La Trace du serpent/Livre 6/Chapitre 02

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 264-276).

CHAPITRE II.

RAYMOND DE MAROLLES SE MONTRE PLUS FORT QUE TOUT BOW STREET.

« Et ainsi, monsieur de Marolles, dit le marquis comme Raymond fermait la porte sur le groupe d’individus qui se retiraient dans l’antichambre, et que les deux gentlemen restaient complètement seuls, ainsi vous avez (par quels moyens, je suis bien loin, certes, de vouloir chercher à les deviner) réussi à être informé de quelques antécédents de votre très-humble serviteur.

— De quelques antécédents… Pourquoi ne pas dire de tous les antécédents, monsieur de Cévennes ?

— C’est comme vous voudrez, mon cher jeune ami, » réplique le marquis.

Il semble réellement devenir tout à fait affectueux pour Raymond, mais en le prenant de haut, d’une manière protectrice et superbe, quelque chose des façons distinguées de Méphistophélès envers un docteur Faust de grande espérance.

« Puisque vous possédez ces renseignements, puis-je vous demander quel usage vous avez l’intention d’en faire ? Dans ce siècle utilitaire, toute chose est destinée à servir, tôt ou tard. Vous proposez-vous d’écrire ma biographie ? Elle ne sera pas intéressante, dans l’époque où nous vivons. Hélas ! nous ne sommes pas assez fortunés pour vivre sous la Régence, et il n’y a pas aujourd’hui beaucoup de biographies intéressantes. Suivez mon conseil, et si vous voulez l’écrire malgré tout, donnez-lui la forme d’un roman sentimental ; entrelardez-la de beaucoup de platonisme et d’athéisme, intitulez-la : Lui, et elle se vendra peut-être.

— Mon cher marquis, je n’ai réellement pas le temps d’écouter ce qui serait considéré, je n’en doute pas, dans le faubourg Saint-Germain, comme très-brillant et très-spirituel. J’ai à vous dire deux ou trois choses indispensables, et l’espèce de gens qui sont en ce moment à m’attendre hors de cette porte sont de nature à s’impatienter.

— Ah ! vous avez de l’expérience ; vous connaissez leurs mœurs et coutumes. Oui, ils sont impatients, murmura le marquis d’un air rêveur ; ils vous mettent dans des lieux en pierre comme si vous étiez du charbon, et derrière des barreaux comme si vous étiez des curiosités zoologiques, puis ils vous pendent. Ils vous font lever à une heure absurde du matin, et vous amènent sur une grande place, et là vous font tomber par un trou comme si vous étiez un penny jeté dans une tirelire ; et il y a d’autres gens qui se lèvent pour voir exécuter tout cela. Et cependant il y a encore des personnes qui prétendent que l’époque du roman est passée !

— Monsieur de Cévennes, ce que j’ai à vous dire se rapporte à votre mariage.

— Mon mariage ? Supposez que j’affirme que je n’ai jamais été marié, mon aimable ami.

— Je vous expliquerai alors, monsieur, que je ne suis pas seulement informé de toutes les circonstances de votre mariage, mais que je suis, en outre, possesseur d’une preuve de ce mariage.

— Supposons qu’un semblable mariage ait existé, ce que je suis prêt à nier ; il ne pourrait y avoir que deux preuves : les témoins et le certificat.

— Les témoins sont morts, monsieur, dit Raymond.

— Alors cela réduit les preuves possibles à une seule : le certificat.

— Non, monsieur, il pourrait y avoir une autre preuve du mariage.

— Et elle serait ?

— Le rejeton de celui-ci. Vous eûtes deux fils de ce mariage, monsieur. L’un de ces fils est mort il y a huit ans.

— Et l’autre ? demanda le marquis.

— Vit encore. J’aurai quelque chose à dire sur lui tout à l’heure.

