La Trace du serpent/Livre 5/Chapitre 04

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 164-172).

CHAPITRE IV.

LE CAPITAINE, LE CHIMISTE ET LE LASCAR.

Dans le salon d’une maison située dans une petite rue débouchant sur Regent Street sont réunies trois personnes, dans la matinée du jour qui a suivi l’aventure de l’Opéra. Il serait presque difficile de se figurer trois personnes plus dissemblables entre elles que celles qui composent ce petit groupe. Sur un sofa, près de la croisée ouverte, par laquelle arrivent dans l’intérieur les brises de l’automne, en passant par-dessus des caisses de fleurs couvertes de la poussière de Londres, repose un gentleman dont le visage bronzé et barbu, le cachet militaire même de son costume négligé du matin, annoncent être un militaire. Elle est vraiment belle la figure de ce militaire, quoique tout à fait brunie par le soleil des tropiques, et recouverte en majeure partie par une moustache et une barbe noires qui voilent en quelque sorte l’expression de sa bouche, et dénaturent le caractère individuel de sa figure. Il est occupé à fumer une pipe à long tuyau de merisier, dont le fourneau repose sur le parquet. À une courte distance du sofa sur lequel il est étendu, un domestique indien est assis sur le tapis et surveille le fourneau de la pipe, prêt à le remplir quand il est épuisé, et il lance de temps en temps un regard sur le grave visage de l’officier, ayant un air d’affection profonde dans ses yeux noirs et doux.

Le troisième personnage, dans le petit salon, est un homme pâle, maigre, ayant l’air d’un savant ; il est assis devant un bureau placé dans un angle éloigné de la croisée, au milieu de papiers et de livres qui sont entassés en piles irrégulières sur le plancher autour de lui. Livres et papiers étranges ! des cartes mathématiques portant des figures comme jamais peut-être n’en imaginèrent Newton et Laplace ; des volumes aux reliures mangées par les vers, écrits dans des langues étrangères, depuis de longues années mortes et oubliées ; mais tout cela paraît familier à cet homme pèle, dont les lunettes bleues sont penchées sur de grossiers caractères arabes, qu’il lit avec ardeur et avec autant d’intérêt qu’une jeune pensionnaire dévore le dernier roman paru. Par intervalles, il griffonne quelques figures, un signe algébrique, ou une phrase en arabe sur le papier qui est devant lui, puis s’acharne de nouveau sur le livre, ne levant jamais les yeux sur le fumeur ni sur le domestique indou. Bientôt le militaire, après avoir livré sa pipe à l’Indien pour la remplir, rompt le silence.

« Ainsi donc le grand monde de Londres, aussi bien que celui de Paris, commence à croire en vous, Laurent, » dit-il.

Le savant relève la tête de sur son ouvrage, et tournant ses lunettes bleues vers le fumeur, dit avec son ancienne et impassible manière :

« Comment feraient-ils autrement quand je leur dis la vérité ? Ceux-là (il montre la pile de livres et de papiers à côté de lui) ne se trompent pas ; ils demandent seulement à être bien interprétés. Je me suis quelquefois mépris ; je n’ai jamais été trompé.

— Vous établissez des distinctions subtiles, Blurosset.

— Pas du tout : si j’ai commis des erreurs dans le cours de ma vie, elles ont été causées par ma seule ignorance et par mon impuissance à bien comprendre le sens de ces ouvrages. Je vous répète qu’ils ne trompent pas.

— Mais en comprendrez-vous toujours bien le sens ? Sonderez-vous toujours les véritables profondeurs de cet abîme ténébreux de la science des anciens jours ?

— Oui, je suis dans la bonne voie ; je demande seulement à vivre assez pour arriver à la fin.

— Et alors ?

— Alors, il sera dans le cercle de ma propre volonté de vivre à jamais.

— Fi donc ! la vieille histoire, la vieille illusion ! Quelle chose étrange que les plus sages sur cette terre aient été dupes de cette idée !

— Assurez-vous que c’est une illusion avant de dire qu’ils en ont été dupes, capitaine.

— Vraiment, mon cher Blurosset, Dieu me garde de discuter avec un homme aussi instruit que vous sur un sujet aussi obscur. Je suis mieux sur mon terrain lorsque je soutiens un fort contre les Indiens, qu’à soutenir un argument contre le Grand Albert. Vous, néanmoins, persistez-vous toujours dans la croyance que ce fidèle Mujeebez que voici est d’une manière quelconque lié à ma destinée ?

— J’y persiste.

— Et cependant, c’est vraiment singulier, quels liens peuvent exister entre nous, dont les positions et les aptitudes sont si différentes ?

— Je vous dis de nouveau qu’il sera un instrument pour confondre vos ennemis.

— Vous savez qui ils sont, ou plutôt qui il est ? Je n’ai qu’un ennemi.

— Pas deux, capitaine ?

— Non, pas deux, non, Blurosset. Il n’en existe qu’un seul, sur lequel je voudrais assouvir une terrible et mortelle vengeance.

— Et pour l’autre ?

— Pitié et pardon ! Ne parlez pas de cela ; il y a des choses que, même aujourd’hui, je ne me sens pas la force d’entendre, et celle-là en est une.

— L’histoire de votre fidèle Mujeebez est une histoire bien singulière, n’est-ce pas ? demanda le savant, abandonnant ses livres et s’approchant de la croisée.

— Très-singulière ! Son maître, un Anglais avec qui il vint de Calcutta, et à qui il était sincèrement attaché.

— Oh ! oui, je lui étais attaché, dit l’Indien en très-bon anglais, mais avec un accent étranger très-prononcé.

— Ce maître, un riche nabab, fut assassiné dans la maison de sa sœur par son propre neveu.

