La Tour de la lanterne/31

La bibliothèque libre.
Hachette et Cie (p. 239-248).

XVI

UN MESSAGER DE L’ILE DE MAN



Pouvoir charmant de la jeunesse et de la beauté ! Liette se sentit sauvée.

Franchir la porte des Gerbies au bras de cet officier supérieur, armé de pied en cap et dont le sabre bat les talons en faisant entendre un cliquetis passablement impressionnant en temps de guerre, fut pour elle une joie sans égale ; car personne, pas même le cerbère Rouillard, n’osa s’opposer à son entrée dans la grande salle où la famille était réunie.

L’oncle Rigobert, en entrant, clama d’une voix de stentor :

« Ce n’est point une comédie qui se joue à cette heure ! Quelle poignante et triste histoire que celle de cette enfant que je viens de ramasser sur la route, abandonnée, rejetée par vous tous ! Je me demande pourquoi, en la voyant et en l’écoutant, vous ne vous sentiriez pas, comme moi, pris d’une pitié et d’une admiration profondes pour son courage persévérant et la ténacité de son cœur affectueux. »

Et devant l’étonnement de tous, il continua : « Nier sans examen est facile. Cela met à l’abri des preuves gênantes (car il y en a), et vous les auriez vues aussi si vous l’aviez seulement regardée. Où donc une fausse Liette aurait-elle pris cette ressemblance frappante avec sa grand’mère, ses yeux et son regard ? »

Et sans attendre l’opinion des siens, il jeta Liette dans les bras défaillants de catte grand’mère bien-aimée et dans ceux de son père et de sa mère stupéfaits et tremblants.

Oh ! que Liette est bien la tête, penchée sur l’épaule de sa grand’- mère, qui lui passe comme autrefois ses doigts caressants dans les cheveux ; et c’est en versant de bien douces larmes qu’elle la presse sur-son cœur. N’est-ce pas sa Liette, sa petite-fille chérie qu’elle vient enfin de retrouver ?

Oh ! ne me dites pas que çe n’est pas ma fille, répond Mme Baude aux ironiques regards de son beau-frère, mon cœur ne me’trompe pas. Rigobert a raison.

— Ma chère enfant, dit à son tour Mme Minhet très perplexe, ne sauriez-vous me rappeler quelque chose de votre petite enfance, un fait particulier par exemple, connu seulement de nous deux et qui me donnerait confiance en vous ?

— Certes, je puis répondre à cette demande », répondit Liette, en souriant ; et après un instant de réflexion :

« Est-ce que tante Minette possède encore le portrait de son fils Philippe ? est-ce que Philippe écrit toujours ? et sa pensée lui rapporte-t-elle enfin assez d’argent pour pouvoir venir ici embrasser sa mère ? »

N’étaient-ce pas les chagrins intimes que tante Minette avait jadis et que sa petite-nièce, Liette, seule connaissait ? Mme Minhet serra tendrement la jeune fille sur son cœur :

« Je reconnais ton âme, chère Liette, dit-elle, bien que je ne retrouve pas les traits gracieux de ton visage d’autrefois. Conte-nous maintenant ta douloureuse histoire. »

Liette parla, et elle parla longtemps. Cependant, près de la fenêtre, Baude-Isart discutait d’un air animé avec grand-papa et les autrės membres de la famille ; et ce qu’il disait semblait produire sur ceux qui l’écoutaient une fâcheuse impression.

Décidément, ce retour paraît de nouveau singulier ; et on ne peut, en dépit des désirs de l’oncle Rigobert, de Mme Baude et de tante Minhet, l’admettre avec une aussi grande facilité.

Pour interroger avec soin cette jeune fille, il faut l’isoler de la

L’oncle Rigobert, en entrant, clama d’une voix de stentor.
famille et charger une personne sérieuse et désintéressée de cette

grave tache.

Oui, il faut inlerroger Liette avec précision, et l’oncle Baude-Isart est là pour cet interrogatoire. Liette ne voit, ni ne comprend les pièges que lui tend cet homme qui, on ne sait pourquoi, ne l’a jamais aimée.

Elle raconte sa disparition, mais d’une façon incomplète, car elle ne se rappelle pas comment elle s’est retrouvée dans l’île de Man.

Elle ne peut expliquer non plus la légère balafre qui lui coupe la figure, et quand on lui demande le nom des gens qui l’ont élevée, elle ne veut pas nommer Mrs Moore, dans la crainte des mensonges que pourrait faire cette femme.

