La Tour de la lanterne/11

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Hachette et Cie (p. 81-85).

XI

TANTE MINETTE



Tante Minette n’était pas bonne à la façon des âmes sensibles qui s’émouvent facilement des malheurs d’autrui, tout en laissant souvent commettre par faiblesse mille petites avanies autour d’elles.

Elle était pitoyable, et elle l’était avec bon sens, trop intelligente et trop consciencieuse pour être autrement. La volonté de cette charmante femme était aussi ferme que son âme était élevée.

De ses jeunes années vécues sur les grands chemins, dans les grandes villes et dans un milieu cultivé, elle avait gardé une indépendance d’allures qui la faisait respecter de tous.

Elle conduisait avec une souple autorité la maison de son père, veillait aux occupations quotidiennes des servantes, et entre temps, faisait un pou de musique.

C’était l’exemple vivant de la maîtresse de maison diligente, et son activité sensée en disait beaucoup plus, aux gens simples et peu compliqués qui l’entouraient, que tous les discours qu’elle aurait pu leur faire.

Ici, aux Gorbies, comme on la voyait agir en femme qui suit ce qu’elle commande et exige ce qu’il faut ; comme elle ne parlait jamais d’elle-même, on le respectait sans chercher dans sa vie ce qu’elle voulait qu’on ignorât. Ainsi, on savait qu’elle avait un fils à Paris où elle avait dû le laisser pour terminer ses études ; puis plus tard pour suivre une vocation très prononcée pour le journalisme aux idée avancées qu’on appelait avec dédain la « presse libérale ». Était-cé lui le sujet des soucis et des larmes que versait par moments la pauvre femme dans le silence de ses nuits blanches ?

Cela devait être possible. Liette, comme les très jeunes de la famille, ne connaissait pas ce grand cousin, et sans sa curiosité enfantine, elle eût pu ignorer longtemps encore l’existence de Philippe Minhet, si tendrement chéri de sa pauvre mère.

Un joli portrait d’enfant dans un cadre doré, accroché au-dessus de celui de l’oncle Minhet, attira un certain jour les regards de Liette..

« Quel est ce petit garçon ? demanda-t-elle.

— C’est mon fils, lui répondit sa tante.

— Si tu as un enfant, pourquoi ne vient-il pas te voir ?

— Parce qu’il travaille à Paris, et que Paris est bien loin des Gerbies.

— Oui, si l’on fait la route à pied, dit l’enfant, mais il peut prendre la diligence.

— Assurément on peut la prendre ; seulement ce voyage coûte beaucoup d’argent, et mon fils n’en gagne pas assez.

— Que fait-il donc ton fils, tante Minette ?

— Réveur du plus noble rêve, répondit tante Minette tristement, il écrit.

— Il écrit des livres ?

— Oui, et aussi dans des journaux.

— Ce doit être agréable ce métier-là, et pas aussi fatigant que de bêcher les pommes de terre, ajouta Liette, qui regardait par la fenêtre le domestique Sylvain, occupé précisément à cette besogne.

— C’est ce qui te trompe ; répliqua Mme Minhet. Quand on bêche les pommes de terre, on ne fait travailler que ses mains, tandis que lorsqu’on écrit, on fait travailler ses mains et son cerveau, car il faut penser aux choses que l’on met sur le papier ; cela fait donc deux ouvrages.

— Eh bien ! mais alors, dit la fillette avec sa logique d’enfant, puisqu’on fait deux ouvrages, on doit gagner deux fois plus !

— Tu as raison, reprit Mme Minhet, cela devrait être ; malheureusement c’est le contraire qui arrive, et ceux qui écrivent meurent souvent de misère ; ils gagnent moins peut-être que le père Malaquin, et comme ils n’ont même pas, comme lui, d’instrument pour gagner leur vie sur les routes, ils restent à la même place et ne viennent pas embrasser leur mère ! »

Pauvre chère tante Minette ! comme elle disait cela tristement !

« Il faut lui envoyer de l’argent, dit Liette, toute remuée.

— Je ne le puis, hélas ! mignonne, reprit en soupirant Mme Minhet, je ne suis pas assez riche. Se tournant alors vers le portrait de son fils et avec des larmes dans la voix, elle ajouta :

— Pauvre enfant, loi qui chevauches si opiniâtrement la chimère des idées !…

— Non, ne pleure plus, tante, dit Liette de sa voix câline, pour consoler la pauvre femme. Non, ne pleure plus, laisse-le sur son cheval.

