La Tour de la lanterne/19

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Hachette et Cie (p. 139-147).

IV

RAPPELS ET SOUVENIRS



Un soir d’automne qu’elle revenait seule et fatiguée de la côte sauvage, où elle s’était surmenée dans le travail pénible de la pêche, et où son cœur et sa dignité avaient souffert de la brusquerie et de la grossièreté de ceux qui l’avaient employée, elle songeait, en marchant, au charme d’un foyer heureux vers lequel hélas ! ses pas ne la portaient jamais. Cependant ils existent ces foyers-là, pensait-elle !

Est-ce que les filles du directeur de l’usine, miss Helen et miss Mary Mac Dermott, ne sont pas toujours souriantes et joyeuses, doucement traitées par leurs parents ! Pourquoi lui parler, à elle comme à une coupable ? Pourquoi la laisser dans l’ignorance ? Pourquoi vit-elle ainsi chez Mrs Moore, qui n’est pas sa mère et qui la garde, cependant, pour profiter de son travail, sans jamais l’en récompenser : Oui, pourquoi toutes ces injustices, qui font déborder son cœur d’amertume ?

Parce qu’elle est seule au monde, plus seule qu’une orpheline, puisqu’elle est étrangère au milieu dans lequel elle vit… Ainsi, orpheline, ignorante et malheureuse, étroitement surveillée, elle traîne jours et nuits sa chaîne et son boulet de misère ô horreur ! comme les êtres enchaînés, condamnés aux rudes travaux forcés qu’elle a vus jadis dans ses rêves…. Oh ! quel næud serré retient ses souvenirs épaissis dans sa mémoire ?

Assurément, elle connait une contrée où le soleil plus chaud qu’à Man pénètre l’air d’une douce tiédeur, où les flots de la mer, dorés par les rayons de l’astre lumineux, colorent les objets de teintes variées et harmonieuses, et sur lesquels toute une flottille de bateaux se balance… Et puis au-dessus de toutes ces clartés, se détache, merveilleuse, une tour pointue, véritable lanterne, couverte de dentelures, mais qui n’éclaire que faiblement ce ténébreux chaos dont elle ne peut sortir… Ce pays bien-aimé ne renferme-t-il pas tous ces souvenirs et bien d’autres qui lui reviennent en foule ? Main vainement elle en cherche le nom !…

Joignant alors les mains avec désespoir, elle jeta sa plainte au vent fou de la grève. Puis, s’arrêtant haletante, elle regarda autour d’elle.

Le soleil se couchait dans un horizon terne, plein de mélancolie. Elle n’avait jamais remarqué, comme ce soir-là, ce ciel gris, que les feux rougetres de l’astre, près de disparaître, ne coloraient même pas.

Elle considéra cette chute du jour avec la tristesse sauvage qui caractérisait toutes ses impressions. Oh ! non, elle ne se sentait pas de cette terre maussade !

Là-bas, sur la colline élevée dominant la contrée, une fumée noire, épaisse, s’échappait des grandes cheminées de l’usine et des petites maisons réunies autour d’elle, étendant sur ce lointain un voile lugubre, qui pénétrait son âme et que regardait son ail dilaté par l’angoisse de la révélation.

Oui, maintenant, elle se rappelait :

Autrefois… toute petite… un soir n’avait-elle pas vu au ciel le disque rouge, strié de vapeurs de pourpre, se coucher sur un gai paysage, et les feux de ses rayons d’or faire luire autour d’elle la lame des couteaux d’acier qu’un brave homme repassait consciencieusement sur une roue tout étincelante ?… Puis, la figure gaie et grimaçante du vieux rémouleur lui apparut, et ce souvenir réveilla soudain d’autres visages endormis jusqu’alors : celui d’un vieillard au bienveillant regard, le doux et ineffable sourire d’une femme en deuil, et les yeux rieurs d’une toute petite bonne au « capot » majestueux.

Quels étaient donc ces êtres auxquels elle ne pouvait penser sans fondre en larmes ? Étaient-ce encore des réminiscences de ses songes menteurs, ou bien d’adorables réalités ?

« Je voux savoir, se dit-elle tout à coup volontaire, je veux savoir où vivent ces images adorées, car je veux les revoir ou mourir. Et dès ce soir, tante Moore me renseignera. »

En hâte elle allongea le pas, sans remarquer que depuis un instant un homme la suivait à peu de distance. « Où allez-vous si vite, Liette ? lui cria-t-il d’une voix joyeuse.

— Je rentre, Mr Dillon, dit-elle en se retournant, je rentre, comme chaque soir, quand ma journée est faite… plus ou moins fatiguée.

— Où avez-vous travaillé aujourd’hui ?

— Chez les Morrisson, avec le vieux Polk. Ah ! que je me sens lasse de mener cette horrible existence !

— Je vous crois, pauvre enfant ! mais aussi pourquoi ne pas vouloir accepter les propositions que je vous ai faites au nom de Mrs Mac Dermott.

— J’en ai parlé à Mrs Moore, mais elle a haussé les épaules, prétendant que ce sont ou des mensonges ou des plaisanteries.

