La Trace du serpent/Livre 3/Chapitre 08

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 288-307).

CHAPITRE VIII.

MAUVAIS RÊVES ET PIRE RÉVEIL.

La soudaine et triste mort de Gaston de Lancy causa une sensation considérable dans Paris ; d’autant plus considérable que le grand nombre l’attribuait au poison ; administré par quelle main ou par quel motif, nul ne pouvait le deviner. Il y eut néanmoins un récit qui circula et qui fut cru par quelques personnes, quoiqu’il eût une très-faible apparence de probabilité. On faisait courir le bruit, que dans l’après-midi qui avait précédé la soirée dans laquelle de Lancy était mort, un étranger avait réussi à s’introduire dans les coulisses du théâtre et qu’on l’avait vu en conversation animée avec l’individu chargé de fournir les coupes de vin pour la scène d’empoisonnement dans Lucrèce Borgia. Certaines personnes allaient jusqu’à dire que cet étranger avait corrompu cet employé pour lui faire jeter le contenu d’un petit paquet dans le fond du verre, donné sur la scène à de Lancy ; mais très-peu de personnes ajoutaient foi à une histoire aussi invraisemblable, et qui, bien entendu, fut énergiquement démentie par l’individu en question. Les médecins attribuèrent la mort du jeune homme à une apoplexie. On ne fit aucune enquête sur le cadavre, et pour obéir à la volonté de sa mère, il fut enseveli à Calais, et ses funérailles se firent sans bruit. Paris oublia bientôt son favori. Quelques-uns de ses portraits, le représentant dans un ou deux de ses principaux rôles, furent exposés quelque temps dans l’étalage des libraires à la mode. Une courte notice parut dans plusieurs journaux, et dans une ou deux revues, et après quinze jours il fut entièrement oublié. Eût-il été un grand général ou un grand ministre, je ne suppose pas qu’on se fût souvenu de lui plus longtemps. Le nouveau ténor avait un beau teint et des yeux bleus et deux notes de plus de fausset ; aussi l’Opéra fut-il aussi brillant que jamais, quoique Lucrèce Borgia ne figurât pas sur l’affiche pendant le reste de la saison.

Un mois après la mort de Lancy, les médecins déclarèrent que Mlle de Cévennes était suffisamment rétablie pour quitter Paris et pour se rendre en Normandie dans le château de son oncle. Sa maladie avait été terrible ; pendant plusieurs jours elle avait eu le délire, ah ! qui pourrait décrire les épouvantables rêves de ce délire, rêves d’angoisses que ses phrases brisées pouvaient si peu exprimer ? La figure de l’homme qu’elle avait aimé, dans toutes ses phases, passa devant elle et prit toutes les expressions, tantôt rêveuse, tantôt rayonnante d’animation radieuse, puis cynique ou pleine de mélancolie, mais toujours distincte et palpable, toujours devant elle, nuit et jour. Le tableau de sa première rencontre avec lui, son mariage secret, la petite chapelle à quelques lieues de Paris, le vieux prêtre, la cruelle découverte dans le Bois de Boulogne, la scène de la trahison, le petit appartement de M. Blurosset, les cartes et le poison. Chaque action de cette sombre période de sa vie se présentait dans son cerveau en désordre, toujours et toujours ; cent fois pendant les longues journées, et cent fois pendant les nuits plus longues encore. De sorte que, le mois finissant, et étant assez forte pour passer d’une pièce dans une autre, elle n’offrit aux yeux de son oncle que les débris de sa superbe et charmante héritière.

Le château du marquis, à quelques lieues de la ville de Dijon, était situé dans un parc aussi sauvage et aussi inculte qu’une forêt. Un parc rempli de vieux arbres énormes, et composé de terrains marécageux et couverts de roseaux avec des mares d’eau stagnante qui, dans le bon temps du vieux régime, étaient battues pendant la nuit par les paysans soumis, afin que M. le marquis pût dormir dans son lit de Boule, à la Louis XIV, sans être troublé par les croassements des grenouilles.

