagnent sur la mer et étayent seules les baraques et les estacades : on a l’intention d’achever un quai de pierre, mais dans ce pays surtout, si les bonnes intentions se transforment en pavés, ces pavés ne servent pas en ce monde. Tandis que je cherche à m’orienter dans ce triste labyrinthe, ma bonne fortune me fait rencontrer le consul de France, M. Moulin, qui me ramène dans le faubourg à sa maison d’été : une hospitalité cordiale me donne là le loisir de me reposer quelques jours entre les fatigues de l’Athos et celles qui m’attendent en Thessalie.

En faisant plus ample connaissance avec Salonique, durant ces quelques jours, mon impression première ne s’est guère modifiée. Le seul mérite de la ville est d’avoir conservé une série d’églises fort anciennes, qui permettent de suivre pas à pas les transformations du procédé architectural durant les premiers siècles du christianisme. Sous ce rapport, Salonique est un musée unique dans le Levant et qui n’a son égal qu’à Rome. La basilique romaine est représentée par un type très pur, Saint-Dimitri. Convertie en mosquée, elle a gardé dans une chapelle le tombeau du saint ; l’imam y entretient pieusement une lampe pour le compte des chrétiens, qui lui apportent leur rémunération en venant y prier ; rare et touchant exemple de confraternité entre les deux cultes. — Nous trouvons ensuite un panthéon, avec sa rotonde païenne, coiffée d’une coupole, qui doit dater de Constantin et reproduit exactement le panthéon d’Agrippa. Enfin le siècle de Justinien comparaît avec l’inévitable Sainte-Sophie, calquée sur le plan de la métropole byzantine, aux quatre nefs en croix, engendrant la coupole centrale. Ici d’élégantes mosaïques ont échappé au voile de chaux réglementaire des maçons musulmans. Si les conquérans avaient montré partout la même modération qu’à Salonique, l’Orient ne serait qu’un vaste musée d’un inexprimable intérêt. Quand les cultes ne bâtissent pas pour leur compte et se contentent de l’héritage de leurs prédécesseurs, ne pourrait-on pas leur demander d’être plus respectueux de ce patrimoine ? Voici des temples dont deux au moins ont abrité trois formes successives.de la piété humaine ; ils n’en sont que plus vénérables, et les religions ne gagnent rien à brûler l’autel qui les a reçues, quand les évolutions historiques les en exilent. — La grande figure de Paul hante toutes ces églises et domine tous leurs souvenirs : le muezzin qui psalmodie l’appel d’Allah du haut du panthéon m’a montré, dans la cour de l’édifice, un ambon de vert antique qui aurait été, suivant lui, la chaire de l’apôtre.

On en a fini avec les curiosités de la ville en visitant, après les temples, l’arc de Constantin, reproduction de l’arc de Titus à Rome, qui montre sur ses bas-reliefs effacés des caravanes de chameaux portant le butin pris aux Sarmates : le château des Sept-Tours, citadelle turque accrochée aux flancs de la montagne, d’où elle domine la ville et le port ; l’emplacement d’un temple antique, à l’entrée de la ville, sur le quai ; il fut dépossédé par une tour moyen âge, bondée de prisonniers qui gesticulent à travers les lucarnes grillées ; d’aucuns, assis sur les créneaux du couronnement, regardent mélancoliquement fuir sur la mer les voiles des barques et les ailes des mouettes, décevantes images de liberté.

J’ai couru un peu tous les quartiers de la ville moderne, en cherchant ces vestiges du passé ; ils se ressemblent par leur aspect commun de misère et d’incurie. Il faut ajouter, pour expliquer cet état de choses, que Salonique est la Jérusalem moderne de l’Orient. Tout le long de ses ruelles montueuses, on rencontre de maigres fils d’Israël, glissant de leur pas affairé et furtif ; sur les portes, des Juives au type puissant, pâle et fier, allaitent leurs enfans. Sur une population de 80,000 âmes, on compte que plus de 50,000 appartiennent à la race hébraïque. La plupart de ces familles passèrent d’Espagne en Roumélie au XVe siècle ; l’indifférence dédaigneuse du musulman était un bienfait pour elles après les proscriptions des états catholiques. Salonique leur doit ce caractère sordide et actif, propre aux groupes israélites en Orient. Son port est le grand marché des céréales et des tabacs pour toute la Roumélie ; mais ce mouvement commercial n’est qu’un faible essai, si on le compare au développement dont il est susceptible dans certaines chances d’avenir. Il suffit de jeter les yeux sur une carte pour comprendre le rôle considérable destiné à Salonique dans l’économie future de l’Europe, depuis l’ouverture du canal de Suez. Les vapeurs postaux mettent actuellement trois jours pleins de Port-Saïd à Brindisi, quatre jusqu’à Trieste, cinq ou six jusqu’à Marseille ; ils peuvent franchir en cinquante heures la distance entre l’Égypte et Salonique. En outre les marchandises débarquées dans les entrepôts de l’Adriatique et de la Méditerranée ont à fournir de longs parcours sur les voies ferrées avant d’atteindre le bassin du Danube et l’Europe orientale. Quand le chemin de fer, aujourd’hui ébauché dans la vallée du Vardar, se continuera par une des vallées bosniaques ou serbes de la Drina, de l’Ibar ou de la Morava et viendra rejoindre le Danube, Salonique sera le point de transbordement le plus proche de ce fleuve par terre, le plus voisin du canal de Suez par mer ; ce magnifique port, dormant dans des eaux profondes au fond d’un golfe, abrité des vents par de hautes montagnes, deviendra l’entrepôt naturel de toute la péninsule des Balkans, de la Hongrie, des Principautés, de la Pologne, de la Russie occidentale ; la vallée du Vardar est la route indiquée où doivent se croiser les richesses de l’Inde et du nord de l’Europe, le jour où, par le fait des déplacemens historiques, une race industrieuse et énergique viendra y appliquer les grands instrumens du travail moderne : ce jour-là, Brindisi et Marseille recevront un coup redoutable.

Heureusement pour notre chère Marseille, ces menaces semblent encore bien lointaines. Quand j’ai voulu aller reconnaître l’embouchure du fleuve auquel mon imagination prêtait de si belles destinées, on m’en a vivement détourné, en m’assurant que les fièvres les plus malignes habitent seules sur ses bords. Nous occupons une petite maison à l’extrémité du faubourg qui forme la corne orientale du croissant figuré par la ville : de là on me montre du doigt, comme un fléau visible, les vapeurs épaisses qui couvrent la pointe de la corne occidentale, perdue dans les marais stagnans du Vardar. La malheureuse population de ce faubourg est tout entière décimée par la fièvre durant les deux tiers de l’année. Un chemin de fer est nominalement ouvert de Salonique à Uskup ; il y a trois départs chaque semaine, un par quarante-huit heures, et rien ne prouve que les trains n’arrivent pas habituellement jusqu’à Uskup. Au-delà commencent les régions presque mythiques de l’Albanie ; ces montagnes, sises au cœur de l’Europe et dont, par un beau temps, on aperçoit les cimes d’Otrante et de Brindisi, sont moins parcourues et moins bien connues de nous que certaines peuplades du Niger. J’ai pu causer ces jours-ci avec un de nos compatriotes qui en arrive, un ingénieur employé aux travaux du tronçon entre Uskup et Mitrovitza ; il s’en revient dégoûté, impayé, fort sceptique sur l’avenir de l’œuvre à laquelle il a collaboré. Les détails terriblement pittoresques qu’il me donne sur les mœurs albanaises, étudiées à domicile, semblent appartenir aux récits homériques beaucoup plus qu’à la vie contemporaine. Le yataghan et le fusil sont les seules lois de la montagne guègue, où tout homme marche armé. Mon ingénieur me raconte quelques scènes dont il a été récemment témoin : une fois ce sont deux Arnautes qui se prennent de querelle à propos d’un lièvre que tous deux prétendent avoir abattu ; l’un d’eux saisit sa carabine, couche son compétiteur raide mort sur le champ, et s’en retourne tranquillement avec la pièce de gibier ; les essais de perception des taxes par les agens du fisc ottoman se terminent souvent par des tueries de ce genre. Il y a peu de jours, des zaptiés turcs ont voulu pénétrer de vive force dans la maison d’un contribuable récalcitrant : le père était aux champs, ses deux fils au logis ; l’un d’eux décroche son long fusil à pierre et blesse un des soldats ; les camarades du blessé ripostent, tuent les deux frères : le père entend la fusillade, revient du travail, et meurt en se battant sur le seuil de sa maison. D’ailleurs on a rarement le mauvais goût de rappeler les taxes et le tribut à de pareils débiteurs ; Arnautes musulmans et Guègues catholiques vivent en fait dans leurs montagnes absolument indépendans de tout autre pouvoir constitué que celui de leur clan. Quand les grands capitaines ottomans ont su entraîner ces populations belliqueuses à leur suite, ils en ont tiré leurs meilleurs soldats. Ce semble être leur vocation de courir la terre à la suite des conquérans. Si l’on songe à l’antiquité de cette race, préexistante toutes celles de la péninsule illyrique et dont l’origine et la langue défient encore les investigations de la science, on se convainc que la glorieuse phalange d’Alexandre a puisé sa principale force dans ces montagnards, plutôt que dans le sang appauvri des Grecs de Macédoine. Ce sont eux que les historiens désignent sous le nom vague d’Épirotes. Ainsi, de notre temps, c’est un noyau d’Albanais, conduit par Méhémet-Ali, l’un des leurs, qui a conquis l’Égypte et la Syrie. Ces rudes Arnautes en imposent encore au Turc et à l’Arabe ; plus d’une fois j’ai retrouvé dans les villes du haut Nil, aux portes de Nubie, quatre ou cinq de ces vieux compagnons du grand pacha, qui maintenaient seuls une population nombreuse de fellahs et la conduisaient à la corvée, une baguette à la main ; de même, pensai-je, les pères de ceux-ci, les quelques garnisaires qu’Alexandre pouvait détacher de sa petite armée, devaient maintenir par la terreur de leur nom les villes populeuses d’Assyrie, de Perse, d’Égypte, que le jeune victorieux, avait conquises en courant.

Quoi qu’il en soit de cette thèse historique, il est probable que ces tribus ombrageuses réservent à la civilisation de fâcheuses surprises. Supposons un instant, — hypothèse que rien n’autorise, — l’apparition, de l’OEdipe qui débrouillera l’énigme orientale ; ce magicien a classé et contenté chacune des races qui se disputent la péninsule du Balkan ; reste l’Albanie avec sa population aguerrie, indomptable, réfractaire à toute assimilation aux races voisines, mais ne portant pas en elle, il faut bien l’avouer, les élémens d’un gouvernement régulier et civilisateur ; cette population, admirablement armée et retranchée par la nature, pourra tenir bien longtemps op. échec même les grandes puissances militaires qui entreprendraient de la réduire. Voilà une des difficultés du problème oriental dont on s’est peu occupé jusqu’ici et qui sera peut-être la plus délicate à résoudre.

