La Tour d’amour/04

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Georges Crès et Cie (p. 65-87).
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IV


De mémoire de marin, ça ne s’est jamais vu, d’oublier d’allumer un phare, serait-il de troisième ordre, surtout quand on est deux gardiens valides et que le temps ne vous fait pas perdre la tête. Le vent soufflait dur autour d’Ouessant, mais pas au point de renverser la cage sur nos ventres et, malgré mon rêve, personne chez nous n’avait bu un coup de trop.

Je ne m’arrêtai pas à toutes ces réflexions. J’avais le cerveau brouillé par des visions de jupes, et le cri du vieux m’avait flanqué l’idée de la consigne au cœur comme une lame pointue.

On est si bête ! Je n’osais pas me demander pourquoi, lui, qui se mêlait toujours de tout et veillait inutilement, n’avait pas allumé lui-même dès l’heure venue.

Je grimpai dans la spire, ma lanterne haute, et j’arrivai suant, soufflant, tortillé de terreur, devant la cage.

Le ciel était lourd, vous tombant sur le crâne en capuchon. La nuit, plus épaisse, vous mettait ses griffes de velours dans les yeux. En bas, la mer se roulait, chantant son chant de mort, étendant, de places noires en places noires, ses linges blancs, tout préparés pour la dernière toilette des hommes d’équipages.

Ce singulier vertige, que j’avais déjà éprouvé étant assis sur l’esplanade, me tournait encore la tête. Oui, je me sentais toujours attiré dans le vide, pompé, forcé de m’aplatir le long des parapets du chemin de ronde pour ne pas sauter n’importe où.

Ce n’était ni la hauteur du phare, ni sa position isolée au milieu du flot qui m’effrayait. Je me l’imaginais mal assis et un peu incliné, peut-être, à cause de la difformité du rocher sur lequel on l’avait bâti. Certainement le rocher se présentait de travers, si le phare allait droit ! On ne sait rien de la force des vagues, pas plus que celle des marées prévues. Il y a toujours la chose qui arrive en dépit de la science des ingénieurs. Trente-six ans de durée, c’est vieux pour un ouvrage de pierre qui reçoit chaque jour et chaque nuit toutes les claques furieuses de l’océan.

Engourdi, je me tenais stupidement à la grille de la cage, tâtonnant pour ouvrir le trou de feu que je connaissais comme ma poche. J’avais la sensation d’être encore dans mon rêve, de dormir et de rouler selon le bercement des vagues ténébreuses, un bord sur l’autre, me moquant bien de la réalité.

— De quoi ? Pas allumé ?… Du moment qu’on rigole, ça ne fiche rien ! On n’allume pas les phares de son lit. Le vieux radote. C’est un vieux fou ! Cré nom d’un sort !… voilà mon boute-feu par ici et la première mèche par là… il est vrai que les lampes tournent toutes seules aujourd’hui !

Ce n’était pas possible, le phare étant à feu fixe. Elles ne tournaient pas, je tournais, moi, tantôt du côté de la mer, tantôt du côté du vitrage. Mes jambes fléchissaient, j’avais des crampes à l’estomac. Il me semblait que des ailes de chauve-souris me frôlaient les paupières… enfin, la flamme jaillit de mes doigts fiévreux, se communiqua au cercle des mèches, un petit grésillement se répercuta de mécanisme en mécanisme, les disques se mirent à fonctionner, et les bras roses de la lumière victorieuse repoussèrent l’ombre jusqu’au fond de l’horizon.

Je respirai.

Pas de gros navire en vue, pas de barque de pêche égarée, une mer déserte et presque tranquille. Aucun danger ! Nous ne serions pas signalés à la marine de Brest pour ce coup-là.

Je me mis à danser de joie.

Ça débordait de ma poitrine à mes lèvres. Je chantais, je criais, je frappais des talons sur la dalle du chemin de ronde, je n’avais plus ni faim ni soif. J’étais enlevé plus haut que le phare d’Ar-Men. Je nageais dans les vagues des lourds nuages qui se cuivraient, à présent, devenaient roses, eux aussi, se mettant à rire.

Ah ! le vieux loup, ce qu’il m’avait fait peur ! Je ne redescendis pas, je m’installai chez moi, laissant entrer la vive lumière, et je m’assis devant ma table pour consigner l’oubli, très loyalement.

Là, mes perplexités me reprirent.