Mrs Mac Dermott ne peut vouloir d’une ignorante comme moi près de ses filles à moins que cette proposition m’ait été faite pour me faire abandonner sa maison et servir des intérêts qui sont contraires aux siens. Mais vous, Mr Dillon, pourquoi ne pas lui avoir parlé sérieusement ? »

À cette interrogation de Liette, Dillon s’arrêta court.

« Conprenez-moi bien, Liette, dit-il d’une voix assurée ; si je n’ai pas insisté prės de Mrs Moore, c’est que j’avais intérêt à ne pas la mécontenter. Mon fils Harris aime Edith ; il y a longtemps qu’il la demande, mais la mère d’Edith, par égoisme, la lui a refusée.

À cette heure, elle y consent presque, parce que vous voici en âge de lui remplacer la fille qu’elle perdra. Il ne faut pas trop en vouloir à cette femme du désir de garder ses enfants ; elle a été si malheureuse ! »

Liette bondit à ces mots.

« Quand même, Mr Dillon ! Est-ce une raison pour qu’elle soit aussi indifférente au bonheur ou au malheur des autres ! Me royez-vous heureuse dans ce triste intérieur ? et ne suis-je pas arrivée, pour leur venir en aide, à me livrer à de grossiers travaux, qui ne sont ni de mon âge, ni de ma condition ? Edith sait lire, écrire, et moi, je ne sais rien. Non, Mr Dillon, on ne prend pas à sa charge une enfant pour la laisser ensuite croupir dans une ignorance profonde. J’ai par moments des envies folles de fuir… Si vous saviez, lui dit-elle avec une amertume farouche, tout ce qui gronde en moi, lorsque ma noire rancune et mes souvenirs s’agitent ? »

Elle repartit fiévreusement ; puis tout à coup exaspérée :

« Je ne suis rien à ces femmes, sans pitié pour moi, croyez-le Mr Dillon ! Il me tarde ce soir de rentrer au logis pour leur crier mon désespoir-et mes soupçons.

— Prenez patience, petite Liette, répondit paternellement le brave homme, tout remué malgré lui de la douleur de cette jeune fille. Attendez que le mariage d’Edith soit fait ; et alors pour vous sortir de cette misère, comptez sur moi, »

Il ajouta avec une grande douceur dans la voix :

« Il n’y a pas longtemps que nous nous connaissons, petite Liette, mais je suis un ami. J’avais cru… je croyais ce qui se racontait sur votre adoption, mais… »

Dillon n’acheva pas sa pensée. Certaines réflexions de Mrs Moore lui avaient donné des doutes sur l’origine de la jeune orpheline qu’elle gardait. Il engagea Liette à ne pas parler, lui conseilla la patience et surtout la prudence, pour mener à bien ce qu’il désirait faire pour elle.

« J’ai confiance en vous, Mr Dillon, reprit Liette avec mélancolie. Vous êtes le seul et unique ami qui s’intéresse à mon sort.

— Non, je ne suis pas le seul ; il y en a d’autres. Notre directeur, Mr Mac Dermott et ses filles vous ont remarquée. Votre vaillance, votre énergique dévoûment les ont intéressés. Vous n’êtes pas pour eux une jeune fille ordinaire. Mr Dermott veut vous avoir chez lui. Ah ! si quelqu’un que je connais ne s’était pas autant pressé à jeter ses filets, je sais bien quel joli et frétillant carpillon il aurait pu prendre.

— C’est moi, M. Dillon, dit en riant Liette, sans comprendre, c’est moi qui suis pressée de jeter des filets. Mon ignorance dont j’ai honte me place au niveau de l’idiote de la Côte, la pauvre Maby.

— Nou, répondit en riant Dillon. N’exagérez pas. Vous vous voyez grandir et vous vous sentez inférieure aux autres, voilà tout. Ce légitime regret produira des merveilles, lorsque vous serez entre les mains de l’instituteur que je rêvais pour vous… Maintenant il faut attendre qu’il soit marié.

— Que me dites-vous, s’écrie. Liette, joyeuse cette fois. Oh ! bon Mr Dillon ! ne m’abandonnez pas ! Oui j’ai hâte de savoir, ajouta-t-elle, en pressant fortement son cœur. J’entends là des voix chéries auxquelles il faudra bien répondre, et tendant la main au vieux marin : Gardez-moi votre protection ; moi, je garde ma confiance. »

Ils étaient à proximité du cottage. Ils se turent et entrèrent. Mrs Moore et Edith se trouvaient dans la grande salle avec un jeune homme d’une vingtaine d’années. Contrairement à leurs habitudes, elles ne travaillaient pas, mais causaient avec animation.

Lorsque Dillon parut, elles se levèrent, et Edith vint aimablement au-devant de lui.

Alors se tournant vers Liette, la mère lui dit d’un ton maussade :

« Tom Will est venu vous demander d’aller demain à la ville chercher des gros fils de chanvre pour ses filets. Courez chez lui ; il vous expliquera ce qu’il veut.

— C’est bien loin d’ici, répondit doucement Liette, et je me sens bien lasse.