— Horrible et contre nature !… Le neveu fut-il pendu ?

— Non ; le jury rapporta un verdict de folie ; il fut envoyé dans une maison de fous où, sans doute, il est encore. Mujeebez n’était pas présent au procès, il avait échappé à la mort par miracle ; car le meurtrier, en entrant dans la petite chambre où il dormait, et en le trouvant en train de se lever, lui avait donné sur la tête un coup qui le mit pendant quelque temps dans un très-dangereux état.

— Et vîtes-vous la figure du meurtrier, Mujeebez ? demanda M. Blurosset.

— Non, sahib. Il faisait nuit, je ne pouvais rien voir ; le coup m’étourdit ; quand je recouvrai mes sens, j’étais dans un hôpital où je restai pendant des mois. Le choc avait produit ce que les médecins appellent une fièvre nerveuse ; pendant très-longtemps je fus absolument incapable de travailler ; quand je quittai l’hôpital, je n’avais pas un ami dans le monde ; mais la bonne dame, la sœur de mon pauvre maître assassiné, me donna de l’argent pour retourner dans l’Inde, où je fus quelque temps le kitmutghar d’un colonel anglais dans la famille duquel j’appris la langue, et que je ne quittai que pour entrer au service du bon capitaine. »

Le bon capitaine pose sa main d’une manière affectueuse sur la tête de son domestique, coiffée d’un turban blanc, avec le geste tout à fait protecteur avec lequel il aurait caressé un chien fidèle et favori.

« Ensuite, vous m’avez sauvé la vie, Mujeebez, dit-il.

— Je serais mort pour vous la sauver, sahib, répondit l’Indou ; une bonne parole pénètre profondément dans le cœur d’un Indien.

— Et il n’y avait aucun doute sur la culpabilité de ce neveu ? demanda Blurosset.

— Je ne puis le dire, sahib. Je ne connaissais pas la langue anglaise alors ; je ne pus rien comprendre de tout ce qu’on me dit, excepté que le neveu de mon pauvre maître n’avait pas été pendu, mais qu’il avait été enfermé dans une maison de fous.

— Le vîtes-vous, ce neveu ?

— Oui, sahib, le soir avant le meurtre. Il vint dans la chambre avec mon maître, quand je me retirais pour me coucher ; je ne le vis qu’une minute, car je quittais la pièce comme ils entraient.

— Le reconnaîtriez-vous ? demanda le savant.

— N’importe où, sahib. C’était un beau jeune homme aux yeux d’un brun clair et au sourire franc ; il n’avait pas l’air d’un assassin.

— C’est presque une règle sûre pour se méfier, n’est-ce pas, Laurent ? demanda le capitaine avec un amer sourire.

— Je ne sais ! Un cœur plein de noirceur trace sur la plus belle figure des lignes étranges, qui sont significatives pour un observateur attentif.

— Maintenant, dit l’officier en se levant et déposant sa pipe entre les mains de son vigilant domestique ; maintenant, à ma promenade à cheval du matin, et vous aurez la place libre pour vos scientifiques visiteurs, Laurent.

— Vous n’irez pas où vous rencontreriez probablement…

— Quelqu’un que je connais ? non, Blurosset. Plus le chemin est solitaire et plus je l’aime. Il me manque les jungles épaisses et la chasse au tigre, n’est-ce pas, Mujeebez ? Cela nous manque ; ne regrettes-tu pas les chasses d’autrefois dans l’Inde ? »

Les yeux de l’Indou s’illuminent, tandis qu’il répond vivement :

« Oh ! oui, sahib. »

Le capitaine Lansdown, c’est le nom de l’officier, est d’origine française ; il parle parfaitement l’anglais, mais cependant il a un léger accent étranger. Il s’est distingué par un courage et des talents militaires merveilleux dans le Punjaub, et est venu passer en Angleterre un congé temporaire. Il est singulier qu’une si grande amitié puisse exister entre ce militaire impétueux, n’aimant que le danger, et le savant français, Laurent Blurosset, chimiste et pseudo-magicien, mais qu’elle existe, est chose tout à fait évidente : ils vivent dans la même maison, sont tous les deux servis par Egerton et le domestique indien de Lansdown, et sont constamment ensemble. Les exploits du capitaine dans l’Inde l’ont mis à la mode à Londres ; mais on le voit rarement dans ces cercles brillants, dans lesquels il a ses entrées, alléguant pour excuse sa santé délabrée, en réponse aux invitations sans nombre des duchesses et des comtesses.

Laurent Blurosset aussi, après avoir été le savant à la mode à Paris, fait rage en ce moment à Londres. Il est rare, cependant, qu’il passe le seuil de sa porte, quoique sa présence soit ardemment désirée dans des réunions scientifiques, où l’opinion est encore divisée, néanmoins, pour savoir s’il est un charlatan ou un grand homme. Les matérialistes rient de mépris, les spiritualistes croient. Son désintéressement, en tout cas, parle en faveur de sa sincérité : il ne veut accepter d’argent d’aucun de ses nombreux visiteurs ; il veut bien leur rendre service, dit-il, s’il le peut, mais il ne veut pas vendre la sagesse du Tout-Puissant. C’est une chose trop grande et trop solennelle pour en faire un objet de trafic. Ses découvertes en chimie l’ont rendu suffisamment riche, et il peut se permettre de rechercher la science dans le seul espoir de trouver la vérité pour récompense. Il ne demande pas de rémunération plus élevée que la gloire de découvrir la lumière qu’il cherche. Laissons-le donc à ses visiteurs impatients et curieux, tandis que le capitaine traverse lentement à cheval Oxford Street, en se dirigeant vers Edgeware Road, d’où il s’élance dans la campagne.