J’aurais été fort désireux de me risquer sur le problématique chemin de fer du Vardar et de tenter une reconnaissance dans ces curieuses montagnes. Mais une insurrection grave a éclaté depuis quelques semaines en Herzégovine ; on est sans nouvelles à Salonique, on ignore comment se développe et jusqu’où s’étend le mouvement. Dans ces circonstances, il faut renoncer à se diriger vers le nord. Je vais me rabattre sur l’Olympe et la Thessalie. De ce côté sévit un autre fléau : le brigandage, qui a repris depuis quelque temps avec une forte recrudescence. Mais, si ce fléau pèse lourdement sur les provinces qu’il désole, il est à peu près sans péril pour un voyageur prudent et au fait des habitudes du pays. Dans un conseil tenu avec M. Moulin et quelques amis expérimentés au sujet de mes plans, on décide à l’unanimité que je dois prendre le taureau par les cornes, c’est-à-dire engager comme drogman un ancien bandit, qui m’accréditera au besoin auprès de ses collègues. Aussitôt dit, aussitôt fait. On m’amène Capitan-Dimitri, vieux klephte à tête paterne, ex-chef de brigands retiré des affaires, qui vit de je ne sais quel commerce à Salonique ; il me mettra en bons rapports avec son confrère Sotiri, qui travaille maintenant dans l’Olympe. Nous sommes tombés d’accord sur les conditions ; mais ce matin, au dernier moment, le tendre bandit vient m’annoncer que sa sœur est gravement malade ; il a l’esprit de famille et ne peut se résoudre à partir dans cette inquiétude. Fort désappointé, je retourne en ville à la recherche d’un mentor et ne trouve sous ma main que le cafetier Christo, un honnête Grec dont le commerce ne marche pas, moins pittoresque, moins martial, mais qui a parcouru ces provinces, assure-t-il, et parle une demi-douzaine de langues. Je l’engage séance tenante, et il m’amène vers le soir la barque qui doit me transporter de l’autre côté du golfe. Faute de mieux, un riche négociant, qui a une exploitation forestière dans l’Olympe, me donne une lettre de recommandation pour Sotiri, au cas où je le rencontrerais sur mon chemin. M. X… l’a employé jadis dans son administration : maintenant encore, durant les mortes saisons de son métier, le partisan daigne surveiller l’exploitation des bois, empêcher les malhonnêtes gens et les gabelous de faire du tort au propriétaire ; ce serait, assure-t-on, le meilleur des intendans. — Tout ceci peut paraître paradoxal à distance : quiconque a vécu dans ce pays affirmera que ces faits répondent aux réalités quotidiennes.

Le vent fraîchit, la voile bat la rampe de la petite échelle devant la maison consulaire. Que de fois j’ai fait de ces adieux émus aux demeures hospitalières qui m’ont accueilli en pays lointain ! Quelques jours de vie commune, dans ces étapes du voyageur, créent des liens d’amitié plus solides que des années de voisinage dans nos villes. Ce toit familier qui vous abrite une heure entre de longues semaines d’isolement et de fatigues, c’est un coin de patrie et de foyer placé par le ciel sur la route. Je l’ai toujours quitté le cœur gros, quel qu’il fût. Ici surtout il m’est apparu souriant, cachant un jeune ménage, de beaux enfans blonds, un de ces nids honnêtes construits dans l’exil, après de longues années de dur labeur, par ces modestes serviteurs de la France qui portent au loin l’exemple du devoir accompli et l’honneur du nom national. Puisse le bonheur mérité chanter longtemps sur cette maison comme les accords de la valse qui s’en échappent et poursuivent gaîment le voyageur fuyant sur la mer assombrie[1] !


Le mont Olympe, Ékatérini, Lithochôri.

Vraie journée de voyage, avec ses fatigues, ses audaces, son imprévu. La largeur du golfe Thermaïque, entre Salonique et le port d’Ékatérini, au pied de l’Olympe, est d’environ 30 milles marins. Telle est la distance que les bateliers grecs franchissent en une nuit sur de petites barques de quelques pieds montées par deux hommes. Celle où j’ai pris place hier soir s’appelle une peyramare dans le langage des mariniers de Salonique. Nul abri n’y est ménagé : je me couche sur mon manteau au pied du mât, et tandis que mon lit de planches, insensiblement bercé, glisse d’un essor silencieux, je regarde les étoiles passer successivement entre les arêtes des deux voiles qui coupent le ciel au-dessus de ma tête. Cette navigation poétique dure jusqu’au tournant du cap Kara-Bournou ; là, comme nous quittons la terre pour traverser le golfe, le vent s’élève brusquement et grossit de minute en minute, souffletant la grand’voile. La petite coque rampe comme un couleuvre en sifflant sur la crête des vagues et soulève de la proue des gerbes phosphorescentes. Nous embarquons des paquets de mer, la toile humide me fouette le visage ; c’est une singulière sensation de se trouver à un demi-pied de cette eau courroucée qui vous lèche de son haleine salée. Les Grecs, si braves à la mer, sont inquiets et indécis, le vent contraire enforce : je pourrais répéter à mes hommes le mot de César ; malheureusement on n’entend ces mots-là qu’au collège. Je me contente de les inviter à virer de bord, si c’est possible, pour jeter l’ancre à la côte de Roumélie ; ils y réussissent, et la nuit se passe tant bien que mal dans cette balançoire. A l’aube, le vent change, nous retraversons le golfe et, vers onze heures, nous atterrissons à l’échelle d’Ékatérini, sur la plage thessalienne : depuis quinze heures, nous sommes secoués dans notre coquille, trempés comme au sortir d’un bain, tout poudreux d’une poussière blanche de sel marin déposée sur nos manteaux par les vagues.

Deux zaptiés viennent au-devant de moi sur le petit port ; ils ont frété pour mon usage une talika homérique, qui me conduit en une heure au bourg adossé aux derniers contre-forts que le mont Olympe projette vers le nord-est. J’entre dans la grand’salle du konak, l’hôtel municipal de l’endroit. Les personnages qui s’y prélassent sur le divan éventré mériteraient une longue étude : le moraliste y trouverait son profit plus encore que le peintre ; il verrait dans ce petit monde un tableau fidèle de la vie provinciale, il y surprendrait l’explication de bien des faits qui restent obscurs pour l’Occident. — L’homme considérable de la localité est évidemment le « colonel » d’Ekatérini, grand soudard albanais de six pieds, tout gris, au profil inquiétant, jovial et cynique ; prenez un vieux reître flamand dans un fond de tableau de Velasquez, affublez-le d’une défroque qui rappelle le costume de nos zouaves, vous aurez le « colonel » d’Ékatérini. C’est le commandant de la force armée du district, une vingtaine d’Albanais irréguliers, — comme leur chef, — qui traînent leurs haillons et leurs armes de tout modèle sur la place. Cette troupe est chargée de réduire Sotiri et ses huit compagnons, qui opèrent en ce moment sur nos têtes, dans le versant nord de l’Olympe. En examinant ces guerriers et en écoutant leur capitaine, on pense involontairement au mot de Juvénal : Quis custodiet custodes ipsos. Il ne faut pas une longue inspection pour se convaincre que poursuivans et poursuivis doivent arriver vite à s’entendre, sinon à se confondre. Le « colonel » est grand causeur et fort intéressant à écouter. Il ne cache pas que ses hommes, — miliciens ayant achevé leur temps et qui attendent la paie arriérée, volontaires descendus des montagnes avec leur fusil pour gagner quelques piastres, — se dédommagent comme ils peuvent de leurs longs jeûnes et sont aujourd’hui du côté de la légalité comme ils peuvent être demain de l’autre. Lui-même a longtemps traîné son sabre de par le monde, à la suite des armées turques, sans atteindre la fortune, et s’est retiré dans ce canton, qui est le sien, pour y exercer les prérogatives de son grade. Il vit de Sotiri comme le juge vit du procès. A l’entendre, la province serait dévastée sans sa vigilance. Il raconte en grec, langue des gens éloquens, et les bulletins du colonel feraient envie à plus d’un général. « Pas plus tard qu’hier, engagement très brillant avec la bande, à quelques lieues d’Ekatérini, dans le col que l’on voit d’ici. Après une chaude fusillade, la troupe, ayant mis les brigands en fuite, s’est repliée en bon ordre. Sotiri a été gravement blessé ; s’il n’est pas mort, il n’en vaut guère mieux et n’a qu’à se bien tenir. » Nous saurons bientôt ce qu’il faut penser de cette allégation. Sotiri manquant par malheur à la réunion, il est juste d’esquisser sa biographie telle qu’on me l’a contée à Salonique. Il est né brigand, comme on naît bottier ou orfèvre, et a longtemps exercé sa profession dans l’Olympe. Il y a quelques années, les affaires étant dans le marasme, peut-être par suite de la concurrence trop vive, il vint demander l’aman à Salonique : on le reçut en grâce, il tâta quelque peu de la tour du quai, et fut bientôt admis et appointé dans une des administrations du vilayet. On ne dit pas qu’il ait donné aucun sujet de plainte durant les deux années qu’il y passa. Dans ces derniers temps, Sotiri crut s’apercevoir qu’on le traitait avec méfiance et qu’on avait de mauvaises intentions à son endroit ; il s’aperçut avant tout que les appointemens étaient fort irrégulièrement payés. Une belle nuit du mois dernier, il se jeta dans une peyramare, traversa le golfe et aborda à Ékatérini, comme je l’ai fait cette nuit ; il laissait une lettre adressée au pacha, dans laquelle il se plaignait des torts qu’on avait eus envers lui et déclarait respectueusement qu’il allait reprendre son ancien métier.

Je reviens à mes hôtes. Comme le « colonel » achevait ses histoires, un jeune homme au type arménien prononcé, à l’air vif et intelligent, coiffé du fez, mais vêtu d’un paletot gris à la franque, se présente à moi ; c’est un employé de l’administration des forêts. Il parle avec volubilité un français très correct, et semble en le parlant jouir de sa haute supériorité sur le monde qui l’entoure. Il commence le réquisitoire habituel de tout raïa au service de la Porte contre l’administration à laquelle il appartient et contre le gouvernement en général, qui rend la tâche impossible. La satire est sanglante et la forme en est vive ; malheureusement je sais de bonne source que mon interlocuteur vit des abus qu’il dénonce, en les aggravant à son profit, et que les habiletés du serviteur sont ici plus nuisibles que l’incurie du maître. L’effendi veut bien me prévenir que l’engagement d’hier est à l’usage des étrangers, et que les brigands tués par le « colonel » se portent assez bien. Il me montre avec un geste de suprême dédain un personnage accroupi sur le divan, puis se retourne à l’appel de ce personnage et s’incline servilement devant lui, les mains croisées sur le cœur. Ce dernier est le mudir de l’endroit, une sorte de maire et de préfet tout ensemble. C’est un Turc de la vieille roche, bien qu’il porte la hideuse redingote de la réforme. Replié sur sa couche, il égrène un chapelet en silence, prête une oreille indifférente à ces langues étrangères, et promène sur ses subordonnés un regard d’une finesse paresseuse, chargé d’insouciance et de mépris ; on devine dans ce regard fataliste l’absence d’illusions et l’horreur de la lutte ; on sent que cet homme ne lèverait pas le petit doigt pour empêcher l’empire du monde de s’écrouler. Lui seul est digne dans tout l’entourage, et, — malgré son costume ridicule, — de cette dignité superbe et animale du fauve, qui suit son instinct, bon ou mauvais, dévore quelquefois, mais ne griffe jamais. Derrière lui, debout dans la porte, pieds nus et en redingote, deux greffiers attendent un travail qui ne vient pas, portant à la ceinture l’écritoire de cuivre où l’encre est depuis longtemps figée. — Si le vieil Ésope, revenant dans sa patrie, passait par cette salle, il rêverait d’une fable intitulée : le Chat-tigre, le Renard et le Lion endormi. Je me suis attardé à ce microcosme ; mais vraiment il y aurait là de quoi songer longtemps.

Et pourtant les sonnettes des mules m’invitent à me mettre en quête d’autres tableaux. Le « colonel » m’engage à prendre deux de ses hommes pour escorter ma petite caravane ; je choisis deux jeunes garçons d’une vingtaine d’années, à la mine robuste et décidée. On pourrait croire, après ce que j’ai dit, que c’est là une médiocre précaution ; ce serait une erreur. Comme tous les primitifs, comme les cheiks bédouins auxquels j’ai eu affaire en Syrie, les Albanais ont des idées inflexibles sur la parole donnée et l’engagement pris ; tant qu’on le paie exactement et qu’on le traite bien, l’Arnaute sert avec une fidélité de dogue et se ferait hacher en pièces avant qu’on ne touchât au voyageur dont il répond. Tous ceux qui ont parcouru l’Orient avec des cawas albanais les préfèrent pour ce métier aux hommes des autres races. Après avoir accepté mes offres, mes deux guides m’ont servi avec un zèle, un entrain, une hardiesse exemplaires. Quand, au premier poste de soldats, j’ai voulu les renvoyer et en prendre d’autres, les pauvres diables, qui n’ont pas vu la couleur d’une piastre depuis de longs mois, m’ont supplié de les garder pendant tout mon voyage, quelle qu’en fût la durée. Au bout de quinze jours de vie commune, ils auraient passé par le feu sur un signe. Voici deux garçons qui feraient les meilleurs soldats du monde, encadrés dans un de nos régimens, sous les ordres de chefs intelligens et justes ; affamés et dépravés, ils feront peut-être un jour deux bandits. Dans ce pays comme ailleurs, l’homme n’est pas l’instrument d’une destination aveugle, qui le marque pour le bien ou pour le mal ; il n’est que le produit de l’éducation, du milieu, des directions honnêtes ou des influences énervantes qui le pétrissent à leur image. — Nous nous mettons en route : les deux enfans sautent en selle, piquent gaîment à l’avant-garde, et les voilà partis pour aller, s’il le faut, jusqu’aux confins de l’Asie, sans tourner la tête derrière eux. L’arrière-garde est moins forte ; elle est couverte par Christo ; le cafetier de Salonique se dessine comme le plus incommode des impedimenta, et je crains de devoir être son guide, son serviteur et son drogman.

