La Trace du serpent/Livre 3/Chapitre 05

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 252-268).

CHAPITRE V.

LE ROI DE PIQUE.

Quand M. de Marolles offre son bras pour rejoindre la voiture, c’est avec une entière passivité que Valérie l’accepte. Que lui importe maintenant que son orgueil est tombé aussi bas qu’il pouvait le faire. Dédaignée par l’homme qu’elle aimait si tendrement, le mépris du monde n’est rien pour elle.

Après quelques minutes ils sont assis côte à côte dans le fiacre qui traverse les Champs-Élysées.

« Me conduisez-vous chez moi ? demande-t-elle.

— Non, madame, nous avons une autre course à faire, comme je vous l’ai dit.

— Et cette course ?

— Je vais vous conduire en un lieu où vous apprendrez votre destinée.

— Ma destinée ? s’écrie-t-elle avec un rire amer.

— Bah ! madame, dit son compagnon. Tâchons de nous comprendre. J’espère ne pas avoir affaire à une romanesque et sentimentale jeune fille. Je vous ai rencontrée dans une position on ne peut plus méprisable ; je n’irriterai pas votre fierté en vous rappelant ces souvenirs ; je vous ai offert mes services pour vous retirer de cette position, mais j’ai agi ainsi avec la ferme croyance que vous étiez une femme d’esprit, de courage et de résolution.

— Et que je pourrais vous bien payer, ajouta-t-elle d’un air de mépris.

— Et que vous pourriez me bien payer. Je ne suis pas un Don Quichotte, madame, et n’ai pas en outre une grande considération pour ce gentilhomme ; croyez-moi, je pense que vous me payerez bien mes services, quand vous les apprécierez plus tard. »

Il a de nouveau dans ses yeux bleus ce regard froid, cet abominable sourire qu’une moustache sert heureusement à cacher.

« Mais, continue-t-il, si vous avez l’intention de briser votre cœur pour la jolie figure d’un chanteur, allez vous désoler dans votre boudoir, madame, et ne cherchez pas de meilleure confidente que votre femme de chambre ; car vous n’êtes pas digne des services de Raymond de Marolles.

— Vous estimez donc vos services très-haut, monsieur ?

— Peut-être. Voyez, madame ; vous me méprisez parce que je suis un aventurier : si j’étais grand seigneur depuis le berceau même, avec de vastes terres et un grand nom, vous me respecteriez. Eh bien, je me respecte moi-même parce que je suis un aventurier, parce que, par la seule force de ma propre intelligence, je me suis élevé de ce que j’étais à ce que je suis. Je vous montrerai quelque jour le lieu de mon berceau. Il ne fut orné ni de couvertures de dentelles ni de rideaux brodés, je puis vous l’assurer. »

En ce moment ils traversaient une rue sombre, dans un quartier entièrement inconnu de la dame.

« Où me conduisez-vous ? demande-t-elle de nouveau, avec quelque chose dans la voix, ressemblant à de la frayeur.

— Comme je vous l’ai déjà, dit, à la connaissance de votre destinée ; non, madame, si vous n’avez pas confiance en moi, je ne puis vous servir. Souvenez-vous qu’il est de mon intérêt de vous bien servir, vous ne pouvez avoir, par conséquent, aucun motif de craindre. »

Pendant qu’il parle, ils s’arrêtent devant une porte basse dans le mur blanc d’une haute maison à l’aspect sombre ; il saute de la voiture, tire une sonnette, et le concierge ouvre la porte ; Raymond aide Valérie à descendre et la conduit dans un petit vestibule, ils montent ensuite un escalier de pierre jusqu’au cinquième étage de la maison. En toute autre circonstance son courage aurait pu lui manquer dans cette habitation étrange, à une heure aussi avancée, avec cet homme, qu’elle ne connaît pas, mais en ce moment elle est indifférente à tout.

Il n’y a rien de bien alarmant dans l’aspect de la chambre dans laquelle Raymond la conduit, c’est un petit appartement gai, parfaitement éclairé. Près d’un petit poêle se trouve une table devant laquelle est assis un homme, à l’air distingué, de quarante ans environ. Sa figure est très-pâle, son large front est laissé à découvert par une chevelure rejetée derrière ses oreilles ; il porte des bésicles bleues, qui cachent complètement ses yeux, et jettent comme une ombre sur son visage. Il serait impossible de lire sa pensée ; car, cet homme a une particularité, c’est que sa bouche, qui est généralement chez tout le monde le siège principal de l’expression, n’en possède pas la moindre. C’est une ligne mince et droite, qui s’ouvre et se ferme quand il parle, mais qui jamais ne s’arrondit pour sourire, ou jamais ne se contracte pour exprimer la mauvaise humeur.

