La Tour aux rats

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Messageries de la Presse.
FRÉDÉRIC COUSOT




LA TOUR AUX RATS




COMMENT LES TROIS FRÈRES GUINGUET PASSÈRENT POUR AVOIR FAIT PRISONNIER UN CORPS DE 2000 COSAQUES





Cest Dinant.

La ville est vraiment jolie avec son drôle clocher bulbeux, ses hauts rochers qui la dominent et que couronne, comme un tortil de baron, un vieux fort démodé. Une rue sans fin la traverse, et court, tortueuse, durant près d’une heure de route, des faubourgs de Leffe jusqu’aux monts Bayard.

Là, au pied de la grande masse de rochers qui, vers le Midi, ferme la vallée, en l’an 1815, faillit se passer un drame d’héroïsme suprême, dont l’histoire n’a point parlé, je pense.

C’était après la défaite de Waterloo. Les Alliés venaient d’envahir la France, poursuivant l’armée en déroute. Le 22 juin, vers midi, un déserteur français arriva dans la ville encore toute en émoi, harassé, couvert de poussière et se disant porteur de graves nouvelles.

On le conduisit en hâte chez M. Benoît Flaupart, qui était maire en ce temps-là.

Une heure après, le prieur public annonçait à la population consternée qu’un corps de deux mille cosaques marchait sur Dinant, pour châtier la ville des secours accordés aux débris des troupes vaincues.

Par la voix du crieur, le maire exhortait la ville au calme et à la résignation.

Ah ! bien oui ! Ce fut une panique effroyable ; et qui lors eût vu hommes, femmes et enfants pleurer et se tordre les mains, crier à haute voix très amèrement, il n’est si dur cœur au monde qui n’en eût eu pitié.

Dinant se souvenait de la vengeance du Charolais, cette page terrible de son histoire : de la ville mise à feu et à sang, pour avoir pris le parti de la France, des bombardiers pendus aux gibets sur la montagne, des huit cents bourgeois attachés deux à deux et précipités dans la Meuse.

Sans doute, les secours portés aux vaincus d’hier constituaient les mêmes griefs ; et pareil châtiment menaçait encore la ville.

Dinant était dans la consternation ; les rues désertes, partout les volets, les persiennes baissés ; et des cierges brûlaient aux pieds de tous les saints et saintes du paradis, qu’on pouvait implorer en semblable occurrence.

Or, vers les huit heures du soir, on entendit dans le grand silence de la ville apeurée le bruit d’une patrouille qui passait.

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Le maire s’était réfugié dans une chambre haute, entouré des siens et de ses proches, en larmes. Il rêvait, accoudé tristement sur le berceau de son dernier rejeton. Ce bruit de pas battant le pavé le vint tirer de sa douloureuse torpeur. Il frissonna :

« Déjà ?… prononça-t-il à peine, dans un profond soupir… C’est l’avant-garde, sans doute ! »

Puis, lentement, résigné, il se porta vers la fenêtre, comme marchant à la mort. Là, il eut un cri de surprise et de soulagement.

« Non ! dit-il, c’est les Guinguet ! »

C’étaient les trois frères Guinguet, en effet, les épiciers du Faubourg, qui passaient épouvantablement armés.

M. Benoît Flaupart ouvrit la fenêtre :

« Où allez-vous, pour Dieu ? demanda-t-il.

— Au rocher Bayard, arrêter les Cosaques ! répondit Cyprien, l’aîné des Guinguet.

— Mais vous les exciterez ! reprit Benoît Flaupart avec terreur, et vous vous ferez tuer ! Vous nous ferez tuer tous, mes enfants !

Cyprien regarda le maire d’un air de reproche :

« Les Guinguet ne connaissent que leur devoir ! » fit-il.

Et tous trois, superbes, continuèrent leur route.

Ils étaient terribles, et drôles… cependant.

De-ci de-là des persiennes s’ouvraient.

« Où vont donc les Guinguet ? » se demandait-on.

Il était neuf heures quand ils arrivèrent au rocher Bayard.

Là, ils se firent apporter des chaises, allumèrent du feu ; et ayant sorti d’un gros sac, que le cadet portait, une ample provision de victuailles, ils se mirent à manger.

Ils mangèrent longtemps, a-t-on raconté, et burent aussi.

La collation finie, Cyprien dit à ses frères : « Dormez, vous autres ; moi, je veillerai ! »

Il alla s’installer derrière une façon de guérite qu’on voit encore au revers du rocher et s’assit le fusil dans les jambes.

La nuit était belle. Pas de bruit. Une lune superbe.