Nous traversons des vallées aux noms illustres, Pydna, Pétra, les défilés d’où les Macédoniens et après eux les Romains de Paul-Emile s’élancèrent sur la Grèce agonisante. Cette terre, se jugeant apparemment de trop fière race pour le travail, ne produit que des souvenirs historiques : de champs et de cultures, il n’y a pour ainsi dire pas de traces sur notre parcours. La route n’en est pas moins gracieuse, tantôt plongeant dans les flots du golfe sur notre gauche, rejoignant la plage aux petites échelles où se balancent les barques de pêche, tantôt remontant à droite sur les pentes orientales de l’Olympe que nous contournons. Vue d’ici, la montagne des dieux est superbe, partagée en deux par un coup d’épée à la Roland, bien ravinée, boisée de chênes et de pins de Larisse. Elle se dresse à 3,000 mètres sur nos têtes, et avant quatre heures son ombre noire assombrit le chemin. Ce phénomène me rappelle les séduisantes théories de Max Muller sur l’origine des mythes ; c’est en voyant le dieu prototype, l’éclatant Phœbus-Apollon, disparaître avant l’heure derrière ces sommets, que les premiers habitans de cette contrée ont été naturellement amenés à lui assigner là-haut sa demeure. Nous trouvons au point culminant de la route le gros village de Lithochôri, où nous passons la nuit. Ce village est admirablement assis dans la verdure, au bord d’un torrent encaissé en abîme, qui s’échappe de la grande fente centrale du massif. De ce point, l’œil plonge dans le cœur du géant, où les rayons du jour ne doivent jamais pénétrer. La nuit n’y tombe pas ; elle s’épaissit sur les noires parois de forêts qui se dressent à l’arrière-plan, derrière les rochers à pic des gorges plus voisines de nous. Ces parois forment en s’évasant un cirque profond, aux bords chargés de neige. Dans ce cratère, disent les chasseurs de la montagne, il y a des lacs d’eau glacée où glissent des cygnes noirs. Un touriste consciencieux tenterait l’ascension du pic : je n’irai troubler ni les cygnes, ni les dieux dont ils portent le deuil. Peut-être les pauvres et gracieuses déités ont-elles regagné leur aire natale, depuis que notre siècle impitoyable les a exilées de la poésie, leur suprême refuge ; peut-être les derniers des immortels grelottent-ils au bord des lacs glacés, comme leurs dernières statues au bord des étangs solitaires de Versailles, de Schœnbrunn ou de Potsdam, en compagnie des ombres galantes du siècle qui les aimait encore, s’il ne les adorait plus. Le nôtre est mûr pour la grande parole ; il ne cherche plus les dieux sur les montagnes, mais en esprit et en vérité ; quand ses fils reviennent des terres lointaines, il ne leur demande pas de lui rapporter des divinités ou des mythologies mortes, mais de lui raconter les merveilles de la forte nature et l’histoire vivante des âmes humaines.

Ce ne sont d’ailleurs pas les âmes de Lithochôri qui nous donneront de vives clartés. Triste et sauvage est la physionomie de cette population montagnarde. Elle est fort mélangée ; sur les quatre-vingts familles qui la composent, il y a des Grecs, des Albanais, des Bulgares, des Valaques du Pinde, des Juifs, toute la mosaïque orientale. Un tchaouch (sergent) et cinq ou six Arnautes représentent seuls l’autorité. Il en est ainsi de tous les villages du massif de l’Olympe, soit de ce côté, sur le versant maritime, soit de l’autre, dans les vallées du Xérias, à Vlacholivado, à Tzaritzéna, à Déméniko. Les races y sont croisées et enchevêtrées. Ces montagnards, misérables, peu adonnés à l’agriculture, vivant d’exploitations forestières, de charbonnages, de quelques extractions de minerais, tour à tour victimes ou complices des bandes de malfaiteurs dont l’Olympe est le quartier général, empruntent à ces conditions d’existence un caractère dur et farouche. Je vais m’asseoir au petit café sur le torrent, où les gros bonnets du village sont réunis autour des narghilés, à la nuit tombante. Je suis frappé de l’accueil qu’on m’y fait. Sans doute on s’empresse autour de l’étranger, aubaine bien rare à Lithochôri ; mais je ne retrouve dans cet empressement ni les allures gaies, hospitalières, affables jusque dans leur indiscrétion, des Grecs de la plaine et de race pure, ni la réserve digne et silencieuse de l’Arabe. Les regards sont défians, les visages fermés, on questionne beaucoup et on se livre peu. La parole est au médecin, au pédagogue, à des courtiers du commerce des bois. On cause de politique, naturellement, de chemins de fer, des économies de la Porte, des récentes inondations de la France, dont l’écho est arrivé jusqu’ici. Surtout on m’accable de questions : qui je suis, ce qui m’amène, où je vais ; on cherche évidemment à m’effrayer en dénombrant les bandes de brigands qui tiendraient la campagne, et que mes interlocuteurs ont peut-être d’excellentes raisons pour bien connaître. Au grand désappointement de la galerie, le phénoménal étranger s’éclipse en laissant planer un nuage discret sur ses projets et sur la direction qu’il compte prendre le lendemain. C’est la première règle de la stratégie en pays de klephtes. Je rentre au logis que l’autorité militaire, — le sergent albanais, — m’a fait assigner ; les maîtres se retirent froidement après avoir fait leurs conditions. Autres traits que je n’ai jamais rencontrés dans les villages de Roumélie ou de Thrace : chacun s’y dispute le plaisir de loger le voyageur, et l’hôte qui a cette bonne fortune le poursuit de prévenances et de causeries importunes parfois, mais toujours gracieuses. Allons, je n’emporterai qu’un médiocre souvenir du sauvage Lithochôri, où je m’endors sur une natte de skouni, au fracas du vent qui s’échappe de la gorge de l’Olympe, à la lueur de la lampe brûlant, si près de la demeure de Jupin, au-dessous de l’icône orthodoxe. Si l’on pouvait descendre dans la conscience obscure de mes hôtes, on n’y trouverait pas, je gage, de différence sensible entre la conception qu’ils se font du dieu nouveau et celle que leurs aïeux se faisaient du dieu ancien.

On redescend de Lithochôri sur les pentes méridionales, crevassées de ravines profondes et de torrens à sec. Jusqu’à la côte, le pays est nu et inculte, les chevaux avancent avec peine dans les fourrés épineux de paliurus et d’acacias. Nous passons à Platamona, forteresse turco-vénitienne, pittoresquement juchée au sommet d’une roche à pic sur la mer. De là la route, — ce mot n’a bien entendu qu’un sens tout idéal, — s’abaisse sur les dernières croupes que la montagne projette vers le sud, dans la riche vallée qui s’évase en demi-cercle entre l’Olympe et l’Ossa, à l’embouchure du Salamvrias, l’antique Pénée. Nous gagnons les bords du fleuve classique à travers les belles cultures de maïs de Réchid-Pacha, sous les ombrages des platanes, des bouleaux et des chênes, qui sont doublement les bienvenus, après une traite sur les flancs de la montagne par un midi d’août. Nous ne sommes pas au bout de nos enchantemens : par miracle, ce fleuve a de l’eau ! Seul entre ses frères de Grèce, il roule autre chose que des fleurs de laurier-rose, une belle eau profonde, qui pourrait tenter des barques. Un magnifique pont turc, de la grande époque de Sélim, à courbe très adoucie, supporté par des arches en tiers-point, nous invite à traverser : invitation fallacieuse, car il va sans dire que l’une des arches est écroulée au fil de l’eau depuis des années déjà lointaines. On traverse un peu plus haut sur un bac, et le pittoresque n’y perd rien ; hommes et chevaux s’entassent sur la lourde machine, sous un. berceau de sycomores, et atterrissent sur l’autre rive, devant un corps de garde albanais, qui veille à l’étroite issue de la vallée de Tempe.


Tempe, Ambélakia.

J’approche de la vallée sacrée avec l’émotion classique qui lui est due, mais aussi, l’avouerai-je, avec une défiance enracinée par de nombreuses désillusions. Est-ce l’outrage des siècles qui a déshonoré les paysages tant vantés de la Grèce antique ? Est-ce la riche imagination des Hellènes qui les a parés de grâces absentes ? Ce n’est pas le lieu d’agiter cette question délicate. Toujours est-il que fleuves sans eaux, vallées sans verdure, montagnes sans forêts, autorisent souvent le voyageur, embarqué sur la foi des poètes, à murmurer le quidquid aadet Grœcia mendax. Ici du moins, et pour une fois, faisons à la Grèce, notre mère, une éclatante réparation. Elle est charmante, cette gorge de Tempé, encaissée entre ses deux murailles à pic, blottie sous les platanes, ombreuse et silencieuse. Le Salamvrias, ou plutôt le Pénée, — laissons-lui son doux nom d’autrefois, — court en chuchotant sous une arche de verdure continue ; le flot jaune et profond, refoulé dans ce lit étroit, ronge la pierre de la muraille de gauche. La route, telle que l’ont créée les Romains, serpente sur une mince corniche, au flanc de la muraille de droite. Souvent les parois de roches se dressent perpendiculairement à une telle hauteur que le jour descend à peine dans ces profondeurs. La gorge se prolonge sur une longueur de 4 à 5 kilomètres, véritable oasis dans le désert pour le voyageur qui arrive des croupes brûlées de l’Olympe ou des marais desséchés de la plaine de Larisse. Cette tranchée naturelle est due, on le constate au premier coup d’œil, soit à un cataclysme violent, soit à la lente action des eaux qui se sont frayé un chemin vers la mer en séparant par cette trouée le mont Ossa et le mont Olympe ; ils ne formaient qu’une seule chaîne continue aux époques géologiques où la Thessalie inférieure était un vaste lac, gardant les eaux du Pénée dans le bassin compris entre les monts Othrys, le massif du Pinde et celui de l’Olympe, terminé par le Pélion. La science moderne a établi tout ceci ; le vieil Hérodote, qui pressentait bien des choses, se l’était déjà laissé conter : « On dit de la Thessalie que jadis elle formait un lac… » — et le père des touristes ajoute, avec ce scepticisme discret et cette aimable ironie qui font si souvent penser au génie de notre Montaigne, — « les Thessaliens eux-mêmes rapportent que Neptune a fait le canal par où s’écoule le Pénée ; c’est assez vraisemblable, car pour qui croit que Neptune ébranle la terre et que les crevasses produites par les tremblemens de terre sont l’œuvre de ce dieu, il est visible au premier aspect que Neptune a fait le conduit ; en effet, il provient d’un tremblement de terre ; c’est du moins ce que j’ai pensé en voyant la séparation des montagnes. »

Bêtes et gens se plongent dans l’eau apollonienne et s’endorment au bruit d’une cascade dévalant des rocs. On déjeune d’une pastèque, et l’on reprend la route dont les lacets montent et descendent. D’un de ses coudes, on voit une dernière fois la nappe bleue lamée d’or du golfe Thermaïque, divinement encadré dans l’ovale des montagnes. On dépasse l’inscription gravée sur le rocher par Lucius Cassius Longinus ; inutile de la reproduire, puisque de temps immémorial elle fait la joie des voyageurs frottés d’épigraphie qui suivent cette route. Un peu plus loin, le Castro lis Oraias, nid d’aigle génois, profile ses pans de murs ruinés sur une crête inaccessible et rappelle notre donjon de Crussol dans la vallée du Rhône.