Tous les bâtiments d’alentour tombaient en ruine, le château avait été saccagé, et une de ses ailes brûlée en 1793 : le marquis, alors petit garçon, avait fui avec son père vers les rivages hospitaliers de l’Angleterre, où, pendant vingt ans et plus de sa vie, il avait vécu dans la misère et dans l’obscurité, enseignant sa langue natale, les mathématiques, la musique, tantôt une chose, tantôt une autre, pour gagner son pain de chaque jour. Mais avec la restauration des Bourbons, arriva la restauration du marquis dans ses titres et dans sa fortune. Un riche mariage avec la veuve d’un opulent bonapartiste rétablit la maison des de Cévennes dans sa primitive splendeur ; et en considérant aujourd’hui le chef hautain et majestueux de la famille, il était difficile d’imaginer que cet homme avait enseigné le français, la musique et les mathématiques, à quelques shillings le cachet, dans les obscures écoles d’une ville manufacturière d’Angleterre.

Le parc désolé qui entourait le château en ruines plus désolé encore, était couvert d’une couche blanche de neige, sur laquelle passaient les domestiques et les servantes, les paysans des environs, allant et venant du village pour quelque message ou quelque commission, enfonçant jusqu’aux genoux, ou bien près de se perdre dans quelque trou imprévu, sur lequel les flocons blancs avaient été entraînés, et s’étaient accumulés en masses d’une profondeur dangereuse. Les sombres appartements aux boiseries de chêne, occupés par Valérie donnaient sur le désert revêtu de neige et avaient un aspect remarquable de tristesse par un jour mourant de février.

De sévères portraits des aïeux morts de cette noble maison jetaient de leurs lourds encadrements des regards courroucés sur la pâle jeune fille, moitié assise, moitié couchée sur un grand fauteuil, dans la profonde embrasure de la croisée. Un baron terrible, recouvert d’une cotte de maille, qui était tombé en combattant au désastre d’Azincourt, tenait une hache d’arme levée, et dans l’obscurité du soir il semblait à Valérie que le guerrier levait son arme avec un regard menaçant sous ses épais sourcils, qui s’animaient d’une expression résolue quand ses yeux rencontraient ceux du portrait. De quelque côté qu’elle se tournât, les yeux de ces sombres peintures semblaient la suivre, tantôt avec un air menaçant, tantôt avec un air de reproche, quelquefois avec un regard mélancolique chargé d’une étrange et sinistre tristesse, qui brisait son cœur et la glaçait jusqu’au fond de l’âme.

Des troncs d’arbres brûlaient dans le grand foyer, supportés par de massifs chenets en fer, et leur flamme tremblante en tombant çà et là laissait toujours les angles de la vaste pièce dans l’obscurité. La blancheur éclatante de la nuit glacée en pénétrant par les larges et hautes croisées, luttait de puissance avec la clarté du foyer et la faisait pâlir, de sorte que les joyeux reflets jouant à cache-cache dans les nombreuses sculptures de la boiserie de chêne des murs et du plafond, semblaient se dérober confus devant le rayonnement glacial d’un ciel d’hiver froid et bleu comme l’acier. Le visage pâle de la jeune malade, éclairé par cette lugubre lumière, paraissait presque aussi calme et aussi inanimé que celui de sa grand’mère, ayant poudre et mouches, qui lui souriait du haut du mur. Pas de livre à côté d’elle, pas de trace d’une occupation féminine quelconque dans cette grande chambre, pas d’amie pour la veiller ou lui tenir compagnie (car elle a refusé toute société) ; elle est immobile, ses mains blanches pendantes sur les coussins de velours de son fauteuil, sa tête renversée comme dans un état complet d’abandon de toutes choses en face de l’immensité de la terre, et ses yeux noirs fixés droit devant elle sur le lugubre espace couvert de neige qui s’étend au dehors. Ainsi elle est restée depuis les premières heures de la matinée, ainsi elle restera jusqu’à ce que sa femme de chambre vienne pour la conduire dans sa triste chambre à coucher. Ainsi elle reste quand son oncle lui fait une visite, et essaye par tous les moyens possibles d’éveiller un sourire ou de faire luire une étincelle d’animation sur ce visage de mort. En vérité, c’est le visage d’une femme morte, morte à l’espérance, morte à l’amour, morte au passé, encore plus entièrement morte à l’avenir, qui, ne pouvant rien réparer, ne peut plus rien lui donner.