Il est extrêmement absorbé, penché qu’il est sur un paquet de cartes étalé sur le tapis vert qui couvre la table, comme s’il était à jouer l’écarté sans adversaire, quand Raymond ouvre la porte ; mais il se lève à la vue de la dame, et s’incline profondément devant elle. Il a l’air d’un savant plutôt que d’un homme du monde.

« Mon bon Blurosset, dit Raymond, je vous amène une dame, à qui j’ai parlé avec grands éloges de vos talents.

— Sur le carton ou dans le creuset ? demande la bouche impassible.

— L’un et l’autre, mon cher ami, nous voulons avoir recours à vos deux talents. Asseyez-vous, madame ; je dois vous faire les honneurs de l’appartement, car mon ami Laurent Blurosset est trop homme de science pour songer à la galanterie ; asseyez-vous, madame, placez-vous à cette table, là, en face de M. Blurosset, et puis à la besogne. »

Ce Raymond de Marolles, dont elle ne connaît absolument rien, a une étrange influence sur Valérie ; une influence contre laquelle elle ne saurait lutter longtemps ; elle lui obéit passivement et s’assoit devant la petite table couverte d’une serge verte.

Les bésicles bleues de M. Laurent Blurosset l’examinent attentivement pendant deux ou trois minutes ; quant aux yeux qui sont derrière les lunettes, elle ne peut même conjecturer ce que pourraient révéler leurs prunelles. L’individu semble avoir un étrange avantage à examiner chaque personne comme s’il était derrière un écran ; son visage est comme un mur blanc, avec ses yeux cachés et sa bouche inflexible.

« Pour lors, Blurosset, nous commencerons par les cartes ; madame désirerait qu’on lui dît sa destinée, elle sait, bien entendu, que cette bonne aventure est pur charlatanisme, mais elle est curieuse de voir un des plus habiles charlatans.

— Charlatanisme ! charlatan ! c’est bien, il importe peu. Je crois en ce que je lis ici, parce que j’y trouve la vérité. La première fois que je découvrirai une chose fausse dans ces morceaux de carton, je les jetterai dans le feu et ne toucherai plus jamais une carte, elles ont été ma marotte de vingt années, mais vous savez que je serais capable de le faire, Englishman !

— Englishman ! s’écria Valérie, levant la tête d’un air étonné.

— Oui, répondit en riant Raymond, un surnom dont m’a gratifié M. Blurosset, pour ridiculiser mes opinions politiques, qui se sont avisées de ressembler une fois par hasard à celles de notre honnête voisin John Bull. »

M. Blurosset s’incline en manière d’assentiment à l’assertion de Raymond tandis qu’il prend les cartes dans ses mains maigres d’un blanc jaune, et commence à les mêler. Il le fait avec une habileté qui lui est particulière, et l’on pourrait presque deviner en l’observant, que ces petits morceaux de carton ont été ses compagnons depuis vingt ans ; bientôt il les dispose en groupes de trois, cinq, sept et neuf sur la serge verte, gardant quelques cartes dans sa main, puis les lunettes bleues se relèvent, et contemplent Valérie pendant deux ou trois secondes.

« Votre amie est la reine de pique, dit-il, en se tournant vers Raymond.

— Décidément, reprend-il, comme les fades beautés de carreau disparaissent, devant cette admirable merveille du sud. »

Valérie ne daigne pas entendre le compliment, qu’elle eût en tout autre moment considéré comme une insulte ; elle est absorbée et observe les groupes de cartes sur lesquels les besicles bleues sont penchées avec une si grande attention.

M. Blurosset semble occupé à opérer quelques combinaisons mystérieuses avec ces groupes de cartes, et celles qu’il a dans la main ; les lunettes vont du groupe trois au groupe neuf, du groupe sept au groupe cinq, et puis reviennent et recommencent à aller de cinq à neuf, de trois à sept, de cinq à trois, de sept à neuf, bientôt il dit :

« Le roi de pique se trouve partout ici. »

Il ne lève pas les yeux en parlant, les lunettes ne quittant pas les cartes. Sa façon de parler est si dépourvue d’animation et si mécanique, qu’on dirait un automate calculateur.

