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La Toison d’or/Chapitre VI

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La Toison d’or
NouvellesLemerreŒuvres de Théophile Gautier (p. 284-293).
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CHAPITRE VI


Le logis de Tiburce étonna beaucoup la jeune Anversoise, accoutumée à la rigidité et à l’exactitude flamandes ; ce mélange de luxe et d’abandon renversait toutes ses idées. — Ainsi une housse de velours incarnadin était jetée sur une méchante table boiteuse ; de magnifiques candélabres du goût le plus fleuri, qui n’eussent pas déparé le boudoir d’une maîtresse de roi, ne portaient que de misérables bobèches de verre commun que la bougie avait fait éclater en brûlant jusqu’à la racine ; un pot de la Chine d’une pâte admirable et du plus grand prix avait reçu un coup de pied dans le ventre, et des points de suture en fil de fer maintenaient ses morceaux étoilés ; — des gravures très-rares et avant la lettre étaient accrochées au mur par des épingles ; un bonnet grec coiffait une Vénus antique, et une multitude d’ustensiles incongrus, tels que pipes turques, narghilés, poignards, yatagans, souliers chinois, babouches indiennes, encombraient les chaises et les étagères.

La soigneuse Gretchen n’eut pas de repos que tout cela ne fût nettoyé, accroché, étiqueté ; comme Dieu, qui tira le monde du chaos, elle tira de ce fouillis un délicieux appartement. Tiburce, qui avait l’habitude de son désordre, et qui savait parfaitement où les choses ne devaient pas être, eut d’abord peine à s’y retrouver ; mais il finit par s’y faire. Les objets qu’il dérangeait retournaient à leur place comme par enchantement. Il comprit, pour la première fois, le confortable. Comme tous les gens d’imagination, il négligeait les détails. La porte de sa chambre était dorée et couverte d’arabesques, mais elle n’avait pas de bourrelet ; en vrai sauvage qu’il était, il aimait le luxe et non le bien-être ; il eût porté, comme les Orientaux, des vestes de brocart d’or doublées de toile à torchon.

Cependant, quoiqu’il parût prendre goût à ce train de vie plus humain et plus raisonnable, il était souvent triste et préoccupé ; il restait des journées entières sur son divan, flanqué de deux piles de coussins, sans sonner mot, les yeux fermés et les mains pendantes ; Gretchen n’osait l’interroger, tant elle avait peur de sa réponse. La scène de la cathédrale était restée gravée dans sa mémoire en traits douloureux et ineffaçables.

Il pensait toujours à la Madeleine d’Anvers, — l’absence la lui faisait plus belle : il la voyait devant lui comme une lumineuse apparition. Un soleil idéal criblait ses cheveux de rayons d’or, sa robe avait des transparences d’émeraude, ses épaules scintillaient comme du marbre de Paros. — Ses larmes s’étaient évaporées, et la jeunesse brillait dans toute sa fleur sur le duvet de ses joues vermeilles ; elle semblait tout à fait consolée de la mort du Christ, dont elle ne soutenait plus le pied bleuâtre qu’avec négligence, et détournait la tête du côté de son amant terrestre. — Les contours sévères de la sainteté s’amollissaient en lignes ondoyantes et souples ; la pécheresse reparaissait à travers la repentie ; sa gorgerette flottait plus librement, sa jupe bouffait à plis provocants et mondains, ses bras se déployaient amoureusement et comme prêts à saisir une proie voluptueuse. La grande sainte devenait courtisane et se faisait tentatrice. — Dans un siècle plus crédule, Tiburce aurait vu là quelque sombre machination de celui qui va rôdant, quærens quem devoret ; il se serait cru la griffe du diable sur l’épaule et bien dûment ensorcelé.

Comment se fait-il que Tirburce, aimé d’une jeune fille charmante, simple d’esprit, spirituelle de cœur, ayant la beauté, l’innocence, la jeunesse, tous les vrais dons qui viennent de Dieu et que nul ne peut acquérir, s’entête à poursuivre une folle chimère, un rêve impossible, et comment cette pensée si nette et si puissante a-t-elle pu arriver à ce degré d’aberration ? Cela se voit tous les jours ; n’avons-nous pas chacun dans notre sphère été aimés obscurément par quelque humble cœur, tandis que nous cherchions de plus hautes amours ? n’avons-nous pas foulé aux pieds une pâle violette au parfum timide, en cheminant les yeux baissés vers une étoile brillante et froide qui nous jetait son regard ironique du fond de l’infini ? — l’abîme n’a-t-il pas son magnétisme, et l’impossible sa fascination ?