— Vous vous reposerez au retour. Pour ce soir Edith préparera le repas. Au surplus, reprit-elle sur un ton qui n’admettait pas de réplique, nous avons à parler tous les quatre de choses qui ne vous regardent pas. N’est-ce pas Dillon ?

— Liette est discrète, répondit tranquillement celui-ci, Puis, avec elle, ne sommes-nous pas en famille ? »

Mais la mauvaise humeur manifeste des deux femmes décida la pauvre enfant à reprendre le tartan qu’elle avait déposé sur un meuble. Sans répliquer elle s’en couvrit, ouvrit la porte et disparut dans la nuit noire.

Un nuage de mécontentement passa sur les traits bronzés du vieux marin, et Mrs Moore, sans le remarquer, réprit d’un ton languissant et en pinçant ses lèvres minces :

« Avant longtemps je vais être seule, dělaissée aux soins capricieux de cette enfant, qui se plie difficilement à nos travaux d’intérieur.

— Ce qu’elle fait au dehors, dit Edith, rapporte plus et est meilleur pour sa santé. Le docteur, autrefois, ne nous a-t-il pas de ne pas tourmenter son cerveau resté si longtemps malade ?

— Ah ! c’est une belle acquisition que nous avons faite là, dit la veuve en gémissant.

Pourquoi, lui demanda alors Harris, vous êtes-vous chargée de cette jeune fille ?

C’était une toute petite orpheline, une abandonnée, lorsque mon fils l’a mise sur nos bras, répondit Mrs Moore. Elle ajouta d’un air gêné : Comme elle m’était parente par son père, je n’ai pu refuser de la garder. John avait promis de s’en occuper, mais hélas ! jamais mon John n’est revenu. En souvenir de mon cher fils, je ne me débarrasserai pas de Liette, avant qu’elle ait atteint sa majorité. Maintenant j’ai plus besoin d’elle que jamais, puisqu’il est décidé qu’Edith veut me laisser.

— Je n’ai jamais parlé de vous laisser, répondit tranquillement Edith. C’est vous qui refusez de venir habiter avec nous.

Oui, Edith, reprit la veuve avec fermeté, je resterai ici, chez moi, avec Liette. Il faudra qu’elle s’y fasse, bien qu’elle cherche à s’émanciper pour aller vivre avec les châtelains, mais cela ne sera pas ! Est-ce vous, Dillon, qui lui avez mis cette idée en tête ?

— Je n’ai fait que lui transmettre le désir du directeur, qui tient à la placer près de ses filles.

Mrs Moore et Edith se trouvaient dans Ia grande salle.

— Mais moi, je ne l’ai pas voulu, parce que je connaissais les pensées d’Edith et son intention de monter au village au bras d’Harris.

Quel mal voyez-vous à cela ? demanda en riant Dillon. Il ajouta : Il y a quelque vingt ans n’avez-vous pas fait la même chose ? et je suis sûr, Mrs Moore, que vos parents n’ont pas mis tant de façons pour faire droit à votre demande.

— J’étais la quatrième fille de la maison et je n’avais pas de mère à consoler, dit aigrement la veuve.

— Allons, Mrs Moore, il faut voir les choses par leur bon côté ! Voici un an qu’Harris attend Edith. Il ne faut pas tenir toujours close la maison du bonheur. Comment le chaud soleil y pénétrerait-il ? Et sérieux cette fois, Dillon ajouta : Je donne à Harris tous mes droits sur notre part de fermage d’Irlande, et je lui abandonne la moitié de la rente de sa mère. Car vous le savez, Mrs Moore, je compte plus tard, avec ie reste, aller vivre à Sligo dans la petite maison que nous y possédons au bord de la mer. Cela suffira au vieux Dillon, si les enfants sont heureux. À chacun son tour ici-bas ! n’est-ce pas la loi du monde ?

— On s’arrange facilement avec la vie, quand on a dans sa poche la clé de son garde-manger, répondit aigrement la veuve ; soyez sans crainte ; j’ai donné ma parole à votre fils, et je n’y reviendrai plus.

— Et à quand la noce ? demanda le vieux Dillon.

— Pas avant un mois, dit vivement Harris, lorsque Mr Mac Dermott sera de retour de son grand voyage d’Amérique. Je tiens à ce que mon bienfaiteur soit présent à mon mariage.

La conversation s’anima peu à peu et continua sur cet intéressant sujet pendant le repas et la soirée.

Personne ne parla plus de Liette ; personne n’eut l’air de s’en préoccuper. Les Dillon partis, Edith, sans la moindre inquiétude, ferma les portes et les volets de la maison.

Mrs Moore et sa fille étaient couchées, lorsque Liette, rompue de fatigue, entra dans le triste logis, si étranger à son âme et à son cœur.

Elle mangea du pudding réservé à son intention, puis s’étendit devant le foyer éteint, n’ayant ni la force, ni la volonté de rejoindre son lit dans la chambre froide et mal close, tout en haut de la maisonnette.

Avant de s’endormir, elle tendit le poing, en un geste farouche, vers la porte fermée derrière laquelle reposaient sans remords ses deux implacables gardiennes.