La Tour de Percemont/11

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy éditeur (p. 120-157).


XI


« Quand elle était au couvent à Riom, j’étais déjà amoureux d’elle. J’étais sorti depuis longtemps du collège ; Henri y était encore. J’allais commencer mon droit, partir pour Paris. Je finissais mes vacances à notre maison de ville, et, d’une des lucarnes du grenier, je voyais mademoiselle de Nives se mettre assez souvent à la fenêtre de sa cellule donnant sur le jardin du couvent. Elle n’avait guère que quatorze ans, c’est vrai, mais elle était déjà jolie comme un ange, et, à l’âge que j’avais, toute admiration pour la beauté peut bien s’appeler de l’amour. Seulement j’étais encore trop niais avec les personnes de sa condition pour oser lui faire comprendre ma passion, et si par hasard elle tournait la tête de mon côté, vite je me cachais pour qu’elle ne me vît point. » Un dimanche, Henri, qui venait me voir, ne me trouvant pas dans la maison, s’imagina de me chercher jusqu’au grenier, où il me surprit en contemplation, et se moqua beaucoup de moi. Je l’emmenai vite. Il ne vit pas celle qui me charmait ; mais, comme il me taquinait avec ses épigrammes, je lui laissai savoir que j’étais épris d’une certaine Marie qui était dans le couvent. Le malicieux gamin s’imagina alors de lui écrire des lettres ridicules qu’il signa Jacques, et dont elle se moqua imprudemment avec ses compagnes. Elles en rirent trop haut ; les religieuses firent le guet et saisirent les balles élastiques où se cachaient les billets doux lancés par-dessus le mur du collège. Madame de Nives fut informée de cette grave affaire. Ce fut pour elle un prétexte pour transférer Marie au couvent de Clermont, où elle a passé une jeunesse des plus malheureuses.

» Elle vous dira elle-même ce qu’elle a souffert, mon oncle, car elle veut absolument vous voir et vous demander conseil et protection. Il faudra bien que vous l’écoutiez. Moi, pendant ce temps-là, je l’oubliais bon gré, mal gré, car j’étais à Paris, et mes rêves d’enfant faisaient place à des réalités plus sérieuses. Pourtant je n’étais pas sans savoir combien cette pauvre demoiselle était à plaindre par ma faute et par celle d’Henri. Il n’en savait rien, lui, Miette n’en parlait qu’à moi, et quelquefois elle me montrait des lettres de son amie qui me faisaient grand’peine ; mais que pouvais-je faire pour réparer le mal ? Je n’étais pas un parti pour elle, je ne pouvais pas demander sa main ; d’ailleurs la comtesse ne voulait pas la marier. Elle prétendait la forcer à se faire religieuse, tout en disant que c’était sa belle-fille qui avait cette vocation et repoussait toute idée de mariage.

» Le hasard seul pouvait amener les événements qui sont survenus. Je me suis trouvé pris sans réflexion dans un roman, et il m’a fallu accepter le rôle qui m’a été départi.

» Il y a deux ans, j’étais à Clermont pour une autre affaire de cœur, que je n’ai pas besoin de vous dire ici, — avec une femme mariée. C’était pendant les assises, tous les hôtels étaient pleins. Je m’en allais par les rues, ma valise à la main, cherchant un gîte, lorsque je me trouvai en face de la Charliette. Je ne savais que vaguement que cette femme, mariée et établie à Riom, avait été la nourrice de mademoiselle de Nives, et j’ignorais qu’elle lui fût restée fidèle comme un chien l’est à son maître. Je ne savais même pas que, par dévoûment pour elle, elle se fût fixée depuis à Clermont avec son mari. Je vous le répète et je vous le jure, mon oncle, c’est le hasard qui a tout fait en ce qui me concerne. » La Charliette a été jolie ; elle a encore une figure agréable et fraîche. J’avais été galant avec elle à l’âge où l’on n’a pas encore l’esprit d’être autre chose. Nous nous connaissions donc fort honnêtement, et je fus aise de la rencontrer. Je lui fis part de mon embarras et lui demandai si elle connaissait quelque chambre meublée où je pusse me réfugier.

— Vous n’irez pas loin, me répondit-elle ; moi, j’ai une chambre meublée très-propre dont je ne me sers point et pour laquelle je ne vous demande rien, trop heureuse de rendre service à un pays, et surtout au frère de mademoiselle Miette, qui est si bonne et si serviable. Venez voir si le logement vous convient.

» Je la suivis dans une ruelle étroite et sombre qui longeait de grands murs, et j’entrai dans une vieille maison plus pittoresque qu’avenante ; mais la chambre en question était fort propre, et le mari de la Charliette me l’offrit de si bon cœur, que, pour ne pas chagriner ces braves gens, je m’y installai tout de suite. Je voulais aller chercher mon dîner dans quelque hôtel ; ils n’y voulurent pas consentir. La Charliette me dit qu’elle avait jadis fait la cuisine au château de Nives, et qu’elle me servirait des repas dignes de moi. En effet sa cuisine était excellente ; mais je ne suis pas aristocrate, moi, et je n’aime pas à manger seul. Je n’acceptai qu’à la condition d’avoir mes hôtes à ma table et de les voir servis à mes frais aussi largement que moi-même.

» La nuit venue, je sortis en emportant une clef de la maison, et j’allai à un rendez-vous. Ceci ne vous intéresse pas, mon oncle, mais je suis forcé de vous le dire pour vous expliquer la conversation que j’eus le lendemain soir avec la Charliette.

» Son mari était descendu à l’atelier, et je restai attablé avec elle, savourant une eau de coing de sa façon qui était vraiment délicieuse, dix ans de bouteille au moins, lorsqu’elle me dit :

» — Vous allez donc encore courir ce soir et rentrer à des trois heures du matin ? Pauvre garçon ! vous vous ruinerez le corps à ce métier-là, et vous feriez mieux de vous marier. Est-ce que vous n’y songez point ?

» — Ma foi non, répondis-je. Je n’ai pas fini d’être jeune.

» — Mais quand vous ne le serez plus, il sera trop tard, et vous ne trouverez plus que du rebut. Si vous vouliez devenir raisonnable, pendant que vous êtes encore jeune et beau, je vous trouverais peut-être un parti au-dessus de toutes vos espérances.

» Je me moquai d’abord de la Charliette, mais elle m’en dit tant que je fus forcé de l’entendre. Il s’agissait d’une fortune de plus d’un million, une jeune fille noble que je connaissais déjà, puisque j’avais été amoureux d’elle.

