La Tourrière des Carmélites/02
EPITRE
DEDICATOIRE
A LA SŒUR GENEVIEVE.
Ma très-chere Sœur,
LES Vies édifiantes ne ſont pas
toujours les plus utiles, il eſt bon
d’avoir devant les yeux des modeles de
vertu pour les ſuivre ; mais il n’eſt pas moins important de voir quelques
tableaux du vice pour en concevoir de
l’horreur. Pleine de ce principe, dont
j’ai l’expérience, j’ai formé le projet
le plus ſingulier qui puiſſe entrer dans
la tête d’une Fille, & c’eſt d’écrire
mon Hiſtoire. Graces à la Providence,
après tous mes égaremens, je ſuis
dans un azile paiſible, où j’ai tout le
loiſir qu’il me faut pour repaſſer dans
les vifs regrets de mon cœur, tous les
momens de ma voluptueuſe jeuneſſe.
Dévouée autrefois toute entiere aux
ſales plaiſirs du Public, & maintenant
inutile au monde, j’ai cru devoir
travailler à ſon inſtruction ; je
ne cacherai rien des circonſtances de
ma vie, je veux me montrer telle
que j’ai été, & l’on verra mon ame
toute nuë. Je rougirai ſans doute
moi-même, des excès que je vais décrire ;
mais je ne dois point m’épargner cette confuſion ſalutaire : & plus
la peinture de ma vie lubrique aura
de force & de vérité, plus je m’imagine
la rendre utile à moi premiérement,
& enſuite aux autres.
Si l’on trouve que je n’ai point aſſez
ménagé l’imagination des Lecteurs, j’ai
du moins reſpecté les yeux & les oreilles ;
c’eſt tout ce qu’on demande aujourd’hui,
& pourvû que les objets
ſoient voilés, la gaze n’eſt jamais
trop fine, même au gré de notre ſexe.
Au ſurplus, il en eſt de cette naïve
Hiſtoire comme d’une infinité d’autres
Livres, dont tout le danger ne conſiſte
que dans les diſpoſitions de ceux qui
les liſent. Quant à moi, dans l’état de
pénitence où je ſuis, je me devois cette
eſpéce de confeſſion publique. Je
prie mes Lecteurs de l’entendre avec
toute la ſimplicité d’intention que j’ai
eu en l’écrivant, & c’eſt dans ce même eſprit, ma chere Sœur, que j’ai pris
la liberté de vous dédier cet Ecrit.
Je ſuis avec un profond reſpect,
très-obéiſſante Servante,
Agnès P…