Ses réponses incomplètes, son silence, ses réticences sont mal interprétés par Baude-Isart. Sa timidité qu’augmente encore son accent défectueux, sa pauvre mise rendue pitoyable par suite des misères de son retour, mettent en garde ses parents tout à l’heure assez bien disposés. Et la pauvre fille s’aperçoit que, malgré tous les efforts de l’oncle Rigobert et de sa grand’mère, des obstacles insurmontables seront de nouveau dressés contre elle.

On discute âprement, et la discussion prend à présent les proportions d’une dispute ; car tous s’en mêlent, ceux qui croient en elle et ceux qui doutent.

À la tête de ces derniers, Baude-Isart, les yeux hors de la tête, frappant du poing sur la table pour être écouté, finit par décider que, jusqu’à plus amples informations, Liette devra encore se retirer aux Brettaux.

Ah ! mais l’oncle Rigobert ne l’entend pas de cette oreille ! Lui, jusqu’à ce jour si facilement soumis ou convaincu, en goûtant derechef du commandement, a sans doute appris à affranchir sa volonté. Il l’impose net, et péremptoirement déclare qu’il partira sur l’heure, en emmenant Liette, si l’on parle encore de la renvoyer.

Tante Minette se range à son opinion. Mme Baude, désespérée, pleure silencieuse, tandis que M. et Mme Verlet, très angoissés, cherchant encore à se convaincre que Liette est sincère, lui font demandes sur demandes.

Mais chacun se tait. Rouillard vient d’ouvrir la porte de la salle et d’introduire un jeune étranger dont l’œil bleu clair et intelligent parcourt froidement la réunion. Il doit comprendre ce qui agite cette famille, car son front se creuse de deux plis sévères.

À la vue de l’étranger, Liette jette un cri et court se jeter sur la mâle poitrine de celui qui, debout sur le seuil, hésite à le franchir.

« Harris ! Harris, vous ici !

— Oui, nia chère Liette, répond le jeune homme. Harris lui-même qui vient vous chercher pour vous enlever à vos rêves douloureux. Le bonheur que vous vous épuisez à vainement poursuivre, je viens vous l’apporter. N’est-il pas là où est notre cœur ? Ne le cherchez pas ailleurs. Vous êtes bien seule dans la vie, dit-il, en regardant autour de lui ; retournons vers les brumes anglaises où Lottie ne cesse de vous appeler.

« Après avoir lu votre lettre désolée, j’ai réuni les papiers et les preuves irréfutables de votre identité ; j’ai repris à Lottie le collier et la médaille que vous portiez lors de votre disparition ; ils serviront à appuyer vos affirmations. Il est nécessaire qu’elles soient reconnues véridiques par votre famille, afin que vous puissiez revenir vers Lottie sans regrets. Ah ! cette famille cruelle pour vous, devient pour moi une famille amie. Ils vous repoussent, ô les insensés ! leur aveuglement fait ma joie, parce que j’espère qu’enfin, sans hésitation, en présence de leurs dédains injurieux, vous voudrez bien me suivre.

— Harris ! Harris, répond Liette toute frémissante, laissez-moi d’abord vous remercier d’être accouru vers moi et vous bénir de votre intervention en ce moment même où elle m’est si prácieuse. Oui, ce sera avec joie que je vous suivrai, lorsque j’aurai réglé ici tout mon passé. Les déceptions et les angoisses de ces quinze derniers jours ont mûri le sentiment délicieux qui sommeillait pour vous au fond de mon âme. Mon cœur s’incline enfin devant vos désirs et les preuves incontestables de votre amour.

« Vous paraissez étonné, Harris, de l’opiniâtreté que j’ai mise à revenir vers ce foyer d’où la fatalité m’avait exclue. Si vous voulez savoir pourquoi j’ai tant tenu à le revoir, je vais vous l’expliquer :

« Sachez que jamais enfant n’a été plus aimée. Quand j’étais petite fille, ils ont tous, par leur sollicitude incessante, par leurs soins les plus tendres, développé en mon âme naïve et affectueuse un amour immense, une reconnaissance sans bornes. Oui, ajouta-t-elle lentement et un peu bas, oui mon enfance heureuse avait laissé en mon cœur fidèle des souvenirs impérissables de leur chaude et enveloppante bonté, et je suis revenue parce qu’il m’eût été impossible de vire sans les revoir.