» — Ah çà ! lui dis-je, est-ce qu’il s’agirait par hasard de la petite de Nives ?

» — La petite de Nives, répondit-elle, est maintenant une jeunesse de dix-neuf ans, belle et bonne comme un ange.

» — Mais elle est au couvent ?

» — Oui, de l’autre côté de ce mur contre lequel vous vous appuyez.

» — Allons donc !

» — C’est comme je vous le dis. Cette vieille maison où nous sommes fait partie des dépendances du couvent. Je m’y suis établie comme locataire peu après l’époque où mademoiselle Marie y a été enfermée. Je le lui avais promis, et nous étions d’accord sur la manière de nous conduire. Je ne pouvais pas cacher que j’avais été sa nourrice, mais j’ai su jouer mon rôle. Les religieuses, qui voulaient la contraindre à prendre le voile, se méfiaient un peu de moi quand je leur demandai de l’ouvrage, et elles me tâtèrent adroitement pour savoir si je n’encouragerais pas la résistance de leur pensionnaire. Je fus plus fine qu’elles ; je leur répondis que Marie avait grand tort, que l’état le plus heureux était le leur et que j’avais toujours agi dans ce sens auprès d’elle. On nous mit en présence ; nous étions sur nos gardes : elle m’accueillit très-froidement, et je le pris avec elle sur le ton aigre d’une dévote qui sermonne. Elle m’envoya promener. La farce était jouée. La communauté me prit en grande estime et me confia le blanchissage du linge de la chapelle. Je m’en tirai si bien, et j’eus soin de me montrer si assidue aux offices du couvent, que je fis bientôt partie du personnel de service de la communauté. Je suis libre d’y circuler et de communiquer librement avec Marie. Si vous voulez monter l’escalier avec moi, je vous montrerai un secret que vous ne trahirez pas. Votre sœur est la meilleure amie de ma chère petite, et vous ne voudriez pas ajouter à son malheur.

» Je jurai de garder le secret, et je montai un petit casse-cou d’escalier à la clarté d’une chandelle que tenait la Charliette. Je me trouvai dans un vieux grenier où, sur des cordes tendues, séchaient des aubes, des surplis, des linges brodés ou garnis de dentelles.

» — Voyez, me dit la Charliette, voilà mon ouvrage et mon profit. MM. les abbés qui desservent la chapelle de ces dames disent que nulle part on ne leur offre des ornements si blancs, si bien empesés et sentant si bon ; mais ça ne vous intéresse pas : attendez ! vous êtes ici dans l’intérieur, ou peu s’en faut, du couvent, car la porte que vous voyez là, au-dessus de ces quatre marches tournantes, communique tout droit avec le clocheton du carillon qui annonce les offices. Mon mari, qui est pieux pour tout de bon, a été agréé dans la maison pour entretenir et au besoin réparer ces clochettes. Il a une clef de cette porte et ne me la confierait pour rien au monde pendant la nuit ; mais il faut bien qu’il dorme, le cher homme, et quand je voudrai, j’aurai cette clef. Et quand Marie voudra, elle passera par cette porte pour prendre la clef des champs ! M’entendez-vous à présent ?

» Je n’entendais que trop, et la pensée d’une si belle aventure me rendait presque fou. Mes amourettes en ville ne me paraissaient plus rien que du chiendent, et je ne sortis pas cette nuit-là. Je ne fis que causer avec la Charliette, qui était revenue me trouver après le coucher de son mari. Cette diable de femme me montait la tête, et je ne veux rien vous cacher, mon oncle, si la chose eût été possible en ce moment-là, j’enlevais tout de suite, sauf à réfléchir après.

» Mais il fallait que mademoiselle de Nives y consentît, et elle n’était avertie de rien. L’idée de la Charliette avait été improvisée en me voyant. J’avais plusieurs jours devant moi pour reprendre mes esprits, et il me vint une foule d’objections. Cette demoiselle qui ne me connaissait pas, qui n’avait sur mon compte d’autres notions que le souvenir des lettres ridicules qu’elle m’attribuait peut-être encore, cette fille noble, si riche et probablement si fière, rejetterait à coup sûr les insinuations de la Charliette… Quelle fut ma surprise lorsque le lendemain soir la Charliette me dit :

» — Tout va bien, elle n’a pas dit non ; elle veut vous voir auparavant, car elle sait bien que vous passez pour le plus bel homme de notre pays, mais elle ne vous a jamais vu. Allez demain dimanche à la messe de la communauté ; elle sera derrière le rideau, placée de manière à pouvoir vous regarder ; seulement, ayez l’air très-recueilli, et ne levez pas les yeux de votre livre d’heures. Je vous en prêterai un ; d’ailleurs je serai à côté de vous pour vous surveiller. Il faut de la prudence.

» Je fus très-prudent, personne ne fit de remarques sur mon compte, et Marie me vit fort bien. Dans la soirée, la Charliette me remit une lettre d’elle que je sais à peu près par cœur.

» — Ma bonne amie, je l’ai vu ; je ne sais pas s’il est beau ou s’il est drôle, je ne m’y connais pas ; mais il a l’air bon, et je sais par sa sœur qu’il est excellent. Quant à l’épouser, cela demande réflexion. Dis-lui de revenir dans un an : s’il est décidé, je le serai peut-être ; mais je ne m’engage à rien, et je tiens à ce qu’il le sache. »

» J’aurais bien voulu une épreuve moins longue, mais j’abrège pour ne pas vous fatiguer. La Charliette ne put obtenir une meilleure réponse, et je m’en revins au pays très-occupé de mon roman. Je ne veux pas mentir et me faire passer pour un saint ; j’eus bien encore quelques plaisirs, mais je n’en étais pas moins pris dans le fond du cœur, et au bout de l’année d’épreuve, c’est-à-dire l’année dernière, je m’en retournai très-mystérieusement à Clermont, où j’avais rompu avec toute autre affaire, et j’allai m’installer sans bruit chez la Charliette.

» D’après l’ordre formel de Marie, je n’avais rien dit à ma sœur ; Miette n’eût d’ailleurs pas voulu plaider ma cause, j’en avais la certitude. Je savais seulement par elle que Marie lui avait confié son désir de fuir le couvent, et qu’Émilie l’avait suppliée de prendre patience jusqu’à sa majorité, lui offrant un asile chez elle aussitôt qu’elle serait libre légalement. Cela ne faisait pas mes affaires ; Marie, n’ayant plus besoin de mon secours dès qu’elle serait majeure, n’aurait pas la moindre raison pour me choisir plutôt qu’un autre.