Un jour, Tiburce entra dans la chambre de Gretchen portant un paquet, — il en tira une jupe et un corsage à la mode antique, en satin vert, une chemisette de forme surannée et un fil de grosses perles. — Il pria Gretchen de se revêtir de ces habits qui ne pouvaient manquer de lui aller à ravir et de les garder dans la maison ; il lui dit par manière d’explication qu’il aimait beaucoup les costumes du seizième siècle, et qu’en se prêtant à cette fantaisie elle lui ferait un plaisir extrême. Vous pensez bien qu’une jeune fille ne se fait guère prier pour essayer une robe neuve : elle fut bientôt habillée, et, quand elle entra dans le salon, Tiburce ne put retenir un cri de surprise et d’admiration.

Seulement il trouva quelque chose à redire à la coiffure, et, délivrant les cheveux pris dans les dents du peigne, il les étala par larges boucles sur les épaules de Gretchen comme ceux de la Madeleine de la Descente de croix. Cela fait, il donna un tour différent à quelques plis de la jupe, lâcha les lacets du corsage, fripa la gorgerette trop roide et trop empesée ; et, reculant de quelques pas, il contempla son œuvre.

Vous avez sans doute, à quelque représentation extraordinaire, vu ce qu’on appelle des tableaux vivants. On choisit les plus belles actrices du théâtre, on les habille et on les pose de manière à reproduire une peinture connue : Tiburce venait de faire le chef d’œuvre du genre, — vous eussiez dit un morceau découpé de la toile de Rubens.

Gretchen fit un mouvement.

« Ne bouge pas, tu vas perdre la pose ; — tu es si bien ainsi ! » cria Tiburce d’un ton suppliant.

La pauvre fille obéit et resta immobile pendant quelques minutes. Quand elle se retourna, Tiburce s’aperçut qu’elle avait le visage baigné de larmes.

Tiburce sentit qu’elle savait tout.

Les larmes de Gretchen coulaient silencieusement le long de ses joues, sans contraction, sans efforts, comme des perles qui débordaient du calice trop plein de ses yeux, délicieuses fleurs d’azur d’une limpidité céleste : la douleur ne pouvait troubler l’harmonie de son visage, et ses larmes étaient plus gracieuses que le sourire des autres.

Gretchen essuya ses pleurs avec le dos de sa main, et, s’appuyant sur le bras d’un fauteuil, elle dit d’une voix amollie et trempée d’émotion :

« Oh ! Tiburce, que vous m’avez fait souffrir ! — Une jalousie d’une espèce nouvelle me torturait le cœur ; quoique je n’eusse pas de rivale, j’étais cependant trahie : vous aimiez une femme peinte, elle avait vos pensées, vos rêves, elle seule vous paraissait belle, vous ne voyiez qu’elle au monde ; abîmée dans cette folle contemplation, vous ne vous aperceviez seulement pas que j’avais pleuré. – Moi qui avais cru un instant être aimée de vous, tandis que je n’étais qu’une doublure, une contre-épreuve de votre passion ! Je sais bien qu’à vos yeux je ne suis qu’une petite fille ignorante qui parle français avec un accent allemand qui vous fait rire ; ma figure vous plaît comme souvenir de votre maîtresse idéale : vous voyez en moi un joli mannequin que vous drapez à votre fantaisie ; mais, je vous le dis, le mannequin souffre et vous aime… »

Tiburce essaya de l’attirer sur son cœur, mais elle se dégagea et continua :

