La Toison d’or/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
La Toison d’or
NouvellesLemerreŒuvres de Théophile Gautier (p. 262-274).



CHAPITRE IV


La lueur bleue et fraîche du matin faisait pâlir le jaune maladif des lanternes tirant à leur fin ; l’Escaut fumait comme un cheval en sueur, et le jour commençait à filtrer par les déchirures du brouillard, lorsque la fenêtre de Gretchen s’entrouvrit. Gretchen avait encore les yeux noyés de langueur, et la gaufrure imprimée à sa joue délicate par un pli de l’oreiller attestait qu’elle avait dormi sans changer de place dans son petit lit virginal, de ce sommeil dont la jeunesse a seule le secret. — Elle voulait voir comment ses chers œillets avaient passé la nuit, et s’était enveloppée à la hâte du premier vêtement venu ; ce gracieux et pudique désordre lui allait à merveille, et, si l’idée d’une déesse peut s’accorder avec un petit bonnet de toile de Flandre enjolivé de malines et un peignoir de basin blanc, nous vous dirons qu’elle avait l’air de l’Aurore entr’ouvrant les portes de l’Orient ; — cette comparaison est peut-être un peu trop majestueuse pour une ouvrière en dentelle qui va arroser un jardin contenu dans deux pots de faïence ; mais à coup sûr l’Aurore était moins fraîche et moins vermeille, — surtout l’Aurore de Flandre, qui a toujours les yeux un peu battus.

Gretchen, armée d’une grande carafe, se préparait à arroser ses œillets, et il ne s’en fallut pas de beaucoup pour que la chaleureuse déclaration de Tiburce ne fût noyée sous un moral déluge d’eau froide ; heureusement la blancheur du papier frappa Gretchen, qui déplanta la lettre et fut bien surprise lorsqu’elle en eut vu le contenu. Il n’y avait que deux phrases, l’une en français, l’autre en allemand ; la phrase française était composée de deux mots : — Je t’aime ; la phrase allemande de trois : Ich dich liebe, — ce qui veut dire exactement la même chose. Tiburce avait pensé au cas où Gretchen n’entendrait que sa langue maternelle ; c’était, comme vous voyez, un homme d’une prudence parfaite !

Vraiment c’était bien la peine de barbouiller plus de papier que Malherbe n’en usait à fabriquer une stance, et de boire, sous prétexte de s’exciter l’imagination, une bouteille d’excellent tockayer, pour aboutir à cette pensée ingénieuse et nouvelle. Eh bien ! malgré son apparente simplicité, la lettre de Tiburce était peut-être un chef d’œuvre de rouerie, à moins qu’elle ne fût une bêtise, — ce qui est encore possible. Cependant, n’était-ce pas un coup de maître que de laisser tomber ainsi, comme une goutte de plomb brûlant, au milieu de cette tranquillité d’âme, ce seul mot : — Je t’aime, — et sa chute ne devait-elle pas produire, comme à la surface d’un lac, une infinité d’irradiations et de cercles concentriques ?

En effet, que contiennent toutes les plus ardentes épîtres d’amour ? que reste-t-il de toutes les ampoules de la passion, quand on les pique avec l’épingle de la raison ? Toute l’éloquence de Saint-Preux se réduit à un mot, et Tiburce avait réellement atteint à une grande profondeur en concentrant dans cette courte phrase la rhétorique fleurie de ses brouillons primitifs.

Il n’avait pas signé ; d’ailleurs, qu’eût appris son nom ? il était étranger dans la ville, il ne connaissait pas celui de Gretchen, et, à vrai dire, s’en inquiétait peu. — La chose était plus romanesque, plus mystérieuse ainsi. L’imagination la moins fertile pouvait bâtir là-dessus vingt volumes in-octavo plus ou moins vraisemblables. — Était-ce un sylphe, un pur esprit, un ange amoureux, un beau capitaine, un fils de banquier, un jeune lord, pair d’Angleterre et possesseur d’un million de rente ; un boyard russe avec un nom en off, beaucoup de roubles et une multitude de collets de fourrure ? Telles étaient les graves questions que cette lettre d’une éloquence si laconique allait immanquablement soulever. — Le tutoiement, qui ne s’adresse qu’à la Divinité, montrait une violence de passion que Tiburce était loin d’éprouver, mais qui pouvait produire le meilleur effet sur l’esprit de la jeune fille, — l’exagération paraissant toujours plus naturelle aux femmes que la vérité.