Le Château de la Belle ! Je me promets de demander sa légende à l’étape de ce soir. Enfin la gorge s’évase, les montagnes s’écartent, et nous tournons à gauche pour gravir les pentes de l’Ossa, où la petite ville d’Ambélakia nous promet un bon gîte. Je quitte, non sans regrets, la souriante vallée de Tempe, qui fuit si harmonieusement à l’ombre sévère des grands monts, comme un doux vers d’André Chénier dans son fier moule de marbre antique !

Ambélakia doit son nom aux vignobles qui l’entourent. C’est un bourg de trois cents maisons, blanches et coquettes, avec un air d’aisance relative. La population accorte et avenante qui se presse sur mon passage ne rappelle en rien celle des districts de l’Olympe. Tous les habitans, sans exception, sont dépure race grecque ; ils en ont le type marqué et en portent le costume avec une certaine recherche. Le fez lui-même, la coiffure obligatoire qui égalise toutes les têtes dans l’empire turc, a disparu ici devant le bonnet des Hellènes libres ; il n’y a qu’un fez dans le village, celui du soldat albanais, qui représente seul la Porte-Ottomane. N’était cet homme et le percepteur qui monte deux fois par an, on pourrait se croire hors de l’empire. Le langage et les mœurs des habitans sont faits pour entretenir cette illusion. Les voici qui reviennent du travail des champs, et ils s’assemblent jusqu’au dernier autour de l’étranger, comme de vrais Athéniens du vieux temps ; non plus défians, scrutateurs et sauvages, ainsi que les gens de Lithochôri, mais hospitaliers, loquaces et confians. Tout d’abord, et en dépit de ma fatigue, on m’entraîne voir l’école, la merveille de l’endroit. Partout mes hôtes grecs m’ont proposé avant toute chose d’aller voir l’école du village : c’est leur fierté aujourd’hui, ce sera leur force demain. On se ferait difficilement idée des sacrifices que s’impose la plus pauvre bourgade grecque pour se donner une maison scolaire et y rassembler les moyens de satisfaire, dans la mesure du possible, la curiosité intellectuelle qui est l’honneur de cette race. Dans les villes de quelque importance, les choses sont plus faciles, grâce à la générosité des particuliers. Voici comment elles se passent d’ordinaire. Un enfant du pays fait fortune au loin, dans les comptoirs du Levant, dans les grandes maisons de l’étranger, à Odessa, à Marseille, à Londres. Il peut passer dix ans, vingt ans, finir sa vie même sans remettre le pied sur le sol natal, son âme ne s’expatrie pas. Il est bien rare qu’en mourant il ne lègue pas une somme considérable à sa ville d’origine pour y fonder une école. D’autres commencent de leur vivant, et on petit citer tel riche banquier de Constantinople ou d’Alexandrie qui consacre chaque année une bonne part de son revenu à couvrir d’écoles primaires et de syllogues la province dont il est originaire, Macédoine, Thrace ou Thessalie. C’est la forme préférée que prend la charité chez le Grec, l’aumône aux esprits. Ambélakia vient de faire un de ces héritages : un de ses fils, établi depuis longtemps à Syra, où il a fait fortune, est mort l’an dernier en laissant un million de piastres à sa patrie pour y bâtir une école. Ce sera un véritable palais, dix fois trop grand pour les besoins locaux : beau luxe, dont on ne saurait blâmer l’excès. On me fait visiter les constructions avec le même orgueil qu’on mettrait ailleurs à montrer un monument historique. A quelques pas est l’ancienne maison déjà fort convenable ; les enfans s’en échappent. J’interroge le fils de mon hôte, un gamin de douze ans. Il sait ses lettres, son histoire sacrée, son histoire grecque, sa géographie ; il répond avec une sûreté et un aplomb surprenans. Aucun enfant de cet âge, dans nos campagnes, n’atteint ce niveau d’instruction. — « Ce n’est rien, me dit-on, vous verrez quand la nouvelle école sera ouverte ! Nous attendons sept professeurs et une institutrice : tous viennent d’Athènes, de l’université ! » — De là on me mène à l’église, puis dans les maisons particulières ; chacun s’arrache le voyageur, tous briguent sa visite, et je finis par passer en revue tous les notables du bourg. Ces hommes, — des cultivateurs et parfois de condition bien modeste, — parlent avec justesse et convenance de toute chose, même de l’étranger. Smyrne, Vienne et Paris leur sont des noms familiers. Il faut dire qu’Ambélakia, aujourd’hui appauvrie, a eu un moment de vive splendeur au commencement du siècle, grâce aux commerces de la soie et de la garance. Ses fils fondaient alors des comptoirs à Smyrne, en Autriche, en France ; le médecin me montre un portrait de son aïeul, en costume de merveilleux du directoire. Il résulte des explications de mes hôtes que cette fortune était due en grande partie au blocus continental. Aussi le nom de Napoléon Ier est-il très populaire à Ambélakia, et son portrait fait-il pendant dans plusieurs maisons à celui du roi George. Celui-ci occupe ouvertement la place d’honneur, comme le souverain légal de la contrée. Sous ce rapport, il n’y a ni divergences, ni obscurité dans le sentiment des Ambélakiotes. Un seul vœu est dans toutes les âmes, un seul nom sur toutes les lèvres : Athènes ! C’est de là qu’on tire tout, les professeurs, les médecins, les journaux, les idées, les modes… et les espérances. C’est vers ce pôle que les yeux sont fixés, comme les cœurs. Il est impossible de ne pas respecter ce patriotisme ardent et malheureux, s’appuyant sur les qualités laborieuses et intelligentes qui éclatent chez ces braves gens.

En finissant ma tournée, j’entre dans une maison plus pauvre, bien que très proprette. Un jeune paysan m’y invite, en s’excusant sans servilité de son peu d’aisance. Sa femme m’offre un miel délicieux, blanc comme le lait. On dirait une scène des mœurs antiques, des chevriers de Théocrite. Le cadre est à l’avenant. Nous nous asseyons contre une balustrade de bois ouvragé, où joue une vigne grimpante, dans une galerie ouverte, qui donne sur la plaine. Les vignobles étages sur le coteau se déroulent à perte de vue : la clarté de la pleine lune bleuit le plancher de sapin à travers les jours de la balustrade. Dans l’angle, une vieille lampe de fer à trois becs répand une faible lumière. Le jeune homme m’apporte des médailles et me raconte diverses trouvailles archéologiques dont il comprend la valeur ; il me donne la copie d’une inscription grecque, relevée sur une pierre que l’imam de Baba a dérobée au Castro tis Oraias. — « Qu’est-ce donc, demandai-je, que le Château de la Belle ? — C’est une citadelle du temps des guerres avec les Turcs ; on raconte qu’elle fut défendue par une veuve, qui se précipita de la montagne que vous avez vue. C’est dit dans une vieille chanson. — Il y a une chanson ? Vite la chanson ! — Nous ne la savons plus ; mais peut-être la grand’mère… » Et il alla chercher une vieille femme, qui s’avança toute courbée et tremblante. Elle se fit un peu prier, s’excusa sur son grand âge, puis, sans embarras de commande, tout simplement et dignement, elle se plaça au milieu du cercle, sous la petite lampe et dans le rayon de la lune : à demi-voix, elle déclama la complainte suivante, qui perd malheureusement à être traduite toute sa grâce naïve.

— Voilà douze années de guerre, — et on ne peut prendre le château sans maître. — Un petit janissaire turc — change de vêtemens et se déguise en caloyer. — Il va à la porte et frappe : — Ouvre la porte, ouvre la porte, la belle, — la porte de la reine aux yeux noirs. — Je ne me donne pas à un Turc, à un mécréant de Turc. — Je ne suis pas un Turc, mais un moine de la montagne, — je quête, recueillant de l’huile pour mon église. — Tu me contes des mensonges pour que je t’ouvre. — Mes vêtemens sont poudreux, et la faim me presse, — je suis bien las, et la tête me tourne. — La reine a pitié, elle envoie ouvrir. — Aussitôt la porte ouverte, ils entrent dix mille, — tous se ruent sur les trésors et le butin. — Mais lui va droit à la chambre de la reine. — Elle alors, rejetant sa gorge en arrière, — de là-haut se laisse choir et se brise sur les rocs.

Cette chanson des montagnes grecques, encadrée dans cette scène de nuit, au pied de l’Ossa, — voilà une de ces bonnes fortunes qui paient les longues heures de route. Je souhaite le bonsoir à ces braves gens, et en réfléchissant à tout ce que j’ai vu et entendu d’eux durant ces quelques heures, j’arrive à une conclusion qu’on devine sans peine : ceux-ci sont dignes de la libre condition qu’ils rêvent.


Larisse, Zarkos.

Six heures de marche à travers la plaine désolée de Thessalie, marais desséché en cette saison. Nous entrons dans un grand village de boue, entouré et coupé de cimetières vagues : c’est Larisse, capitale de la province. Rarement ville a produit sur moi plus triste impression. Elle sent la mort, et ceci n’est pas seulement pris au figuré. Les alluvions croupissantes du Salamvrias, qui déroule son flot jaune autour de Larisse, chargent de fièvres ce triste ciel ; elles sont rendues plus malignes par le mauvais état des cimetières turcs qui usurpent un tiers de la ville, chaos de tombes noyées dans la fange, champs de mort en friche, dirait-on, qui n’ont pas ici leur végétation habituelle de platanes et de cyprès. Aux portes du faubourg, des nègres du Soudan campent dans des huttes : ce sont les restes des bataillons qu’Ali-Tepeleni recrutait en Égypte ; ils ont fait souche ici et continuent à peser sur la terre, comme l’ombre du terrible pacha de Janina. Du moins celui-là faisait vivre le pays, d’une vie sanglante et dure, il est vrai ; mais enfin ce n’était pas le silence de la mort. A chaque pas qu’on fait dans ces provinces, des ponts relevés, des routes réparées, des traces d’une volonté énergique, — la chose rare entre toutes sous ce ciel, — témoignent qu’Ali de Tepelen eût pu faire comme son homonyme d’Égypte, s’il avait réussi comme lui, un grand organisateur. Aujourd’hui Larisse renferme de vingt-cinq à trente mille habitans. La majorité de cette population est turque, grâce à l’appoint fourni par la forte garnison du chef-lieu, mais elle est en décroissance sensible, surtout depuis quelques années ; les naissances ne sont pas en proportion avec les décès dans les familles musulmanes.

Muni d’une lettre pour l’archevêque, je vais frapper à sa porte ; il est absent, et son vicaire me loge dans une chambre basse, meublée d’un divan phtisique ; elle donne, par une fenêtre grillée, sur ces avenues de turbans de pierre qui surmontent les sépultures des croyans. Mon hôte s’excuse de me loger si pauvrement : deux membres de la famille sur quatre sont cloués par la fièvre dans les chambres du haut. C’est l’état normal des habitans de Larisse. Tandis que je me repose sur mon unique meuble, un visiteur entre précipitamment, d’un air fort agité : c’est un dentiste français, établi depuis quelques semaines dans la ville, qui vient me conter ses peines et me demander conseil. Ce n’est pas que la clientèle manque : le malheureux praticien a opéré, beaucoup opéré, et des plus hauts fonctionnaires ; mais pas une piastre n’est encore rentrée. Je lui donne une consultation aussi découragée que mon impression du moment, et s’il m’a écouté, il y a longtemps qu’il a replié sa trousse et repris la route de notre belle France. — Je cherche quelques personnes auprès desquelles me renseigner. La société de Larisse se compose de deux ou trois indigènes aisés, agens consulaires des puissances européennes, de quelques courtiers italiens ; les négocians grecs fuient dans la montagne durant l’été. Je m’aperçois que, dans cette société, la conversation roule agréablement sur la dose de quinine que chacun a prise le matin, sur la qualité de ce médicament, sur les pharmacies où l’on a chance de le trouver moins sophistiqué… Rien à visiter de par la ville : des mosquées délabrées, des bazars misérables, des industries languissantes. Je me promets de quitter demain à l’aube cette morose résidence et retourne dormir sur mon divan. Un bruit d’instrumens m’éveille : c’est une noce qui passe en chantant dans les tombes sous ma fenêtre. Il y a pourtant des gens qui se marient ici, et qui peut-être y sont heureux !