« Le roi de pique, dit Raymond, est un beau jeune homme brun.

— Oui, dit Blurosset, il est partout à côté de la dame de pique. »

Valérie, malgré elle, est tout entière aux paroles de cet homme ; elle ne quitte jamais des yeux les lunettes et les lèvres blanches et minces du diseur de bonne aventure.

« Je n’aime pas son influence, elle est mauvaise ; ce roi de pique est en voie d’entraîner la reine en bas, en bas, en bas jusque dans la boue. »

Le visage de Valérie ne saurait devenir plus pâle qu’il n’est resté depuis la révélation du Bois de Boulogne, mais elle ne peut réprimer un frémissement en entendant ces mots.

« Il y a trahison, continue M. Blurosset, et il y a là une jolie femme.

— Une jolie femme ! La jeune fille que nous avons vue ce soir est jolie, dit tout bas Raymond ; M. Don Juan sans doute admire les blondes, possédant une beauté méridionale.

— La jolie femme est toujours avec le roi de pique, dit le diseur de bonne aventure. Il n’y a pas là de trahison, rien que de l’amour. Le roi de pique peut être dévoué ; il l’est pour cette dame de carreau ; mais pour la reine de pique il n’a que perfidie.

— Y a-t-il quelqu’autre chose dans les cartes ? demande Raymond.

— Oui, un prêtre, un mariage, de l’argent. Ah ! ce roi de pique s’imagine qu’il est près d’acquérir une grande fortune ?

— Se trompe-t-il ?

— Oui, maintenant la trahison change de côté ; la dame de pique est ici encore, mais attendez : le traître, le vrai traître est ici, ce bel homme, le valet de carreau. »

Raymond de Marolles pose aussitôt sa main blanche sur la carte que Blurosset désigne du doigt, et dit avec précipitation :

« Bah ! vous nous avez dit tout ce qui concerne le temps passé, parlez-nous de l’avenir, et puis il ajoute tout bas à l’oreille de M. Blurosset : Insensé ! vous avez oublié votre leçon ?

— Elles veulent dire la vérité, murmure le diseur de bonne aventure. Elles m’ont entraîné ; je veillerai sur moi davantage. »

Ce dialogue chuchoté n’est pas entendu par Valérie, qui reste pétrifiée comme si la voix monotone de M. Blurosset était la voix de Némésis.

« Maintenant donc à l’avenir, dit Raymond, il est possible de dire ce qui est arrivé ; nous désirons aller au delà des limites du possible, dites-nous alors ce qui doit arriver. »

M. Blurosset rassemble les cartes, les mêle et les dispose de nouveau en groupes comme auparavant. De nouveau, les lunettes bleues vont du groupe de trois à celui de neuf, au groupe de sept, et de celui de sept à celui de cinq, Valérie suit leur mouvement d’un œil ardent et cave ; il dit bientôt dans sa primitive manière machinale :

« La dame de pique est très-fière.

— Oui, murmure Raymond dans l’oreille de Valérie, que le ciel protège le roi qui injurie une telle reine. »

Elle ne quitte pas des yeux les lunettes bleues de M. Blurosset, mais il y a un serrement de sa bouche déterminée qui semble comme un assentiment à cette remarque.

« Elle peut haïr aussi bien qu’aimer ; le roi de pique est en danger, » dit le diseur de bonne aventure.

Un silence de mort règne quelques minutes ; tandis que les lunettes bleues vont d’un groupe de cartes à l’autre, Valérie observe attentivement les lunettes ; Raymond observe attentivement Valérie.

Cette fois, il semble exister quelque difficulté dans le calcul des nombres ; les lunettes vont de côté et d’autre, et les lèvres minces et blanches se remuent silencieusement et avec rapidité de sept à neuf, et retournent à sept.

« Il y a quelque chose dans les cartes qui vous embarrasse, dit Raymond, rompant le silence lugubre. Qu’est cela ?

— Une mort, répond la voix impassible de M. Blurosset ; une mort violente qui ne porte aucun signe extérieur de violence. Je dis, n’ai-je pas déjà dit, que le roi de pique était en danger ?