« Que j’ai souffert de la séparation et de mes jeunes années passées sous le toit de Mrs Moore ! Lorsque le voile lugubre qui enveloppait mon âme de ses mille replis, se déchira miraculeusement, et que ma mémoire dégagée put enfin me rappeler tout mon passé de tendresse, je fus prise de l’irrésistible besoin de venir retrouver mon foyer où m’attendait, hélas ! la plus horrible des désillusions. Plaignez-moi, Harris, car il m’a fallu constater que les disparus ne doivent plus jamais reparaître. »

À ces mots prononcés fortement par Liette répondit un cri douloureux, jeté par Mme Baude, qui se leva précipitamment et vint tomber, tout en larmes, entre les bras de la jeune fille.

« Ma fille ! ma Liette chérie ! Je te reconnais, moi ! s’écria cette vieille et tendre mère, en serrant avec amour cette enfant bien-aimée dans ses bras. Ne fuis pas, o ma fille, reste toujours près de moi ! je ne veux plus te perdre. »

Et alors peu à peu tous les spectateurs de cette scène attendrissante, émus profondément par les dernières paroles de la jeune fille, auxquelles son accent semblait prêter une mélancolie plus grande encore, gagnés à sa cause, joignirent leurs larmes et leurs caresses à celles de Mme Baude, et Liette défaillante de joie comprit qu’elle conquérait enfin la confiance des siens. L’instant était solennel. Elle se tourna vers Harris !

« Il me faut, dit-elle, prouver à tous ceux qui nous entourent que je suis bien la pauvre petite disparue, l’enfant égarée dans la vie qu’ils ont si longtemps pleurée ; puisque vous avez ici toutes les preuves réunies de mon identité, montrez-les sans plus tarder, Harris, racontez l’horreur de ma vie d’exil, vous l’avez vue ; toutes mes douleurs d’enfant, vous les avez connues ; toutes mes espérances de jeune fille, je vous les ai confiées. Ne craignez pas de parler. Il faut que tous croient en moi sans arrière-pensées. »

À la vue de l’étranger, Liette jeta un cri.

Harris parla. Il raconta que, dès qu’il avait reçu la lettre désespérée de Liette, il s’était mis en campagne, et les résultats de ses recherches avaient dépassé son attente. Il avait aussi revu Mrs Moore, et, avec adresse, ne lui communiquant du récit de Liette que les choses qui pouvaient amener cette femme à un aveu complet, enflammant sa cupidité par la promesse d’une riche récompense, si la jeune fille reconnue de sa famille pouvait faire valoir ses droits, il avait réussi à lui arracher un récit minutieux et circonstancié de l’arrivée de Liette dans l’île de Man.

De ce récit, fait en présence des autorités du pays, Harris apportait un extrait authentique. Mais ce n’était pas tout. Il avait alors couru à Glasgow, où il avait vu les armateurs du William Godder ; il avait obtenu de consulter le livre du bord de l’avant-dernier voyage de l’infortuné navire ; et là il avait acquis la certitude que la petite fille, amenée dans l’île de Man, ne pouvait être originaire que du port de La Rochelle, dernière escale du William Godder avant son retour à Glasgow. Il avait relevé les circonstances de la présence mystérieuse de Liette à bord, consignées brièvement par le capitaine, et il avait encore obtenu un extrait légal de ces importantes déclarations.

« Les tribunaux français, qui auront besoin de ces faits pour rétablir Liette dans ses droits, ajouta-t-il, pourront facilement s’éclairer. Mais je n’ai pas oublié un dernier moyen de preuve qui eût peut-être, dès les premiers jours, réussi à vous convaincre et à épargner à cette malheureuse jeune fille le calvaire de ces deux dernières semaines. Et tirant de sa puche le collier et la médaille que Liette, avant son départ, avait passés au cou de Lottie : Récuserez-vous, dit-il, ce dernier témoignage ?

Non, ils ne le récuseraient point. Mme Baude, tante Minette, M. et Mme Veriet étaient déjà bien convaincus ; mais cette dernière démonstration emportait toutes les hésitations que le doute ou la mauvaise foi pouvaient encore laisser subsister.

Harris raconta alors la vie de tristesses, de misères et de dévouement qui avait été celle de Liette pendant ces dix années : il eût parlé longtemps sans doute sur ce chapitre où son cœur l’entraînait presque malgré lui ; mais Liette l’interrompant doucement de la main :

« Laissez, Harris, nous parlerons plus tard de cela… bien que mieux vaudrait n’en plus jamais parler. — Il y a quelque chose dont je veux entretenir mes parents dès maintenant. Rouillard m’a prévenue ces jours derniers que mon cher parrain m’avait laissé, en mourant, la plus grande partie de sa fortune, et que ce don magnifique les avait autorisés à penser que j’étais une menteuse, une aventurière. Je leur pardonne… Ils ne me connaissaient pas ! Je déplore que mon cher parrain ne puisse entendre l’expression de ma profonde gratitude, et aussi mes regrets de ne pouvoir accepter toute seule ce royal cadeau. J’entends le partager avec les deux enfants que Dieu a envoyés à mon père et à ma mère pour les consoler de mon départ. Ce frère et cette sœur qui m’ont ignorée jusqu’à ce jour jouiront avec moi de cette superbe fortune ; ce partage me donnera le droit de faire appel à leur cœur. Ainsi, cet argent qui devait m’exclure de ma famille me conduira vers elle.