» Pourtant ma soumission à l’épreuve imposée et ma fidélité à revenir prendre ses ordres à l’heure dite plaidèrent pour moi. J’eus cette fois une entrevue avec elle dans le grenier de la Charliette. Je fus ébloui de sa beauté, elle était habillée en novice, blanche de la tête aux pieds et aussi pâle que sa guimpe ; mais quels yeux, quelle bouche, quelles mains ! Je me sentis fou d’amour, et, malgré la présence de la Charliette, qui ne la quitta pas, je sus le lui dire.

» — Voilà ce que je craignais, me dit-elle, vous avez compté sur le retour, et, si je ne vous dis pas oui tout de suite, vous allez me haïr !

» — Non, lui dis-je ; je souffrirai beaucoup, mais je me soumettrai encore un peu.

» — Un peu seulement ? Eh bien ! écoutez, je crois en vous maintenant, et je compte sur vous pour m’aider à fuir ce couvent, où je me meurs, vous le voyez bien ; mais je n’ai pas le désir de me marier encore, et je ne puis agréer qu’un homme qui m’aimera avec le désintéressement le plus absolu. Si vous êtes cet homme-là, ce sera à vous de me le prouver et de me porter secours sans condition aucune.

» Cet arrêt ne m’effraya pas ; c’est bien le diable si on ne sait pas se faire aimer quand on le veut, et qu’on n’est pas plus vilain qu’un autre. Je jurai tout ce qu’elle exigea. Elle me dit qu’elle voulait, au sortir du couvent, se réfugier chez Miette, et m’y voir en secret afin de me mieux connaître ; mais elle savait que Miette serait contraire à tout projet d’union entre nous. Il me fallait donc ne lui en rien laisser pressentir. De son côté, Marie s’assurerait de son consentement à la recevoir. » — Je ne vous fixe plus d’époque, ajouta-t-elle, j’ai fait l’épreuve de votre honneur et de votre dévoûment. Quand les circonstances me permettront de reconquérir ma liberté, je vous enverrai ce petit anneau que vous voyez à mon doigt. Cela voudra dire : « Je vous attends, conduisez-moi à votre sœur. »

» Depuis cette entrevue, j’ai été passionnément amoureux de Marie, et je vous jure, mon oncle, que je ne me suis occupé d’aucune autre femme. Ma seconde épreuve a été bien plus longue que je ne pensais, presque aussi longue que la première. J’ai su par la Charliette, qui est venue passer un jour à Riom, que Miette insistait dans ses lettres pour que Marie attendît sa majorité. C’est par la Charliette que les deux amies correspondaient.

» Voyant approcher cette époque, j’étais tout à fait découragé. Je me disais que, n’enlevant pas, je ne serais jamais qu’un ami ; mais, il y a deux mois, un beau matin, je reçois l’anneau d’or mince comme un cheveu, bien plié dans une lettre ! Je pars, je cours, je vole, j’arrive au rendez-vous. »

— Et tu enlèves ? Alors l’histoire est finie ?

— Non, mon oncle, elle commence.

— J’entends bien ; mais il y a des confidences que je ne veux pas recevoir, ou des vanteries que je ne veux pas entendre.

— Ni l’un ni l’autre, mon oncle ; je vous dirai la vérité. Mademoiselle de Nives a toujours droit au respect.

— Ça ne me regarde pas.

— C’est-à-dire que vous doutez ! Eh bien ! me croirez-vous quand je vous dirai que je me suis comporté, non comme Polichinelle, auquel vous me faites l’honneur de me comparer souvent, mais comme Pierrot, qui tire les marrons du feu pour…

— Pour qui ?

— Pour Arlequin.

— Qui est Arlequin ?

— Vous ne devinez pas ?

— Non, à moins que tu ne sois jaloux d’Henri parce qu’il a fait danser la jolie paysanne de ce soir ?

— Oui, j’en suis très-jaloux, parce qu’il y a autre chose.

— Alors raconte, j’écoute encore.

— Je reprends. « J’arrive à Clermont incognito. Je descends ou plutôt je m’insinue ; je me glisse de nuit chez la Charliette ; je lui exprime ma joie, ma reconnaissance.

» — Écoutez, me dit-elle, les belles paroles ne sont que des paroles. Me voilà engagée dans une affaire grave, et si mon mari ne me tue pas quand il saura à quel rôle je me suis prêtée, il me battra tout au moins. Vous allez enlever une fille mineure. Sa belle-mère va faire du scandale, un procès peut-être où je serai compromise, en tous cas chassée du couvent, où j’ai une bonne place, le moyen de gagner ma pauvre vie, quoi ! Je sais bien que mademoiselle Marie, qui est riche, me dédommagera généreusement de tout ce que j’aurai fait pour elle ; mais il y a mon mari, qui ne sait rien et qui ne se prêtera à rien, ce qui ne l’empêchera pas de perdre aussi la clientèle du couvent et d’être forcé, par le bruit qui va se faire, de changer de pays. Pour mon pauvre mari, qui ne se fera pas ailleurs une clientèle du jour au lendemain, ne ferez-vous pas, de votre côté, quelque sacrifice ? Je ne connais pas les affaires, moi, pauvre femme ; je ne sais pas si mademoiselle Marie sera maîtresse de me faire tout le bien qu’elle me veut, voilà pourquoi je vous ai mis en rapport avec elle, vous qui êtes riche et généreux. Pourtant les idées changent quelquefois ; si vous veniez à oublier ou à méconnaître mes services, vous ne vous êtes engagé à rien, vous ne m’avez rien offert, rien promis.