C’est ainsi que les courtes journées de février, qui sont si longues pour elle, s’éteignent pour faire place aux nuits d’hiver sans fin ; pour elle le matin n’a pas de lumière et les ténèbres ne finissent pas. Les consolations de cette sainte église sur lesquelles ses ancêtres des temps passés s’appuyaient comme sur un rocher d’une puissante et éternelle solidité, elle n’ose pas les demander. Le chapelain de son oncle, un vieillard aux cheveux blancs, qui l’a bercée enfant dans ses bras, et qui demeure au château, aimé et vénéré de tous, vient à elle tous les matins, et dans chaque visite essaye de nouveau de gagner sa confiance, mais en vain. Comment pourrait-elle épancher dans les oreilles de ce bon et compatissant vieillard les secrets de sa fatale histoire. Sûrement il la repousserait de son sein avec mépris, sûrement il lui dirait qu’il n’y a plus d’espoir pour elle, que même le ciel miséricordieux, toujours prêt à écouter les prières de tous les pécheurs, resterait sourd aux cris de désespoir d’une misérable aussi coupable qu’elle.

Ainsi, impénitente et désespérée, elle use le temps et attend la mort. Elle pense quelquefois à l’habile tentateur qui lui a aplani la voie du crime et de la honte, dans laquelle elle a marché rapidement, et qui, en agissant ainsi, semblait tellement faire partie d’elle-même et être si intimement lié à ses angoisses et à sa vengeance, que souvent, dans l’accablement de son esprit bouleversé, elle se demande s’il n’était pas seulement l’incarnation hideuse de ses noires pensées. Il a parlé cependant de payement, de récompense pour ses ignobles services ; s’il était vraiment un être humain comme elle, la malheureuse, pourquoi ne venait-il pas réclamer ses droits ?

Tandis qu’elle médite ainsi, son oncle entre dans la chambre où elle est.

« Ma chère Valérie, je suis fâché de vous déranger, mais un individu vient d’arriver à cheval de Dijon. Il a fait, dit-il, le voyage de Paris pour vous voir, et sait que vous lui accorderez volontiers une entrevue. Je lui ai dit qu’il n’était pas probable que vous voulussiez l’accorder, et que, dans le cas où vous le voudriez, ce ne serait pas avec mon consentement. Qui peut être cette personne qui a l’impertinence de s’introduire ici à une telle heure ? Son nom m’est entièrement inconnu. »

Il lui remet une carte ; elle la regarde et dit à haute voix :

« Monsieur Raymond de Marolles. Cette personne a raison, mon cher oncle. Je veux la voir.

— Mais, Valérie ! » dit-il d’un air de remontrance.

Elle le regarde et ses joues pâles se colorent du sang espagnol de sa mère orgueilleuse.

« Mon cher oncle, dit-elle, il est convenu entre nous, n’est-il pas vrai, que je suis ma maîtresse absolue en toutes choses, et que vous avez une entière confiance en moi ? Quand vous cesserez d’avoir cette confiance, nous ferons mieux de nous séparer pour toujours, car nous ne pourrions vivre plus longtemps sous le même toit. »

Il jette un regard suppliant sur la figure inflexible, mais elle conserve l’immobilité de la mort.

« Faites conduire, dit-elle, M. de Marolles dans cet appartement. Je dois le voir et rester seule avec lui. »

Le marquis la quitte, et après quelques minutes, Raymond entre dans la pièce, introduit par le valet de chambre.

Il a toujours son air bien élevé, son indifférence élégante qui lui siéent si bien, et porte dans sa main une légère cravache à pomme d’or.

« Mademoiselle, dit-il, me pardonnera peut-être de me présenter ainsi ce soir si elle veut bien se souvenir qu’il y a déjà plus d’un mois écoulé depuis la triste aventure de l’Opéra, et que j’ai quelque sujet d’être impatient. »

Elle ne lui répond pas immédiatement ; car un domestique entre, portant une lampe qu’il pose sur une table à côté d’elle, après avoir tiré en travers de la grande croisée les épais rideaux de velours qui interceptent la clarté de la froide nuit d’hiver.

« Vous êtes étonnamment changée, mademoiselle, dit Raymond, en examinant à la lumière de la lampe son visage défait.

— Peut-être, répondit-elle d’un ton glacé, je ne suis pas accoutumée au crime et je ne puis en supporter facilement le souvenir. »

Il s’occupe en l’écoutant d’ôter avec son mouchoir la poussière de ses petites bottes de cheval brillantes, puis levant la tête, il dit en souriant :

« Allons, mademoiselle, je vous crois plus de philosophie. Pourquoi vous servir de vilains mots ? Crime, poison, assassinat. »

Il s’arrête entre chacun de ces trois mots comme si chaque syllabe était un instrument tranchant, et que, chaque fois qu’il les prononce, il l’eût frappée au cœur, s’arrêtant pour calculer la profondeur de la blessure.