Avouer cette faute, qui n’entraînait aucune catastrophe, c’était peut-être bien me faire juger trop sévèrement par mes chefs. Le vieux, en bon compagnon-patron, aurait dû me taper sur l’épaule. Après mon travail de galérien autour de cette sacrée grue d’arrimage, j’avais eu une espèce de syncope. Mes dents claquaient à ce souvenir. Pendant ce temps le vieux chacal se promenait le long de l’esplanade, fumant sa pipe. Je pouvais mentionner ça. Je tortillais ma plume. Elle n’allait pas fort, l’écriture, avec moi. Je pensais à des tas de choses inutiles. Une heure de plus, une heure de moins, la belle affaire… Et, cependant, ma chemise collait de songer que les barques comptaient toutes sur nous comme sur le bon Dieu.

On ne voyait pas souvent les gros navires. Ils essayaient de nous brûler la politesse, rapport à un certain prolongement de récifs à fleur d’eau. On apercevait ça par les temps clairs, et ça ressemblait à une ligne plus sombre de la vague, un endroit où il y aurait eu un sentier tracé dans la grande prairie, la grande prairie dont les herbes sont les cheveux des noyés.

Nous possédions un canot dit de sauvetage pour y aller voir, mais l’eau se brisait sur ce dos de Baleine, de façon à vous ôter sérieusement l’envie de la curiosité.

Faudrait tenter la course vers les midi, par un ciel bien découvert.

On se tâterait, on verrait…

J’entendis fredonner la voix de femme du patron.

Il montait, selon sa coutume, vers dix heures du soir, sa lanterne allant et venant au bout de sa pince de crabe. Il ne se souvenait pas de notre aventure. Une aventure unique, oui, grâce à lui.

Cette chanson, dédaigneuse de mon malheur, me fit rager. Je me mis à écrire de ma plus vaillante écriture de bon chauffeur mécanicien… que le gardien no 2, encore peu au courant de son métier, et par suite d’une grave indisposition, avait oublié…

Voilà ! C’était, maintenant, comme si le notaire y avait passé.

C’est livres d’évangiles que les journaux de bord.

Entrant chez moi, le vieux me regarda de son regard luisant, la sale chouette ! Il vint derrière mon épaule et se mit à ricaner :

— Des paperasses ? qu’il grommela. Ça n’empêche pas le vent de souffler !

Je biffai le mot grave devant indisposition pour crâner un brin.

Il examina le journal, l’œil ébloui, peut-être par l’éclat des lampes qui tiraient ferme, ce soir-là, j’en réponds.

— Petit, fit-il, la voix subitement sombrée, je ne sais plus lire.

Il avait parlé à regret, du ton d’un qui se confesse.

Comment diable peut-on s’y prendre pour ne plus savoir lire ?

Je me levai, posant ma plume, assez fier de ma mission, la mission de la marine de Brest : remplacer l’intelligence d’un vieux qui décline. Peut-être savait-on des choses à son sujet que j’ignorais. Un roublard pour la manœuvre, ce vieux, mais un sans école, pas capable de tenir ses petits comptes lui-même. De fait, je ne l’avais pas vu écrivant. Je me rappelais seulement un vilain livre de quatre sous qu’il prenait le soir, histoire de s’endormir dessus en attendant la veille. Il ne lisait que les imprimés, probablement.

— On m’a dit de consigner les grains, que je répondis me rengorgeant, ça vous épargne toujours une besogne… et, en échange, vous auriez bien dû me réveiller plus tôt, patron !

Il me regardait toujours, l’œil se troublant peu à peu, s’égarant, cherchant des idées dans les coins de ma chambre.

Il traça quelques signes en l’air, grogna des mots baroques, s’en alla, tirant la jambe et balançant les coudes.

— Oh ! c’est sans rancune, monsieur Barnabas.

Il se tourna, brutal :

— Faudra pas t’y échouer souvent, le gars ! Je peux te moucharder, moi aussi.

Ç’aurait pas été un tel vieux, je me serais mis à le bourrer de coups de bottes.

Il entama sa chanson, et je compris, enfin, quelques paroles de son refrain diabolique :

C’était la tour, prends-garde,
C’était la tour… d’amour !
D’amour… our… our… ur !

Mon Dieu, de quelle tour d’amour voulait-il me causer, le pauvre bonhomme ? Si nous habitions tous les deux une tour où il fallait prendre garde, elle n’était guère d’amour, car elle manquait vraiment de demoiselles à marier.

