La Tour de la lanterne/05

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Hachette et Cie (p. 31-35).

V

GRANDS AMIS ET PETITS CAMARADES



Le soir, en la belle saison d’été, lorsque la chaleur avait disparu, chassée par la brise de mer, Mme Maurel, la femme du professeur de mathérnatiques au Lycée, ami de M. Baude et son proche voisin, venait avec ses trois fils proposer à Mme Baude une promenade en commun. On allait soit sur le cours Richard, soit au chantier de constructions, ou mieux encore sur la jetée, bien encombrée à cette époque d’un tas de pierres, de poutres, de carcasses de vieux bateaux ou de seaux servant à la grosse machine pour draguer le chenal, mais ornée d’un ruban interminable de jeunes tamaris très touffus, qui rafraichissaient les promeneurs, en agitant, comme d’immenses pankas, leurs longs rameaux verts.

Mme Baude résistait souvent à cette engageante proposition, mais si le temps était beau, elle acceptait quelquefois.

Les mamans se racontaient alors les menus événements du jour pendant que les enfants, en ce temps-là comme aujourd’hui, toujours un peu entreprenants et indociles, marchaient ou couraient autour d’elles, comme de petits poussins indisciplinés. Ils se hasardaient même, lorsqu’on traversait le port ou le bassin, à monter sur la quille en l’air d’un canot qu’on goudronnait, où à grimper sur les gros câbles, roulés en rond comme de gigantesques serpents au repos, au risque de perdre leurs chaussures ou de se donner des entorses.

Liette était si gentille que les trois garçonnets ne pensaient nullement à lui jouer de mauvais tours pour la chagriner ; bien au contraire, ils la prenaient sous leur protection et cherchaient à lui éviter tout embarras dans sa petite marche sautillante.

Ces promenades, au bord d’une eau souvent fétide, lorsque la mer était basse et vaseuse, étaient une source de joies pour Liette, parce qu’elles lui procuraient le grand plaisir de se coucher tard ces soirs-là ; et aussi, celui non moins grand, de chercher, à la lueur de la lune, quand celle-ci argentait la mer en éclairant la côte, les brillantes pierres de mica qui scintillaient au milieu du sable et des galets et qu’elle rapportait à M. Maurel, dans la pensée d’augmenter sa collection de minéraux.

Il résulta de singulières méprises dans ces recherches géologiques, et il fallut, un certain soir, par exemple, descendre absolument et au plus vite au bord de l’eau pour laver consciencieusement ses petites mains, afin d’enlever l’épouvantable et suspecte odeur qu’y avait laissée un douteux caillou de mica, malencontreusement ramassé par la petite collectionneuse.

Ainsi qu’il arrive les trois quarts du temps, le retour était, en général, moins gai que l’aller. On s’était amusé, fatigué, et il fallait marcher encore pour aller trouver le repos.

Pourquoi le lit, le petit lit bleu et blanc de Liette, n’était-il pas là pour la recevoir tout endormie, toute rompue de ses ébats ?

« C’est bien loin, la jetée, quand il faut en revenir ! » disait-elle en se laissant trainer.

Il y eut, un certain soir, une formalité désagréable qui retarda encore l’entrée en ville la porte qui reliait la grosse tour en mer aux remparts, et sous laquelle il fallait passer, était fermée depuis quelques minutes, lorsque les familles Maurel et Baude se présentèrent ; et le gardien irascible, auquel on avait cependant demandé bien poliment de l’ouvrir, criait à travers la porte, de sa grosse voix enrouée, qu’il ne l’ouvrirait, d’après sa consigne, que le lendemain matin !

Il était dix heures. Les dix coups de l’heure fatale avaient sonné à la grosse horloge.

La sentinelle ne badinait pas. On parlementa, au grand bonheur des gamins, mais au grand effroi de la fillette, qui craignait bien, malgré le beau temps, d’être obligée de passer la nuit à la belle étoile, en compagnie des grenouilles dont elle entendait avec épouvante les coassements stridents.

Mais Mme Baude connaissait le capitaine du port. Elle se réclama, heureusement, de cette imposante protection pour obtenir du factionnaire qu’on allât lui demander, en son nom, la grosse clé que le brave capitaine plaçait, chaque soir, en sûreté sous son chevet ; précaution dont l’extrême utilité n’échappera à personne, si l’on songe qu’en ce moment de paix profonde avec tous les voisins de la France, la fermeture de cette porte, la nuit, ne pouvait être un danger que pour le petit nez de Liette, en lui donnant un rhume, ou pour les rhumatismes de Mme Baude.

C’étaient de bons petits camarades pour Liette que ces enfants Maurel, Edmond, Marcel et Jacques, tous bien plus âgés qu’elle, puisque l’aîné avait treize ans, et le plus jeune, huit. Travailleurs et appliqués, ils ne jouaient avec leur petite voisine que le dimanche ou à la récréation du jeudi.

Ces natures, un peu sérieuses au logis paternel, s’épanchaient joyeuses et folâtres au dehors.