« Enfin, ajouta Liette, il est un pauvre être, le seul qui ne se soit pas détourné de moi, dans ma misère, le seul qui m’ait reconnue. Grâce à lui, je me trouve au milieu de vous. Je tiens à lui assurer le pain de sa vieillesse et à lui donner la joie de vivre quelque temps heureux ici-bas. Vous ignorez l’amertume des larmes de ce pauvre vieux, accusé sans preuves de ma disparition. Il faut réparer sans retard ces injustes soupçons. Aussi, je prie instamment mon père et ma mère de lui remettre sur ce qui doit me revenir de mon parrain une somme d’argent qui lui permettra de vivre désormais sans inquiétude. »

Dans le silence d’étonnement qui accueillit ces paroles, une voix se fit entendre :

« Tout cela est fort touchant, mais vous ne pouvez pas disposer de cette fortune, car vous n’êtes pas majeure. »

C’était Baude-Isart qui, d’un ton ironique, lançait cette boutade.

« Mais son mariage l’émancipe et lui permet de le faire du consentement de son mari dit, avec malice, grand-papa, fier de retrouver ce souvenir lointain du temps où il faisait son droit, — tout de travers, hélas ! »

À ce mot de mariage Liette avait rougi, mais cette jeune fille, mûrie par une dure et précoce expérience de la vie, habituée à prendre de promptes et définitives décisions, ne se troubla point ; et, prenant la main d’Harris, dit avec simplicité :

« Cher grand-papa vous avez deviné le secret de nos cœurs. »

Et se tournant vers Mme Baude, elle ajouta :

« À toi, ma grand’mère adorée, dont le souvenir, plein de douceur, ne m’a jamais abandonnée et m’a donné la force de vivre, je présente cet ami précieux, mon cher fiancé, auquel ! je dois la vie de l’intelligence. C’est grâce à ses leçons élevées, à la noblesse de ses sentiments que je puis reprendre, sans rougir de mon infériorité de condition, ma place parmi vous. Considère-le comme ton enfant ; nous serons désormais deux de plus à te chérir. »

Mme Baude leur ouvrit les bras.

La cause de Liette était gagnée. Par sa bonté, cette bonté supérieure qui enlace et retient les âmes, elle avait repris à tout jamais les cœurs de ceux qui l’avaient aimée jadis. Son énergique volonté avait enfin dominé la fatalité malheureuse qui semblait peser sur sa vie.

Elle allait vivre désormais au milieu des siens, sans jamais reparler de Mrs Moore, auprès de laquelle elle avait versé tant de larmes.

. . . . .

À la mort de grand-papa, Liette a acquis les Gerbies où elle a respecté tous les chers vieux souvenirs. Seules de toutes les propriétés des environs, les Gerbies n’ont pas changé depuis un demi-siècle. C’est pour elle une joie bien douce de voir Lottie et ses enfants jouer à l’ombre des mêmes vieux arbres qui ont abrité sa bienheureuse petite enfance.

M. Harris Dillon avec la fortune de sa femme vient de fonder aux portes de La Rochelle une grande usine. Pour l’inauguration de la belle demeure qu’il a fait construire à côté, toute la famille de Liette a été invitée. Comme jadis, l’oncle Rigobert, à cette occasion se propose de tirer un superbe feu d’artifice.

Lictte, au milieu des siens et dans la splendeur de sa maturité radieuse, sourit comme autrefois à son cher entourage. Elle lui montre au loin la Tour dentelée, l’inoubliable et magique lanterne, immense fanal que les rayons du soleil, cet autre artificier, semblent avoir tout exprès allumé en cet instant, et qui émerge des vieux remparts que la mer baigne à cette heure dans un miroitement lumineux.

Telle qu’elle lui apparaissait dans sa jeunesse, telle qu’elle la voyait dans ses rêves d’enfant et dans ses visions lugubres, elle la contemple enfin, et avec quel attendrissement, dans son cher et doux pays de France.