Ma caravane se reforme et se dirige vers le nord de la plaine, sur la ville de Trikkala, au pied des montagnes du Pinde. Quelques cultures alternent avec les marécages : pas un arbre, pas une ronce ; les ombres sont un élément inconnu dans ce paysage. Nous retraversons à gué le Pénée, bien déchu depuis Tempe, ruisseau fangeux entre des berges de sable. Arrêt au village de Zarkos, dans une grosse ferme appartenant à un riche banquier grec de Constantinople. Je fais là une rencontre intéressante. Un jeune homme sorti d’une excellente famille d’Athènes, et qui a étudié durant plusieurs années l’agronomie aux États-Unis, a accepté de s’ensevelir dans cette solitude en qualité d’intendant. Ses connaissances spéciales donnent un grand prix aux renseignemens qu’il me fournit. La plaine de Thessalie, qui devrait être le grenier des provinces environnantes et du nord de la Grèce, a appartenu un moment à Ali de Tepelen, du droit de la conquête. Quand la Porte eut châtié le pacha rebelle, ses biens furent confisqués et devinrent pour les sultans une réserve d’apanages ; ils s’en servirent pour doter de hauts dignitaires, et la plaine se trouva ainsi morcelée en un certain nombre de grosses propriétés. Plusieurs sont restées aux mains des beys musulmans, leurs héritiers ; d’autres, comme celle de Zarkos, ont été vendues aux financiers de Galata ; le palais a récemment concédé les terres qui lui appartenaient encore à un capitaliste arménien, devenu le plus grand propriétaire de la Thessalie. Quelques-unes de ces fermes nourrissent jusqu’à six cents têtes de bétail. On y cultive le blé, le coton, le tabac, la vigne. Les maîtres chrétiens de ces grandes exploitations font beaucoup pour le développement agricole du pays ; on commence à y introduire les machines à vapeur. Tout cela est un peu hâtif, et si ce n’est pas la charrue avant les bœufs, c’est du moins la machine avant la charrue. — D’après mon interlocuteur, le cultivateur grec est assez laborieux et se fait vite aux améliorations dont il saisit l’utilité ; mais sur certains points ses préjugés sont extrêmement difficiles à déraciner ; il n’irrigue ni ne fume ; il fait volontiers la chasse aux arbres, professant la même haine que le paysan espagnol contre la verdure, « qui donne la fièvre. » Tous ces cultivateurs sont métayers : ils gardent les deux tiers de la récolte et remettent un tiers au propriétaire, après la dîme prélevée (13 pour 100). La dîme ! là est le grand fléau, non pas tant dans l’institution elle-même que dans la façon dont on l’applique. En ce moment, fin d’août, les blés sont moissonnés et engerbés ; il ne reste qu’à les battre, semble-t-il. Ce n’est pas si simple. Nul ne peut battre une gerbe avant que la dîme ne soit prélevée ; mais, pour qu’elle soit prélevée, il faut qu’elle soit adjugée, — pour qu’elle soit adjugée, que l’administration ait fait son choix entre les offres des concurrens. Or, à cette heure, la ferme des dîmes n’est pas encore adjugée pour l’année courante ! Les gerbes attendront l’adjudication, et tandis qu’elles l’attendent, les orages en détruiront peut-être la meilleure part. Ce détail dit tout. Si l’on ajoute à cette misère chronique les misères accidentelles, les corvées qui enlèvent au cultivateur une partie de son temps, on comprendra qu’il y ait des années où, comme on me l’affirme, il ne gagne même pas sa semence. En outre les grains de la Thessalie, qui semblent avoir dans le port de Volo le plus proche et le meilleur des débouchés, n’y arrivent que durant quelques mois de l’année, grâce au détestable état des communications. Pendant la mauvaise saison et à chaque débordement du Salamvrias, c’est à dos de mulet qu’il faut transporter les récoltes. Pourtant rien ne serait plus facile et moins coûteux que de poser sur cette plaine unie, de Trikkala à Volo, les rails d’un chemin de fer agricole comme ceux de la Belgique, — à peine aurait-on quelques monticules à déblayer aux portes de Volo. On assure que le grand propriétaire arménien dont j’ai parlé se propose de réaliser cette amélioration à ses frais : ce serait un immense bienfait pour le pays.

Je prends congé de l’intendant de Zarkos, qui vit ici en ermite, enfermé avec ses livres, et se console en plantant des eucalyptus. Il me dit adieu avec mélancolie, en ajoutant : « Figurez-vous quelle transition, monsieur, pour un homme qui vient d’Amérique en ce pays ! » En quittant l’agronomie et ses tristes réalités, je retrouve la poésie dans le lit d’un petit ruisseau qui court se jeter dans le Pénée. C’est le Titarèse des anciens. Je le cherchais depuis longtemps, poursuivi par ces doux vers de Musset qui chantaient dans ma mémoire :

C’est le bleu Titarèse et son golfe d’argent
Qui montre dans ses eaux, où le cygne se mire,
La blanche Oloossone à la blanche Camyre.


O poètes ! — Le « bleu Titarèse » est un filet d’eau boueuse ; les cygnes, qui seraient fort en peine de s’y mirer, sont remplacés par d’humbles poules d’eau que mon coup de fusil disperse. Le « golfe d’argent » est à deux journées de marche d’ici ; la « blanche Oloossone » est le pauvre village grisâtre d’Elassona, séparé du ruisseau et du golfe par la respectable barrière de l’Olympe ; quant à la « blanche Camyre, » j’ai en effet rencontré une fois une gracieuse bourgade de ce nom, mais c’était dans l’île de Rhodes. — O poètes ! que vous importe ce cri chagrin, quand le génie a sacré vos rêves harmonieux ? Ils sont vrais, puisqu’ils vivent. — Pour un voyageur déçu qui leur cherche une mauvaise querelle, des milliers de jeunes bouches redisent leurs divines syllabes aux échos des nuits d’avril ; et elles ont raison, et vous avez raison contre tous, car toute vérité vacille, sauf celle que sent le cœur, et qui se nomme l’idéal.

Nous nous rapprochons des montagnes d’Épire, qui barrent la plaine devant nous et brodent leur noire dentelle sur l’or du couchant. La traite se prolonge, la nuit tombe, et la lune va descendre à son tour derrière les sommets du Pinde, tandis que nos chevaux s’ébrouent sur le pavé de Trikkala, sans parvenir à réveiller une âme qui nous indique notre gîte.


Trikkala, les Météores.

Comme d’habitude, j’ai frappé à la porte de l’évêque grec. Le bon prélat, tiré de son sommeil, me reçoit dans un costume peu pontifical, sur la véranda de bois à ciel ouvert qui est la salle de parade de l’évêché. Ici la première impression est favorable, grâce peut-être aux mensonges de la nuit, que le jour dissipera demain. Je comprends qu’un des prédécesseurs de mon hôte, Héliodore, qui fut évêque de Trikkala au VIe siècle, ait écrit à cette place le roman pastoral de Théagène et Chariclée. — De la galerie à colonnade rustique, la vue plonge sur un massif de verdure et s’arrête aux ombres des montagnes, adoucies par la clarté lunaire ; là-bas, entre des peupliers qui bruissent à la brise de nuit, éclate une raie d’argent ; je demande le nom de cette rivière : c’est le Léthé, le fleuve des morts et de l’oubli ! Un jeune diacre, bon vivant qui paraît avoir bénéficié des vertus de cette eau, m’en apporte un verre ; il n’était pas besoin de venir la chercher si loin : le temps coule partout, qui suffit à l’œuvre d’oubli.

Le jour vient, et Trikkala ne perd pas trop à la lumière crue du soleil d’août. La seconde ville de Thessalie est plus accidentée et plus coquette que Larisse ; elle est ramassée autour d’une petite éminence, couronnée par la citadelle turque. On remet en état ce château, sur les remparts duquel dorment les canons d’Ali-Tepeleni. La pioche des soldats du génie a amené au jour d’intéressantes inscriptions votives en l’honneur d’Esculape, fondateur de l’antique Trikka. La ville moderne peut renfermer de quinze à dix-huit mille habitans ; ici comme à Larisse, et dans ces deux centres seulement, la population musulmane est en nombre. Cette petite place a son importance, car elle garde la route qui descend de Janina par le col de Metzovo. La grande plaine de Thessalie ne finit pourtant pas ici ; elle détache vers le nord une large vallée en forme d’éperon, comprise entre la chaîne du Pinde et les contreforts de l’Olympe. Le Salamvrias coule au pied de la première ; le Léthé, aujourd’hui le Trikkalino, suit les contours des seconds. — Quand les deux torrens ne la couvrent pas de leurs eaux débordées, cette vallée donne d’admirables cultures, vivifiées par les sources qui tombent de ce cirque de montagnes. Elle se termine par les aiguilles qui portent les célèbres couvens des Météores, à cinq heures de Trikkala. L’évêque me propose de m’y conduire ; j’accepte avec reconnaissance, et nous faisons de conserve le pèlerinage des monastères aériens. Je n’ai pas à les décrire de nouveau, ayant eu occasion d’en parler à cette place[2] et de raconter l’étrange voyage que fait entre ciel et terre le patient hissé par les moines dans un filet. Il importe seulement de signaler à l’attention des artistes qui parcourraient les provinces grecques des peintures d’un intérêt hors ligne au couvent de Saint-Varlaam. L’harmonie et la richesse des tons, les allures nobles et franches des corps, l’expression des visages, tout nous reporte à un art contemporain de Pansélinos de Kariès. Dans une petite chapelle soudée au côté droit de l’église, très maltraitée par le temps, deux compositions d’un rare intérêt subsistent encore : un Songe de Jacob, d’une pureté de dessin giottesque ; le Dîner du mauvais riche : un gros traitant est attablé entre une fille et un cavalier, tandis qu’un mendiant dispute des miettes à un caniche sous la table ; ces personnages sont revêtus de costumes vénitiens du XVe siècle, et c’est là un document inappréciable comme tentative d’art réaliste chez les Byzantins. À côté, une Vierge entourée de femmes est seulement ébauchée au trait de fusain, avec une sûreté et un naturel irréprochables.

Après deux journées consacrées à l’étude de ces reliques, nous redescendons au village de Kalabaka, blotti dans la gorge tourmentée qui s’ouvre au pied des Météores. C’est ici que vint échouer misérablement, en 1854, la prise d’armes des volontaires helléniques.

De Kalabaka part la route qui mène dans les montagnes d’Épire. Je comptais la suivre jusqu’à Janina ; mais en Thessalie l’homme propose et la fièvre dispose. Je n’avais pas encore payé mon tribut à cette pâle souveraine de la province ; comme nous rentrons à Trikkala, elle me retient sur le divan de la véranda, seul lieu habitable dans l’évêché par cette chaleur torride. Mon voyage prendrait-il une direction par trop classique ? J’ai déjà passé le Léthé, et à quelques lieues d’ici, dans la première vallée du Pinde, coule l’Achéloüs, le fatal Achéron. Je ne le franchirai pas, s’il plaît aux dieux, et je ne pense plus qu’à regagner Volo et la mer, en m’éloignant des fleuves de l’Érèbe. Je discute mon itinéraire avec mes hôtes ; deux routes s’offrent à moi : l’une, que j’ai déjà faite en partie, par Zarkos et Larisse, l’autre par Karditza et la plaine de Pharsale, plus directe en apparence ; mais en ce pays la ligne droite est rarement le plus court chemin d’un point à un autre. On m’assure que cette route est impraticable même à l’araba, voiture primitive contre laquelle je dois désormais troquer mon cheval. En outre, une bande de brigands, commandée par un lieutenant de Sotiri, a détroussé ces jours derniers le village de Karditza, et opère autour de Pharsale, sur l’échiquier de César. Il y a quelque temps que je n’avais plus entendu parler des brigands ; les voici qui reviennent sur le tapis, et, comme ils tiennent autant de place que la quinine dans les conversations de mes hôtes, il est juste d’étudier de plus près cette institution.