— C’est un sujet auquel je ne prends aucune espèce d’intérêt, dit le marquis se renversant dans son fauteuil, et s’absorbant encore une fois dans la contemplation du Marc Antoine. Je puis avoir été marié, ou je puis ne pas avoir été marié ; il ne vaut pas la peine que je vous nie maintenant ce fait, parce que si je vous l’avoue, je puis naturellement le nier une minute après avoir passé le seuil de cette porte. Je puis avoir eu des fils ou je puis ne pas en avoir eu ; je n’ai aucune envie d’entendre parler d’eux, et quelque chose que vous puissiez avoir à me dire sur leur compte, c’est, à ce qu’il me semble, tout à fait étranger à la question actuelle, qui consiste purement, pour vous, à aller en prison pour faux, ou à ne pas aller en prison pour faux ; mais ce que j’ai de plus pressé à vous recommander, mon très-cher jeune ami, c’est de vous laisser tranquillement mettre les menottes, de monter dans le cab et de partir. Cette détermination, au moins, met fin à l’affaire, et… oh ! quel incomparable soulagement elle apporte avec elle. J’ai toujours envié Noé, flottant dans son grand bateau ; pas de livres nouveaux ; pas de chambres du parlement ; pas de parents pauvres ; pas de journal le Times et pas de taxes universelles, comme si nous étions universels, comme dit M. Carlyle ; abondamment à manger, toute chose ayant un but. Et ce fou de Noé n’avait pas besoin de dépêcher la colombe hors de l’arche, et de remettre tout en question. Oui, il a tout remis en question, cet absurde Noé. De cette manière, cab, menottes, faux, longue conversation et gens de la police à cette porte, tout cela aurait pu être évité, si Noé avait gardé la colombe dans l’intérieur de son arche.

— Si vous voulez m’écouter, monsieur le marquis, et garder vos réflexions philosophiques pour un temps plus convenable, nous aurons quelque chance d’arriver à nous comprendre brièvement… Un de ces deux fils jumeaux vit encore.

— Allons, positivement, voilà l’ancien sujet revenu sur le tapis. Nous n’avançons pas.

— Vit encore, dis-je. Quel qu’il soit, monsieur de Cévennes, quelle que puisse avoir été sa vie accidentée, la culpabilité et la misère de cette vie retombent tout entières sur votre tête. »

Le marquis fait avec cette tête mise en question un geste presque imperceptible, comme s’il rejetait au loin ce fardeau moral et paraissait soulagé par ce procédé.

« Ne soyez pas mélodramatique, remarque-t-il avec douceur. Ce n’est pas ici la Porte-Saint-Martin, et il n’y a point de public dans les galeries pour vous applaudir.

— Cette vie coupable et cette misère, dis-je, pèsent sur votre tête. Quand vous épousâtes celle que vous avez abandonnée à la faim et au désespoir ; vous l’aimiez, je suppose ?

— J’ose affirmer que je l’aimais ; je sais que je lui ai dit : « Pauvre petite créature ! »

— Et quelques mois après votre mariage, vous étiez fatigué d’elle, comme vous l’auriez été de tout autre jouet ?

— Comme je l’aurais été de tout autre jouet. Pauvre chère enfant, elle était mortellement ennuyeuse, ses parents aussi. Ciel et terre ! quels parents ! Ils étaient considérés comme des êtres humains à Slopperton, mais il était prudent de les tenir éloignés de Paris, car là on les eût très-positivement placés au Jardin des Plantes, et assurément, dit le marquis d’un air pensif, derrière les barreaux d’une cage, taquinés par les gamins, qui leur auraient jeté des gâteaux, ils eussent été tout à fait amusants.

— Vous fûtes complètement satisfait que cette malheureuse fille partageât votre pauvreté ; mais à l’heure de la prospérité…

— Je l’abandonnai sans hésiter. Voyez vous-même, monsieur de Marolles, quand j’épousai cette jeune personne, que vous vous obstinez à tirer de sa tombe (pauvre fille, elle est morte, sans aucun doute, depuis ce temps, d’une façon extrêmement dramatique), j’étais un jeune homme sans un penny dans le monde, et avec de très-faibles espérances de jamais en posséder un seul ; je parle au figuré, bien entendu. Je crois que les hommes de mon tempérament et de ma complexion ne sont pas très-sujets à cette épidémie générale que l’on appelle l’amour. Mais autant qu’il était en mon pouvoir d’aimer quelqu’un, j’aimai cette petite fille de manufacture. J’avais coutume de la rencontrer lorsqu’elle allait à son travail et qu’elle en revenait, comme j’allais et revenais du mien, et nous fîmes connaissance. Elle était charmante, naïve et jolie ; j’étais très-jeune, et j’ai à peine besoin de le dire, extrêmement stupide, et je l’épousai. Nous n’étions pas mariés depuis six mois que cet abominable Corse mit dans sa tête d’abdiquer, et je fus rappelé en France pour faire mon apparition aux Tuileries, en qualité de marquis de Cévennes. Maintenant, ce que j’ai à dire, le voici : si vous avez envie de chercher querelle à quelqu’un, cherchez querelle à ce Corse ; car s’il n’avait jamais signé son abdication à Fontainebleau (ce qu’il fit, soit dit en passant, d’une façon très-mélodramatique ; je suis en relations avec certaines gens à l’esprit faible, qui ne peuvent lire la description de cet événement sans verser des larmes), je n’aurais jamais abandonné ma pauvre petite femme anglaise.