» Je vous fais grâce du reste, mon oncle. Vous avez dû prévoir en m’écoutant ce qui m’arrivait alors. Moi, j’étais assez simple pour n’y avoir pas songé. Je m’étais bien dit qu’il n’y a pas de désintéressement absolument platonique en ce monde, et que le jour où j’épouserais mademoiselle de Nives, nous aurions un beau cadeau de noces à faire à la bonne nourrice. C’était tout simple, ça se devait ; mais je n’avais pas prévu que d’avance cette femme me ferait des conditions et voudrait me faire signer un billet de vingt-cinq mille francs. J’hésitai beaucoup ; d’une part, il me répugnait d’acheter mon mariage à une entremetteuse ; de l’autre, il me répugnait également de marchander l’honneur et le plaisir d’enlever ma future. Je crus m’en tirer en promettant de verser une somme ronde à Paris dès que j’y aurais conduit mademoiselle de Nives. Rien n’y fit : la Charliette ne voulait se prêter à l’enlèvement qu’avec son billet en poche. Je pris la plume, et je commençai à rédiger une promesse conditionnelle. Point, la Charliette voulait la promesse sans condition. Elle prétendait, et elle avait raison jusqu’à un certain point, qu’un engagement rédigé de cette façon était compromettant pour elle, pour son mari et pour moi-même. Je devais, disait-elle, m’en rapporter à sa délicatesse pour voir déchirer le billet, si le mariage n’avait point lieu ; mais moi, je ne pouvais me résoudre à risquer de perdre vingt-cinq mille francs sans compensation, et nous nous séparâmes à minuit sans avoir rien conclu, la Charliette me disant que l’enlèvement aurait lieu la nuit suivante, si je cédais à ses exigences. » J’étais si agité, si perplexe, que je ne songeai point à me coucher. Ma fenêtre donnait sur un carré de choux entouré d’une petite palissade. D’un côté, c’était le jardin de la maisonnette louée par mes hôtes ; de l’autre côté, c’était le fond du potager du couvent. Il n’y avait qu’à enjamber. J’avais assez observé pour savoir le local par cœur. Du côté de la rue, notre petite cour avait une porte bien fermée et un mur très-élevé, garni de tessons de bouteilles ; mais cette porte appartenait au logement de la Charliette, et la clef n’était pas gardée par le mari avec le même soin que celle du grenier. Elle restait souvent dans la serrure à l’intérieur. Il y avait donc peut-être moyen de fuir par là tout aussi bien que par le grenier et par la porte de la maison ; mais il eût fallu que mademoiselle de Nives fût prévenue et qu’elle put pénétrer du jardin dans le potager ; j’ignorais absolument si la chose était possible.

» À tout hasard, j’eus l’idée d’aller flairer la porte du petit grenier. Qui sait si je ne trouverais pas un moyen de l’ouvrir ? J’essayai de sortir. Je vis que la Charliette m’avait enfermé dans ma chambre, et que je ne pouvais pas faire sauter la serrure sans un grand bruit. Je tenais mon gros couteau de campagne tout muni d’instruments à toutes fins, et je marchais de la porte à la fenêtre sans aucun espoir de trouver une issue à ma situation, lorsque je crus voir une forme grisâtre glisser le long de la palissade, s’en éloigner et y revenir avec toutes les apparences de l’inquiétude. Ce ne pouvait être que mademoiselle de Nives. Je n’hésitai pas. Je fis avec mon cigare allumé des signes qui me parurent aperçus et compris, car la forme mystérieuse ne s’éloigna pas. Alors je pris lestement mes draps de lit, que je nouai bout à bout. Je les attachai comme je pus à ma fenêtre, située à environ six mètres du sol, et je me laissai glisser. Quand le drap manqua, je lâchai tout et me laissai tomber dans les choux, où je ne me fis aucun mal. Je courus à mademoiselle de Nives, car c’était bien elle ! D’un coup de pied j’enfonçai la palissade, je la pris par la main sans rien dire et je la conduisis sans bruit jusqu’à la porte qui donnait sur la rue. La clef n’était pas dans la serrure, et mon couteau n’était pas de taille à lutter contre cet antique et monumental ouvrage. Mademoiselle de Nives, étonnée de ce plan d’évasion, tout différent de celui qu’on lui avait annoncé, me demanda tout bas où était la Charliette.

» — Je vais la chercher, lui dis-je ; restez dans l’ombre et ne bougez pas !

» J’entrai dans l’atelier de l’artisan pour prendre un outil quelconque ; mais, comme je tâtonnais dans l’obscurité, une inspiration subite me rappela une circonstance insignifiante de ma première installation chez la Charliette. Ce jour-là, je lui avais demandé la clef de la cour pour aller à un rendez-vous et rentrer sans bruit. Elle m’avait dit en me la donnant :

» — Vous la remettrez, en rentrant, à un gros clou qui est au-dessus de l’établi de mon mari, afin qu’il ne s’aperçoive de rien. C’est un dévot qui se scandaliserait.

» Je cherchai aussitôt le clou où, deux ans auparavant, j’avais replacé cette clef. Elle y était en effet ; je la saisis en me recommandant au ciel pour que ce fût la même.

» C’était la bonne, c’était la même ! Elle tourna sans bruit dans la serrure, et moi, me voyant maître du champ de bataille en dépit de mes geôliers, je ne pus m’empêcher de dire en riant :

» — Tout va bien ! Mon hôte le serrurier tient en bon état tout ce qui est de son ressort.

» — Vous faites des calembours, dit mademoiselle de Nives stupéfaite, dans un pareil moment ? Vous êtes d’un beau sang-froid !

» — Non, je suis gai, fou de joie, répondis-je en refermant la porte avec précaution, mais il faut savoir ce qu’on fait.

» — Vous ne le savez pas ! vous oubliez la Charliette, qui doit m’accompagner !

» — Elle nous attend à la gare. Courons !

» — Je l’entraîne à travers les rues sombres et désertes, et nous arrivons bientôt à la gare du chemin de fer. Il n’était que temps. Un train passait et s’arrêtait cinq minutes. Marie baisse son voile, je prends les billets, et je m’élance avec elle dans un compartiment vide.

» — Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écrie-t-elle en se sentant emportée par la vapeur. Me voilà seule avec vous !

» — Oui, vous voilà seule avec moi pour voyager. Au dernier moment, la Charliette a manqué de courage, j’en ai eu pour deux. Avez-vous confiance en moi ? me regardez-vous comme un honnête homme ?

» — Vous êtes un héros, Jacques ! Je crois en vous. Partons ! Si la Charliette est lâche, je ne le suis pas, moi ; mais me voilà sans argent, sans paquets…

» — J’ai dans ma poche tout ce qu’il vous faut. Avec de l’argent, on trouve tout à Paris. Vous m’avez dit que vous me vouliez à vos ordres sans conditions, me voilà. Je n’aspire qu’à une récompense, votre estime ; mais je la veux entière : votre confiance sera la preuve que je l’ai obtenue.

» — Vous l’avez tout entière, Jacques. Je vous la donne devant Dieu, qui nous voit et nous entend !