Le banditisme est depuis longtemps un mal endémique dans ces provinces : bien des causes assurent son recrutement, la configuration du sol, les émigrations de tribus circassiennes, la misère grandissante, la surcharge des impôts, le licenciement mal réglé des troupes irrégulières. Après une mauvaise récolte, plus d’un paysan, à bout de ressources, traqué par les agens du fisc, prend un fusil et gagne la montagne ; arrivent d’autre part des Albanais renvoyés du service sans avoir pu toucher leur paie : une bande se forme, attend l’occasion et fond sur un village de la plaine. Le village est frappé d’une contribution de guerre calculée sur sa population ; s’il ne s’exécute pas, les riches notables sont emmenés en otages. On voit que les choses se passent suivant les règles de l’art militaire. Plusieurs communes et des habitations isolées échappent à ces razzias en composant d’une manière permanente avec les klephtes, en leur fournissant des vivres et un abri à l’occasion. Le paysan semble être pour eux, moins par suite d’une complicité morale que par l’effet de la terreur qu’ils font peser sur les campagnes. S’ils s’abstiennent généralement d’actes de violence, ils sont impitoyables pour toute dénonciation prouvée ; dernièrement, dans un village de Macédoine, un prêtre, qui avait mis la police sur la trace d’une bande, a été pris et coupé en morceaux.

Tel est le régime qui désole, avec des intermittences, plusieurs provinces de Roumélie. En Thessalie, ce fléau a pris un caractère aigu, grâce à la proximité de la frontière de Grèce, qui assure aux bandits des facilités particulières. Cette frontière est assez confusément tracée par la chaîne abrupte des monts Othrys ; les contestations de limites et les différends de toute sorte ne sont pas rares, on le sait, entre les deux états voisins. A la faveur de ce manque d’harmonie entre les autorités-frontières, les klephtes travaillent à cheval sur les deux pays ; sont-ils trop vivement poursuivis en Turquie, ils passent de l’autre côté de la ligne avec l’espoir d’y trouver un accueil moins cruel ; quand leurs méfaits ont lassé la patience grecque, ils reparaissent dans la Thessalie turque. Il y a un an, cet état de choses était devenu tellement intolérable que la Porte se décida à conclure une convention avec la Grèce pour la répression du brigandage ; elle fit mieux que de signer un protocole, elle envoya un homme pour l’exécuter, le général Méhémet-Ali-Pacha[3]. Cet officier, d’origine allemande et de sang français, car il porte le nom d’une famille chassée de notre pays par la révocation de l’édit de Nantes, est arrivé tout jeune à Constantinople dans des circonstances qui tiennent du roman plus que de la vie réelle. Il embrassa l’islam, prit du service et s’éleva rapidement à une haute situation, très méritée, comme on en jugera par ce qui suit. Avec l’apparition de ce nouveau gouverneur, les choses changèrent de face en Thessalie. Il frappa pour ses débuts un coup d’éclat : à la suite d’une action combinée avec les troupes helléniques, Tako Arvanitaki, le sinistre héros de Marathon, fut cerné à Agrapha et fusillé sur place. Comme on venait de le passer par les armes, les assistans se précipitèrent en désordre sur son corps : quand on le releva, on ne trouva sur lui aucun des papiers qu’on espérait saisir et qui eussent jeté quelque lumière sur le drame mystérieux de Marathon. Comme toutes les célébrités, Tako Arvanitaki avait sa légende et ses partisans. Il exprimait ses regrets de la « malheureuse affaire » qui avait gâté sa carrière ; mais « il avait été entraîné par les circonstances : et puis les diplomates n’avaient pas voulu le comprendre, ils l’avaient contraint à user de procédés violens. » Le prélat avec lequel je cause, enclin comme tous les vieillards à préférer les hommes et les choses d’autrefois, stigmatise durement les misérables brigands d’aujourd’hui ; mais il a de secrètes indulgences pour Arvanitaki, qui était de plus fière race. « Je tombai une fois dans son camp, me dit-il, en allant visiter mes parens, qui demeurent dans le Pinde ; il était respectueux pour le clergé, me traita cérémonieusement, m’offrit les confitures et le café. Celui-là était un gentilhomme. » Je traduis littéralement, ; — kalos anthropos. — La fin de ce gentilhomme terrifia ses pareils : son émule Spano Vanghéli demanda à faire sa soumission, mais il refusa de se livrer purement et simplement à la foi turque et réclama la garantie d’un agent consulaire ou de quelque Européen. Les consuls ne pouvaient s’entremettre en pareille affaire ; un Français, concessionnaire de mines dans l’Olympe, respecté et connu de tous dans ce pays, offrit ses bons offices ; il se rendit bravement dans le repaire de Spano et se porta garant pour Méhémet-Ali. — Voici, tel que me l’a répété notre compatriote, le langage que lui tint le bandit : « Je vous suivrai au lieu de vous laisser ici comme otage, car nous savons qu’un Européen ne donne sa parole d’honneur qu’à bon escient ; mais c’est égal, si vous voulez un bon conseil, ne rejouez plus à ce jeu-là avec les brigands ; il ne vous réussirait pas deux fois. » Spano fut interné à Armyro, où il est encore. Les bandes moins illustres, découragées, vidèrent la campagne : l’amnistie fut proclamée, et l’âge d’or commença pour la Thessalie.

Indigènes et étrangers, tous ici sont unanimes à rendre hommage à Méhémet-Ali. On reconnaît bien, disent les premiers, le sang européen qui coule dans ses veinés. Il donne le spectacle rare d’une activité, d’une énergie de tous les instans ; les employés des bureaux de Larisse étaient, dit-on, plongés dans un douloureux étonnement à la vue de ce chef qui ne s’étendait jamais sur le divan, qui écrivait ou marchait en dictant ses ordres. Tout cela était trop beau pour durer : la Porte, appréciant justement la valeur de Méhémet-Ali, vient de lui confier les troupes destinées à contenir l’insurrection d’Herzégovine et les menaces du Monténégro. Au lendemain de son départ, les brigands en non-activité ont repris le fusil et regagné la montagne, Sotiri a quitté Salonique, comme je l’ai raconté plus haut ; les anciens auraient dit qu’après le départ d’Hercule les monstres dont il avait purgé la Thessalie reparaissaient. De nouveau la malheureuse province est en proie aux déprédations et à la terreur, et voilà en partie pourquoi je ne verrai pas Pharsale.

J’ai passé trois jours sur le divan de la véranda, me traitant avec l’eau du Léthé, regardant couler autour de moi la vie paisible et monotone de la maison épiscopale. Un jeune diacre aux longs cheveux blonds, sachant quelques mots de français, se remue fort à mon occasion ; c’est lui qui tient les comptes de l’évêque, et il me semble que l’arithmétique joue un grand rôle dans l’administration du diocèse. Le prélat ne fait pas difficulté de me dire quelles peines lui donne la gestion de ses intérêts pécuniaires, combien il faut de vigueur pour faire rentrer la dîme ecclésiastique après celle du gouvernement ; et pourtant, sans quelques piastres dans sa bourse, la lutte pour l’existence est difficile en province, plus difficile encore au Phanar. Il ne faut pas être trop sévère pour ces préoccupations ; rappelons-nous que dans ce pauvre Orient, où le système social est foncièrement vicieux du sommet à la base, on ne peut demander à un rouage isolé la perfection absolue : tous ces rouages sont fatalement faussés en principe, puisqu’ils dépendent les uns des autres et s’entraînent réciproquement au pire au lieu de s’entr’aider pour le bien. — Enfin me voici sur pied, sinon en état de remonter. à cheval ; on m’amène un araba, chariot porté sur deux essieux ; cet instrument de martyre s’ébranle, avec des désarticulations invraisemblables, dans l’ornière qui sert de route, et je regrette bien vite ma selle. J’ai de nouveau l’occasion d’admirer le dévoûment de mes deux Albanais ; comme je les invite à me rejoindre à l’étape en ménageant leurs montures, ils répliquent laconiquement : « Nous avons répondu de toi, nous ne te quittons pas, » et de partir au trot continu, dévoûment louable, si l’on songe que leurs chevaux, leur appartenant en propre, forment leur seul capital en ce monde. — Nous arrivons au milieu de la nuit au khân de Zarkos ; il ne faut pas songer à gagner la ferme à cette heure ; édifié depuis longtemps sur l’hospitalité des khâns, je m’endors entre les quatre roues de mon véhicule, sub Jove crudo. Une alerte m’éveille ; une troupe s’approche au pas accéléré, des canons de fusil brillent aux rayons de la lune : c’est la patrouille turque lancée à la poursuite de Sotiri ; le légendaire brigand, qui paraît jouir du don d’ubiquité, aurait été signalé avant-hier auprès de Zarkos. Je me défie un peu de ces fantômes qui hantent les imaginations locales et ne crois pas beaucoup aux résultats de cette bruyante poursuite, entreprise ou peu s’en faut au son du tambour ; je souhaite bonne chasse aux nizams, dont le pas cadencé se meurt au loin dans l’ombre, et je me recouche sous mon uraba. Le jour suivant, rentrée à Larisse ; je descends à la porte du vicaire pour réclamer ma très modeste chambre ; elle est occupée, les deux membres de la famille encore valides ayant à leur tour été abattus par la fièvre. On peut croire que je ne m’attarde pas dans l’aimable ville ; la température est si accablante que nous voyageons de nuit, et je n’y perds pas grand’chose. Nue et marécageuse, la partie méridionale de la plaine de Thessalie ne diffère pas de ce que j’ai vu au nord de Larisse. Dernier repas dans une grange, au khân de Géréli ; à l’aube, nous franchissons les collines qui forment le bourrelet sud de ce bassin lacustre : enfin, de leur sommet, je salue le chemin de la fuite, la mer, encadrée dans les montagnes du golfe de Volo, reflétant au-dessous de moi les blanches maisons du petit port.


Volo, le Pélion, Portaria, Macrinitza.