Gretchen n’hésita pas un instant à croire le jeune homme de la place de Meïr auteur du billet : les femmes ne se trompent point en pareille matière, elles ont un instinct, un flair merveilleux, qui supplée à l’usage du monde et à la connaissance des passions. La plus sage en sait plus long que don Juan avec sa liste.

Nous avons peint notre héroïne comme une jeune fille très naïve, très ignorante et très honnête : nous devons pourtant avouer qu’elle ne ressentit point l’indignation vertueuse que doit éprouver une femme qui reçoit un billet écrit en deux langues, et contenant une aussi formelle incongruité. — Elle sentit plutôt un mouvement de plaisir, et un léger nuage rose passa sur sa figure. Cette lettre était pour elle comme un certificat de beauté ; elle la rassurait sur elle-même et lui donnait un rang ; c’était le premier regard qui eût plongé dans sa modeste obscurité ; la modicité de sa fortune empêchait qu’on ne la recherchât. — Jusque-là on ne l’avait considérée que comme une enfant, Tiburce la sacrait jeune fille ; elle eut pour lui cette reconnaissance que la perle doit avoir pour le plongeur qui l’a découverte dans son écaille grossière sous le ténébreux manteau de l’Océan.

Ce premier effet passé, Gretchen éprouva une sensation bien connue de tous ceux dont l’enfance a été maintenue sévèrement, et qui n’ont jamais eu de secret ; la lettre la gênait comme un bloc de marbre, elle ne savait qu’en faire. Sa chambre ne lui paraissait pas avoir d’assez obscurs recoins, d’assez impénétrables cachettes pour la dérober aux yeux : elle la mit dans le bahut derrière une pile de linge ; mais au bout de quelques instants elle la retira ; la lettre flamboyait à travers les planches de l’armoire comme le microcosme du docteur Faust dans l’eau-forte de Rembrandt. Gretchen chercha un autre endroit plus sûr ; Barbara pouvait avoir besoin de serviettes ou de draps, et la trouver. — Elle prit une chaise, monta dessus et posa la lettre sur la corniche de son lit ; le papier lui brûlait les mains comme une plaque de fer rouge. — Barbara entra pour faire la chambre. — Gretchen, affectant l’air le plus détaché du monde, se mit à sa place ordinaire, et reprit son travail de la veille ; mais à chaque pas que Barbara faisait du côté du lit, elle tombait dans des transes horribles, ses artères sifflaient dans ses tempes, la chaude sueur de l’angoisse lui perlait sur le front, ses doigts s’enchevêtraient dans les fils, il lui semblait qu’une main invisible lui serrât le cœur. — Barbara lui paraissait avoir une mine inquiète et soupçonneuse qui ne lui était pas habituelle. — Enfin la vieille sortit, un panier au bras, pour aller faire son marché. — La pauvre Gretchen respira et reprit sa lettre qu’elle serra dans sa poche ; mais bientôt elle la démangea ; les craquements du papier l’effrayaient, elle la mit dans sa gorge ; car c’est là que les femmes logent tout ce qui les embarrasse. — Un corset est une armoire sans clef, un arsenal complet de fleurs, de tresses de cheveux, de médaillons et d’épîtres sentimentales, une espèce de boîte aux lettres où l’on jette à la poste toute la correspondance du cœur.

Pourquoi donc Gretchen ne brûlait-elle pas ce chiffon de papier insignifiant qui lui causait une si vive terreur ? D’abord Gretchen n’avait pas encore éprouvé de sa vie une si poignante émotion ; elle était à la fois effrayée et ravie ; — puis dites-nous pourquoi les amants s’obstinent à ne pas détruire les lettres qui, plus tard, peuvent les faire découvrir et causer leur perte ? C’est qu’une lettre est une âme visible ; c’est que la passion a traversé de son fluide électrique cette vaine feuille et lui a communiqué la vie. Brûler une lettre, c’est faire un meurtre moral ; dans les cendres d’une correspondance anéantie il y a toujours quelques parcelles de deux âmes.

Gretchen garda donc sa lettre dans le pli de son corset, à côté d’une petite croix d’or bien étonnée de se trouver en voisinage d’un billet d’amour.

En jeune homme bien appris, Tiburce laissa le temps à sa déclaration d’opérer. Il fit le mort et ne reparut plus dans la rue Kipdorp. Gretchen commençait à s’inquiéter, lorsqu’un beau matin elle aperçut dans le treillage de la fenêtre un magnifique bouquet de fleurs exotiques. — Tiburce avait passé par là, c’était sa carte de visite.