Leur sévère éducation était l’ouvrage du père, et leur gaieté, pleine d’entrain, venait de leur mère aimable et souriante pour tous.

M. Maurel qu’on ne voyait jamais circuler en ville autrement que pour aller au lycée et en revenir, n’était plus un très jeune papa. Il touchait à sa retraite à l’époque où Liette apprit à lire. Il faisait souvent de longues visites à la librairie, non pas pour y causer pendant des heures, mais pour se donner le plaisir de changer de place et de rayons les nombreux livres de sciences et de mécanique qu’il venait consulter, au grand ennui du commis de M. Baude, qui ne manquait jamais de lui dire que les ouvrages traitant de mathématiques ne devaient pas être mêlés à ceux qui parlaient d’histoire. Mais les vieux savants ont toujours ignoré l’ordre. Pour eux, tout se classant de soi-même dans les cases respectives du cerveau, ils veulent oublier que chose semblable n’a pas lieu dans les bibliothèques.

À part ce manque de mémoire qui faisait remarquer sa présence, on le laissait aller et venir, comme il l’entendait, dans la grande librairie où il était reçu plus en ami qu’en importun voisin.

Le jardin de sa maison n’était séparé de la cour de M. Baude que par un mur mitoyen, souvent franchi par Liette ou par ses petits amis. Dans ce jardin, qui donnait sur une rue étroite à peu près solitaire, le savant mathématicien avait fait construire un cabinet avec une chambre au-dessus ; et il vivait là, dans cette thébaïde, le temps qu’il ne donnait pas à ses cours au lycée, ne demandant pas à sa femme et à ses enfants la gaieté et le sourire qu’il semblait fuir ou ignorer.

Il ne paraissait au milieu de sa famille qu’aux heures des repas ; il y arrivait solennel et fatal comme un condamné à mort.

Son entrée était saluée d’un « bonjour papa » balbutié du bout des lèvres par ses trois enfants, et d’un imperceptible serrement de main de sa femme. Il s’asseyait, se servait et mangeait sans prononcer un mot, se bornant à regarder, par instant, ses fils les uns après les autres, pour découvrir la chose déplaisante à leur dire.

S’il la trouvait, il la gardait pour le dessert, afin d’en priver un des trois.

C’était, du reste, tout ce qu’il se permettait pour réformer leur tenue ou leur caractère.

En dehors des repas, il ne s’occupait plus d’eux ; les enfants devenaient libres comme l’air, à la condition toutefois de ne faire aucun bruit.

Comme chacun connaissait ses habitudes, chacun les respectait. Néanmoins on s’inspectait, avant de se mettre à table, pour s’éviter le désagrément d’une réprimande ou d’une punition, et personne ne parlait. À quoi bon ! puisque le père était le silence même.

Quelqu’un cependant avait le don de dérider ce front soucieux : c’était Liette. Dès qu’elle entrait dans la maison où elle venait facilement en petite amie intime, son gentil babil ne s’intimidait pas devant les lunettes et le front sévère de M. Maurel, parce que, pour elle, il avait des trésors de bonté, d’indulgence et même d’enfantillage.

Ce morose avait ardemment désiré une fille ; et n’en ayant pas eu, il faisait supporter à ses trois fils la rancune de cette déconvenue.

Pour Liette, pour la voir sourire, il devenait tout différent de lui-même. Il lui contait des histoires, déguisait sa voix, faisait le ventriloque, cherchait à l’amuser, en faisant disparaître dans les poches de sa grande redingote la salière ou le moulin à poivre, prétendant qu’un grand vieux, qui habitait la cheminée, avait certainement da commettre ce larcin.

D’autres fois, il tirait le cordon d’un tableau à musique. Alors, au son de la minuscule flûte du musicien et du tambourin du petit tambourinaire du village qui faisaient danser les filles du tableau, Liette, prenant sa robe, se mettait à danser à son tour.

C’était, pour un instant, très gai dans cette grande salle à manger, maussade à son ordinaire, ce petit moment de danse.

Liette le prolongeait le plus possible, demandant sans cesse qu’on tirât et retirât le cordon ; et M. Maurel docilement obéissait pour varier les airs du ballet.

Quand la fillette en avait assez, on entendait alors la voix creuse du « vieux de la cheminée » réclamer sa part du dessert. M. Maurel, comme du reste tous les sérieux, avait la plaisanterie taquine ; c’était à qui ne donnerait pas son assiette. Liette, une fois cependant, réclama la faveur de satisfaire la gourmandise du bonhomme et d’étancher sa soif ; et le vieux savant se crut oblige, pour la mettre en joie, de faire disparaître les petits patés, les confitures de son assiette, ainsi que son verre de vin de Bordeaux tout tiède.

Mais ces divers escamotages ne réussirent pas au gré de tous les assistants, car le lendemain Mme Maurel vint demander à Mme Baude la meilleure recette pour enlever les taches dont les poches de la redingote de son mari étaient abominablement couvertes.