« Vous m’avez tenu de ravissants propos d’amour, vous m’avez appris que j’étais belle et charmante à voir, vous avez loué mes mains et prétendu qu’une fée n’en avait pas de plus mignonnes, vous avez dit de mes cheveux qu’ils valaient mieux que le manteau d’or d’une princesse, et de mes yeux que les anges descendaient du ciel pour s’y mirer, et qu’ils y restaient si longtemps qu’ils s’attardaient et se faisaient gronder par le bon Dieu ; et tout cela avec une voix douce et pénétrante, un accent de vérité à tromper de plus expérimentées : — Hélas ! ma ressemblance avec la Madeleine du tableau vous allumait l’imagination et vous prêtait cette éloquence factice ; elle vous répondait par ma bouche ; je lui prêtais la vie qui lui manque, et je servais à compléter votre illusion. Si je vous ai donné quelques moments de bonheur, je vous pardonne le rôle que vous m’avez fait jouer. — Après tout, ce n’est pas votre faute si vous ne savez pas aimer, si l’impossible seul vous attire, si vous n’avez envie que de ce que vous ne pouvez atteindre. Vous avez l’ambition de l’amour, vous vous trompez sur vous-même, vous n’aimerez jamais. Il vous faut la perfection, l’idéal et la poésie : — tout ce qui n’existe pas. — Au lieu d’aimer dans une femme l’amour qu’elle a pour vous, de lui savoir gré de son dévouement et du don de son âme, vous cherchez si elle ressemble à cette Vénus de plâtre qui est dans votre cabinet. Malheur à elle, si la ligne de son front n’a pas la coupe désirée ! Vous vous inquiétez du grain de sa peau, du ton de ses cheveux, de la finesse de ses poignets et de ses chevilles, de son cœur jamais. — Vous n’êtes pas amoureux, mon pauvre Tiburce, vous n’êtes qu’un peintre. — Ce que vous avez pris pour de la passion n’était que de l’admiration pour la forme et la beauté ; vous étiez épris du talent de Rubens, et non de Madeleine ; votre vocation de peintre s’agitait confusément en vous et produisait ces élans désordonnés dont vous n’étiez pas le maître. De là viennent toutes les dépravations de votre fantaisie. — J’ai compris cela, parce que je vous aimais. — L’amour est le génie des femmes, — leur esprit ne s’absorbe pas dans une égoïste contemplation ! depuis que je suis ici j’ai feuilleté vos livres, j’ai relu vos poètes, je suis devenue presque savante. — Le voile m’est tombé des yeux. J’ai deviné bien des choses que je n’aurais jamais soupçonnées. Ainsi j’ai pu lire clairement dans votre cœur. — Vous avez dessiné autrefois, reprenez vos pinceaux. Vous fixerez vos rêves sur la toile, et toutes ces grandes agitations se calmeront d’elles-mêmes. Si je ne puis être votre maîtresse, je serai du moins votre modèle. »

Elle sonna et dit au domestique d’apporter un chevalet, une toile, des couleurs et des brosses.

Quand le domestique eut tout préparé, la chaste fille fit tomber ses vêtements avec une impudeur sublime, et, relevant ses cheveux comme Aphrodite sortant de la mer, elle se tint debout sous le rayon lumineux.

« Ne suis-je pas aussi belle que votre Vénus de Milo ? » dit-elle avec une petite moue délicieuse.

Au bout de deux heures la tête vivait déjà et sortait à demi de la toile : en huit jours tout fut terminé. Ce n’était pas cependant un tableau parfait ; mais un sentiment exquis d’élégance et de pureté, une grande douceur de tons et la noble simplicité de l’arrangement le rendaient remarquable, surtout pour les connaisseurs. — Cette svelte figure blanche et blonde se détachant sans effort sur le double azur du ciel et de la mer, et se présentant au monde souriante et nue, avait un reflet de poésie antique et faisait penser aux belles époques de la sculpture grecque.

Tiburce ne se souvenait déjà plus de la Madeleine d’Anvers.

« Eh bien ! dit Gretchen, êtes-vous content de votre modèle ?

— Quand veux-tu publier nos bans ? répondit Tiburce.

— Je serai la femme d’un grand peintre, dit-elle en sautant au cou de son amant ; — mais n’oubliez pas, monsieur, que c’est moi qui ai découvert votre génie, ce précieux diamant, — moi, la petite Gretchen de la rue Kipdorp ! »