De son poste d’observation, Cyprien entendait ronfler ses deux cadets, et ne pouvait s’empêcher de penser, voyant leur impassible courage :

« Vrai Dieu ! de quel bon sang nous sommes ! »

Et tranquillement il fumait.

La nuit passa sans alerte.

L’aube parut.

Tout à coup Cyprien vit pointer deux cavaliers sur la route qui vient de France par les hauteurs.

Il regardait.

Bientôt, dans un tourbillon de poussière, une masse sombre au galop monta sur l’horizon.

« Jacques ! Jean ! cria Cyprien, dont le cœur battait.

Les deux héros ouvrirent des yeux lourds encore de sommeil.

— Quoi ? demandèrent-ils mal éveillés.

— Ils viennent !

— Ils viennent ?… On les voit ?… interrogèrent en même temps Jean et Jacques, glacés de peur.

— Oui ! on les voit !

Tous trois gagnèrent le poste d’observation.

On les voyait, en effet.

Déjà la route en était couverte ; il en montait toujours.

« L’affaire sera rude ? » fit Cyprien.

Jacques et Jean ne répondirent pas ; ils avaient affreusement pâli.

Ils contemplaient, pleins d’émoi, cette masse sombre où couraient, comme des étincelles, de vifs éclairs d’acier…

Tout à coup une trompe venant du fort poussa dans l’air un long mugissement d’effroi ; et presque aussitôt le gros bourdon de Notre-Dame se mit à sonner le tocsin, à coups redoublés, comme un cœur qui bat d’angoisse.

« Ce sera terrible ! » dit encore Cyprien.

Puis, après un moment : « C’est Forest qui corne au fort, je serais curieux de savoir si, de là-bas, il nous verra mourir. »

Jacques et Jean ne soufflaient mot, l’idée de mourir les avait mis en sueur froide ; et la consolation de mourir, contemplés par Forest, leur paraissait une compensation légère.

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À l’heure ou le crieur public annonçait que les Alliés venaient châtier Dinant, les trois frères Guinguet, enfouis au fond de leurs caves, procédaient à un classement plus méthodique de leurs vins de Bourgogne.

Ce fut seulement vers les cinq heures, en remontant au jour, qu’ils apprirent la terrible nouvelle.

Ils étaient émoustillés. Et cette idée leur vint qu’il serait beau que les trois frères Guinguet s’en allassent, au rocher Bayard, mourir en défendant la ville.

Cyprien était ardent et brave ; Jacques et Jean, plus pusillanimes, négligeant d’envisager les mortels dangers d’une semblable équipée, s’étaient laissés éblouir par les côtés exaltés de cette décision suprême.

Et les trois frères Guinguet s’étaient armés et étaient partis pour les Termopyles.


« Qu’en voilà ! qu’en voilà ! » s’exclamait Cyprien.

Les cosaques avaient fait un temps de trot pour dévaler la côte ; ils gagnaient la route plate ; on les pouvait distinguer à cette heure, couverts de peaux de bêtes, cavalcader en désordre sur leurs petits chevaux sauvages ; et le fer des lances, et les fourreaux brillaient dans la lumière du jour levant.


« Ils sont bien deux mille ! » estima Cyprien, qui ne les quittait pas des yeux.

Jacques et Jean ne répondaient pas.

Tous deux avaient la même idée : la fuite ; ils cherchaient une façon raisonnable de la proposer. Jean parla le premier :

« Cyprien, ils sont absolument trop ! si nous nous en retournions. »

Cyprien répondit :

« Non ! nous n’en aurons pas le reproche ! »

« Cyprien, songez-y » reprit Jacques.

Cyprien répondit :

« Non ! »

« Par les bois ! » proposa Jean, montrant la possibilité d’une retraite déguisée.

« Non ! reprit Cyprien, non ! et suivez-moi !»

Tous trois descendirent dans la gorge.

« C’est ici, dit Cyprien, qu’il nous faut mourir ! »

Jacques et Jean se turent.


L’ennemi approchait ; on entendait une immense rumeur, et la terre s’ébranlait au pas des chevaux.


« Cyprien, ils sont tout près… mais nous aurions le temps encore… »

C’était Jacques qui parlait.

Cyprien ne répondit pas.


Les cosaques débusquaient en face.

« Il est trop tard ! » s’exclamèrent en même temps Jacques et Jean, désespérés.

Cyprien avait quitté la maison paternelle, son testament fait, avec l’intention bien arrêtée de mourir.

