La Trace du serpent/Livre 4/Chapitre 02
CHAPITRE II.
M. AUGUSTE DARLEY ET M. JOSEPH PETERS VONT À LA PÊCHE.
Une longue période de pluies incessantes n’avait nullement accru les beautés naturelles du Sloshy, et n’avait en aucune façon ajouté aux agréments inhérents aux résidences sur les bords de la rivière. Les habitants des maisons du bord de l’eau étaient dans l’habitude d’aller se coucher le soir, avec la ferme conviction de trouver le lendemain matin la partie inférieure de leur domicile, une cuisine confortable, transformée en une miniature de lac.
Et puis, encore, la rivière avait la malice de se glisser de temps à autre dans l’appartement d’une façon familière, au moment où l’on s’y attendait le moins, quand mistress Jones était en train de faire cuire son dîner du dimanche, ou pendant que mistress Browne était allée au marché, et comme elle avait une manière de s’introduire qui rappelait celle d’un spectre dans un mélodrame, c’est-à-dire en sortant du plancher, l’étonnement occasionné par son apparition n’était pas sans mélange de contrariété.
Elle s’insinuait, comme un hôte non convié à un thé composé d’amis, et isolait subitement sur sa chaise chaque convive mâle ou femelle comme dans une île.
Dans les cuisines situées sur le bord du Sloshy, il n’y avait pas une souris, pas un grillon, tant l’eau était un terrible ennemi engloutissant toutes les joies et toute la paix domestique.
Il est vrai que, pour quelques esprits indépendants et aventureux, la crue de la rivière apportait une espèce de volupté excentrique. Cela donnait à l’insipide monotonie de Slopperton une saveur des délices de Venise, et pour une imagination vive, chaque barque de charbon qui arrivait se changeait en gondole, et ne demandait qu’un chevalier avec un pourpoint de satin, des souliers à la poulaine et une guitare, pour compléter le tableau.
On avait en effet entendu dire à miss Jones, la modiste et confectionneuse de robes, que lorsqu’elle avait vu l’eau monter jusqu’aux croisées de son salon de réception, elle avait pu difficilement se persuader qu’elle ne fût pas réellement dans la cité des coursiers ailés, à l’angle de la place circulaire de Saint-Marc, et à trois portes du Pont des Soupirs. Miss Jones était parfaitement au courant de la topographie vénitienne, ayant été abonnée à un ouvrage, à un penny le numéro, qui racontait les aventures d’un célèbre bravo de cette cité.
Pour les esprits ardents des jeunes citoyens du bord de l’eau, la rivière enflée était une source de délices pures et sans mélange. Faire un tour de circumnavigation dans la cuisine inondée, sur un cuvier à lessive, avec un plumeau pour mât, est peut-être, à l’âge de six ans, une sorte de plaisir plus grand que celui que nous éprouvons, dans un âge plus avancé, quand nous pouvons errer sur les splendides hauteurs des Alpes et dans les magnifiques paysages d’Écosse, alors que la raison nous a instruits par ses froides leçons, et que nous savons que, tandis que le soleil brille pour nous sur un versant de la montagne, les ombres nous attendent de l’autre côté.
Voici un gentleman en saute-en-barque et en chapeau blanc, qui fume une pipe de terre très-courte et très-culottée. Je me demande ce qu’il pense de la rivière.
Huit années se sont écoulées depuis sa dernière apparition à Slopperton ; il était venu alors comme témoin dans le procès de Richard Marwood ; alors il avait un œil poché et les coudes percés. Maintenant son organe visuel n’est nullement entouré de nuances violacées qui altèrent sa couleur naturelle, d’un brillant gris-clair. Maintenant aussi, pour user du langage familier, il est bien emplumé ; son saute-en-barque est à la dernière mode (car il y a une mode même pour les saute-en-barque) ; son pantalon écossais, parfaitement collant jusqu’aux genoux, fait admirablement ressortir le développement de son mollet et étale les couleurs bleues et vertes des Macdonalds. Son chapeau n’est ni bosselé, ni écorné en plusieurs endroits, signe qu’il est comparativement neuf, car le monde dans lequel il vit considère comme démonstration amicale l’action d’enfoncer le chapeau d’un homme sur sa tête, et comme attention tout à fait polie celle de le faire sauter dans le ruisseau.