La nuit s’écoula tranquillement, et le lendemain je me réveillai durant que mes serins faisaient leur toilette, s’aspergeant l’un l’autre d’un quart de ma ration d’eau.

Ces affreuses petites bêtes me navraient par leurs disputes. Il y avait Cadic et Cadichet. Cadic, plus vieux, devait commencer la goutte. Il volait lourdement, se repliait toujours une patte sous le ventre ; Cadichet, plus alerte, plus vorace, mangeait perpétuellement et semait sa provision de millet à travers la chambre pour embêter son voisin. L’aîné chantait quelquefois d’un accent si perçant qu’il me saignait le tympan. Le jeune poussait de faibles cris de moineau.

Je voulais une famille, des couvées, faire de jolis élèves, bien stylés, croisés de nuance et variés de trilles, avoir surtout un mulet vert pour le cager à part, lui apprendre de grands morceaux, et, au lieu de tout ça, je devenais la victime de méchants oiseaux toujours en querelles, salissant ma chambre, dépensant l’eau comme si chez nous ça ne valait rien, l’eau douce.

J’avais payé ça une pièce de cent sous. Belle acquisition, ma foi ! Je ne pouvais pas les lâcher par la fenêtre à sept milles de terre ferme. Je ne pouvais pas les laisser mourir de faim, et il serait trop difficile d’obtenir du ravitailleur qu’il les remporte. J’hésitais à les tuer. Depuis six semaines que je demeurais au phare, ayant laissé sauter mes tours de congé, je n’espérais pas une permission de surcroît, histoire d’aller changer un serin mâle pour une femelle.

Ensuite, ma faute de la veille ne donnait pas lieu à l’indulgence de mes chefs, et le père Barnabas ne me permettrait pas, de sitôt, les… serines de Brest.

J’étais plein de mélancolie.

Ma chambre, au soleil levant, n’inspirait pas non plus de gaietés folles. Elle était claire, nue comme une coquille d’œuf et semblait vide pour toujours. Mon lit de camp, bien propre, bien astiqué des pieds, était sur le modèle des lits d’hospice. Il tenait le moins de place possible, et ma petite horlogerie de gardien scintillait entre les étagères avec l’apparence d’outils de chirurgie. Sur ma table, les livres ne me tentaient pas. J’avais jamais été grand liseur. J’aimais mieux perfectionner mes idées à moi tout seul, soit pour mon métier, soit pour ma jugeote, que de m’informer de celles des autres.

Ce qu’il me fallait, à présent, pour éclairer mon cerveau, c’était quelques petits animaux sautelant autour de mes jambes. Je pensais à un singe ou à un chien :

— Pourquoi pas me marier, avoir des enfants ? Trouver une bonne petite fille de pêcheur, née native de Sein, où les femmes sont belles, dit-on, lui abandonner le lopin de terre à gérer, une vache, des poules, et l’aller surprendre dans sa maisonnette tous les quinze jours. Au bout d’un an, je serais gardien-chef, c’est plus que certain, avec double paie et repos d’une semaine tous les mois en pays de chrétiens. Les Bretonnes bretonnantes connaissent la corvée de l’attente, les longues nuits solitaires, ne se plaignent jamais du vent qui souffle, et c’est un honneur pour elles que d’être la compagne d’un gardien-chef, sur la côte ou dans les îles.

Mes serins me conduisaient loin avec leurs disputes de petits mâles qui s’embêtent à se tuer. Voilà que je pensais mariage ! Moi, Jean, le pauvre bougre de déshérité. Tout en faisant ma toilette à mon tour, mais sans gaspiller l’eau douce, je me disais que j’étais un brave garçon corps et cœur, bien tendre de caractère, pas trop enclin aux boissons, pas querelleur, pas rechigneur et comprenant souvent des choses pardessus ma condition. Je ne crânais pas beaucoup dans la vie, mais lorsqu’on est né au hasard de la fourchette, on ne peut pas se sentir bien fier de soi.

Je n’étais pas vilain, physiquement, quoique maigre, j’avais de bons yeux gris, des dents blanches, des cheveux bruns comme tout le monde, quoi, et si j’étais porté un peu sur le sexe, c’est que des filles aimables me prenaient moins cher qu’à mes camarades, preuve qu’on savait m’estimer du côté du sentiment.

Oui, décidément, faudrait régler la question du sexe et le plus vite possible, car… hum… ça se gâtait !

Pas d’histoire de jupes ! avait déclaré le patron galonné.