» Dès lors… vous comprenez, mon oncle ? je me trouvai pris, et, dans la plus belle occasion de ma vie, condamné à n’en point profiter ! Ce fut une honte et un supplice ; cependant mademoiselle de Nives m’aida à me contenir par l’ignorance absolue où elle était de mes agitations. C’est une singulière fille, allez ! hardie comme un page, courageuse comme un lion, innocente comme un petit enfant. Pas un brin de coquetterie, et pourtant une irrésistible séduction dans sa franchise et sa simplicité. Elle a lu, dans le vieux château de son père, des romans de chevalerie, je crois bien qu’elle n’a jamais lu autre chose, et elle s’est toujours imaginé que tout honnête homme était facilement et naturellement un parfait chevalier des anciens temps. Elle croit que la chasteté est aussi facile aux autres qu’à elle-même. Je la connus jusqu’au fond du cœur en deux heures de conversation, et plus je me sentis amoureux, plus il me fut impossible de le lui dire. Je ne pus que protester de mon dévoûment et de ma soumission ; mais d’amour et de mariage, je vis bien qu’il n’en fallait pas lâcher un mot.

» Dès que le train fut assez lancé pour qu’elle ne pût songer à me quitter, je voulus lui dire la vérité, et je lui racontai ma scène avec la Charliette.

» — Quand j’ai vu, ajoutai-je, que cette femme voulait m’exploiter, j’ai perdu toute confiance en elle. J’ai craint que, ne pouvant vous rançonner aussi, elle n’allât vendre votre secret à la comtesse de Nives. J’ai refusé son secours et n’ai plus compté que sur moi-même pour vous délivrer. Il est vrai que le hasard m’a bien servi, car je ne sais pas encore pourquoi vous vous êtes trouvée derrière cette palissade.

» — Je vais vous le dire, répondit-elle. Tout était convenu pour mon évasion cette nuit même. J’étais déjà munie du déguisement d’ouvrière où vous me voyez. Je devais me trouver à minuit à la porte du grenier, ma cellule est très-près de là, et il m’était facile de m’y rendre. J’y étais donc à minuit, mais je grattai en vain à cette porte, je frappai même avec précaution ; elle ne s’ouvrit pas, et rien ne me répondit. J’y restai un quart d’heure, dévorée d’inquiétude et d’impatience. Je me dis alors que le mari de la Charliette avait surpris notre secret et qu’il avait enfermé sa femme. Pourtant vous deviez être là, vous, et vous m’auriez parlé à travers la serrure. Au besoin, vous eussiez enfoncé la porte. Il fallait que quelque accident sérieux vous fût arrivé. Je ne peux pas vous dire ce que j’imaginai de tragique et d’effrayant. Je ne pus supporter cette angoisse, et je résolus d’entrer chez la Charliette par le potager afin de savoir ce qui se passait entre vous. J’ai escaladé un treillage le long du mur qui sépare notre parterre du potager. Je suis légère et adroite : parvenue au haut du mur et voyant un tas de paille, je m’y suis laissé tomber. C’est alors que, courant à la palissade, j’ai vu votre cigare briller dans l’obscurité, et vous en avez, à plusieurs reprises, tiré assez de bouffées lumineuses pour que j’aie compris que vous étiez là et que vous me voyiez. Quelle terreur j’ai eue en vous voyant descendre si hardiment par la fenêtre ! Enfin vous voilà, et ma nourrice m’abandonne ! Ce que vous me dites de sa cupidité m’afflige sans m’étonner beaucoup. Elle ne m’a jamais demandé d’argent, elle savait que je n’en avais pas ; mais elle savait aussi que j’en aurais un jour, et elle m’a fait comprendre souvent qu’elle avait droit à ma reconnaissance. Je ne suis pas disposée à l’oublier et je ne marchanderai pas avec elle ; mais, à partir d’aujourd’hui, je n’accepte plus ses services, et je la chasserai, si elle parvient à nous rejoindre.

» — Il ne faut pas qu’elle y parvienne ! Fiez-vous à moi pour rendre les recherches impossibles. Pourtant si, par miracle, elle vous retrouvait, ménagez-la et feignez d’ignorer ce que je vous ai dit ; autrement elle courrait vous dénoncer.

» Arrivés à Paris sans encombre, nous nous réfugiâmes dans le logement de Jules Deperches, mon meilleur ami là-bas, que j’avais depuis longtemps prévenu d’être prêt à me rendre un grand service. En galant homme, il nous céda son appartement sans faire la moindre question et sans voir le visage voilé de ma compagne. Je courus louer une chambre pour moi au plus prochain hôtel, et je laissai Marie se reposer.

» Le lendemain matin, je courais pour procurer du linge, des robes, chapeaux, bottines et pardessus à ma pauvre Marie, dénuée de tout. Je n’épargnai pas l’argent, je lui apportai une toilette délicieuse et une autre plus simple qu’elle m’avait demandée, ne voulant pas attirer l’attention sur elle.

» Je ne peux pas vous dire la joie d’enfant qu’elle éprouva à recevoir tous ces cadeaux et à regarder sa belle robe et sa riche lingerie, elle qui depuis des années portait la robe de bure des nonnettes. Je vis le plaisir qu’elle en ressentait, et je courus lui acheter des gants, une ombrelle, une montre, des rubans, que sais-je ! Elle trouva que j’avais du goût, et me promit de me consulter toujours sur sa toilette. Elle était absolument en confiance avec moi et m’appelait son frère, son cher Jacques, son ami. Les plus douces paroles sortaient de ses lèvres, ses yeux me caressaient ; elle me trouvait beau, aimable, brave, spirituel, charmant ; elle m’aimait enfin, et je crus pouvoir m’agenouiller devant elle et réclamer le bonheur de baiser sa main. » Mais comment pensez-vous qu’elle prit la chose ? Elle me tendit sa main, que je fis la sottise de vouloir baiser jusqu’au coude. Elle me la retira brusquement, d’abord fâchée ; puis, partant d’un éclat de rire nerveux :

— » Qu’est-ce que c’est que ces manières-là, mon cher Jacques ? me dit-elle. Je ne les connais pas, mais je sens que je ne les aime pas. Vous oubliez qui je suis ;… mais au fait vous ne le savez pas, et je vois qu’il est temps de vous le dire.

