La Tour de la lanterne/03

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Hachette et Cie (p. 19-25).


III

DEUX SINGULIERS CLIENTS



Qelques années avant la naissance de Liette, M. Baude, à la suite d’une laryngite aiguë qui l’avait rendu à peu près aphone, s’était vu obligé d’abandonner l’enseignement ; et comme il se trouvait trop jeune encore pour ne plus travailler, il s’était mis au lieu et place d’un vieux cousin, imprimeur et propriétaire du journal le Héraut de l’Aunis, petite feuille bien rédigée, mais sans grande importance. L’imprimerie ne suffisant pas à son activité, il avait encore fondé une librairie. Ce commerce spécial, qui cadrait avec ses goûts et ses aptitudes, augmentait notablement ses profits et lui assurait une complète indépendance.

Ses anciens collègues du Lycée, pour la plupart ex-normaliens distingués, mis en disgrâce à La Rochelle à cause de leurs opinions politiques, aimaient à fréquenter la maison grande ouverte de cet ami, où ils rencontraient tout ce que la ville renfermait d’érudits et de savants.

Peu à peu la librairie devint un centre intellectuel, le rendez-vous des hommes politiques et des causeurs. Tous les sujets y étaient traités : morale, religion, questions sociales et philosophiques sous le couvert de l’excellent et discret M. Baude.

On achetait, on lisait, on causait et on discutait en toute franchise et liberté.

Chaque jour de grand marché, c’est-à-dire jour de Bourse, il y venait en plus un personnage d’allures et de mise étranges.

C’était un grand vieillard sec, à la figure toujours mal rasée, aux aristocratiques mains sales, aux ongles noirs, et dont la tenue tenait du citadin et du paysan. Il portait, été comme hiver, un chapeau haut de forme gris, dont les poils longs n’étaient jamais brossés. Son habit couleur bleu-barbeau, retenu par de massifs boutons de cuivre, s’ouvrait sur un gilet à palmes. Ses jambes étaient emprisonnées dans des guêtres, boutonnées à la mode ancienne, et ses pieds dans des sabots de bois jauni.

L’anse d’un immuable panier à couvercle était passée à son bras droit, et sa main gauche tenait toujours, quel que fût le temps, un énorme parapluie de coton bleu.

Ce bizarre personnage se nommait le baron de Beauminois. Tel quel l’association du rat de ville et du rat des champs représentée par un seul individu. Il était le fils d’un grand seigneur, et peut-être bien aussi, celui de quelque servante de ferme.

Très instruit, il venait chaque semaine à la ville, pedibus cum jambis, chercher ou commander à la librairie des livres de philosophie ou de littérature française et étrangère, car il parlait avec facilité plusieurs langues. Très pressé de feuilleter celui qu’il venait de payer, il s’installait, sans cérémonie, sur une chaise, posait son panier à terre entre ses jambes, et prenant là un sérieux acompte, dévorait pendant une heure ou deux les pages à la bonne odeur de livre neuf.

Liette le regardait toujours comme un prodige. Le supposant déguisé, elle ne se lassait pas de l’examiner, d’abord de loin, puis se rapprochant pen à peu, en arrivait même à le taquiner, afin de le faire sortir de cette immobilité qui l’ennuyait à la longue. Lui, très doux à l’enfant, souriait paternellement sans se déranger, même lorsque, par mégarde, elle envoyait sa petite balle de caoutchouc dans son panier ou sur son livre.

Le bonhomme connaissait l’histoire de Le Rochelle comme personne. Il racontait à qui voulait l’entendre les origines des premières familles de le ville et les métamorphoses successivement apportées dans les us et coutumes de l’endroit, avec des tournures de phrases très correctes, mais aussi avec un accent campagnard qui ajoutait encore à l’originalité du personnage.

Il ne possédait plus ni terres labourables, ni bois, ni marais, mais seulement un très vieux château qu’il habitait, à quelques kilomètres de la ville, en compagnie d’une paysanne qu’il appelait « sa gouvernante » et de quatre gros chiens, dressés à faire se police.

Ce château renfermait des richesses : vieux bahuts sculptés, boiseries, vitraux, faïences, à faire pâmer les amateurs et les collectionneurs les plus experts. Tous ces trésors, amassés sans doute par plusieurs générations de Beauminois, étaient à présent vendus un à un par ce maniaque pour satisfaire ses goûts de bibliomane que ses maigres ressources n’auraient pu lui procurer. Il arriva même que quelques-uns des collectionneurs, qui commençaient déjà à mettre le pays en coupe réglée, vinrent relancer, jusqu’au centre de son paradis, ce singulier personnage, très dur à le détente à l’ordinaire, mais qui, devant un livre désiré d’une valeur de 40 francs, par exemple, ne résistait pas à l’échanger contre une médaille, une dentelle, une miniature d’un prix vingt fois supérieur.