— Le marquis de Cévennes ne pouvait donc ratifier le mariage de l’obscur professeur de français et de mathématiques ? demanda Raymond.

— Si le marquis de Cévennes avait été riche, il aurait pu agir ainsi ; mais la Restauration, qui me rendit mon titre et l’unique château (mes ancêtres en avaient plusieurs) que les Jacobins n’eussent pas brûlé jusqu’aux fondations, ne me rendit pas la fortune que la Révolution avait dévorée. J’étais pauvre ; une seule voie m’était ouverte, un riche mariage ; l’opulente veuve d’un général bonapartiste vit et admira votre humble serviteur, et la destinée de ma pauvre petite femme fut décidée. Pendant plusieurs années, j’envoyai régulièrement de l’argent à sa vieille mère, une horrible femme qui connaissait mon secret. Elle n’eut par conséquent aucun motif de mourir de faim, monsieur de Marolles. Et maintenant puis-je me permettre de vous demander quel intérêt vous avez dans cette affaire, pour que vous insistiez à me rappeler ces très-désagréables circonstances, et particulièrement en ce moment ?

— Il est une question que vous ne m’adressez pas, monsieur le marquis.

— Vraiment, et quelle est-elle ? demanda le marquis.

— Vous paraissez être fort peu curieux de connaître le sort de votre fils survivant.

— Je parais fort peu curieux, mon jeune ami ; je suis fort peu curieux. J’ose espérer que c’est un très-digne individu ; mais je n’ai pas la moindre inquiétude sur son sort, car s’il ressemble le moins du monde à son père, il y a très-peu à douter qu’il n’ait pris parfaitement soin de lui. Les de Cévennes ont toujours pris soin d’eux-mêmes ; c’est un trait de famille.

— Il s’est montré digne de cette famille alors. On le jeta dans une rivière, mais il ne s’y noya pas ; il fut placé dans une maison de refuge et élevé comme un pauvre, mais par la force de sa volonté et le secours de son intelligence, il se tira d’embarras et se fraya un chemin dans le monde ; il se fit, ce que son père avait été avant lui, professeur dans une pension ; il se fatigua de cette position comme son père, et quitta l’Angleterre pour venir à Paris ; à Paris, suivant l’exemple de son père, il épousa une femme qu’il n’aimait pas, pour l’amour de sa fortune ; il devint maître de cette fortune, et jusqu’à ce jour même il a surmonté tous les obstacles et triomphé de toutes les difficultés. Votre fils unique, monsieur de Cévennes, le fils dont vous avez abandonné la mère, le fils que vous avez abandonné à la faim, au vol, à la noyade ou à la potence, à mendier dans les rues, à mourir dans un ruisseau, dans un hôpital ou dans une prison, a vécu et a traversé toutes ces misères pour se trouver face à face avec vous aujourd’hui et pour vous dire que pour tous ses malheurs et pour ceux de sa mère avec toute l’énergie d’une âme que ces malheurs ont plongée dans le crime, il vous exècre !

— Ne vous emportez pas, dit gracieusement le marquis. Ainsi, vous êtes mon fils. Sur ma parole, j’ai pensé tout le temps que vous étiez quelque chose de ce genre, car vous êtes un consommé coquin. »

Pour la première fois dans sa vie, Raymond se sent battu par ses propres armes ; contre le sang-froid du marquis, le torrent de ses paroles furieuses se brise comme la mer se brise sur un rocher, et fait aussi peu d’impression.

« Et quoi alors ? dit le marquis, puisqu’il paraît que vous êtes mon fils, que me voulez-vous ?

— Vous devez me sauver, monsieur, dit Raymond d’une voix rauque.