— Vous l’avez dit. »

De trois à cinq, de cinq à neuf, de neuf à sept, de sept à neuf ; les paquets de cartes forment un cercle ; il parcourt trois fois le cercle, suivant la marche du soleil ; il retourne, et trois fois il parcourt le cercle dans une direction opposée ; il compte transversalement de trois à sept, de sept à cinq, de cinq à neuf, et les lunettes bleues arrivent à neuf à un arrêt de mort.

« Avant minuit demain, le roi de pique sera mort, » dit la voix monotone de M. Blurosset.

Les voix des horloges de Paris semblent une continuation de celle de M. Blurosset, et sonnent l’heure de minuit.

Vingt-quatre heures pour le roi de pique !

M. Blurosset ramasse les cartes et les glisse dans sa poche. Les gens malicieux disent qu’il dort en les mettant sous son oreiller, qu’il joue à l’écarté avec lui-même dans son sommeil, et qu’il a joué le piquet avec un grand et noir gentleman, que le portier n’a jamais fait ni entrer, ni sortir, et qui a laissé derrière lui une atmosphère sulfureuse et suffocante dans le petit appartement de M. Blurosset.

« C’est bien, dit M. Raymond de Marolles. En voilà assez pour le carton ; maintenant au creuset. »

Pour la première fois depuis la découverte de la trahison de son époux, Valérie de Lancy sourit.

C’est un magnifique sourire qui arrondit ses lèvres sans les contourner, et qui brille dans ses grands yeux noirs avec un feu aussi étincelant que celui du soleil des contrées méridionales ; mais dans tous les cas, puisse le ciel sauver l’homme qui l’a injuriée de l’éclat d’un sourire semblable à celui qu’elle a ce soir.

« Vous demandez mon assistance en matière de chimie ? demande Blurosset.

— Oui, j’ai oublié de vous dire, madame, que mon ami Laurent Blurosset, quoique aimant à se cacher dans une des rues les plus obscures de Paris, est peut-être l’un des hommes les plus savants de cette grande cité. C’est un chimiste, qui opérera un jour une révolution dans la science chimique ; mais c’est un fanatique, madame, ou disons mieux c’est un amant, et son creuset est sa maîtresse. Cette aveugle passion pour la science n’est assurément qu’une autre forme de cette grande folie du monde, l’amour. Qui sait quels yeux brillants un problème d’Euclide peut avoir remplacé ? Qui peut dire quelle belle chevelure peut avoir été oubliée pour une racine grecque ? »

Valérie frissonne, que le ciel vienne au secours de ce cœur brisé ; chaque mot qui touche au sentiment fondamental de sa vie, est une blessure qui le perce.

« Vous ne fumez pas, Blurosset, homme insensé, vous ne savez pas vivre.

— Pardon, madame. »

Il allume son cigare à la lampe voilée par un abat-jour vert, s’assied près du poêle et fume pendant quelques instants en silence.

Valérie toujours assise devant la petite table, les yeux fixés sur lui, l’observe et attend qu’il parle.

Dans le naufrage complet de toutes ses espérances, cet aventurier est la seule ancre à laquelle elle puisse s’attacher. Bientôt il dit de son air le plus aisé et le plus indifférent :

« La mode était à la fin du quinzième et pendant le seizième siècle, chez les grandes dames italiennes, d’acquérir une certaine connaissance de quelques principes de chimie ; nous devons, naturellement, placer en tête de ces grandes dames, Lucrèce Borgia. »

M. Blurosset s’incline pour approuver : Valérie promène son regard de Raymond aux lunettes bleues, mais le visage du chimiste ne témoigne pas une ombre de surprise à la singularité de l’observation de Raymond.

« Alors, continue de Marolles ; si une dame était profondément offensée, ou cruellement insultée par l’homme qu’elle aimait ; si sa fierté était foulée aux pieds dans la poussière, ou si son nom et sa faiblesse étaient livrés au ridicule et au mépris ; alors, elle savait comment se venger elle-même et défier le monde. Une tendre pression de la main du traître ; une fleur ou un ruban donné comme gage d’amour, les feuillets d’un livre rapidement parcourus, un roman Arcadien, peut-être, avec Narcisse et Daphné éternellement heureux, et le volume à peine regardé, le gentilhomme mourait ; et personne ne savait comment cela s’était fait, sauf les vers auxquels, peut-être, l’aquatafana pouvait être désagréable de seconde main.