Un mariage, c’est de l’ordre pour toute la vie… alors…

Et le vieux ? Est-ce qu’il avait perdu sa femme, lui, qu’il ne voulait plus sortir de son nid de hiboux ?

Par la lucarne de ma chambre de guette, une vitre ovale, très épaisse, garnie d’un filet d’acier, on apercevait la grande mer mouvante qui roulait à vous tourner l’estomac. On avait l’air en ballon, tous les points d’appui vous manquaient à la fois. On était suspendu sur le vide qui se creusait, se creusait comme pour mieux vous engloutir, et le sacré vertige montait, vous serrait la gorge, vous chavirait des pieds à la tête. On ne marchait pas, on tournait avec la mer, et, quand le vent soulevait l’eau à des hauteurs prodigieuses, il semblait soulever aussi le phare ; on le sentait vibrer du haut en bas, il se balançait, il saluait, il valsait… jamais navire en perdition n’avait exécuté de danse pareille. C’était la danse éternelle, le supplice de ceux qui ont trop voyagé à fond de cale. Maintenant on restait immobile, mais la cervelle s’embarquait, bondissait, se perdait à travers des espaces inconnus… la course à la folie…

Je regardais l’immensité, tout angoissé de tristesse. Là-bas, vers les Basses froides, un point, une voile, puis une autre : les bateaux de pêche qui tentent la passe difficile pour aller quérir les marchandises de la criée prochaine. Quatre heures du matin ! Elles luttent, pataugent un bord sur l’autre, se rangent en file, se dédoublent et les voilà parties, la toile tendue à se rompre, comme des pigeons ayant vu luire du blé sous le vert de l’herbe.

Allons, nous, faut travailler aussi.

Mes lampes sont propres, mes godets à huile se remplissent, le mécanisme fonctionne honnêtement. Il fait un temps assez solide, pas de danger que la vitrerie se démonte aujourd’hui. Je devrais être satisfait.

Et je ne sais pas pourquoi, je suis inquiet. Je bâille nerveusement. J’ai faim… il faut descendre.

Je rencontrai le vieux loup sur l’esplanade.

— Beau temps, l’ancien, que je lui dis de toute ma politesse.

Il bougonna, selon son habitude, levant sa main droite en pieuvre. Je fis le tour de notre domaine, m’accrochant aux crampons extérieurs et me fourrant dans tous les trous où on pouvait palper le roc. Je recevais des soufflets d’écume et des gifles de sel à en éternuer pendant une heure. Ça sentait la marée, le pourri, les entrailles de poissons et bien d’autres choses encore que je n’ose dire.

Je recueillis des moules, si grosses que j’en eus suffisamment d’une demi-douzaine pour mon déjeuner. Au moins c’était du fruit nouveau, plus appétissant que l’éternel hareng saur, mais comme je remontais pour en offrir à mon chef, désireux de lui prouver ma bonne volonté, ce matin-là, il fit un geste bizarre et détourna les yeux :

— De la poison ! gronda-t-il durement.

— Hein ? du poison, des moules ? Quelle blague !

Le phare ne devait pas être construit sur des charpentes de cuivre, et dans les trous du roc il ne séjournait sans doute point de goëmons en décomposition, car l’eau n’en charriait guère à ces endroits tranquilles ?

Quel caractère, ce vieux !

Je suçai goulûment la coquille que je venais d’ouvrir avec mon couteau de ceinture. Elle était belle et fraîche, — ah ! seigneur saint Barnabé, je me souviens de sa fraîcheur. — C’était la prunelle d’une vierge, bleu sombre et nageant dans une glaire de nacre, si transparente, si veloutée…, la bonne moule !

Pourtant elle avait un drôle d’arrière-petit goût fade. Ça vous restait au gosier, on aurait dit un goût de vase ou mieux… mais pourquoi ces moules de rochers n’auraient-elles pas été saines ?

Passe encore dans les cales de Brest où l’on jette des chats morts de maladie.

Après mon balayage du matin, le récurage des boîtes à sardines, que le vieux avait la manie d’empiler de chaque côté de la cheminée régulièrement, je courus me chercher une autre provision de moules. Les trous de rocs étaient presque comblés, vers midi, la marée enflant et recouvrant une partie de la bâtisse inférieure. Seulement on pouvait longer le pied du phare en bateau. Je détachai le canot, prêt à être lancé selon le règlement, un vieux canot radoubé, mal fichu, pas capable de tenir sur la houle, et je le menai à la force du poignet, me serrant contre la muraille en halant le long d’une rampe de fer. Ces précautions n’étaient pas inutiles, car le courant bouleversait toutes les manœuvres ordinaires.