C’est une marine, comme on dit dans le Levant, assez coquette, avec ses villas ouvrant sur la plage, habitées par les courtiers qui tiennent dans leurs mains le commerce de la Thessalie : un château turc sur un monticule couve jalousement la ville rassemblée sous sa garde ; à gauche le Pélion couvre la baie de sa grande ombre, il s’avance dans la mer à la suite de l’Ossa, dont il semble le frère jumeau ; c’est la dernière branche projetée au sud par le massif central de l’Olympe. Sur les flancs vigoureusement boisés de la montagne, de gros villages blanchissent d’un air riant dans des îlots de verdure. Aucun vapeur n’étant attendu avant une semaine, notre consul me propose d’aller visiter, pour me remettre, ces villages du Pélion ; l’air salubre de ces hauteurs est le grand remède des gens de Volo, en proie, eux aussi, aux miasmes que dégage cette anse vaseuse et peu profonde. Voici d’ailleurs que les souffles du large et la confortable hospitalité d’un ami m’ont déjà fait oublier mes misères. On part à dos de mulet et on gravit entre des vergers pittoresques, des vignes, des mûriers, les raides escarpemens qui mènent à la région des forêts. Ces sentiers ne sont guère praticables aux chevaux ; on s’étonne d’abord qu’une population nombreuse soit ainsi isolée de son port naturel ; on est vite conduit à supposer que cette population n’a rien fait pour faciliter ses communications avec la plaine, c’est-à-dire avec les Turcs : calcul qui ne manque pas de subtilité. La civilisation, qui ne va guère à dos de mulet, n’est pas encore montée dans le Pélion : ne nous en plaignons pas ; presque partout, dans ces pays d’Orient, où elle a été importée tout d’une pièce, sans préparation, elle a commencé par déposer son écume, qu’il est facile de saisir, avant de livrer ses trésors, qui exigent un rude labeur. Loin d’elle, ces familles de la montagne ont gardé une bonne grâce patriarcale, une aisance facile, des mœurs pures, je ne sais quoi de prévenant et d’heureux qui me rappelle l’excellente impression recueillie à Ambélakia. Ce que j’ai dit des gens de l’Ossa peut s’appliquer exactement aux gens du Pélion ; c’est la même race, avec les mêmes qualités, dans les mêmes conditions de vie. L’agglomération assez nombreuse de ce versant est groupée autour de deux centres, — Portaria et Macrinitza, — de trois à quatre mille âmes chacun. Ici aussi, pas un habitant qui ne se fasse honneur du sang, de la langue et du costume grecs dans toute leur pureté. On ne trouverait même pas l’unique soldat arnaute qui représentait l’islam à Ambélakia. Deux fois par an, le percepteur arrive majestueusement sur sa mule ; on lui remet un millier de livres (23,000 francs) environ pour chacune des deux bourgades, et là se bornent leurs rapports avec le gouvernement. Ce tribut payé, elles s’administrent et s’imposent à leur guise, n’attendant rien que d’elles-mêmes en fait de chemins, de ponts, d’églises et d’écoles. À ce propos, répétons une fois de plus que nos villageois, plus heureux ou plus sages que bien des grands états, font dans leurs budgets la part du lion au chapitre de l’instruction publique ; ainsi et tout naturellement la race grecque arrive presque à réaliser le rêvé de l’égalité intellectuelle pour tous ses enfans, c’est-à-dire à retrouver l’état social des démocraties antiques.

Ici encore on se passe curieusement le voyageur de maison en maison, avec accompagnement obligé de miel, de sucreries, de café. On devine le contentement fait de peu, dans ces maisons planchéiées de bois blanc, propres et toutes simples, entourées de beaux jardins. Elles témoignent d’une richesse plus générale qu’à Ambélakia ; beaucoup de négocians en soie, en grains, en cotons, émigrés de la montagne, qui ont trouvé la fortune sur les mers lointaines, se retirent vers le tard dans ce site tranquille, d’où ils surveillent leur comptoir de Volo. Partout on m’amène les enfans, on me présente à la vieille grand’mère, toute digne sous le costume des matrones grecques ; les jeunes femmes d’un beau type hellénique, sans ces affectations d’européanisme qui gâtent trop souvent la grâce des Levantines, les hommes accueillans et ouverts, avec ces manières faciles et nobles des populations que le travail de la terre élève sans les écraser, — tout ce monde sent le prix joyeux d’une vie honnête. Seulement il ne faut pas attaquer les questions brûlantes de nationalité politique : les fronts se rembrunissent, les plaintes éclatent, et les aspirations unanimes se font jour avec violence. Partout encore, c’est le portrait du roi George qui préside à ces conversations séditieuses. Le Démosthène de Portaria est un vieux médecin, utopiste naïf, qui a étudié à Paris vers 1848 : il développe avec chaleur, comme une nouveauté grande, les théories de Proudhon et les rêves de Cabet ; heureusement il n’aura jamais l’occasion de les appliquer dans ce milieu social primitif et exempt d’anomalies douloureuses. Au reste, le brave homme se rend justice en se nommant lui-même, dans notre langue qu’il manie un peu gauchement, « le docteur infertile. » — Quoi qu’il en soit des bizarreries et des exagérations de quelques-uns, ces hommes n’ont qu’une même idée, qu’un même espoir, depuis le grand-prêtre des sciences nouvelles jusqu’à mon muletier qui me dit fièrement : « Nous autres Hellènes… » — Ainsi, m’assure-t-on, pensent, vivent et travaillent les populations de l’autre versant, qui regarde le golfe Thermaïque, dans les grands villages d’Agra, de Zagora, de Miliaès…

Une belle nuit nous quittons nos hôtes pour gagner le sommet du Pélion, d’où l’on me promet un panorama magnifique sur les deux golfes et la plaine de Thessalie. Nous voici blottis, en attendant le jour, dans la caverne fameuse où, suivant la tradition, le centaure Chiron élevait Achille ; ces souvenirs classiques ne nous défendent pas contre un brouillard glacé qui persiste même après le lever du soleil. Au bout de quelques heures d’attente vaine, nous redescendons, confus et transis, sans avoir vu le moindre lambeau d’horizon. Comme nous approchons de Volo, un lièvre part du pied d’un figuier ; le cawas albanais du consulat tire un des longs pistolets, damasquinés d’argent, dont sa ceinture est hérissée, et fait feu ; l’arme de parade éclate dans ses doigts. Nous accourons, le croyant blessé ; mais l’homme semble suivre une pensée très intérieure, et nous dit gravement, après un long silence : « On a raison de prétendre que le lièvre est de mauvais augure, et qu’il ne faut pas tirer sur lui ! » — Ce cawas est bektachi. On donne ce nom à une secte très curieuse et très mystérieuse, qui prend une grande extension depuis quelques années dans les provinces occidentales de l’empire, surtout dans les centres albanais. C’est une sorte de franc-maçonnerie avec ses loges, ses grades, sa subordination très stricte, et qui doit se rattacher aux affiliations obscures du moyen âge. Extérieurement les bektachis sont musulmans ; mais les vrais adeptes se soucient de la mosquée aussi peu que de l’église. On admet des chrétiens, et le peu que l’on sait des rites de la secte suppose un compromis entre les pratiques des deux religions, Mon ami a vu un jour des bektachis se réunir dans une espèce de temple, orné d’un autel, de cierges, et de deux petits vases d’argent, Une des obligations les plus usuelles des affiliés est de ne tuer ni manger les animaux impurs, tels que lièvres, sangliers, etc. De là le remords de notre cawas. Il y aurait intérêt à étudier une secte qui sera sûrement appelée à jouer un rôle dans les événemens de l’avenir auxquels les Albanais seront mêlés.

Pas la moindre fumée de bateau à l’horizon limpide du golfe. Je prends patience en chassant sur les ruines de Pégase, de l’autre côté de la darse. On rencontre là des murs cyclopéens, avec l’appareil à joints vifs de la grande époque, des gradins, des aqueducs, les restes d’une puissante cité, Nous poussons vers Armyro, à travers les cultures de tabac, principale richesse de la Thessalie méridionale. C’est à Armyro, dernière ville turque avant la frontière grecque, qu’est détenu Spano Vanghéli ; il vient précisément d’écrire à notre agent, en le priant de faire abréger sa peine ; le klephte se recommande de ses excellens sentimens pour la France. — Je profite des longues soirées de Volo pour assembler ces notes de voyage, et tirer de tout ce que j’ai rencontré jusqu’ici quelques vues d’ensemble sur les conditions présentes et futures de cette province.

On donne dans la pratique le nomade Thessalie, d’après la délimitation conservée de l’ancienne Grèce, au territoire compris entre les monts Othrys au sud et la Vistritza au nord. Il faut, sous peine de confusion préjudicielle, diviser ce territoire en deux parties à peu près égales, séparées par le cours du Salamvrias, et qui présentent des caractères fort tranchés. La partie nord, — entre le Salamvrias ou Pénée et la Vistritza, — n’est autre chose que le massif élevé de l’Olympe, avec les étroites vallées qui en descendent. Dans ce district montagneux, pas de villes, pas de cultures, une population clair-semée et moins laborieuse ; les gens de la côte vivent de la pêche, ceux des hauteurs du commerce des bois, de l’élève des troupeaux, de quelques extractions métallurgiques ; les élémens agricoles ne se retrouvent que dans les vallées du versant occidental. Cette population, grecque sans doute en majorité, renferme pourtant, sans parler des musulmans, des échantillons, de toutes les races de la péninsule, des Albanais, des Circassiens, des Valaques du Pinde, quelques sentinelles avancées des familles slave et bulgare ; elle doit à ces conditions géographiques et ethnographiques un aspect plus sauvage, un caractère plus âpre ; ce caractère et ses relations commerciales habituelles, par le golfe Thermaïque, la rattachent plus directement au centre musulman et macédonien de Salonique.

Dès qu’on franchit le Pénée par la gorge de Tempe, on entre dans la partie sud, comprise entre ce fleuve, la mer, les monts Othrys et le Pinde, et formant le bassin de l’ancien lac, adossé à l’Ossa et au Pélion ; ici on recueille l’impression sensiblement différente que j’ai essayé de traduire. De ce côté du fleuve, la population chrétienne est exclusivement agricole et exclusivement grecque. Elle ne partage le sol qu’avec l’élément musulman. Il est toujours difficile de vérifier des chiffres en Orient ; mais on m’assure que cet élément compte pour un septième à peine sur les trois cent mille habitans de la Thessalie. Les familles et les garnisons turques se sont concentrées dans les villes, à Larisse surtout, chef-lieu de la province ; un peu à Trikkala, à Karditza, dans une proportion insignifiante à Pharsale, à Armyro ; à Volo même, on ne trouve plus que trois ou quatre beys, propriétaires des environs. Quelques-uns de ces beys demeurent encore dans les grandes fermes dont j’ai parlé. En dehors des tribus circassiennes récemment dirigées sur la Thessalie et qu’on peut considérer comme un élément purement nomade, tous les travailleurs de la plaine sont Grecs. Leur nombre n’est pas en rapport avec les ressources du pays ; leur condition est assez misérable, leur niveau ravalé par les effets plus directs de la servitude. Au contraire, sur les versans fertiles du Pélion et de l’Ossa, dans les plantations de vignes, de mûriers, de vergers, la population est dense, relativement aisée, d’un niveau moral et intellectuel qu’on ne saurait trop vanter ; elle n’a aucun contact avec la race dominante ; des qualités aimables et laborieuses que j’ai rarement rencontrées à ce degré, même dans la Grèce affranchie, désignent cette population comme le nerf véritable du pays, comme le noyau de la génération future, le jour où les conditions politiques lui permettront de descendre vivifier la plaine, qu’elle fuit actuellement.

Si, de l’état ethnographique de la contrée, on passe à l’examen de sa situation matérielle, on trouve celle-ci peu en rapport avec les ressources latentes de cette belle terre. Par sa fertilité, ses eaux abondantes, ses débouchés maritimes, la Thessalie méridionale est appelée à redevenir ce qu’elle a été jadis, le marché des provinces avoisinantes. Quelques travaux urgens lui rendraient cette situation privilégiée : le dessèchement des marais, en doublant la production du sol, ferait disparaître les maladies qui le rendent inhabitable une partie de l’année ; le creusement du port de Volo assainirait également cette ville en lui ramenant les gros navires qui s’en détournent ; un chemin de fer, d’établissement peu coûteux, qui relierait ce port au cours supérieur du Salamvrias, porterait la vie et la richesse dans toute la vallée ; il pourrait se rattacher plus tard à la ligne que le gouvernement hellénique construit d’Athènes à Lamia. Enfin rien ne sera fait tant qu’on n’aura pas détruit la lèpre du brigandage, qui ôte toute sécurité et toute initiative aux meilleurs élémens de ce pays.