« De tels mots n’existent pas pour la beauté et les personnes de haut rang. Un être en dehors de notre sphère nous offense, et nous l’écartons de notre passage. Nous pourrions aussi bien regretter l’insecte venimeux que nous détruisons parce qu’il nous a piqués. »

Elle ne daigne pas avoir l’air de comprendre ces paroles par le moindre regard ou le moindre geste, mais elle dit avec froideur :

« Vous avez été assez sincère, monsieur, pour m’avouer, quand vous m’avez servie là-bas à Paris, que vous agissiez ainsi dans le but d’une récompense. Vous êtes ici sans doute pour la réclamer ? »

Il lève les yeux sur elle avec un regard d’un éclat si étrange et un si singulier sourire recourbe la noire moustache qui cache la ligne mince de ses lèvres, qu’elle ne peut s’empêcher de tressaillir en le considérant avec anxiété. Il a résolu que dans la partie qu’ils vont jouer elle n’aura pas de cartes cachées, et qu’il pourra lire, par conséquent, sur son visage privé de tout masque de froide indifférence. Après un instant de silence, il répond à sa question.

« Je suis ici pour cela.

— C’est bien, monsieur, soyez assez bon pour fixer la somme que vous réclamez pour vos services.

— Vous êtes déterminée, mademoiselle, à ce qu’il paraît, dit-il, le même feu étrange brillant dans ses yeux, vous êtes déterminée à ne me prêter que les sentiments les plus cupides. Supposez que je ne réclame aucune somme d’argent en payement de mes services.

— Alors, monsieur, je vous ai mal jugé. Vous êtes un scélérat désintéressé et, comme tel, digne du respect des méchants. Dans ce cas notre entrevue est terminée. Je suis fâchée de vous voir refuser la récompense que vous avez si dignement gagnée et j’ai l’honneur de vous souhaiter le bonsoir. »

Il pousse un éclat de rire long et sonore.

« Pardonnez-moi, mademoiselle, dit-il, mais en vérité vos paroles m’amusent. Un scélérat désintéressé ! Croyez-moi quand je vous dis que la scélératesse désintéressée est chose aussi impossible que la vertu désintéressée. Vous avez mal compris, mademoiselle, mais seulement quant à la nature de la récompense que je viens réclamer. Vous voudriez restreindre cette affaire à une question d’argent. Vous est-il impossible d’imaginer que j’ai agi dans l’espoir d’une récompense plus haute que le prix le plus élevé qu’aurait pu m’allouer votre crédit chez votre banquier ? »

Elle le regarde d’un air égaré tandis qu’il s’arrête pour épousseter encore une fois ses bottes. Il lève la tête et jette un coup d’œil sur elle avec le même sourire terrible.

« Vous ne pouvez alors deviner, mademoiselle, le prix que je réclame pour mes services de là-bas ? demande-t-il.

— Non.

— Voyons, mademoiselle, réfléchissez.

— Ce serait inutile. J’aurais pu imaginer que vous demanderiez la moitié de ma fortune, me trouvant d’une certaine façon en votre pouvoir.

— Oh ! oui, dit-il en l’interrompant, vous êtes d’une certaine façon en mon pouvoir, positivement.

— Mais la possibilité que vous puissiez réclamer de moi autre chose que de l’argent n’est jamais entrée dans mon esprit.

— Mademoiselle, quand je vous vis pour la première fois, ce fut des stalles de l’Opéra, à travers une lorgnette. L’instrument, mademoiselle, était excellent, car il me révéla chaque trait et chaque nuance d’expression de votre beau visage. De l’observation de votre figure, je tirai deux ou trois conclusions sur votre caractère qui se trouvent aujourd’hui confirmer complètement mes prévisions. Vous êtes impressionnable, mais non prévoyante. Vous êtes résolue quand une fois votre esprit est fixé, mais cet esprit est facilement influencé par autrui. Vous avez de la passion, de l’intelligence, du courage ; dons rares et magnifiques qui vous distinguent du reste des femmes ; mais vous ne possédez pas cette puissance de calcul, cette science d’induction qui ne voit jamais les effets sans les rapporter aux causes et que les hommes ont désignée sous le nom de mathématiques. Moi, mademoiselle, je suis mathématicien. Comme tel, je suis en votre présence pour jouer avec vous une partie dangereuse et comme tel, maintenant que l’heure est venue où je puis étaler mon jeu, vous verrez que je tiens les cartes gagnantes.

