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Appels aux dirigeants/La Tolérance religieuse

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Pour les autres éditions de ce texte, voir Sur la tolérance religieuse.

Traduction par E. Halpérine-Kaminsky.
Appels aux dirigeantsBibliothèque-Charpentier (p. 119-136).

LA TOLÉRANCE RELIGIEUSE


I


Des missionnaires ont pour tâche, en Russie, de convertir à l’orthodoxie tous les non orthodoxes.

À la fin de 1901, un Congrès de ces missionnaires se réunit à Orel. Avant sa clôture, le maréchal de la noblesse de la province, M. Stakhovitch, prononça un discours où il proposait au Congrès de reconnaître l’absolue liberté de conscience, en entendant par là, suivant son expression, non seulement la liberté de croyances, mais encore celle du culte, impliquant la faculté de se séparer de la foi orthodoxe, et même celle de verser dans le schisme. M. Stakhovitch estimait que la liberté ainsi comprise ne peut qu’aider au triomphe et à l’extension de l’orthodoxie dont il se reconnaissait un fidèle adepte.

Les membres du Congrès n’adhérèrent pas à la proposition de M. Stakhovitch et elle ne fut pas l’objet d’une délibération officielle. Mais il y eut ensuite un échange animé d’opinions et on débattit la question de savoir si l’Église chrétienne doit ou non être tolérante. Les uns — la majorité des orthodoxes, tant ecclésiastiques que laïques — se montrèrent, dans les journaux et les revues, opposés à la tolérance religieuse, et reconnurent, pour des raisons diverses, l’impossibilité de cesser les poursuites contre les dissidents. D’autres — la minorité — adhérèrent à l’avis de M. Stakhovitch, l’approuvèrent, et démontrèrent combien la liberté de conscience était utile et même nécessaire pour l’Église.

Les adversaires de M. Stakhovitch faisaient valoir que l’Église, dispensatrice du bien éternel, ne saurait qu’employer tous les moyens en son pouvoir pour sauver de la damnation ses membres égarés, et qu’un de ces moyens était d’empêcher l’abjuration ou la dissidence des membres de la véritable Église. L’Église, qui a reçu de Dieu le pouvoir absolu, — insistaient particulièrement les contradicteurs de M. Stakhovitch, — sait ce qu’elle fait, quand elle a recours à la contrainte contre ses ennemis. Quant aux controverses des laïques sur la légalité ou l’illégalité des mesures prises par l’autorité religieuse, elles montrent simplement les errements de ces laïques qui se permettent de blâmer les actes de l’Église reconnue infaillible.

Ainsi parlèrent et parlent les adversaires de la tolérance religieuse.

Ses partisans, par contre, proclament l’injustice d’empêcher par la force la profession d’une foi en désaccord avec l’orthodoxie ; ils ajoutent que la division établie par les adversaires de la tolérance religieuse entre la croyance et le culte extérieur est sans fondement, puisque toute foi se manifeste inévitablement par des actes extérieurs.

Au surplus, disent-ils encore, l’Église vraie, qui a le Christ pour chef et en a reçu la promesse que nul ne l’emportera sur elle, ne saurait être mise en danger par la prédication de la fausse croyance d’un petit nombre d’hérétiques ou d’apostats, et cela d’autan plus que les persécutions n’atteignent pas leur but, puisque le martyre ne fait qu’affaiblir l’autorité morale de l’Eglise persécutrice et augmenter le prestige des persécutés.


II


Les partisans de la tolérance religieuse soutiennent que l’Église ne doit, en aucun cas, recourir à la contrainte contre ses membres dissidents et contre ceux qui professent d’autres religions.

L’Église, ne doit pas user de violences. Mais alors une question se pose : comment l’Église peut-elle songer à l’emploi de la violence ?

L’Église chrétienne est, d’après sa propre définition, une communauté d’institution divine, ayant pour but de répandre parmi les hommes la vraie religion pour leur salut dans ce monde et dans l’autre.

Comment une pareille communauté, dont les armes sont la grâce et la prédication, peut-elle souhaiter commettre (et elle commet en réalité) des violences à l’égard de ceux qui lui sont rebelles ?