» Je ne suis pas ce que vous pensez, une fille avide de liberté et pressée de prendre un mari. Je ne suis pas du tout décidée au mariage. Je suis pieuse, dévote si vous voulez, et la vie de chasteté a toujours été mon idéal. Je n’ai pas été malheureuse au couvent par la faute des autres. C’est la règle qui était mon ennemie et mon bourreau. Il me faut du mouvement, de l’air, du bruit. Mon père était un cavalier et un chasseur ; je tiens de lui, je lui ressemble, j’ai ses goûts, la claustration me tue, j’ai horreur des couvents parce que ce sont des prisons où l’on m’a forcée de passer ma vie ; mais j’aime les religieuses quand elles sont bonnes, parce que ce sont des femmes pures et que leur renoncement aux douceurs de la famille me paraît œuvre de force et d’héroïsme. Je n’ai donc trompé personne quand j’ai dit, et je l’ai dit souvent, que j’aspirais à prononcer des vœux. Ma belle-mère a compté là-dessus ; aussi, quand j’ai refusé de m’engager tout à fait avant ma majorité, a-t-elle eu grand’peur de me voir disposer de ma fortune en faveur de quelque communauté, et s’est-elle un peu fâchée avec la supérieure des dames de Clermont, qui ne voulait pas me trop presser. Moi, j’avais mon idée que je n’ai dite à personne et que je songe encore à réaliser. Je veux ravoir mes biens, et peut-être alors fonderai-je une compagnie de saintes filles que j’établirai à Nives pour prendre soin des pauvres et des malades et pour élever les enfants. Elles ne seront pas cloîtrées, et nous courrons sans cesse la campagne pour porter des secours et faire de bonnes œuvres. De cette manière-là, il me semble que je serai parfaitement heureuse. J’appartiendrai à Dieu, et j’aurai pour règle unique la charité, sans m’enfermer vivante dans une tombe où le cœur risque de s’éteindre avec la raison. Vous voyez donc bien, mon bon Jacques, qu’il ne faut pas vous agenouiller devant moi comme devant une sainte, car je ne le suis pas encore, ni me baisotter les mains comme à une belle madame, car je ne le serai jamais.

» Voilà le thème de mademoiselle de Nives, et, si vous la voyez, vous saurez qu’elle ne veut pas se décider encore à le modifier. Vous me direz que c’était à moi, grand serin, de la faire changer de résolution. Croyez bien que j’y ai fait tout mon possible, mais que voulez-vous qu’on persuade à une femme quand on n’a que la parole à son service ? — Pardon, mon oncle, la parole est une belle chose quand on s’en sert comme vous ; moi, j’ai eu beau étudier pour devenir avocat, je parle toujours comme au village et je ne connais pas les subtilités qui persuadent. Une femme est un être naturellement ergoteur qu’on ne prend pas par les oreilles et qui ne cède qu’à un certain magnétisme quand elle ne se tient pas trop loin du fluide ; mais que faire avec une personne qui ne souffre pas la moindre familiarité, et qui a en elle un tel esprit de révolte et de lutte qu’il faudrait devenir une brute, un sauvage pour l’apprivoiser ?

» J’ai dû me soumettre absolument et devenir un Amadis des Gaules pour être souffert à ses côtés. Le pire de l’affaire, c’est qu’à ce jeu-là je suis devenu amoureux comme un écolier, et que la peur de la fâcher a fait de moi un souffre-douleur et un esclave.

» Avec cela, elle est pleine de contrastes et d’inconséquences. On l’a élevée dans le mysticisme, on s’est bien gardé de lui apprendre à raisonner. Toutes ses pensées étant tournées vers le ciel, elle joue avec les choses de la terre comme avec des riens charmants qu’elle laissera traîner dès que l’exaltation religieuse la portera ailleurs. Elle est folle de la danse, de la toilette et du plaisir. À Paris, dès le premier soir, elle voulut aller au spectacle et y retourner tous les soirs pour voir des décors, des ballets, l’opéra, la féerie. Point de pièces littéraires, point de drames de passion, encore moins de gravelures. Elle n’y comprenait goutte, elle y bâillait ; mais les palais enchantés, les grottes de sirènes, les feux de bengale, c’était de la joie, du délire. Je louais une baignoire bien sombre, je m’engouffrais là-dedans avec une perle de beauté, mise à ravir, et les ouvreuses, qui seules voyaient sa charmante figure dégagée de ses voiles épais, souriaient à mon bonheur, tandis que moi je jouais le rôle d’un grand cuistre condamné à expliquer les ficelles et les machines à une enfant de sept ans ! Vous riez, mon oncle, n’est-ce pas ? »

— Mais oui, je ris, je trouve que c’est la punition bien méritée d’un don Juan du quartier latin qui se mêle d’enlever une novice, sans se douter de quelle espèce d’oiseau il se charge ; mais allons au fait, a-t-elle consulté à Paris ?

— Parfaitement ! elle a, au nombre de ses bizarreries, l’intelligence surprenante des affaires et la mémoire facile des termes de droit qui s’y rattachent. Elle a consulté maître Allou et sait maintenant sa position sur le bout de son doigt.

— Fort bien ; mais lui a-t-elle dit qu’en se faisant enlever par un gros paladin fort connu au pays pour ses bonnes fortunes, elle a donné des armes contre elle à une belle-mère qui est encore sa tutrice, et qui peut la réclamer et la réintégrer de force au couvent, ne fût-ce que pour huit jours, avec toutes les fanfares d’un grand scandale ?

— Je ne crois pas qu’elle l’ait dit à son avocat, mais je pense qu’elle l’a dit à son confesseur, car elle a été prendre une consultation religieuse auprès d’un abbé très-habile et très-influent, lequel, en apprenant qu’elle avait plus d’un million à mettre au service de sa foi, l’a trouvée au-dessus de tout soupçon et à l’abri de tout danger. Seulement il lui a conseillé de se séparer de moi au plus vite et de se tenir cachée jusqu’au jour de sa majorité. Il ne lui a pourtant pas interdit de me garder pour frère et ami, car Marie, qui ne connaît pas mes fredaines passées, m’a probablement dépeint à lui comme un agneau sans tache capable de l’aider dans sa sainte entreprise. Bref, toutes ces démarches terminées, elle est remontée avec moi en chemin de fer, et après huit jours passés en tête-à-tête à Paris avec votre serviteur, elle est entrée à Vignolette par une belle nuit d’été, aussi pure et aussi tranquille qu’en sortant de son couvent.

— C’est donc toi qui l’as conduite chez ta sœur ? Je croyais qu’elle y avait été avec sa nourrice.

— Ah ! c’est que j’oubliais de vous le dire… comme nous descendions de wagon pour dîner à Montluçon, la Charliette s’est trouvée face à face avec nous. Elle allait à Paris pour tâcher de nous retrouver, et n’espérait pas nous rejoindre si tôt. Docile à mes conseils, Marie lui fit bon accueil.

