La Tradition constitutionnelle en France de 1789 à 1863

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La Tradition constitutionnelle en France de 1789 à 1863
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 37-61).
LA
TRADITION CONSTITUTIONNELLE
EN FRANCE DE 1789 A 1863

La révolution française a peut-être moins à se plaindre des hommes qui l’ont compromise par leurs fautes que des historiens qui ont prétendu transformer ces fautes en services. De dangereux apologistes se sont efforcés d’établir une étroite solidarité entre les idées proclamées à cette époque et les violences qui en déterminèrent le triomphe. De là l’alternative imposée aux générations futures de tout accepter dans ce terrible drame comme légitime, ou de tout y répudier comme odieux. L’école monarchique dont M. de Bonald fut le chef, considérant l’œuvre de 89 comme incompatible avec les lois naturelles des sociétés humaines, n’admet pas que des doctrines radicalement fausses puissent profiter même indirectement aux nations. L’école démagogique maintient d’un autre côté que, dans la lutte à mort engagée pour la conquête du droit nouveau, les moyens, ne pouvant être séparés du but, restaient couverts par l’inviolabilité départie à toutes les œuvres nécessaires. Aux yeux des uns, la révolution fut donc maudite jusque dans le bien; aux yeux des autres, elle demeura consacrée jusque dans le mal.

Cependant les publicistes qui ont cherché des excuses pour tous ses grands attentats n’en ont pas su trouver pour ses petites fautes. Les hésitations assez naturelles de la France au milieu d’épreuves redoutables, ses temps d’arrêt sur une route semée d’écueils, n’ont obtenu de leur part ni indulgence ni merci. Ils n’ont pas compris que la nation avait pu, sans abjurer ses espérances, se dérober par certaines inconséquences dans la conduite aux périls que semblait lui préparer une logique inflexible. Chaque fois qu’il est arrivé au pays de demander à un pouvoir énergique un abri momentané contre l’anarchie, soit qu’il en eût subi ou qu’il en redoutât l’étreinte, on a transformé ces concessions passagères, inspirées par le soin de ses intérêts ou par le souci de son repos, en désaveu solennel de ses principes. En signalant ces défaillances, les dévots de la démocratie ont pris d’ailleurs grand soin de les imputer toujours à l’égoïsme des classes élevées. Ces fiers prophètes écrivaient encore en 1851 que, si la bourgeoisie corrompue par l’éducation, la fortune et le monopole électoral, était en France capable de tout, on n’y verrait jamais les masses, inspirées par une sorte d’instinct divin, s’incliner sous le despotisme pour voiler, ne fût-ce qu’un jour, la statue de la liberté !

J’ignore si l’on persiste dans ses admirations et dans ses haines. Quoi qu’il en soit, il appartient aux hommes demeurés étrangers aux unes comme aux autres de rétablir sur l’esprit de la révolution française et sur la permanence de ses aspirations politiques la vérité, défigurée par l’esprit de secte. Si l’on porte quelque liberté d’esprit dans l’appréciation des faits innombrables écoulés depuis les élections pour les états-généraux en 1789 jusqu’aux récentes élections de 1863, on se convaincra que nos pères n’avaient pas, sur les questions constitutionnelles aujourd’hui controversées, un avis fort différent du nôtre, et que les vœux sont restés les mêmes dans des conditions et sous des formules très différentes. La France a manqué de courage plutôt que de persévérance dans ses opinions; elle a moins changé d’avis que d’attitude, et lorsqu’on néglige les apparences pour aborder le fond des choses, on arrive bien vite à se convaincre que ce pays s’est donné plus de mouvement qu’il n’a parcouru de chemin. Rechercher ce qu’il a toujours souhaité est peut-être la voie la plus sûre pour pénétrer ce qu’il souhaite encore. Il y a sur ce point-là, dans l’histoire de nos soixante-dix dernières années, une tradition dont la puissance serait irrésistible, si elle était mieux connue. Ne permettons pas qu’on la méconnaisse, ne souffrons pas surtout qu’on la divise. Quod semper, quod ubique, quod ab omnibus : il faudrait appliquer cette règle-là en matière de liberté comme en matière de témoignage. Rappelons donc ce que voulaient et ce que demandaient nos pères, afin de nous confirmer nous-mêmes dans la conscience de notre droit, et voyons si les faits aujourd’hui accomplis sont incompatibles avec les vœux consacrés par l’autorité de trois générations.