Conseiller à l’Église de ne pas persécuter ses membres dissidents ou ceux qui encouragent l’hérésie, c’est comme si on engageait les académies scientifiques de ne pas persécuter, de ne pas punir ceux qui ne partagent pas leurs vues. Les académies ne peuvent le désirer ; mais, le voulussent-elles, les moyens de persécution leur feraient défaut.

L’Église se trouve, en somme, dans le même cas. D’après sa propre définition, il lui est impossible de recourir à la contrainte, car, le voulût-elle, elle n’a pas à sa disposition les armes nécessaires.

D’où proviennent donc les persécutions exercées par l’Église depuis Constantin, qui continuent de nos jours et auxquelles les partisans de la tolérance religieuse lui conseillent de renoncer ?


III


M. Stakhovitch, en citant dans son discours les paroles claires et sages de Guizot sur la nécessité de la liberté de conscience pour la religion chrétienne, rapporte à la suite l’opinion obscure et détestable d’Aksakov qui substitue à la notion Église celle de religion chrétienne, et après ce tour de passe-passe, cherche à démontrer la possibilité et la nécessité de la tolérance religieuse dans l’Eglise chrétienne.

Or, la religion chrétienne et l’Église chrétienne ne sont pas équivalentes. Et nous n’avons aucun droit de supposer que ce qui est propre à la foi chrétienne soit propre à l’Église chrétienne.

La foi chrétienne est la conscience suprême qu’a l’homme de sa connexité avec Dieu, conscience à laquelle l’humanité est parvenue en passant du degré inférieur au degré supérieur de la conscience religieuse. C’est pourquoi le christianisme et tous ceux qui le professent dans son véritable sens ne sauraient ne pas se montrer tolérants, puisque les chrétiens savent qu’ils ont atteint à une certaine hauteur et à une certaine netteté de la conscience religieuse, uniquement grâce à la marche incessante de l’humanité, des ténèbres à la lumière. Conscients de ne posséder qu’une partie de la vérité, de la vérité qui se découvre et s’élève de plus en plus par l’effort commun des hommes, ils ne doivent, en présence des religions nouvelles, contraires à la leur, ni les blâmer, ni les rejeter, mais au contraire les saluer avec joie, les étudier, comparer leur religion à ces religions inconnues, rejeter ce qui est contraire à la raison, accepter ce qui éclaircît et élève la vérité qu’ils professent et s’affermir dans ce qui est commun à toutes les croyances.

Tel est le caractère de la religion chrétienne en général, et c’est ainsi qu’agissent les hommes qui professent le christianisme.

L’Église procède tout autrement. En se reconnaissant comme unique dépositaire de la vérité entière, divine, éternelle, immuable, révélée aux hommes par Dieu lui-même, elle ne peut envisager toute doctrine religieuse qui n’est pas conforme à ses dogmes que comme une confession fausse, nuisible, même intentionnellement malfaisante (lorsqu’elle est opposée par des hommes qui connaissent la véritable situation de l’Église) et qui entraînent leurs semblables à leur perte éternelle. Ainsi, par sa propre définition, l’Église ne saurait être tolérante et ne pas employer contre toutes les croyances et contre ceux qui propagent des doctrines contraires tous les procédés qui la sauvegardent.

La conception chrétienne et la conception de l’Église sont donc très différentes. Chaque Église affirme, il est vrai, qu’elle seule représente le christianisme ; mais ceux qui professent la vraie doctrine religieuse ne reconnaissent à aucune cette omnipotence. D’ailleurs ils ne pourraient pas la reconnaître, puisque les églises sont nombreuses et que chacune prétend seule détenir l’entière vérité divine.

C’est précisément cette confusion de deux conceptions différentes, commise dans des desseins divers par les fidèles de l’Église, qui est cause de ce que toutes les dissertations sur l’utilité pour l’Église de la tolérance religieuse sont obscures, emphatiques, pleines de réticences et, par suite, manquent de conviction.

Tous les arguments qu’ont mis en avant chez nous, en Russie, les Khomiakov, les Samarine, les Aksakov et d’autres, ainsi que le discours de M. Stakhovitch, ne sont que de la phraséologie creuse, nuisible, qui obscurcit par les fumées de l’encens la vue de ceux qui commencent à s’affranchir du mensonge.