— Pas encore, peut-être. Quand vous m’honorâtes d’une première entrevue, il vous plut de m’appeler aventurier, vous employâtes l’expression comme un terme de reproche ; chose étrange, je n’ai jamais pris le mot dans ce sens. Quand il plut au ciel ou à la fatalité de me jeter dans un monde dans lequel ma vie n’a été qu’une longue lutte, il plut à cette puissance de ne me donner pour armes que mon intelligence dans ce grand combat. Ni rang, ni fortune, ni père, ni mère, ni ami, ni protecteur. Tout à gagner, rien à perdre. Combien j’avais déjà lutté quand je vous vis pour la première fois ; il vous serait difficile à vous, née dans ces grands salons vers lesquels je me suis efforcé de m’élever étant sorti de la boue des rues, il vous serait difficile, je le répète, de l’imaginer. Je vins à Paris il y a un an, possesseur d’une somme d’argent qui me paraissait une fortune, mais qui serait pour vous, peut-être, le revenu d’un mois. Je n’eus qu’un seul but : multiplier cette somme une centaine de fois. Je devins en conséquence un spéculateur ou, comme vous le dites, un aventurier. À titre de spéculateur, je pris ma place dans les stalles de l’Opéra le soir que je vous vis pour la première fois. »

Elle regarde complètement égarée tandis qu’il conserve son attitude nonchalante, jouant avec la pomme d’or de sa cravache, mais elle n’essaye pas de parler et il continue :

« J’eus le bonheur d’apprendre d’un voisin que vous étiez une des femmes les plus riches de France. Savez-vous, mademoiselle, comment un aventurier, possesseur d’une figure passablement belle et d’une tournure suffisamment aristocratique, calcule généralement pour s’enrichir, ou si vous ne le savez pas, pouvez-vous le deviner ?

— Non, dit-elle, le fixant en ce moment comme si elle était en catalepsie et qu’il eût eu sur elle un pouvoir magnétique.

— Alors, mademoiselle, je dois vous instruire. L’aventurier qui ne se soucie pas de grisonner et de devenir décrépit en faisant fortune par ces moyens lents et incertains que l’on appelle industrie honnête, cherche autour de lui une fortune toute faite et qui n’attend que lui pour la réclamer, il fait un riche mariage.

— Un riche mariage ! »

Elle répète les mots après lui comme machinalement.

« En conséquence, mademoiselle, en vous voyant et en apprenant l’étendue de votre fortune je me suis dit : voilà la femme que je dois épouser.

— Monsieur !… »

Elle se relève avec indignation mais l’effort est trop grand pour son corps brisé et elle tombe d’épuisement à la renverse.

« Non, mademoiselle, je ne dis pas voilà la femme que j’épouserai, mais plutôt la femme que je dois essayer d’épouser, car à ce moment, ne l’oubliez pas, je n’avais pas encore en main une seule carte pour la grande partie que j’avais à jouer. Je levai ma lorgnette et examinai longuement votre visage. Un magnifique visage en vérité, opinion depuis longtemps arrêtée entre vous et votre miroir. Je fus, je vous en demande pardon, désappointé. N’eussiez-vous été qu’une femme déshonnête, mes chances n’en eussent été que meilleures. Eussiez-vous été même bossue (je ne parle que d’une légère élévation d’une blanche épaule plus orgueilleuse, peut-être, que sa compagne) votre chevelure eût-elle même été colorée d’un soupçon de nuance rouge que les préjugés condamnent, que c’eût été pour moi un avantage superbe. Vain espoir de vous conquérir par la flatterie, puis un nouveau coup d’œil m’apprit que vous n’étiez pas assez naïve pour vous laisser subjuguer par un stratagème ou égarer par des phrases romanesques et cependant, mademoiselle, je ne désespérai pas encore. Vous étiez belle, vous étiez passionnée ; dans vos veines coulait le sang ardent d’une nation dont les enfants aiment ou haïssent jusqu’à la folie. Vous aviez, en un mot, un cœur et vous pouviez avoir un secret.

— Monsieur !