M. Baude avait fini par intervenir. Ces bizarres échanges, chez lui, le chiffonnaient, car ils fleuraient un peu trop, pensait-il, la côte barbaresque. Il pria donc les amateurs d’aller opérer ailleurs, Le bon vieux de Beauminois, candide comme tous les maniaques, ne voyait pas bien pourquoi la délicatesse du libraire s’alarmait et le priait humblement de le laisser terminer sa petite opération.

Il sortait de son panier un objet ancien, apporté en cas d’offres, avec l’intention de l’échanger contre un volume neuf ou même contre un vieux bouquin dont il avait envie ; et s’il rencontrait les yeux terribles de M. Baude, il le rentrait tout penaud, puis s’esquivait pour le rapporter le prochain samedi.

Le naïf étant, lui, Beauminois, le roublard était un certain médecin de campagne, du nom de Maufisset, dont le maison regorgeait de tout ce que sa finesse de collectionneur et sa convoitise avaient déniché à droite et à gauche chez les paysans et les ouvriers qu’il avait eu occasion de soigner.

Jamais il n’avait pu pénétrer dans le chateau de Beauminois, malgré toutes les ruses que sa cervelle d’antiquaire lui avait suggérées. Il ne connaissait donc de toutes ces merveilles que celles que ce vieux fou exhibait de son panier.

M. de Beauminois ne savait peut-être pas bien lui-même pourquoi il le tenait à distance, meis M. Maufisset en était très vexé ; et, comme l’amour-propre n’est guère le lot des roublards, il rodait constamment autour du vieux gentilhomme pour le faire parler.

Il était aidé souvent par Liette, qui se prêtait à ce manège de séducteur, sans en comprendre l’importance, et qui demandait sinsi tout à coup très gentiment :

« Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque chose de joli à regarder dans ce petit panier, monsieur de Beauminois ? Voyons, faites voir un peu. »

À cette invitation, M. de Beauminois regardait autour de lui. Si Maufisset était dans la librairie, il faisait la sourde oreille et se remettait à lire. Mais, s’il apercevait un habitué, un client de marque ou un de ces riches bavards qui ne demandait qu’à être écouté, alors, trouvant l’instant propice, il esquissait un petit signe d’intelligence avec l’enfant, et amoureusement, avec un soin particulier, il sortait d’un papier froissé un objet quelconque qu’il montrait à Liette comme à une grande personne, en lui faisant observer que les ors on le dessin qui l’agrémentaient dataient de telle époque.

Et Liette, sans s’en occuper, devenait une petite antiquaire très avisée.

La démonstration était soi-disant pour la fillette ; mais souvent le client de passage ou l’habitué, s’intéressant à ce que disait le vieillard, regardaient à leur tour l’objet ; et connaisseurs ou non, devinant la pensée du bonhomme, offraient un prix dérisoire ou un échange, et le tour était joué.

Tous les habitués de la librairie connaissaient cette comédie qui les divertissait beaucoup.

Un jour, le dénicheur Maufisset ayant aperçu le buron de Beauminois dès son entrée en ville, flairant où il allait, le suivit de loin jusqu’à la librairie.

Il faisait un temps exécrable. Une pluie fine et continue, en retenant les promeneurs sous les porches, les engagea à entrer les uns après les autres chez M. Baude où ils se trouvèrent bientôt assez nombreux.

M. de Beauminois venait ce jour-là revoir une riche et nouvelle édition illustrée des œuvres de Beaumarchais, hélas ! bien trop chère pour sa bourse ; il la feuilletait pour la vingtième fois sans pouvoir se décider à la remettre dans les rayons. Il prenait et reprenait le volume, le regardait longuement, soupirait, l’ouvrait de nouveau, souriait à sa souple reliure, admirait la netteté des caractères d’imprimerie, le satiné du parchemin, la finesse des gravures.

M. Maufisset le regardait faire et semblait écouter M. Paugène, le banquier, qui expliquait à un gros personnage, nouvellement arrivé à La Rochelle, le résultat de la dernière combinaison financière.

La conversation du banquier devait être certainement très intéressante, puisque le docteur Riour, ordinairement pressé par l’heure, M. Leypeumal, le colonel Sapaur paraissaient être tout oreilles.