Pendant les huit dernières années, la position de M. Auguste Darley (c’est le nom du témoin) a été décidément en hausse. Il y a huit ans, il était un étudiant en médecine, perdu dans l’immensité de Londres, mangeant du pain et du fromage avec son scalpel, et marquant à la craie ses consommations de bouteilles de stout à la brasserie, au coin de Goodge Street, quand le propriétaire de l’établissement consentait à lui faire crédit ; car il y avait des jours où cet homme impitoyable refusait de se contenter de la marque blanche. Aujourd’hui, il a un dispensaire en son nom, un admirable établissement, qui serait entièrement consacré aux recherches scientifiques, si les dominos et les paris de courses n’avaient, jusqu’à un certain point, tendance à y prédominer. Ce dispensaire est situé dans un quartier populeux, dans le Surrey, près du bord de l’eau, et dans les rues et les squares, pour ne rien dire des cours et des écuries autour de l’établissement, le nom d’Auguste Darley est synonyme de tout ce qui est joyeux et populaire. Sa présence seule passe pour produire un effet aussi heureux que sa pratique médicale. Et quant à celle-ci, considérée en elle-même en dehors de ses qualités curatives, c’était une chose vraiment curieuse et plaisante, cela peut passer pour un compliment douteux, mais, malgré tout, elle était administrée avec une parfaite bonne foi, et, de plus, était fort appréciée.
Quand quelqu’un tombait malade, on envoyait chercher Gus Darley (il n’avait jamais été appelé monsieur qu’une fois dans sa vie, et cela par un officier du shériff, qui, l’arrêtant pour la première fois, n’était pas en termes familiers avec lui ; tout Cursitor Street le connaissait depuis longtemps comme Gus, mon vieux camarade, et Darley, mon garçon) ; si le malade était très-mal, Gus lui racontait une bonne histoire ; si le cas paraissait grave, il chantait une chanson comique ; si le malade, pour parler le langage populaire, était bas, Darley restait à souper, et si, pendant ce temps, le malade n’était pas complètement rétabli, il envoyait chercher un penny de sel d’Epsom ou trois liards de rhubarbe et de magnésie, plaisamment étiquetée mélange. C’était une consolante illusion pour chaque malade de Gus Darley que de croire qu’il lui avait prescrit un amalgame vraiment mystérieux de drogues extraordinaires qui, quoique pouvant causer une mort certaine à quelque autre individu, était néanmoins, dans toute la pharmacopée, la seule préparation qui pût lui conserver la vie.
Le bruit généralement répandu dans le quartier du dispensaire était que la description d’un jour de Derby, faite par Gus Darley, était le meilleur sel d’Epsom qui eût jamais été inventé pour guérir les maladies d’un homme, et on l’avait vu rentrer des courses au logis à dix heures du soir et accourir près du lit d’un malade (avec plein succès), une serviette mouillée autour de la tête, et avec la pénible conviction qu’il faisait une ordonnance pour deux malades à la fois.
Mais aujourd’hui, il se promène sur les bords gonflés du Sloshy, avec sa pipe à la bouche et un visage préoccupé, regardant à tout moment le haut de la rivière. Bientôt il s’arrête près du chantier d’un constructeur de bateaux et s’adresse à l’homme en train de travailler.
« Eh bien ! dit-il, ce bateau est-il enfin fini ?
— Oui, monsieur, dit l’homme, entièrement fini, et il a une fière tournure, encore ; vous pourriez dîner sur sa coque ; la peinture en est aussi sèche qu’un os.
— Et pour le double fond ? demanda-t-il.
— Oh ! tout est en règle, monsieur ; deux pieds et demi de profondeur et six pieds et demi de long. Et je vous dirai, monsieur, sans vous offenser, que vous devez avoir en vue d’attraper plus d’anguilles que vous n’en attraperez, je crois, si vous vous imaginez remplir tout ce double fond-là. »
L’homme, en parlant, montre l’endroit où le bateau est couché à sec et élevé sur des madriers dans le chantier de construction. Son pont est large, plat, lourdement bâti, et assez grand pour contenir une demi-douzaine de personnes.
Gus s’avance pour l’examiner ; l’homme le suit.
Il relève le fond du bateau au moyen d’un gros bout de corde, comme la porte d’une trappe, à deux pieds et demi au-dessus de la quille.
« Vous croyez, dit Gus, qu’un homme pourrait rester couché dans la quille du bateau avec ce pont par-dessus ?