» — Tu as donc eu peur au dernier moment ? lui dit-elle. Au fait, tout est mieux ainsi, tu n’es pas compromise, et tu peux me servir plus utilement que si tu m’avais suivie à Paris. Tu vas me conduire chez mademoiselle Ormonde, et tu resteras à Riom pour me renseigner sur les démarches de ma belle-mère.

» La Charliette l’a donc accompagnée à Vignolette et a été rejoindre son mari à Riom, où je l’ai rencontrée depuis. Nous avons eu une explication vive tous les deux. Naturellement elle est furieuse contre moi, qui ai si bien réussi à déjouer ses plans. Elle croyait d’abord que j’avais acquis sur mademoiselle de Nives des droits au mariage. Quand elle a su qu’il n’en était rien, elle a relevé la tête et m’a mis encore le marché à la main, prétendant que, selon ses prévisions, son mari chassé du couvent avait perdu sa position et rencontrait beaucoup d’obstacles pour reprendre celle qu’il avait précédemment occupée à Riom. Elle me menaçait, à mots couverts, de tout révéler à la belle-mère. J’ai dû financer d’autant plus que je crois l’honnête et pieux mari parfaitement d’accord avec la femme pour exploiter la situation sans avoir l’air d’en connaître le fond. Pourtant j’en ai été quitte à meilleur marché que le billet de vingt-cinq mille, et je me promettais, aussitôt la majorité atteinte, d’envoyer promener la nourrice. Malheureusement, et contre le gré de ma sœur, qui ne l’aime pas et s’en méfie, elle a revu très-souvent Marie depuis qu’elle est à Vignolette. Elle a gardé fidèlement ses secrets, mais elle n’a pas manqué de me desservir auprès d’elle, et je suis certain qu’elle lui a suggéré de chercher un autre mari. De qui a-t-elle fait choix pour me supplanter, et sur qui fonde-t-elle son nouvel espoir de fortune ? Je ne sais qu’une chose : c’est que ce soir Henri a abordé mademoiselle de Nives comme une personne qui lui aurait donné rendez-vous, qu’ils se sont parlé bas avec beaucoup de feu pendant les repos de la bourrée, et qu’ensuite il a disparu avec elle. Moi qui croyais avoir si bien manœuvré en éteignant le fanal, j’ai eu là une belle idée ! Ils en ont profité pour se sauver ensemble ! »

— Où veux-tu qu’ils se soient sauvés ? Si c’est à Vignolette, je suis bien certain qu’Henri ne se permettra pas d’en franchir le seuil. — C’est pourquoi je ne pense pas qu’ils y soient allés. Qui sait si Marie n’aura pas eu l’idée de rentrer au couvent pour passer régulièrement les derniers jours de sa minorité ?

— En ce cas-là, Henri lui aurait donné de meilleurs conseils que les tiens.

— Et sa position serait meilleure auprès d’elle, reprit Jacques avec un soupir.

— Tais-toi, lui dis-je. Quelqu’un nous appelle… et c’est la voix d’Henri.

Il nous eut bientôt rejoints.

— J’étais inquiet de toi, cher père, me dit-il. Tous nos parents sont partis, regrettant de ne pas te dire adieu. Ma mère t’attend encore chez Rosier.

— Et toi, lui dis-je, où as-tu donc été depuis deux heures que je te cherche ?

— Vous me cherchiez ? Pas dans ce bois mystérieux, où vous êtes avec Jacques depuis une heure au moins ?

— Enfin d’où viens-tu ?

— De chez nous. J’étais rentré un peu fatigué et ennuyé de ce bal à la poussière ; mais, ne vous voyant pas revenir, je me suis dit que vous aviez peut-être besoin de moi, et je suis retourné à la fête, qui est finie et où ma mère s’impatiente.

Nous quittâmes Jacques un peu rassuré, et nous allâmes délivrer madame Chantebel, qui, m’accusant de m’être laissé attarder par un client, maugréait pour la cent millième fois contre les plaideurs et les avocats.

Henri avait-il une confidence, une ouverture quelconque à me faire ? Pour lui en fournir l’occasion, dès que nous fûmes rentrés, je passai avec lui dans sa chambre pour fumer un cigare avant d’aller me mettre au lit.

— Tu sais, lui dis-je en causant avec lui des incidents de la journée, que Miette est venue tantôt m’apporter son bouquet ?

— Je le sais, répondit-il, je regrette de ne l’avoir pas vue.

— Qui t’a dit qu’elle était venue ?

— Un domestique, je ne sais plus lequel.

— Elle était ce soir à la fête. Tu n’es pas venu de notre côté, nous t’avons vu de chez Rosier dansant avec une très-jolie villageoise.

— Oui, j’ai dansé une bourrée, croyant que cela m’amuserait comme autrefois.

— Et cela t’a ennuyé ?

— Si j’avais su que Miette fût là…

— Tu l’aurais invitée, je suppose ?

— Certainement ; est-ce qu’elle m’a vu danser, elle ?

— Je ne sais pas. Je regardais ta danseuse… Sais-tu qu’elle est remarquable ?

— Oui, pour une paysanne : très-blanche avec de petites mains.

— Qui est-elle et d’où est-elle ?

— Je n’ai pas songé à le lui demander.

En répondant ainsi, Henri jeta son cigare dans la cheminée comme pour me dire : Ne serait-ce pas l’heure d’aller dormir ?

Je le quittai sans insister ; ou il était sincère et ne devait pas être initié à mes doutes, ou il voulait se taire et je n’avais pas le droit de le questionner. Mon fils n’était pas aussi facile à pénétrer que son cousin Jacques. Il avait autrement de force dans la volonté et de portée dans le caractère.

Le lendemain et le jour suivant, je fus obligé, pour le voir un peu, de grimper au donjon, où il s’était installé avec deux ouvriers et un domestique. Épris de ce lieu romantique, il voulait y avoir un gîte dans le cas où le mauvais temps l’y surprendrait dans ses promenades.

— Mais, tu es bien pressé ! lui dis-je en le trouvant occupé à peindre et à coller. Il était convenu que je te ferais arranger une chambre ou deux à ton gré, et tu as pris trop à l’étroit mes idées d’économie.

