La Tour de Percemont/2

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Calmann Lévy éditeur (p. 9-17).

II

— Je ne pourrais jamais désirer ni espérer rien de mieux, si j’étais aimé, répondit Henri ; mais sache, mon père, que cette affection, sur laquelle je croyais pouvoir compter, s’est étrangement refroidie depuis quelque temps. Jacques ne m’a pas répondu lorsque je lui ai annoncé mon prochain retour, et les dernières lettres d’Émilie étaient d’une froideur remarquable.

— Ne lui aurais-tu pas donné l’exemple ?

— S’en est-elle plainte ?

— Miette ne se plaint jamais de rien ; elle a seulement remarqué une sorte de préoccupation dans tes propres lettres ; et, quand j’ai voulu me réjouir avec elle de ton retour, elle a eu l’air de douter qu’il fût aussi prochain que je le lui annonçais. Voyons, enfant, la vérité. Tu peux bien te confesser à tes parents. Je ne te demande pas compte des distractions que Miette pourrait te reprocher. Nous avons tous passé par là, nous autres étudiants d’autrefois, et je ne prétends pas que nous valussions mieux que vous ; mais nous revenions au bercail avec joie, et peut-être dans ta correspondance avec ta cousine as-tu laissé percer un regret de ces distractions que tu aurais eu le tort de prendre trop au sérieux ?

— J’espère que non, mon père, car ce regret a été bien léger et rapidement effacé par la pensée de votre bonheur. Je ne me rappelle pas les expressions qui ont pu m’échapper ; mais, à coup sûr, je ne suis pas assez naïf pour avoir rien dit et rien pensé qui motive le ton glacial que la petite cousine a pris pour me répondre.

— As-tu là sa lettre ?

— Je cours vous la chercher.

Henri sortit, et ma femme, qui avait écouté en silence, prit vivement la parole.

— Mon ami, me dit-elle, ce mariage est rompu, il n’y faut plus songer.

— Pourquoi ? qui l’a rompu ? à quel propos ?

— Miette est une fille rigide et froide qui ne comprend rien aux exigences de la vie élégante dans une certaine situation ; elle n’est pas capable de pardonner même l’apparence d’un petit égarement dans la vie d’un jeune homme.

— Allons donc ! que me dis-tu là ? Miette connaît fort bien toutes les légèretés commises par monsieur son frère lorsqu’il faisait son droit à Paris, et j’aime à croire qu’Henri n’en a pas le quart à se reprocher. Pourtant Miette n’en a jamais témoigné ni inquiétude ni dépit ; elle l’a reçu à bras ouverts lorsqu’il est revenu, il y a deux ans, aussi coureur d’aventures et aussi peu avocat que possible. Elle l’a aidé à payer ses dettes sans un mot de reproche ou de regret. Il me le disait encore dernièrement en ajoutant que sa sœur était un ange pour l’indulgence et la générosité, et à présent tu voudrais…

Henri, qui rentrait avec la lettre, nous interrompit. Cette lettre n’était pas froide comme il le prétendait. Émilie n’était jamais très-démonstrative, et ses habitudes de modestie ne lui avaient jamais permis de se livrer davantage ; mais il est bien certain que cette fois il y avait chez elle un trouble et une sorte d’effroi inusités. « L’amitié, disait-elle, est une chose indissoluble, et vous trouverez toujours en moi une sœur dévouée ; mais il ne faut pas que le mariage vous tourmente ; s’il vous faut le temps de la réflexion, il me le faut aussi, et nous ne sommes engagés à rien que nous ne puissions encore discuter et remettre en question selon les circonstances. »

— Tu remarqueras, observa Henri en s’adressant à moi, qu’elle me dit vous pour la première fois. — Il faut qu’il y ait de ta faute, répondis-je. Voyons ! allons au fait. Es-tu toujours amoureux, oui ou non, de ta cousine ?

— Amoureux ?

— Oui, amoureux, amoureux d’amour, il n’y a pas à jouer sur les mots.

— Il est en peine de te répondre, dit ma femme. Il se demande peut-être s’il l’a jamais été.

Henri saisit avidement la perche que lui tendait sa mère.

— Oui, s’écria-t-il, voilà le vrai ! Je ne sais pas si on peut appeler amour le sentiment respectueux et fraternel que Miette m’a inspiré dès l’enfance. La passion n’est jamais éclose de part ni d’autre.

— Et tu veux la passion dans le mariage ?

— Tu crois que j’ai tort ?

— Je ne crois rien, je ne fais pas de théorie. Je veux connaître l’état de ton cœur. Si Miette Ormonde aimait un autre que toi, tu ne demanderais pas mieux ?

Henri pâlit et rougit simultanément.

— Si elle en aime un autre, répondit-il d’une voix émue, qu’elle le dise !… Je n’ai pas le droit de m’y opposer, et je suis trop fier pour ne pas m’interdire les reproches.