— Assurément, monsieur, il le pourrait, et même un homme d’une assez jolie taille, quoique je ne dise pas pour cela que ce soit un lit des plus confortables. Il pourrait certainement être saisi de crampes, s’il était d’un tempérament remuant. »
Gus se mit à rire et dit :
« Vous avez raison, cela lui arriverait certainement, à ce pauvre camarade ! Venez, maintenant ; vous êtes un gaillard de haute taille, je désirerais voir si vous pourriez rester là-dedans une minute ou deux. Nous prendrons un peu de bière quand vous en sortirez. »
L’homme lança sur lui un coup d’œil tant soit peu décontenancé. Il avait entendu parler de la légende de la branche de gui. Il avait assisté à la construction du bateau ; mais, malgré tout, il pouvait y avoir quelque ressort caché quelque part, et la demande de Gus pouvait couvrir quelque mauvaise intention ; mais quiconque avait regardé notre ami le médecin en plein visage ne pouvait concevoir aucun soupçon sur lui ; aussi l’homme se mit-il à rire et dit :
« Ah ! vous êtes un farceur, vous, bien différent de l’autre (personne n’avait jamais de manières très-respectueuses en s’adressant à Gus Darley). Il n’y a pas moyen de vous refuser. »
Et l’homme se plaça dans le bateau, puis, s’étendant dans le fond, laissa Gus faire retomber le faux pont sur lui.
« Comment vous trouvez-vous ? demanda Gus ; pouvez-vous respirer ?… avez-vous suffisamment d’air ?
— Parfaitement, monsieur, dit l’homme à travers un trou dans le plancher. C’est un lit tout à fait spacieux quand on s’y est une fois arrangé ; seulement il n’a pas été disposé pour permettre des exercices actifs.
— Pensez-vous que vous puissiez rester pendant une demi-heure ? demanda Gus.
— Que Dieu vous bénisse, monsieur ; pendant une demi-douzaine d’heures, si j’étais payé en conséquence.
— Pensez-vous qu’une demi-couronne soit suffisante pour vingt minutes ?
— Mais je ne sais pas, monsieur ; supposons que vous mettiez trois shillings ?
— Très-bien, dit Gus, ce sera trois shillings. Il est maintenant midi et demie (il regarde sa montre en parlant). Je vais m’asseoir ici et fumer une pipe ; si vous restez tranquille jusqu’à une heure moins dix minutes, vous aurez gagné les trois pièces. »
Gus entre dans le bateau et s’assied à la proue ; la tête de l’homme couché repose à la poupe.
« Pouvez-vous me voir ? demanda Gus.
— Oui, monsieur, quand je louche.
— Très-bien, alors ; vous pouvez voir que je ne tire pas le verrou. Tranquillisez-vous, il y a déjà cinq minutes de passées. »
Gus finit sa pipe, regarde de nouveau sa montre (une heure et un quart). Il siffle un air d’opéra, puis saute hors du bateau et relève le faux pont.
« Tout va bien, dit-il, le temps est écoulé. Eh bien, est-ce assez confortable ? demanda Gus.
— Que Dieu vous protège, monsieur, fameusement gentil, sauf qu’il y fait tout à fait chaud, et que cela vous dessèche joliment le coffre. »
Gus lui donna de quoi apaiser cette sécheresse et lui dit ensuite :
« Vous pouvez alors mettre le bateau à l’eau, mon ami sera ici dans cinq minutes avec son attirail et nous verrons alors à faire une promenade. »
Le bateau est lancé, et l’homme s’amuse à ramer en remontant un peu la rivière, tandis que Gus épie l’arrivée de son ami.
Après dix minutes environ, son ami paraît, dans la personne de M. Joseph Peters, employé de la police, avec deux filets à anguilles sur les épaules (ce qui lui donne quelque ressemblance avec un Neptune de terre ferme) et un sac en tapisserie assez grand qu’il porte à la main.
Gus et lui échangent quelques observations au moyen de l’alphabet silencieux, auquel Gus est presque aussi bien initié que l’agent muet et ils entrent dans le bateau.
Ils envoient chercher par le constructeur un gallon de bière dans une bouteille de grès, la moitié d’un pain de quatre livres et un morceau de fromage. Ces provisions étant embarquées, Gus et Peters saisissent chacun un aviron, éloignent le bateau du bord et s’efforcent de voguer dans le milieu de la rivière.