La Trace du serpent/Livre 4/Chapitre 04

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 66-75).

CHAPITRE IV.

JOIE ET BONHEUR POUR TOUT LE MONDE.

Les dragues arrivèrent-elles à l’asile du comté à temps pour rendre quelque service ? Voilà une chose qui est encore à l’état de mystère ; mais M. Joseph Peters aborda sur son bateau au chantier du constructeur, au commencement de la nuit de cette journée d’automne. Il était seul et laissa son embarcation, ses gaffes et autre attirail de pêche aux soins des hommes qui habitaient le chantier, puis enfonçant les mains dans ses poches, il s’en alla dans la direction de la petite rue de Gulliver.

Si jamais M. Peters avait eu un air triomphant dans sa vie, si jamais sa bouche avait été tournée d’un côté, c’était bien dans cette soirée ; mais cette contorsion, qui faisait grimacer ce trait de son visage, était celle de la bouche d’un conquérant.

Huit années avaient fait aussi quelque chose pour Kuppins. Le temps ne l’avait pas oubliée, quoiqu’elle fût une humble individualité. Le temps avait fait des retouches à sa personne, ajoutant un peu ici, retranchant un peu là, et produisant enfin un ensemble tout à fait imposant. Kuppins avait grandi. Quand cette jeune fille atteignit sa dixième année, il y eut un propos qui courut dans la petite rue de Gulliver et ses environs, que, par suite d’une fatale prédilection pour le gin et le bitter qu’avait eue sa mère dans une période intéressante de sa vie, Kuppins ne grandirait pas davantage ; mais elle donna à la fois un démenti au propos, au gin et au bitter en dépassant ses courtes robes d’enfant à l’âge avancé de dix-sept ans ; et maintenant, elle était plutôt une jeune femme élancée et avait une paire de joues si roses qu’elles eussent fait honneur à de plus robustes santés que celles qui fleurissaient dans Slopperton sur le Sloshy.

Le temps avait encore fait quelque chose pour la chevelure abondante de Kuppins, car celle-ci était maintenant brossée, peignée, tirée et torturée de manière à ne pas être fort éloignée d’être lisse, et en outre elle était retroussée, raffinement dans son procédé de toilette qui avait demandé des années pour être effectué, et qui, exécuté aujourd’hui, réussissait peut-être un peu à faire paraître cette chevelure, aux yeux des admirateurs, pour une grosse balle de coton noir traversée de part en part par une épingle à cheveux. Elle ne portait jamais plus d’une épingle dans ses cheveux, et quand on fait entrer en ligne de compte qu’elle s’en servait dans l’occasion pour extraire les bigorneaux de leurs coquilles, on pourra dire, en définitive, que c’était un instrument d’une grande utilité.

Pour quel motif Kuppins était-elle dans un tel état d’excitation, particulièrement dans cette soirée ? qui pourra le dire ? Toujours est-il certain qu’elle était fortement animée. Au premier bruit de la clef tournant dans la serrure de la porte du no 5 de la petite rue de Gulliver, Kuppins, le flambeau à la main, s’élança pour ouvrir. Avec quelle impétuosité elle entoure de ses deux bras le cou de M. Peters pour l’embrasser, laissant un morceau de suif dans les cheveux de celui-ci, et une odeur de brûlé dans ses favoris ; comment, dans son agitation, éteignit-elle la chandelle, et par un coup de main ou de poumons la souffla-t-elle pour la rallumer, sont choses qui ont besoin d’être vues pour être appréciées. Son premier mouvement fut d’entraîner M. Peters au haut de l’escalier et de le faire entrer dans l’éden intérieur qui avait la même apparence aujourd’hui que celle qu’il avait il y a huit ans. On pouvait presque s’attendre à trouver le baby au visage cramoisi grandi dans son berceau jaune. Mais il n’y était pas, et ces affreux oreillons dont il était atteint quand M. Peters l’avait rencontré pour la première fois, n’ont pas paru lui avoir causé le moindre abattement. Kuppins poussa l’agent dans le fauteuil sur lequel il avait coutume de s’asseoir, s’installa sur un autre en face de lui, posa le chandelier sur la table, moucha la chandelle et puis, les yeux ouverts de toute leur grandeur, attendit évidemment que M. Peters dît quelque chose.

Il dit quelque chose à sa manière, naturellement ; les doigts commencèrent à manœuvrer.

« Je l’ai… dirent les doigts.