Déjà il voyait en rêve, gravée sur la roche, cette inscription solennelle : « Passant, va dire à Dinant, la fière ville, qu’ici les trois Guinguet sont morts pour la défendre ! » Mais, la pusillanimité de ses frères avait fini par ébranler son courage. Oh ! il voulait bien mourir, mais non point mourir seul. Il se disait : « Au premier choc, Jacques et Jean vont m’abandonner. »

Il était pâle, il songeait, il se voyait sanglant, foulé aux pieds des chevaux, scalpé ! peut-être… scalpé !! De voir trembler ses frères, il tremblait aussi ; ses jambes flageolaient, il prit une des trois chaises et s’assit.


Les deux cadets firent de même.


Cependant, les cosaques n’étaient plus qu’à vingt pas.

L’officier qui commandait l’avant-garde s’étonna de voir là devant lui, ces trois hommes, tout armés, assis bien à l’aise et fermant passage ; il détacha l’un des cavaliers, qui partit au trot.


Cyprien, voyant venir le cosaque, prit un air farouche ; et tous deux se regardèrent menaçants.

Mais derrière Cyprien les deux frères cadets présentaient les armes et faisaient de la tête des signes « bonjour » et des risettes très engageants, afin de corriger le mauvais effet que pouvait produire l’attitude provocatrice de l’aîné.


En présence de cet accueil contradictoire, le cavalier, perplexe, ne sut que faire et tourna bride, rejoignant le détachement, qui s’était arrêté.


On pourparla quelques minutes dans un groupe chamarré d’or ; puis on vit s’avancer un gros major moustachu.

Quand il vit venir, le sabre au poing, le gros major moustachu, Cyprien prit peur ; il se tourna vers Jacques et Jean, qui s’effaçaient de plus en plus.

« Allons ! vous autres, dites, faut-il les laisser passer ! »

« Oh ! oui ! va, Cyprien, » répondirent-ils à voix basse et d’un ton de prière.

Cyprien remit son fusil au port d’arme, les yeux baissés, n’osant dévisager le major.

« Que veut dire ceci ? » demanda celui-ci en russe.

Les Guinguet ignoraient les langues slaves.

« Nous sommes les trois frères Guinguet, » dit Cyprien d’un air modeste.

Le major ne comprit pas.

« Alors reprit-il toujours en russe, vous êtes la députation envoyée par la ville ? »

« Demande-lui s’il ne parle pas wallon ? » souffla Jacques.

Je ne sais pas ce que comprit le gros major, mais il salua Jacques avec l’air de remercier ; et fit signe à sa troupe qu’elle pouvait avancer.

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Cependant Dinant savait que les trois frères Guinguet tenteraient d’arrêter l’invasion. Il allait y avoir bataille. On allait entendre des cris, d’épouvantables fusillades, puis des cavaliers, poussant des clameurs féroces, passeraient dans une charge furieuse, tuant, massacrant, mettant tout à feu et à sang ; il y aurait des écroulements de murs, des viols de femmes, des égorgements d’enfants…

… Pourtant rien ! pas un cri, pas un coup de feu ! et déjà les cavaliers défilaient.


Ceux qui, les premiers, osèrent entr’ouvrir leurs volets clos, virent un spectacle étonnant.

La troupe passait calme, conduite par les deux frères Guinguet ; et Cyprien, l’aîné, menait par la bride le cheval du commandant.


Le maire aussi avait entr’ouvert sa fenêtre :

« Cyprien, dit-il, presque à voix basse, qu’est-ce qu’il y a ?… Ils se sont rendus ! »

» Ils se sont rendus, si vous voulez, Benoît, mais il vaut mieux ne pas le leur trop faire sentir.

» Et où allez-vous comme çà ?

» Les reconduire à la frontière, par l’autre côté de l’eau. C’est convenu. »

Le major regardait le maire, qui baissa les yeux et ferma sa fenêtre, pour ne point l’exciter.

« Qui aurait dit ça des Guinguet ? » fit-il alors, avec une pointe d’envie.

Le soir, sous des arcs de triomphe, les trois frères Guinguet rentraient dans la ville pavoisée.

Et, de Givet, le gros major écrivait à son chef, le prince Kouvarof :

« Prince, nos craintes n’étaient pas fondées. Toute l’armée vaincue est rentrée en France. Dinant avait envoyé au-devant de nous une députation d’assez drôles gens, qui nous firent les honneurs et voulurent bien nous servir de guides. »

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Et voilà comment les trois frères Guinguet passèrent pour avoir sauvé Dinant, et fait prisonnier un corps de deux mille cosaques.


Frédéric Cousot.