IV


Ainsi, une question se pose : comment l’Église, qui se définit elle-même comme une communauté ayant pour but la propagation de la vérité, tout en n’ayant et ne pouvant avoir aucun moyen de contrainte à sa disposition, y a cependant recours contre les confessions en désaccord avec elle ? À cette question il est une seule réponse : l’institution qui se nomme Église chrétienne n’en est pas une ; c’est une institution civile, contraire et plutôt hostile au christianisme.

Quand cette pensée me vint pour la première fois, je m’en méfiai d’abord, tellement profond est en nous le sentiment inculqué dès notre enfance sur la sainteté de l’Église. Je crus à un paradoxe ou à une erreur dans cette définition de l’Église. Mais plus j’examinais la question sous ses divers aspects, et plus je me persuadais que la définition de l’Église comme institution antichrétienne est parfaitement exacte, et qu’en dehors d’elle on ne saurait expliquer toutes les contradictions que renferment l’activité passée et présente de l’Église.

Qu’est-ce en réalité que l’Église ? Ses fidèles affirment qu’elle constitue une communauté instituée par le Christ, à laquelle sont confiées la garde exclusive et la propagation de la vérité divine, indiscutable, parce qu’elle a été révélée aux membres de l’Église par la descente du Saint-Esprit, et que ce témoignage de la révélation divine se transmet de génération en génération par l’imposition des mains instituée à jamais par le Christ.

Mais il suffit d’examiner avec quelque attention les arguments à l’appui pour voir combien ces affirmations sont arbitraires. Les deux textes (de l’Écriture, que l’Église considère comme sainte ) qui fournissent la preuve de l’institution de l’Église par le Christ lui-même ne peuvent nullement avoir la signification qu’on leur attribue, car la notion même de l’Église, lors de la composition des Évangiles, et encore moins du temps du Christ, n’existait pas. Quant au troisième texte, sur lequel on fonde le privilège d’enseigner la vérité divine, il est à noter que les derniers versets des saints Marc et Matthieu sont reconnus comme faux par tous les spécialistes.

On peut encore moins prouver que la descente de langues de feu sur la tête des disciples, et visibles seulement pour eux, signifie que tout ce que diraient ces disciples, ainsi que tous ceux auxquels ils imposeraient les mains, vient de Dieu, c’est-à-dire du Saint-Esprit, et, par suite, sera toujours et indiscutablement vrai.

Si même cela était démontré (ce qui est impossible), on ne saurait prouver que ce don d’infaillibilité soit échu à la seule Église qui affirme en être l’unique dépositaire. La principale difficulté est que les Églises sont nombreuses et que chacune affirme détenir la vérité, et déclare les autres dans l’erreur. Il en résulte que l’affirmation de chaque Église de connaître seule la vérité pèse autant que cette assertion de quiconque : « Je jure que j’ai raison, et que tous ceux qui ne sont pas de mon avis ont tort. »

« Nous jurons que nous seuls formons la véritable Église », — telle est la seule preuve de l’infaillibilité de chaque Église.

Cette base unique, déjà instable, illusoire, a encore un autre défaut : en excluant tout contrôle de ce qu’enseigne l’Église prétendue infaillible, elle ouvre un champ infini aux affirmations les plus fantaisistes données comme vérités. Il est naturel que des protestations s’élèvent contre cette manière d’affirmer la vérité. Pour les faire taire, il n’y a qu’un seul moyen : la force.

Tout le symbole du concile de Nicée est un tissu d’affirmations insensées et fantaisistes qui pouvaient seulement venir à l’esprit d’hommes se proclamant infaillibles, et qui ne pouvaient être imposées que par la contrainte.

Dieu le père fit naître avant tout Dieu le fils, de qui tout provient. Ce fils est envoyé sur terre pour le salut des hommes ; là, il renaît d’une vierge, est crucifié, ressuscite, remonte au Ciel, où il siège à la dextre de son père. À la fin du monde, ce fils viendra juger les vivants et les morts. Tout cela est une vérité indiscutable, révélée par Dieu lui-même.

Si, au xxe siècle, nous ne pouvons accepter ces dogmes contraires au bon sens et au savoir humains, au temps du concile de Nicée, les hommes, n’étant pas non plus dépourvus de bon sens, ne pouvaient accepter ces dogmes étranges, et ils le disaient.