Ce courant-là venait juste de la Baie des Trépassés. Le phare se trouvait au milieu d’un remous formé par le raz de Sein et les dernières îles ou îlots de la grande Chaussée. Il avait l’aspect, vu sur les cartes, d’un petit bonhomme debout au fond d’une cuvette, et on sait que, lorsque l’eau tourne autour d’un point, elle y amasse des quantités de choses.

D’ailleurs tout tourne autour de ces deux énormes piles de pont qui sont la queue de Bretagne et la queue de Cornouailles. À chaque marée, la brutale ruée des flots de l’Atlantique arrive dans cette échancrure, entre ces deux piles, et y forme un fleuve furieux qui va, pendant six heures, se déverser dans la mer du Nord, puis redescend vers l’Océan les six heures suivantes.

Ce joli fleuve là, c’est la Manche.

Aux écoles, quand on nous parlait des fréquents naufrages, des barques perdues presque quotidiennement le long de Trévennec, de la Vieille, de Sein, nous regardions cela d’un air philosophique.

— On est tous mortels !

Seulement, ce à quoi nous ne pensions guère, c’est ce que peuvent bien devenir tous les noyés que la vague ne rend pas dans les neuf jours traditionnels (Neuf jours ! C’est le temps de ses relevailles à cette expulseuse d’hommes).

Ils sont mangés par les poissons.

Hum ! Pas tous ! Il y a des endroits où les poissons ne fréquentent pas, le courant rompt leur bande, et ils s’égaillent.

Les monstres de fond ne sont pas autour des rochers, et les carnassiers de surface ne restent pas dans l’écume chaude, battue vertigineusement par le fouet des grandes barres.

On ne voyait jamais Mathurin Barnabas pêcher du haut de son esplanade.

Je dénichai un crabe énorme qui, sans se presser, descendit plus bas dans le trou noir, son domicile, puis des bêtes gluantes, une lamproie, rampèrent et zigzaguèrent le long des maçonneries.

Je récoltai beaucoup de moules dans ma casquette.

J’étais arrimé, un talon sur le bord de mon canot et presque toute ma botte dans le trou de roc. L’ombre géante du phare s’étendait, formant un chemin qui aboutissait à cette cave mystérieuse. Les grosses vagues respectaient, pour le moment, ce coin de tristesse et laissaient un calme relatif à cet endroit si désolé. Pas une herbe, pas une algue, pas une touffe de lichen, pas un morceau de coquillage blanc ou rose, pas de couleur, pas de reflet, tout était noir, d’un noir intense, tellement intense qu’il en paraissait lumineux ; l’eau recélait une flamme intérieure, un feu sombre qui la faisait plus pure que le jais. On voyait là, au centre même de ce deuil, un objet singulier, ça ressemblait à un bout de bois, un bout de jonc plus pâle à une extrémité. Une bête ? Non. Ça ne remuait en tournant que parce que l’eau tournait autour du roc.

Il venait de loin, ce courant, d’abord furieux, puis plus dissimulé, se resserrant sous la vague jusqu’à pousser devant lui toutes les épaves comme des troupeaux de béliers.

Il avait apporté ça… laissant le reste en route. C’était une épave aussi, une toute petite épave humaine. Cela ressemblait à un petit bout de serpent, un petit bout de serpent rougeâtre dont la tête fuselée serait translucide, en porcelaine…

C’était un doigt.

Il se promenait tout seul. Mon Dieu, oui ! On se sépare de ses frères, un beau jour d’orage, sous la dent d’un congre ou parce que la main, remontant du fond, s’est pourrie à se crisper sur la planche du salut.

Bien souvent, les doigts se coupent à la phalange qui garde l’anneau. Les chairs gonflent, se déchirent, l’anneau, une alliance mince usée, fait l’office de couteau, scie peu à peu le petit os tendre déjà brisé par un dernier effort, et le doigt libre s’en va, droit comme flèche, indiquer la grande route du néant.

Enfin, je ne sais pas pourquoi il se trouvait là, le malheureux, mais c’était bien un doigt.

Je rejetai à la mer le contenu de ma casquette déjà remplie de moules, et je rentrai au phare vivement, parce que mon ventre me faisait mal… J’eus la colique durant deux jours !…