— Exécuté ! s’écria Kuppins, étrangement animée tout ce temps ; exécuté, vous avez exécuté cela ! Ne vous ai-je pas toujours dit que vous y parviendriez ? N’avais-je pas rêvé trois fois que vous y aviez donné suite ? et une maison en feu, cela signifiait la rivière ; et une armée de soldats, cela voulait dire le bateau ; et tout le monde en deuil, signifiait joie et bonheur. Tout cela s’est vérifié, tout cela était la vérité. Oh ! que je suis heureuse ! »

En foi de quoi, Kuppins commença une série d’évolutions et d’exercices de voix humaine, vulgairement connus dans les environs pour des accès d’hystérie si violents, par le fait, que M. Peters n’aurait pas réussi à les calmer s’il l’avait essayé, et c’est pour cela peut-être qu’il n’essaya pas, mais promena ses regards dans toutes les directions pour chercher quelque chose de froid qu’il pût mettre dans son dos, et, n’ayant trouvé autre chose sous sa main que le tisonnier, il se mit à la frictionner avec cet instrument dans les régions voisines de l’épine dorsale, comme si elle avait été un feu mal allumé, ce qui la fit revenir à elle.

« Et où est l’enfant du bon Dieu ? » demanda-t-elle bientôt.

M. Peters indiqua sur ses doigts que l’enfant du bon Dieu était encore à l’asile et qu’il devait y rester un temps convenable, jusqu’à ce qu’il pût le quitter sans éveiller les soupçons.

« Et penser, dit Kuppins, que nous avons remarqué la demande d’un jeune garçon pour veiller sur ce pauvre M. Marwood, et penser que nous avons eu l’idée d’envoyer notre Slosh remplir cette place, et qu’il serait assez habile pour vous y aider dans vos projets. Oh ! bonté du ciel ! »

Comme Kuppins témoignait ici l’envie de se livrer à une seconde attaque d’hystérie, M. Peters changea la conversation en regardant d’un œil questionneur deux casseroles sur le feu. « Des tripes, dit Kuppins, en réponse à son coup d’œil interrogatif, et des pommes de terre très-farineuses. »

Sur quoi elle commença à préparer la table pour le souper. Kuppins était presque la maîtresse de la maison maintenant, car la propriétaire, fort âgée, était atteinte de rhumatismes, et gardait sa chambre en compagnie d’un gros chat noir, et ayant pour distraction les cancans que Kuppins récoltait dans le voisinage pendant le jour et qu’elle répétait le soir à sa maîtresse. Laissons M. Peters fumer sa pipe et rôtir ses jambes devant le feu, tandis que Kuppins dresse les tripes et dépouille les pommes de terre farineuses de leurs enveloppes brunes.

Où est pendant ce temps l’empereur Napoléon ?

Deux gentlemen arpentent de long en large la salle d’attente de la station de Birmingham, attendant depuis dix minutes l’express pour Londres. L’un d’eux est M. Auguste Darley, l’autre est un individu enveloppé dans un grand manteau ; il a les favoris et les cheveux rouges et porte une paire de lunettes, mais derrière ses lunettes sont deux yeux d’un noir foncé qui ont beaucoup de peine à s’harmoniser avec la chevelure rouge, pas plus que son teint pâle et brun ne s’harmonise avec la nuance ardente des favoris. Ces deux gentlemen sont venus à travers champs d’une petite station située à quelques milles de Slopperton sur le Sloshy.

« Eh bien, Dick, dit Darley, ceci ne vous rappelle-t-il pas le vieux temps, mon garçon ? »

Le gentleman aux cheveux rouges, qui fumait un cigare, le retira de sa bouche, serra la main de son compagnon et dit :

« Oui, Gus, mon vieil ami ; et si j’oubliais jamais la part que vous avez prise aux événements de ce jour, puissé-je… puissé-je retourner à cet endroit et y dévorer mon propre cœur comme je l’ai fait pendant huit ans. »

Il y eut comme un brouillard humide derrière ses lunettes pendant qu’il prononçait ces paroles, ce qui fit que Gus proposa de prendre un verre de brandy avant le départ du train.

« Allons, Dick, mon vieil ami, vous êtes comme une femme ce soir, je vous assure ; il ne faut pas de cela, vous savez. J’aurai à vous présenter à quelques-uns de nos vieux camarades et à vous faire passer une joyeuse nuit avec eux, quand nous serons arrivés à Londres, ce qui sera probablement demain matin, si nous continuons à aller de ce train.

— Je vais vous dire ce qui en est, Gus, répondit le gentleman aux cheveux rouges. Quiconque n’a pas passé par les malheurs que j’ai eu à subir ne pourrait exprimer ce que je ressens ce soir. Je crois, Gus, que je finirai par devenir réellement fou, et que ma délivrance opérera ce que mon emprisonnement n’a pu accomplir, et me fera tourner la tête. Mais, je vous en prie, Gus, dites-moi, dites-moi la vérité ; quelqu’un de mes vieux camarades m’a-t-il jamais cru coupable ?