A la suite de ces considérations, une question se pose naturellement : Peut-on attendre ces réformes de l’administration actuelle ? — La réponse est délicate, On peut du moins affirmer que les maîtres du sol, avec la finesse d’intuition et la résignation fataliste qui sont les traits distinctifs de leur race, ne luttent que faiblement sur ce point extrême pour retenir un domaine qu’ils voient leur échapper. Ils se sentent visiblement envahis, diminués, isolés de leurs racines et de leurs centres de force ; ce membre éloigné du grand corps ne reçoit plus du tronc qu’une sève insuffisante ; en revanche, il lui en renvoie peut-être trop. Il est permis de prévoir le jour où, à la suite de quelque ébranlement nouveau, ce coin de terre se détachera sans trop de peine du patrimoine de l’islam. — A qui reviendraient alors l’honneur et le profit des réformes nécessaires que j’ai signalées ? Dans cette province et peut-être dans cette province seule, on a droit de se prononcer sans hésitation. J’insiste sur cette réflexion qui s’impose à l’observateur. Dans presque toutes les autres circonscriptions de la Turquie d’Europe, l’attribution de tel territoire à telle race ou à tel voisin soulève des difficultés restées insolubles jusqu’ici. Le statisticien qui veut résoudre le problème avec des relevés ethnographiques s’avance dans des sables mouvans ; il peut nous faire assister à de brillantes manœuvres de chiffres, plus dociles ici que partout ailleurs, mais il entraîne rarement la conviction de ceux qui ont pratiqué ce labyrinthe. Le philosophe qui pèse la valeur des races en présence, leur capacité politique et civilisatrice, risque de servir des passions ou des préjugés ; l’apothéose ou la condamnation en bloc de l’une ou l’autre des familles chrétiennes n’est pas recevable ; il faudrait le jugement historique d’un Montesquieu uni à l’expérience de toute une vie passée en Orient pour oser décerner à l’une de ces familles « le prix de la sagesse. » On en revient toujours au sentiment du prudent Hérodote ; — ce pays a moins changé qu’on ne croit depuis Hérodote. — « La nation des Thraces est la plus grande parmi les hommes, après les Indiens ; ils portent une multitude de noms, chacun selon sa contrée : si cette nation était gouvernée par un seul ou n’avait qu’une seule pensée, elle serait invincible et de beaucoup la plus puissante, selon moi ; mais cette union est impraticable, et il est impossible qu’elle se réalise jamais ; voilà pourquoi ils sont faibles… De cette contrée, nul ne peut dire encore avec certitude quels sont les hommes qui l’habitent. »

Dans la Thessalie méridionale, au contraire, si l’on écarte la petite minorité turque, on se trouve en présence d’une population compacte, de pure race grecque ; quel que soit le prix auquel on estime en général cette race, — et il m’a semblé que sur ce point au moins il fallait l’estimer assez haut, — la maison est à elle, en l’absence d’autres locataires. Dans cette maison, toutes les énergies tendent vers un seul but, toutes les aspirations se résument dans une formule unanime : la réunion à la grande famille hellénique. Si Salonique peut encore être considérée comme la capitale du nord de la province, Athènes est la capitale naturelle de cette partie ; c’est de ce foyer que tout rayonne, à commencer par l’instruction, le premier des bienfaits ; c’est vers lui que tout converge, les idées comme les relations commerciales, car le port de Volo est en communication journalière avec celui du Pirée, par une navigation de quelques heures. Est-ce à dire que tout soit incontestable dans les vœux qui se font jour des deux côtés de la frontière actuelle ? Non, sans doute. Les braves douaniers grecs qui arpentent si impatiemment les passes difficiles de l’Othrys espèrent bien se transporter, d’une première étape jusque sur la Vistritza, à la limite de la Thessalie antique ; encore ne serait-ce là dans leur pensée qu’une première étape. J’ignore quelles faveurs l’avenir leur réserve ; mais, s’ils devaient avoir le champ libre à bref délai, il faudrait souhaiter, dans l’intérêt même de la Grèce, qu’ils fissent halte sur les bords du Salamvrias. On le comprendra de reste après les détails qui précèdent : la possession de l’Olympe n’apporterait au royaume aucune force agricole, elle l’embarrasserait de populations rares, moins facilement gouvernables ; enfin on peut se demander s’il parviendrait rapidement à extirper le brigandage de ce repaire inaccessible, et on sait que de tout temps les ennemis du gouvernement hellénique se montrent sévères pour lui, quand il ne s’acquitte pas assez vite de cette tâche. Par contre, la plaine de Larisse assurerait à l’Hellade, qui étouffe dans ses montagnes, l’extension agricole dont elle a besoin ; les saines populations du Pélion et de l’Ossa l’enrichiraient de solides élémens, le port de Volo soulagerait celui du Pirée ; la Grèce ne pourrait s’en prendre qu’à elle-même, si ce coin de terre ne devenait pas le plus beau fleuron de sa couronne. La nature a tracé comme à dessein la ligne frontière du Salamvrias. Ce fleuve roule en tout temps un volume d’eau considérable ; dans la partie inférieure de son cours, la muraille de l’Olympe s’élève à pic sur la rive gauche ; la partie supérieure dessine une boucle en arrière de Trikkala ; il serait équitable que la frontière l’abandonnât au confluent du Trikkalino, — l’ancien Léthé, — pour suivre cette rivière qui épouse exactement les contours des montagnes jusqu’aux Météores ; la ligne rejoindrait là le Salamvrias, rendant ainsi à la Grèce la vallée fertile de Trikkala, qui est l’annexe naturelle et le prolongement du vieux lac thessalien. Les détails de ce tracé imaginaire peuvent être discutables : le fait principal, la réunion de la Thessalie méridionale à la Grèce, ne saurait plus l’être. Il s’impose au voyageur comme la conséquence logique, légitime, de tout ce qu’il voit ; il sera la suite inévitable de la première grande secousse réservée à l’Orient. Dieu sait quand cette heure sonnera, et rien n’indique qu’elle soit proche ; mais ce beau fruit est mûr pour la liberté, et l’expérience nous apprend qu’en pareil cas puissance humaine ne peut clouer longtemps le fruit mûr à la branche morte ; l’histoire passe, qui le cueille et le donne aux ayans droit[4] Ce matin, Christo est entré tout triomphant dans ma chambre ; le fidèle cafetier est depuis une semaine posté en vigie sur le port, guettant le premier vapeur qui entrera dans le golfe. Il ne se doute guère qu’il rappelle le serviteur du Roi des rois. Qui ne se souvient du poétique début de l’Orestie ? — Un esclave, placé en sentinelle sur la terrasse du palais d’Agamemnon à Argos, épie le retour de la flotte, attardée aux rivages troyens : oisif et plaintif, il use ses yeux depuis de longues années à interroger les flots vides : aucune voile n’apparaît. — Qui de nous, en lisant cette page, ne s’est pas retrouvé dans cet homme ? — Esclaves de nos rêves, nous usons nos yeux sur l’horizon de la vie, comme la sentinelle argienne sur celui de la mer, à attendre on ne sait quoi… sans doute ces vaisseaux que nous avons lancés à vingt ans, chargés à couler bas de chimères et d’espérances, vers les rives inconnues : flotte trompeuse, qui sombre en haute mer aux premiers coups du vent d’automne, qu’on attend toujours, et qui ne revient jamais ! — Plus heureux, Christo a discerné la colonne de fumée qui remplace aujourd’hui la voile. Je dis adieu aux amis de Volo, je renvoie mes braves Albanais à leur douteuse brigade d’Ekatérini, et me voici installé sur un grand bateau de la compagnie Fraissinet. Les passagers sont rares sur cette ligne : je suis seul à table avec le capitaine, mais l’ennui ne s’assoira pas entre nous. On se lie vite et à fond sur ces planches. Mon convive est un de ces capitaines marseillais comme il y en a tant, et comme il y a si peu d’hommes ; loup et mouton de mer tout ensemble, exemple de ce que sa rude et admirable carrière peut faire d’une nature ordinaire, effacée sur tout autre théâtre. Doux et timide, d’une fraîcheur de sentimens virginale pour certaines choses, résigné sans ostentation à son âpre métier, ses rares paroles sont d’une vérité simple dont aucun procédé d’art ne pourrait égaler l’effet. Il raconte, — et il faudrait sténographier, la réalité, l’humanité profonde de pareils récits ne se traduisent pas, — il raconte son embarquement de début comme second, entre le Cap et Bourbon. — « Mon capitaine, intéressé dans le bâtiment, me reprochait ma gaîté, mon insouciance pendant la tempête : dame ! j’étais jeune ; mais le second jour, en voyant le navire se désemparer, je devins rêveur à mon tour. J’avais alors un père, une mère, des frères et des sœurs, beaucoup. Je pensais pour la première fois que je ne reverrais peut-être plus personne de tout ce monde et qu’il faudrait partir pour le grand voyage. Je rencontrai le capitaine, qui me demanda ce que j’avais ; je réfléchis, je lui dis : Capitaine ! .. — Eh quoi ! fit-il, vous êtes jeune, vous n’êtes pas intéressé dans le bâtiment, et vous vous laissez abattre ! — Je vis bien alors que ces réflexions, le capitaine les avait faites depuis longtemps, lui. Seulement, son intérêt le troublait. Il me dit qu’il me confiait le bateau, n’ayant plus la tête assez libre pour le sauver ; ça me redonna du cœur. Je fis installer un gouvernail de fortune, des voiles de réserve, et je l’amenai à Bourbon en quatre-vingt-deux jours. » — Les anciens auraient représenté ces gens-là sous une des figures doubles qu’ils aimaient, mi-partie d’enfant et d’Hercule. Il n’y a encore que la mer, nourrice de pareils hommes, pour une âme éprise de grandeur et de vérité.

Elle est bien douce et bien belle ce soir, comme nous montons sur le pont, au coucher du soleil ; rarement les côtes si variées du Levant m’ont offert un tableau mieux disposé pour l’enchantement de l’œil que ce golfe de Volo. A gauche, la sauvage petite ville de Trikéri, perchée sur les rocs de la pointe de Magnésie ; à droite, trois plans successifs, trois lumières. Des îles toutes proches, couvertes d’épaisses forêts du sommet à la base, d’un ton chaud de velours vert, en saillie au premier plan ; au second, les montagnes d’Eubée et de la côte de Grèce, en amphithéâtre, très découpées, dans une tonalité générale d’un bleu doux ; à l’extrême horizon, les cimes de l’Othrys, des Thermopyles, quelque chose d’impalpable et de fondu, une blancheur dorée, de la lumière surprise et fixée : ces trois plans si divers et si harmonieux pourtant se rapprochent et se noient insensiblement dans le crépuscule. La nuit s’abaisse sur la haute mer. De toutes ces étoiles qui roulent là-haut, il tombe sur le pont comme une poussière lumineuse, qui semble pénétrer le cerveau et s’y changer en poussière d’idées et de souvenirs. C’est l’instant où le voyage accompli apparaît en raccourci, remettant chaque chose à sa place, les belles rencontres et les bonnes heures en relief, les mauvaises dans la pénombre. Comme un antiquaire qui compte ses médailles d’or et s’arrête longtemps à songer sur les profils effacés des Alexandres, des Ptolémées et des Césars, on sort du médaillier le trésor des souvenirs, ceux de la dernière route d’abord, puis ceux des routes anciennes, tout rongés par le temps, mais sourians ou tristes encore sous leur légende illisible. On les compte, et, en les laissant tomber un par un dans la mémoire, il semble que de tant de rêves, de chimères, de courtes joies, d’efforts morts à la peine, on va peupler les vastes horizons de la mer Egée !


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Hélas ! ce souhait n’a pas porté bonheur à la pauvre maison. Quelques mois à peine après que j’en avais passé le seuil, l’horrible catastrophe que tout le monde connaît s’est abattue sur elle. Mon courageux ami a été massacré en remplissant les devoirs de sa charge ; un soir on a rapporté à Mme Moulin et aux deux enfants un cadavre méconnaissable, broyé avec les piques arrachées aux grilles de la mosquée, traîné en lambeaux dans les cloaques de Salonique… On sait le reste de ces hideux détails. Que l’honnête homme tombé en soldat, et plus tristement qu’un soldat, sous le drapeau de la France reçoive ici ce dernier hommage de son hôte.
  2. Voyez Vanghéli, dans la Revue du 15 novembre 1877.
  3. Le même qui fut depuis généralissime des armées turques, plénipotentiaire au congrès de Berlin, et qui vient de périr si tristement en Albanie.
  4. L’assemblée de Berlin ne semble pas avoir recommandé la rectification accessoire du Trikkalino ; mais, en adoptant en principe la ligne du Salamvrias, elle a justifié les conclusions que l’étude des lieux et des populations dictait depuis longtemps à tous les voyageurs. Puisse l’Europe n’avoir pas, comme le Prométhée du vieil Eschyle, « fait habiter dans l’âme des Grecs d’aveugles espérances. »