Ce bouquet fit beaucoup de plaisir à la jeune ouvrière, qui s’était accoutumée à l’idée de Tiburce, et dont l’amour-propre était secrètement choqué du peu d’empressement qu’il avait montré après un si chaud début ; elle prit la gerbe de fleurs, remplit d’eau un de ses jolis pots de Saxe rehaussés de dessins bleus, délia les tiges et les mit tremper pour les conserver plus longtemps. — Elle fit, à cette occasion, le premier mensonge de sa vie, en disant à Barbara que ce bouquet était un présent d’une dame chez qui elle avait porté de la dentelle et qui connaissait son goût pour les fleurs.

Dans la journée, Tiburce vint faire le pied de grue devant la maison, sous prétexte de tirer le crayon de quelque architecture bizarre ; il resta là fort longtemps, labourant avec un style épointé un méchant carré de vélin. — Gretchen fit la morte à son tour ; pas un pli ne remua, pas une fenêtre ne s’ouvrit ; la maison semblait endormie. Retranchée dans un angle, elle put, au moyen du miroir de son espion, considérer Tiburce tout à son aise. — Elle vit qu’il était grand, bien fait, avec un air de distinction sur toute sa personne, la figure régulière, l’œil triste et doux, la physionomie mélancolique, — ce qui la toucha beaucoup, accoutumée qu’elle était à la santé rubiconde des visages brabançons. — D’ailleurs, Tiburce, quoiqu’il ne fût ni un lion ni un merveilleux, ne manquait pas d’élégance naturelle, et devait paraître un fashionable accompli à une jeune fille aussi naïve que Gretchen : au boulevard de Gand il eût semblé à peine suffisant, rue Kipdorp il était superbe.

Au milieu de la nuit, Gretchen, par un enfantillage adorable, se leva pieds nus pour aller regarder son bouquet ; elle plongea sa figure dans les touffes et elle baisa Tiburce sur les lèvres rouges d’un magnifique dahlia ; — elle roula sa tête avec passion dans les vagues bigarrées de ce bain de fleurs, savourant à longs traits leurs enivrants parfums, aspirant à pleines narines jusqu’à sentir son cœur se fondre et ses yeux s’alanguir. Quand elle se redressa, ses joues scintillaient tout emperlées de gouttelettes, et son petit nez charmant, barbouillé le plus gentiment du monde par la poussière d’or des étamines, était d’un très beau jaune. Elle s’essuya en riant, se recoucha et se rendormit ; vous pensez bien qu’elle vit passer Tiburce dans tous ses rêves.

Dans tout ceci qu’est devenue la Madeleine de la Desccente de croix ? Elle règne toujours sans rivale au cœur de notre jeune enthousiaste ; elle a sur les plus belles femmes vivantes l’avantage d’être impassible : — avec elle point de déception, point de satiété ! elle ne désenchante pas par des phrases vulgaires ou ridicules ; elle est là immobile, gardant religieusement la ligne souveraine dans laquelle l’a renfermée le grand maître, sûre d’être éternellement belle et racontant au monde, dans son langage silencieux, le rêve d’un sublime génie.

La petite ouvrière de la rue Kipdorp est vraiment une charmante créature ; mais comme ses bras sont loin d’avoir ce contour onduleux et souple, cette puissante énergie enveloppée de grâce ! Comme ses épaules ont encore la gracilité juvénile ! et que le blond de ses cheveux est pâle auprès des tons étranges et riches dont Rubens a réchauffé la ruisselante chevelure de la sainte pécheresse ! — Tel est le langage que tenait Tiburce à part lui, en se promenant sur le quai de l’Escaut.

Pourtant, voyant qu’il n’avançait guère dans ses amours en peinture, il se fit les raisonnements les plus sensés du monde sur son insigne folie. Il revint à Gretchen, non sans pousser un long soupir de regret ; il ne l’aimait pas, mais du moins elle lui rappelait son rêve comme une fille rappelle une mère adorée qui est morte. — Nous n’insisterons pas sur les détails de cette liaison, chacun peut aisément les supposer. — Le hasard, ce grand entremetteur, fournit à nos deux amants une occasion très naturelle de se parler. — Gretchen était allée se promener, selon son habitude, à la Tête de Flandre, de l’autre côté de l’Escaut, avec sa jeune amie. — Elles avaient couru après les papillons, fait des couronnes de bluets, et s’étaient roulées sur le foin des meules, tant et si bien que le soir était venu, et que le passeur avait fait son dernier voyage sans qu’elles l’eussent remarqué. — Elles étaient là toutes deux assez inquiètes, un bout du pied dans l’eau, et criant de toute la force de leurs petites voix argentines qu’on eût à les venir prendre ; mais la folle brise emportait leurs cris, et rien ne leur répondait que la plainte douce du flot sur le sable. Heureusement Tiburce courait des bordées dans un petit canot à voiles ; il les entendit et leur offrit de les passer ! ce que l’amie s’empressa d’accepter, malgré l’air embarrassé et la rougeur de Gretchen. Tiburce la reconduisit chez elle et eut soin d’organiser une partie de canot pour le dimanche suivant, avec l’agrément de Barbara, que son assiduité aux églises et sa dévotion au tableau de la Descente de croix avaient très favorablement disposée.