— Pas un, Dick, pas un seul ; et je sais que si l’un d’eux avait seulement eu l’air de manifester une telle idée, les autres l’eussent étranglé avant qu’il eût pu prononcer un mot. Une autre goutte de brandy, dit-il précipitamment, en lui fourrant le verre dans la main. Vous n’avez pas plus de courage qu’un petit chat ou qu’une femme, Dick.

— J’ai eu assez de courage pour passer huit années là, dit le jeune homme en étendant la main dans la direction de Slopperton ; mais ce souvenir ne fait que me bouleverser. Ma mère, vous lui écrirez, Gus ; la vue de mon écriture pourrait lui faire mal, sans un mot d’avertissement ; vous lui écrirez pour lui dire que j’ai trouvé un moyen de m’évader, et puis vous lui écrirez de nouveau pour lui dire que j’ai réussi. Nous devons lui éviter une forte secousse, Gus ; elle a déjà trop souffert par rapport à moi. »

En ce moment, la cloche sonna pour le départ du train ; les jeunes gens prirent place dans une voiture de seconde classe, et la locomotive les emporta rapidement de la fumeuse et étouffante ville manufacturière dans la campagne éclairée par la lune.

Gus et Richard allument leurs cigares et s’enveloppent dans leurs couvertures de voyage. Gus se renverse et s’arrange pour dormir (il peut presque fumer en dormant), et, au bout d’un quart d’heure, il est en train de rêver à un malade impatient qui n’aime point les chansons comiques et ne peut comprendre la plaisanterie, mais qui a trois jolies filles et paye son mémoire à la Noël, sans même regarder aux items.

Richard Marwood, lui, ne peut parvenir à s’endormir. Pourra-t-il jamais dormir ? Ses nerfs pourront-ils jamais regagner une espèce de tranquillité, après la surexcitation des trois ou quatre derniers jours ? Il jette un regard en arrière, sur cette époque horrible, et il se demande et se demande encore, jusqu’à ce qu’il soit à la fin forcé de détourner son esprit de cette pensée de peur de devenir fou, comment il a fait pour endurer tout cela, comment il a pu vivre au milieu de tout cela ? Était-ce défaut de moyens de suicide ? Bah ! il aurait pu se briser la tête contre les murs, il aurait pu refuser résolûment toute nourriture et se condamner ainsi à mourir de faim. Comment fit-il pour endurer tout cela ? Huit ans ! huit siècles ! et à chaque heure nouvelle, une nouvelle angoisse. Faisant un retour vers le passé, il comprend ce qu’alors il ne comprenait pas : c’est que, dans la pire amertume de son désespoir, il y avait un vague et indéfini rayon d’espoir, si vague et si indéfini, qu’il ne pouvait le reconnaître lui-même, et à l’aide duquel, seul, il a supporté le terrible fardeau de ses jours ; et les mains jointes et la tête inclinée, il adresse à ce Dieu, dont la miséricorde a fait descendre sur lui cette clarté éloignée, une action de grâce qui n’est peut-être pas la moins sincère et la moins profonde expression de la honte et du repentir qui s’élève présentement dans son cœur, après les cent paroles honteuses et désespérées qu’il n’a cessé longtemps de répéter.

Peut-être un semblable procès était-il nécessaire à Richard Marwood, pour en faire un homme digne et bon ; il fallait quelque chose pour réveiller son énergie endormie, quelque chose pour exciter les meilleurs sentiments d’un noble cœur, pour stimuler l’activité d’une intelligence jusqu’à présent gaspillée. Quelque chose pour le ramener au Dieu qu’il avait oublié, et pour en faire en définitive l’homme que Dieu en le créant, avait voulu qu’il fût.

La locomotive vole toujours. Fut-il jamais un horizon si découvert ? Exista-t-il jamais un si beau clair de lune ? La terre avait-elle jamais été aussi belle, et le ciel aussi brillant, depuis l’apparition de l’homme dans le monde ? Non pas pour Richard ! il est libre, libre de respirer cet air vivifiant, de marcher sur cette splendide terre ; libre de chercher pour le livrer à la justice, le meurtrier de son oncle.

Dans le silence de la nuit le train express entre avec fracas dans la gare d’Euston Square ; Richard et Gus s’élancent hors de la station et sautent dans un cab. Même Londres enfumée, et endormie sous les rayons de la lune, paraît magnifique aux yeux de Dick le Diable, tandis qu’ils traversent bruyamment les rues solitaires, en se dirigeant vers leur destination.