— Vous sauver ! mais, mon digne ami, comment vous sauver ? vous sauver du cab et des menottes ? Si je sors trouver ces gens, et leur dis : « C’est mon fils ; soyez assez bons pour renoncer au cab et aux menottes ; » ils riront de moi. Ils sont terriblement positifs ces gens-là. Que faut-il faire ?

— Seulement ceci, monsieur : il faut que je m’échappe de cet appartement ; cette croisée donne dans le jardin, du jardin aux écuries, des écuries dans une rue écartée, et de là…

— Ne pensez pas que vous puissiez arriver là. Je doute réellement que vous puissiez y arriver. Il y a un policeman qui monte la garde dans ce jardin. »

Raymond sourit ; il a recouvré sa présence d’esprit devant la nécessité d’agir ; il ouvre un tiroir dans une tablette de la bibliothèque, et sort un pistolet à vent, on dirait un joujou élégant.

« Je vais tirer sur cet homme, dit-il.

— Alors je donne l’alarme. Je ne veux pas être impliqué dans un meurtre. Bonté du ciel ! le marquis de Cévennes impliqué dans un meurtre. Ce serait le sujet des conversations de tout Paris pendant un mois.

— Il n’y aura pas de meurtre, monsieur, je ferai feu sur cet homme de cette croisée, et le blesserai au genou ; il tombera, s’évanouira très-probablement de douleur, et ne s’apercevra pas par conséquent si je traverse le jardin ou non ; vous donnerez l’alarme et direz aux hommes qui sont en dehors que j’ai échappé par cette croisée et par la porte qui est là-bas, ils me poursuivront dans cette direction, tandis que j…

— Vous ferez quoi ?

— Sortirai par la grande porte comme doit faire un gentleman. Je ne suis pas sans m’être préparé à un événement comme celui-ci. Chaque pièce dans cette maison a une communication secrète avec la pièce voisine. Il n’existe qu’une seule porte dans cette bibliothèque, selon les apparences, et ils la gardent soigneusement. »

Tout en parlant il ouvre doucement la croisée, fait feu sur l’homme dans le jardin, celui-ci tombe en poussant seulement un gémissement. Comme Raymond l’a prédit, il s’évanouit de douleur.

Avec la rapidité de l’éclair, il ouvre la fenêtre avec fracas, lance le pistolet à l’extrémité la plus éloignée du jardin, enlève le chapeau du marquis de la chaise où il est posé, presse du doigt le dos de la reliure dorée d’un volume de Gibbon : un panneau étroit de la bibliothèque s’ouvre intérieurement et découvre une porte conduisant dans l’appartement voisin, qui est la salle à manger. Cette porte est faite d’après un principe particulier, et tandis qu’il la pousse pour sortir, elle se ferme derrière lui.

C’est l’affaire d’une seconde, et comme les officiers de police, alarmés par le bruit de l’ouverture de la croisée, se précipitent dans le cabinet, le marquis donne l’alarme.

« Il a échappé, dit-il, par la croisée ; il a blessé votre agent et passé par cette porte ; il ne peut avoir vingt mètres d’avance, vous le reconnaîtrez facilement, il n’a pas de chapeau.

— Arrêtez ! s’écrie l’officier de police. Ceci peut être un piège ; il peut avoir fait le tour pour sortir par la grande porte ; allez et veillez, Johnson. »

Un peu trop tard pour cette précaution. Au moment où les officiers de police se précipitaient dans la bibliothèque, Raymond traversait la salle à manger, sortait par la porte donnant sur la rue et s’élançait dans le cab même qui attendait pour le conduire en prison.

« Cinq livres, si vous arrivez pour l’express de Liverpool, dit-il au cocher.

— C’est entendu, soit ! répliqua ce digne citoyen, en clignant de l’œil. J’ai conduit beaucoup de gens comme vous, et ce sont encore les voyageurs qui payent le mieux et c’est une bonne fortune pour un pauvre diable travaillant dur, à qui les vieilles ladies avec leurs paniers et leurs parapluies regrettent de donner huit pence par mille. »

Et il descend au galop Upper Brook Street et traverse Hanover Square, tandis que les gens de la police, aidés par le docteur Tappenden et l’obligeant marquis, font des recherches dans les écuries et dans les bâtiments adjacents. Chose étrange, ils ne peuvent obtenir aucun renseignement des cochers et des palefreniers sur un gentleman sans chapeau, qui doit avoir passé par les écuries environ trois minutes auparavant.