— Des vautours sont morts des effets de cadavres empoisonnés, murmura M. Blurosset.

— Mais dans cet âge dégénéré, continua Raymond, que peuvent faire nos dames parisiennes, quand elles ont un motif pour se venger du traître ? Qu’elles lui donnent étourdiment une demi-pinte de laudanum ou une once d’arsenic, et le poison est découvert une demi-heure après la mort. Je crois que le temps est un cercle, et que nous reculons au lieu d’avancer, malgré notre réputation de progrès. »

Ses horribles paroles, trois fois horribles à cause de leur contraste avec la froideur de ses manières aisées, font frémir Valérie jusqu’au plus profond du cœur ; mais elle ne fait aucun effort pour l’interrompre.

« Maintenant, mon bon Blurosset, dit-il, voici ce que nous vous demandons : une substance qui change un verre de vin en une certitude de mort, mais qui puisse défier les expertises d’une faculté de médecins. Cette dame désire prendre une leçon de chimie ; elle veut, bien entendu, n’expérimenter que sur des lapins, et elle a le cœur si tendre, que, comme vous pouvez vous en apercevoir, elle frémit à l’idée même de cette petite cruauté. Au reste, pour vous récompenser de votre peine, si vous lui donnez une plume et de l’encre, elle vous donnera sur son banquier un bon de cent louis. »

M. Blurosset ne paraît pas plus surpris à cette requête que si on lui eût demandé un verre d’eau ; il va à une armoire qu’il ouvre, et, après une courte recherche, choisit une petite boîte dans laquelle il prend quelques grains d’une poudre blanche qu’il enveloppe soigneusement dans un petit morceau de journal. Il est si habitué à manier ces compositions qu’il les traite avec très-peu de cérémonie.

« Ceci est un poison lent, dit-il ; pour un lapin tout à fait venu, la huitième partie de ce que vous avez là suffit ; la totalité empoisonnerait un homme.

— Madame en usera avec discrétion, dit Raymond, soyez tranquille. »

M. Blurosset tend le petit paquet, comme s’attendant à ce que Valérie le prenne ; elle recule d’un air plein d’horreur et frissonne en regardant attentivement le chimiste et Raymond de Marolles.

« Dans cet âgé dégénéré, dit Raymond en gardant les yeux fixés sur son visage, nos femmes ne peuvent elles-mêmes redresser leurs torts, quelque cruels qu’ils puissent être : il leur faut des pères, des frères ou des oncles qui se battent pour elles, et le monde pour témoin du combat. Bah ! il n’y a pas en France une femme qui soit supérieure à une jeune écolière sentimentale ! »

Valérie tend sa petite main pour recevoir le paquet.

« Donnez-moi la plume, monsieur, » dit-elle.

Et le chimiste lui ayant présenté une demi-feuille de papier, elle écrit précipitamment un bon sur son banquier qu’elle signe en toutes lettres de son nom de famille.

M. Blurosset regarde par-dessus le papier tandis qu’elle écrit.

« Valérie de Cévennes ! s’écrie-t-il. Je ne savais pas avoir l’honneur d’une aussi aristocratique visite. »

Valérie pose la main sur sa tête, comme si elle était égarée.

« Mon nom ! dit-elle ; c’est un oubli, c’est un oubli…

— Qu’avez-vous à craindre, madame ? demande Raymond en souriant. N’êtes-vous pas avec des amis ?

— Par pitié, monsieur, dit-elle, donnez-moi votre bras et reconduisez-moi à la voiture ; je tomberai morte si je reste plus longtemps ici. »

Les lunettes bleues la considèrent un instant d’un air grave ; M. Blurosset pose une main froide et moite sur son pouls, et prend de l’autre, dans l’armoire, une petite fiole qui contient un liquide transparent dont il lui donne quelques gouttes.

« Elle ira maintenant, dit-il à Raymond, jusqu’à ce que vous l’ayez ramenée chez elle ; puis, veillez à ce qu’elle prenne ceci (il lui donne une autre fiole) ; c’est une potion opiacée qui lui procurera six heures de sommeil… Sans cette précaution, elle deviendrait folle. »

Raymond la conduit hors de l’appartement. Elle a la tête penchée sur les épaules, et il est obligé de la soutenir pour descendre l’escalier.

« Je crois, murmure-t-il en lui-même, que nous avons scellé la condamnation du roi de pique. »