— Son dada, ajouta tante Minette, en souriant à travers ses larmes…

— Oui, et grand-papa ou grand-père te donneront de l’argent pour lui. Vois-tu, il faut leur en demander. Je sais que grand-père en a. »

Mais tante Minette, qui on avait peut-être plus dit à Liette en cette minute qu’à toute autre personne, répliqua vivement :

« Ne parle jamais à personne de Philippe, ma chérie, n’en dis jamais un mot, ni ici, ni ailleurs. »

Liette l’embrassa et lui promit d’être muette, heureuse d’avoir un petit secret entre elle et sa tante.

Le secret devait être bien gardé. Mme Minhet n’en doutait pas, parce qu’elle connaissait la discrétion intelligente de sa petite nièce.

Elle n’avait pas étudié longtemps l’enfant pour comprendre et saisir cette nature, franche, loyale, très impressionnable. Elle s’était intéressée à cette fillette, très éveillée et déjà petite femme par bien des côtés, et elle résolut de travailler sérieusement à son éducation : morale, comme elle la comprenait. Elle lui inculqua les principes du devoir chrétien, laissant à l’expérience de la vie le soin de lui donner à l’occasion des leçons de devoirs civiques. Elle jeta-en son âme naïve une toute petite graine de foi, persuadée que le grain germerait, Elle lui apprit à prier. Oh ! elle ne lui enseigne pas des prières longues et endormantes, mais la prière, courte, vive, ardente, qui est dans la bouche en même temps que dans le cœur ; c’est-à-dire l’élan qui sait demander ou bien remercier.

Puis, comme en se jouant, elle lui donne les principes de ses devoirs envers ses semblables : charité, bonté, générosité.

Envers se famille : dévouement, franchise, affection.

Envers elle-même : dignité, respect de sa personne et de la parole donnée. Elle lui inspirait l’horreur du mensonge, non seulement comme une faute envers sa conscience, mais aussi comme une faiblesse indigne.

Liette était en bonnes mains. Son frais cerveau, très impressionnable, s’éveillait à l’idée du Beau que Mme Minhet lui inçulquait comme une haute leçon de morale.

Elle se sentait tranquille, heureuse d’obéir à cette volonté ferme et juste ; aussi, c’était à cette chère tante qu’elle confiait tout ce qui lui arrivait ou tout ce qui lui passait par l’esprit, cherchant à être auprès d’elle le plus souvent possible.

Tante Minette s’était encore donné une autre mission. Elle s’était faite le régulateur des dépenses des Gerbies, ménageant avec soin la bourse familiale, alors que tonton Rigobert, un peu insouciant en matière d’argent, était d’une générosité inquiétante avec certains compères de la Voirelle qu’il trouvait naturel d’aider dans leurs embarras.

Mais, pour cacher à Baude-lsart les générosités et peut-être aussi quelques fortes dépenses inutiles de son frère Rigobert, elle était forcée parfois d’essuyer de terribles scènes de son aîné, qui ne plaisantait pas, lui, lorsqu’il s’agissait d’argent gaspillé.

Un roué, ce Baude-Isart !

Pour se donner le droit d’examiner les comptes de la propriété, il avait offert spontanément à son père, dans un moment de gêne, de lui ouvrir sa bourse. Ce prêt, qui s’était renouvelé, formait une somme rondelette et lui permettait maintenant de se mêler de la gestion du domaine, gestion qui ne le regardait encore qu’à moitié.

Il reprochait à sa sœur de ne pas assez serrer les cordons de la bourse et, se méfiant que l’argent ne disparaissait que pour soutenir les chimériques idées du fils de cette pauvre femme, il lui faisait des scènes pénibles.

Un jour Liette, témoin d’une discussion épouvantable entre l’oncle Baude-Isart et tante Minette, en fut tellement terrifiée qu’elle se mit à sangloter, comme si toutes ces menaces rageuses s’adressaient à elle.

Ah ! quelle scène !… Tante Minette en fut malade deux jours. Tonton Rigobert, cause indirecte de cette malheureuse discussion, disparut pendant ces quarante-huit heures, et Baude-Isart, en colère du matin au soir, attela un beau jour son cheval à son cabriolet et partit sans dire quand il reviendrait.

Quand il eut tourné la charmille, Rouillard se mit à chanter de sa plus belle voix :


Ah ! le voilà parti, le voilà parti,
          Le marchand de moutarde !
Ah ! le voilà parti, le voilà parti,
          Pour son pays !


C’était le chant du départ que l’écho, peu sympathique pour Baude-Isart, répétait dans tous les coins des Gerbies.