Tiburce n’éprouva pas une grande résistance de la part de Gretchen. Elle était si pure qu’elle ne se défendit pas, faute de savoir qu’on l’attaquait, et d’ailleurs elle aimait Tiburce ; — car, bien qu’il parlât fort gaiement et qu’il s’exprimât sur toutes choses avec une légèreté ironique, elle le devinait malheureux, et l’instinct de la femme, c’est d’être consolatrice : la douleur les attire comme le miroir les alouettes.

Quoique le jeune Français fût plein d’attentions pour elle et la traitât avec une extrême douceur, elle sentait qu’elle ne le possédait pas entièrement, et qu’il y avait dans son âme des recoins où elle ne pénétrait jamais. — Quelque pensée supérieure et cachée paraissait l’occuper, et il était évident qu’il faisait des voyages fréquents dans un monde inconnu ; sa fantaisie enlevée par des battements d’ailes involontaires perdait pied à chaque instant et battait le plafond, cherchant, comme un oiseau captif, une issue pour se lancer dans le bleu du ciel. — Souvent il l’examinait avec une attention étrange pendant des heures entières, ayant l’air tantôt satisfait, tantôt mécontent. — Ce regard-là n’était pas le regard d’un amant. — Gretchen ne s’expliquait pas ces façons d’agir, mais, comme elle était sûre de la loyauté de Tiburce, elle ne s’en alarmait pas autrement.

Tiburce, prétendant que le nom de Gretchen était difficile à prononcer, l’avait baptisée Madeleine, substitution qu’elle avait acceptée avec plaisir, sentant une secrète douceur à être appelée par son amant d’un nom mystérieux et différent, comme si elle était pour lui une autre femme. — Il faisait aussi de fréquentes visites à la cathédrale, irritant sa manie par d’impuissantes contemplations ; ces jours-là Gretchen portait la peine des rigueurs de la Madeleine : le réel payait pour l’idéal. — Il était maussade, ennuyé, ennuyeux, ce que la bonne créature attribuait à des maux de nerfs ou bien à des lectures trop prolongées.

Cependant Gretchen est une charmante fille qui vaut d’être aimée pour elle-même. Dans toutes les Flandres, le Brabant et le Hainaut, vous ne trouveriez pas une peau plus blanche et plus fraîche, et des cheveux d’un plus beau blond ; elle a une main potelée et fine à la fois, avec des ongles d’agate, une vraie main de princesse, et — perfection rare au pays de Rubens — un petit pied.

Ah ! Tiburce, Tiburce, qui voulez enfermer dans vos bras un idéal réel, et baiser votre chimère à la bouche, prenez garde, les chimères, malgré leur gorge ronde, leurs ailes de cygne et leur sourire scintillant, ont les dents aiguës et les griffes tranchantes. Les méchantes pomperont le pur sang de votre cœur et vous laisseront plus sec et plus creux qu’une éponge ; n’ayez pas de ces ambitions effrénées, ne cherchez pas à faire descendre les marbres de leurs piédestaux, et n’adressez pas des supplications à des toiles muettes : tous vos peintres et vos poètes étaient malades du même mal que vous ; ils ont voulu faire une création à part dans la création de Dieu. — Avec le marbre, avec la couleur, avec le rythme, ils ont traduit et fixé leur rêve de beauté : leurs ouvrages ne sont pas les portraits des maîtresses qu’ils avaient, mais de celles qu’ils auraient voulu avoir, et c’est en vain que vous chercheriez leurs modèles sur la terre. Allez acheter un autre bouquet pour Gretchen qui est une belle et douce fille ; laissez là les morts et les fantômes, et tâchez de vivre avec les gens de ce monde.