— Point, mon père, répondit-il ; je sais fort bien que je suis un enfant gâté et que tu n’aurais rien épargné ; mais, en examinant le local, j’ai reconnu qu’il était d’un meilleur air dans sa vieille rusticité que tout ce que nous aurions pu y mettre. Voici les deux pièces que le vieux Coras occupait, la chambre à coucher, dont j’ai remplacé le lit décrépit par ce grand sofa de cuir de Cordoue. J’ai visité les tentures, elles n’étaient salies que par la poussière. J’ai apporté un tapis pour cacher les petits carreaux par trop ébréchés. Les croisées ferment bien. Ce plafond à solives noircies par la fumée est d’un ton excellent. Bref, il ne fallait ici que beaucoup de balayage et quelques raccords de peinture qui seront secs ce soir. Demain je pourrai y apporter quelques livres et une bonne vieille table, et j’y serai comme un prince.

Le lendemain en effet, il se meubla facilement avec le surplus de nos antiquailles, et il passa l’après-midi à ranger ses livres de choix dans les armoires.

Je voulais me rendre à Vignolette pour savoir si ma nièce était un peu plus tranquille, lorsque je reçus d’elle le billet suivant.

« Ne vous inquiétez pas de moi, mon bon et cher oncle, il n’y a pas eu de discussion au logis. J’y ai trouvé ma compagne, qui était rentrée avec sa nourrice et qui ne m’a pas dit un mot de son équipée. J’ai cru devoir l’ignorer absolument et ne pas m’opposer à ses promenades du soir avec cette femme, qui vient maintenant tous les jours, et qui paraît avoir pris sur elle beaucoup plus d’influence que je n’en ai. Je ne veux pas me mêler trop de leurs petits secrets ; mon devoir se borne à l’hospitalité. Heureusement le temps marche et me soustraira bientôt à une responsabilité toujours pénible quand on n’a pas l’autorité. »


Cette missive ne me tranquillisa pas ; au contraire elle me tourmenta davantage, et je me mis à observer Henri à la dérobée avec une attention scrupuleuse.

Je remarquai le soir même que, comme la veille, il sortait de table au café et s’en allait, avec Ninie sur les épaules, faire le cheval dans le jardin. C’étaient des cris, des rires, puis le vacarme s’éloignait, et au bout d’une demi-heure la petite revenait avec sa bonne. Henri ne reparaissait qu’une heure plus tard, disant qu’il venait de fumer son cigare dehors pour ne pas incommoder sa mère.

Le troisième jour de ce manège, je voulus en avoir le cœur net. C’était possible ce jour-là ; madame Chantebel avait deux vieilles amies qui se plongeaient dans les cartes avec elle aussitôt le repas fini. Elle ne s’inquiétait pas de la petite fille, qui paraissait adorer Henri, et dont Henri paraissait raffoler.

Les jours diminuaient rapidement ; j’attendis la demi-obscurité, augmentée par l’épaisseur du feuillage encore touffu, pour me glisser dans le jardin, et de là dans la prairie voisine, celle dont le double sentier montait d’un côté au donjon, de l’autre descendait vers le village.

J’entendais la voix de l’enfant sortir d’un massif de saules qui ombrageait une source à la lisière du pré, juste au pied du roc qui porte le donjon. Je me dirigeai de ce côté-là en rasant les buissons, et bientôt je vis sortir du massif de la fontaine Henri portant Ninie dans ses bras. Il prenait par le plus court, c’est-à-dire qu’au lieu de venir à moi en longeant la haie, il suivait le sentier pour rentrer dans le jardin. Évidemment il reconduisait l’enfant à la maison pour la remettre à sa bonne ; mais il allait revenir. Je me tins sur mes gardes, et je vis deux femmes sortir de la saulaie, prendre le sentier du donjon et se perdre dans le feuillage des vignes qui tapissent le flanc du monticule. J’attendis encore, immobile dans mon fourré, mais je ne vis pas revenir mon fils comme je m’y attendais. En réfléchissant, je me dis que, s’il se rendait au donjon, il prenait un chemin encore plus direct : il traversait la pépinière et montait à pic par le rocher.

J’écoutai sonner l’horloge au clocher du village. Il n’était que huit heures, Henri ne reparaissait au salon qu’à neuf. Il était donc déjà rendu à la tour. C’était à moi d’y aller à travers les vignes, puisque les deux femmes avaient de l’avance sur moi. Je n’hésitai pas, et, bien que par là la montée fût encore raide, je me trouvai au pied de la tour en moins de dix minutes. Il faisait tout à fait nuit, pas de lune ; un temps couvert, mais silencieux et calme. Je n’avais pas grande précaution à prendre pour me cacher, même en me tenant près de l’entrée, et c’est par le sens auditif que je pouvais me renseigner. Ce ne fut ni long ni difficile. Henri et une des femmes se tenaient debout à trois pas de moi, l’autre femme faisait le guet à quelque distance.

— À présent, disait Henri, êtes-vous décidée ?

— Décidée absolument.

— Eh bien ! ne revenez pas demain, c’est inutile.

— Oh si, encore demain ! Laissez-moi revenir ?

— C’est fort imprudent, je vous en avertis.

— Je ne connais pas la prudence, moi, ne le savez-vous pas ?

— Je m’en aperçois de reste !

— Je suis au-dessus de tous les propos, j’ai un but plus élevé que de veiller à cette chimère qu’on appelle en langage humain la réputation. Je n’ai de comptes à rendre qu’à Dieu, et pourvu qu’il soit content de moi, je me ris de tout le reste.

— Mais vous voulez réussir, et il ne faut pas vous créer d’inutiles obstacles. Si on découvre votre secret, on fera disparaître l’objet de votre sollicitude.

— Comment le découvrira-t-on, mon secret, si vous ne me trahissez pas ?

— Je ne vous trahirai pas, j’ai juré ; mais l’enfant parlera.

— Que pourra-t-elle dire ? Elle a vu une paysanne qui l’a embrassée et caressée, voilà tout ! Mon ami, laissez-moi revenir demain !

— Demain il pleuvra à verse, le ciel est pris de partout.

— S’il pleut, n’amenez pas ma Ninie ; je viendrai quand même ici pour avoir de ses nouvelles.

— Eh bien ! à une condition, ce sera la dernière fois, et vous me laisserez après, tout de suite après, confier tout à mon père.

— Soit ! Adieu et à demain ! O mon cher ami, que Dieu soit avec vous et vous bénisse comme je vous bénis ! Adieu !

Elle appela sa compagne par un léger sifflement, et toutes deux prirent à travers le bois de pins. Henri les suivit jusqu’à la lisière, autant que j’en pus juger par le bruit discret de leurs pas sur les graviers et sur les branches mortes.