M. de Beauminois, qui se croyait isolé, ne se faisait pas faute de tourner et de retourner dans ses mains sa présente idole. M. Maufisset ne le perdait pas de vue, pas plus que Liette à laquelle le manège du vieux maniaque plaisait énormément.

Quelle réflexion traversa l’esprit du vieillard ? Il ouvrit son panier, passa la main par l’ouverture, regarda à gauche et à droite, puis le referma pendant que la fillette, encouragée par M. Maufisset, qui lui clignait de l’œil comme à un compère, lui demandait corieusement de sa petite voix flutée :

« Faites voir, je vous prie, M. de Beauminois, ce qu’il y a dans votre panier. »

M. de Beauminois s’entêtant à ne rien écouter, à ne rien montrer, l’enfant n’en persista que davantage à l’importuner. Aussi, pour tui enlever toute envie d’insister, le bonbomme lui dit avec une fausse finesse :

« Allons ! je le veux bien, mais à la condition que Liette me donnera sa belie poupée.

— Oh ! s’écria la fillette indignée, vous savez bien, M. de Beauminois, que les mamans ne donnent jamais leur petite fille ; mais j’ai un joli fauteuil qui ferait peut-etre bien plaisir à vos petits enfants.

— Non, Liette, non, reprit avec fermeté le vieux rusé. C’est Mlle Rose qu’il me faut ; je n’ouvrirai pas mon panier à moins. Et si tu y consens, je te ferai même cadeau de ce qu’il y a dedans. »

M. Maufisset, en se rapprochant, intervint alors vivement :

« J’offrirai, moi, bien davantage », dit-il, et pensant, en raison du manège du baron, qu’un riche objet ancien était enfermé dans le panier, il ajouta en riant : « Si M. de Beauminois voulait tenir un pari avec moi, je lui donnerais en échange une chose qui lui serait fort agréable.

— Non, monsieur, répondit sérieusement le vieux gentilhomme. Je m’amuse á cette heure avec cette enfant et ne veux rien échanger contre ce qui est dans mon boutillon[1].

— Allons ! allons ! ne soyez pas si scrupuleux, monsieur de Beauminois. Voulez-vous me donner ce qu’il y a dans ce panier contre ce que je vais vous offrir ?

— Eh bien ! soit, finit par dire le vieillard.

— D’abord, insista M. Maufisset en haussant la voix, vous vous engagez bien à accepter mon offre ? »

À ces mots tous les regards, même ceax de M. Baude, se tournėrent vers les parieurs.

« Je m’y engage, répondit M. de Beauminois.

— C’est conclu, reprit vivement M. Maufisset, d’un geste prenant à témoins les auditeurs de M. Paugène. Je vous offre donc cette édition de Beaumarchais, qui semble particulièrement vous plaire, contre ce qui est enfermé dans votre panier.

— Oh ! non, non, s’écria avec véhémence M. de Beauminois.

— Ah ! pardon, clama M. Maufisset avec suffisance, trop tard pour se dédire. Vous vous êtes engagé, et moi aussi, du reste.

— Mais, monsieur, gémissait le vieux baron, ce sera un marché de dupe.

— Trop tard pour y penser, mon bon monsieur », reprit M. Maufisset, et il déclara net, avec humeur, qu’un marché conclu est toujours définitif entre gens d’honneur.

À ce mot « d’honneur » M. de Beauminois ne fit plus d’objections. Sur ce terrain on était avec lui promptement d’accord.

I ouvrit lentement et en soupirant le couvercle de son panier, et devant le regard luisant de convoitise de M. Maufisset, il en sortit un énorme tourteau que sa gouvernante y avait mis dans la pensée que son maître ne serait pas de retour chez lui pour déjeuner, et qu’il aurait sûrement faim à cette heure-là.

« Voici mon déjeuner, dit-il, avec bonhomie. Espérons que vous aurez l’estomac aussi solide que le mien, et que ce morceau un peu lourd ne vous fera pas mal. »

Puis prenant le livre en question, il le fit disparaître dans son boutillon, en disant, un peu confus, à M. Baude, qui ne pouvait s’empêcher de sourire :

« Vous voudrez bien mettre ce volume au compte de M. Maufisset. »

Et il sortit à grandes enjambées, sans oser se retourner pour voir la figure déconfite de son entêté parieur.

Gagnant et perdant restèrent plus d’un mois sans remettre les pieds à la librairie.



  1. Petit panier.