— Allons, repris-je, la chose s’éclaircit et la cause est entendue. Écoute, nous avons dîné à quatre heures, il en est à peine six. Tu peux dans une demi-heure être chez ta cousine. Tu vas prendre Mademoiselle Prunelle, ta bonne petite jument, qui ne galope guère en ton absence et qui va être enchantée de cette promenade. Tu n’as rien à dire à Miette, sinon qu’arrivé à l’instant tu accours serrer sa main et celle de son frère. Cet empressement est la plus concise et la plus nette des explications en ce qui te concerne. Tu verras s’il est accueilli avec plaisir ou avec indifférence. À un garçon d’esprit, il n’en faut pas davantage. Reçu avec joie, tu restes une heure avec eux, et tu reviens nous dire ton triomphe. Éconduit dès les premiers mots, tu reviens à l’instant même et sans demander ton reste. C’est bien simple, et coupe court à toutes les théories que nous pourrions faire, comme à toutes les belles paroles que nous pourrions dire.

— Tu as raison, mon père, répondit Henri en m’embrassant, je pars et je reviens.

Pour patienter, ma femme prit son tricot ; moi, je pris un livre. Je voyais bien qu’elle grillait de me contredire et de me quereller, et je feignais de ne pas m’en douter ; mais elle éclata, et je la laissai aller pour bien connaître sa pensée. Je découvris alors que le mariage de son fils avec Miette lui était devenu antipathique, et que ses lettres ou ses paroles avaient dû être pour quelque chose dans le refroidissement de nos amoureux. Elle n’aimait plus la pauvre nièce, elle la trouvait trop vigneronne, trop peu née pour monsieur son fils ; sa fortune était sortable, mais Henri était fils unique et pouvait aspirer à une plus riche héritière. Il avait des goûts de luxe et des habitudes de confort que Miette ne comprendrait jamais. Elle avait fait de son frère, naguère brillant et décrassé, un gros paysan qui prendrait bientôt du ventre. Elle avait toutes les vertus et aussi tous les préjugés et tous les entêtements de la paysanne. On avait pu songer à ce mariage lorsqu’Henri était encore un écolier et un provincial. À présent qu’il revenait de Paris dans tout l’éclat de sa beauté, de sa toilette et de ses grandes manières, il lui fallait une fille de qualité capable de devenir une femme du monde.

J’écoutai tout cela en silence, et quand ce fut fini :

— Veux-tu, lui dis-je, que je tire la conclusion ?

— Oui, parle.

— Eh bien ! si ce mariage est détestable, ce n’est ni la faute d’Henri ni celle de Miette, c’est celle de la grande tour de Percemont !

— Par exemple !

— Oui, oui, sans cette damnée tour, nous serions toujours les bons et heureux bourgeois d’hier, et nous ne trouverions pas trop paysans les enfants de ma sœur ; mais, depuis que nous avons des mâchicoulis au-dessus de nos vignes et une porte fleuronnée à notre pressoir…

— Un pressoir ? Tu comptes faire un pressoir de notre château ?

— Oui, ma chère amie, et si cela ne fait point passer ta folie, je compte mettre à bas la vieille baraque !

— Tu ne le peux pas ! s’écria madame Chantebel indignée. Le château est à ton fils, tu le lui as donné !

— Quand il verra que le château t’a troublé la cervelle, il m’aidera à le démolir.

Ma femme craignait la raillerie ; elle s’apaisa et me promit d’attendre patiemment la décision d’Émilie ; mais bientôt elle s’agita de plus belle. Les heures s’écoulaient, et Henri ne rentrait pas. Je m’en réjouissais, moi ; je me disais que ses cousins l’avaient retenu et qu’ils avaient tous trois grand plaisir à se retrouver. Enfin minuit sonna, et ma femme, craignant quelque accident, allait et venait du jardin à la route, lorsque le galop de la petite jument d’Henri se fit entendre, et un instant après il était près de nous.

— Il ne m’est rien arrivé de fâcheux, répondit-il à sa mère, qui l’interrogeait avec anxiété. J’ai vu Émilie un instant, et j’ai appris d’elle que son frère habitait depuis un mois sa métairie de Champgousse, où il fait faire une bâtisse importante. Émilie, étant seule chez elle, m’a fait comprendre que je ne devais pas prolonger ma visite, et, comme il était encore de bonne heure, je me suis dirigé sur Champgousse afin d’embrasser Jacques. Je ne me rappelais pas bien le chemin, je crois que j’en ai fait plus qu’il ne fallait. Enfin j’ai vu Jacques, j’ai causé et fumé une heure avec lui, et me voilà, après trois lieues de retour par des sentiers assez embrouillés où, sans l’esprit de mon cheval, je ne me serais pas aisément reconnu dans l’obscurité.

— Et quelle mine t’a faite Émilie ? demanda madame Chantebel.

— Bonne, répondit Henri, autant que j’ai pu m’en rendre compte en si peu de temps.

— Pas de querelle, pas de reproches ?

— Pas du tout.

— Et Jacques ?

— Il a été cordial comme de coutume.

Alors rien n’est décidé ?

— Il n’a pas été question de mariage. C’est un point dont nous ne pouvions traiter qu’avec vous deux.

Ma femme, rassurée, se retira, et tout aussitôt Henri prit mon bras et m’entraîna dans le jardin.

— Il faut, me dit-il, que je te parle. Ce que j’ai à te dire est fort délicat, et je craindrais que ma mère ne prît la chose à cœur, au point de manquer de prudence. Voici ce qui m’est arrivé.

— Asseyons-nous, lui dis-je, et je t’écoute.

Henri, fort troublé, me raconta ce qui suit.