L’Église, se considérant comme seule dépositaire de la vérité entière, ne pouvait admettre cette opposition et, naturellement, elle employa contre ses adversaires le moyen répressif le plus rapide, la force.

L’Église, unie au pouvoir civil, employa toujours la force, — dissimulée, — mais sûre et efficace : elle prélevait les impôts sur tous, sans se préoccuper si les contribuables étaient d’accord ou non avec la religion d’État ; mais on exigeait la fidélité au culte extérieur.

Après avoir contraint au paiement de la dîme, elle se souciait d’inculquer sa religion officielle aux enfants et aux adultes par la suggestion. Si ce procédé ne suffisait pas, elle recourait à la force du pouvoir civil. Ainsi, il ne saurait être question de tolérance religieuse dans une Église soutenue par l’État. Et cela durera tant que dureront les Églises.

On pourra m’objecter : les Églises dans le genre de celle des Quakers, des Shakers, des Mormons et en ce moment, particulièrement, les congrégations catholiques, recueillent en faveur de leurs membres des sommes importantes, sans être aidées par les autorités civiles, et ainsi n’ont pas recours à la violence.

C’est faux : l’argent recueilli par les riches, et spécialement par les congrégations catholiques, durant de longs siècles d’hypnotisation vénale, n’est pas l’obole volontaire des membres de la communauté religieuse, mais le résultat de la plus grossière des violences. L’argent est amassé par la force et reste toujours l’arme de la force. Pour qu’une Église puisse se considérer comme tolérante, elle doit se soustraire à toute influence matérielle : « Vous avez reçu pour rien, donnez pour rien ».


V


En somme, l’Église ne saurait recourir à la violence. S’il en est fait usage, c’est, par le pouvoir civil dont elle recherche le concours. Et alors la question se pose : pour quelle raison le gouvernement et les classes dirigeantes viennent-ils en aide à l’Église ? Il semblerait que les autorités devraient rester indifférentes à la foi de leurs administrés, qu’ils soient protestants, catholiques, orthodoxes ou mahométans. Mais il n’en est pas ainsi.

Les croyances religieuses correspondent à l’organisation sociale de chaque époque ; autrement dit, le régime social se modèle sur la foi religieuse : telle croyance, tel régime. Les gouvernements et les classes dirigeantes le savent, et c’est pourquoi ils soutiennent la doctrine religieuse qui assure leur situation privilégiée. Ils savent que la véritable doctrine chrétienne condamne le pouvoir fondé sur la violence, la division en classes, l’accaparement des richesses, les guerres, les supplices, les châtiments corporels, en un mot, tout ce qui garantit au gouvernement et aux classes dirigeantes leur situation privilégiée ; c’est pourquoi ces derniers protègent le culte qui légitime leur situation. Enfin le faux christianisme de l’Église, en déformant le véritable, empêche les hommes de distinguer entre les deux.

Sans la contrefaçon du christianisme appelé Église, gouvernement et classes dirigeantes ne pourraient exister. À son tour, l’Église et ses dogmes mensongers ne pourraient subsister sans les violences directes ou indirectes exercées par le gouvernement. Dans certains États, ces violences se manifestent par des persécutions ; dans d’autres, par la protection particulière des classes riches ; or, la possession des richesses comporte l’emploi de la force. Ainsi, Église, gouvernement et classes dirigeantes se prêtent mutuellement main-forte.

Les adversaires de la tolérance religieuse ont donc parfaitement raison en défendant le droit pour l’Église de recourir à la force dont dépend son existence. Quant aux partisans de la tolérance, on pourrait leur donner raison s’ils s’adressaient, non à l’Église, mais à l’État, et exigeaient, non ce qu’on appelle à tort la séparation de l’Église et de l’État, mais simplement la suppression de l’appui direct, brutal de l’État, ou le concours indirect, sous forme de subsides octroyés à la religion officielle.

Quant à demander à l’Église de cesser de recourir à la violence sous quelque forme que ce soit, c’est demander à un assiégé de livrer ses armes et de se rendre lui-même.

Seul, le christianisme indépendant, le vrai, peut être tolérant ; ce christianisme qui n’est gêné par aucune institution civile, n’a besoin de personne et n’a pour but que la connaissance toujours plus grande de la vérité divine et sa réalisation progressive dans la vie.

Février 1902.