— Sous aucun rapport, vous observer n’était pas perdre son temps et, en conséquence, je vous observai. Deux ou trois gentilshommes vous parlaient, vous n’écoutiez aucun d’eux ; vous vous laissiez adresser la même question trois fois, et à la seconde interrogation vous aviez un tressaillement de surprise et faisiez un effort pour répondre. Vous étiez distraite. Or, comme je vous l’ai appris, mademoiselle, dans la science des mathématiques nous ne reconnaissons pas d’effet sans cause, il y avait donc chez vous une cause à cette distraction. Après quelques instants le rideau se leva, vous n’étiez plus distraite. Robert le Diable arriva sur la scène, vous étiez toute attention. Vous vous efforciez, mademoiselle, de ne pas paraître attentive, mais votre bouche, le trait le plus expressif de votre visage, vous trahissait. La cause alors de votre première distraction était Robert le Diable.

— Monsieur… par pitié, dit-elle d’un air suppliant.

— Ce fut la carte de mon jeu, numéro un. Mes chances étaient à la hausse. Quelques minutes après, je vous vis jeter votre bouquet sur la scène. Je vis aussi le billet. Vous aviez un secret, mademoiselle, et j’en tenais le fil. Mes cartes étaient bonnes. Le reste était l’affaire de la conduite du jeu. Je savais que je n’étais pas mauvais joueur, et je me mis à la partie avec la détermination d’en sortir vainqueur.

— Finissez le récit de vos infamies, monsieur, je vous en prie, cela devient réellement insupportable. »

Elle essaye en parlant d’imiter l’indifférence de manières de son interlocuteur, mais elle est complètement subjuguée et terrassée ; elle attend qu’il continue comme la victime attend le bon plaisir du bourreau, et cela sans la moindre idée d’opposition.

« J’ai donc, mademoiselle, très-peu de choses à ajouter, c’est de réclamer ma récompense. Cette récompense, c’est votre main. »

Il dit ces mots comme s’il n’avait jamais imaginé un seul instant la possibilité d’un refus.

« Êtes-vous fou, monsieur ? »

Elle a, depuis quelques instants, prévu cette gradation et elle comprend qu’elle est tout à fait impuissante entre les mains de cet infâme scélérat. Son infamie cependant, elle ne la connaît pas encore.

« Voyons, mademoiselle, rappelez vos souvenirs : un homme a été empoisonné. Il est assez facile de faire naître les soupçons, toujours disposés à se mettre en jeu, et beaucoup plus prêts à se mettre à l’œuvre. Il est assez facile de prouver un certain mariage secret ; une certaine visite à minuit chez ce fameux et pas très-respecté chimiste, M. Blurosset ; il est facile de produire le bon signé par Mlle de Cévennes. Et ces preuves n’entraîneront-elles pas avec elles la conviction que je suis l’heureux possesseur d’un verre portant le blason de votre famille dans lequel existe encore le dépôt d’un poison bien connu des membres distingués de l’art médical. Je crois, mademoiselle, que ces quelques preuves, ajoutées au puissant motif révélé par votre mariage secret, seraient tout à fait suffisantes pour donner à tous les journaux de France de la besogne avec les détails des circonstances d’un assassinat sans précédent dans les annales criminelles de ce royaume. Mais, mademoiselle, je vous ai fatiguée ; vous êtes pâle, épuisée. Je n’ai pas l’intention de vous arracher violemment l’acceptation de mon offre. Réfléchissez à tout cela et demain apprenez-moi votre décision. En attendant, adieu ! »

Il se lève en parlant.

Elle incline la tête en signe d’assentiment à sa dernière proposition et il la quitte.

Sait-il ou suppose-t-il qu’il existe encore une autre raison pour rendre possible l’acceptation de sa main ? Pense-t-il que son nom obscur peut être aussi une garantie pour elle dans les jours à venir ?

Oh ! Valérie ! Valérie ! à jamais poursuivie par le fantôme aux cheveux noirs et aux grands yeux disparus de ce monde pour ne plus y revenir. À jamais tourmentée par l’image de l’amour qui ne fut, même dans ses jours les meilleurs et les plus heureux, qu’un rêve décevant, d’autant plus trompeur qu’il était plus tendre, d’autant plus cruel qu’il était plus doux, un mensonge d’autant plus amer qu’il semblait être une plus sainte vérité. Pleure Valérie, pour les longues années à venir où l’écho sinistre répétera toujours :

« Oh ! jamais, jamais plus !…