I

Complément du travail accompli par les siècles au sein de l’Europe chrétienne, la révolution française fut une œuvre purement politique, malgré les efforts puérils tentés afin de transformer le Jeu de Paume en Sinaï et de déguiser Mirabeau en Moïse. Les premiers instigateurs du mouvement de 89, professant les opinions religieuses les plus opposées, n’eurent jamais la prétention d’apporter au monde une solution nouvelle des grands problèmes élucidés par le christianisme. Si d’implacables passions firent pénétrer la révolution dans la sphère, des consciences, qu’elle avait déclarée inviolable, cette ingérence vint signaler la première et la plus périlleuse violation de ses principes. Les deux cents curés qui décidèrent la victoire de l’assemblée nationale par leur réunion aux députés du tiers-état après la déclaration royale du 23 juin ne soupçonnaient pas qu’en prêtant le serment de donner une constitution à la monarchie, ils protestaient contre la chute d’Adam, et qu’ils préparaient, comme cela a été doctement démontré, la réhabilitation de la chair, depuis dix-huit siècles opprimée par l’esprit!

Mais si l’œuvre de 89 ne revêtit aucun caractère dogmatique, elle eut certainement une portée morale qui ne s’était révélée dans aucun autre événement. Ni les luttes de la suzeraineté royale contre la féodalité, ni celles des grands municipes de l’Italie n’avaient soulevé durant le moyen âge de questions où le sort du monde se trouvât aussi profondément engagé. Dans les temps modernes, les conflits de la couronne et de l’aristocratie britanniques n’avaient en dehors de l’Angleterre remué aucune passion ni suscité aucune espérance; enfin, quoique la récente insurrection de l’Amérique eût éveillé de généreuses ardeurs dans la jeune noblesse française, l’humanité tout entière ne pouvait associer son avenir à la cause de ces planteurs, aussi résolus à maintenir l’esclavage dans leurs domaines qu’à se séparer de la mère-patrie.

Il appartenait à la race la plus logique dans ses idées, la plus capable de se dévouer pour leur triomphe, de préparer l’avènement d’une pensée assez sympathique pour être comprise de tous les peuples, assez puissante pour renouveler la face du monde. Constituées par la conquête, composées de races juxtaposées sans être encore confondues, les vieilles sociétés européennes étaient appelées à suivre de loin la France dans les applications de cette rigoureuse géométrie sociale qu’une génération pleine de confiance faisait succéder tout à coup au régime fondé sur les accidens de l’histoire. Instituer par l’élection une vaste hiérarchie mobile, donner au pour, voir la volonté nationale pour titre, la publicité pour moyen, les citoyens les plus éclairés pour agens et pour contrôleurs, — sur ces deux bases s’éleva l’œuvre fondée par nos devanciers et continuée par nous-mêmes. S’ils rencontrèrent devant eux beaucoup de difficultés qui nous sont épargnées, ils n’eurent jamais à défendre l’intégrité de leur pensée contre ceux qui semblent aujourd’hui vouloir l’embrasser pour l’étouffer. On n’estimait pas possible, aux premiers temps de la révolution, de diviser les termes moralement inséparables du même problème en appliquant l’égalité dans l’ordre civil sans la liberté dans l’ordre politique. Nul ne songeait à constituer une grande démocratie sur une sorte de dictature populaire en refusant à la société ainsi façonnée tout moyen pour se hiérarchiser elle-même par l’autorité des lumières, le prestige naturel des grands services et des grandes renommées. Ce n’était pas afin de substituer au régime de Versailles celui de Constantinople que la France prodiguait alors son âme et son sang.

On calomnie dans sa tombe cette noble génération, lorsqu’on laisse entendre qu’elle aurait fait bon marché de l’intervention du pays dans ses propres affaires, si l’on avait concédé tout d’abord à sa vanité l’abolition des privilèges qui séparaient les diverses classes de citoyens. La nuit du 4 août ne termina point la révolution, quoiqu’une heure d’entraînement, digne de tous les respects de l’histoire, eût renversé du même coup, avec les anciennes barrières entre les trois ordres, les distinctions les plus naturelles entre les familles et les particuliers. Parce que MM. de Montmorency avaient consenti à s’appeler MM. Bouchard, et que Louis XVI avait rendu hommage à la souveraineté nationale, personne dans l’assemblée constituante n’imagina possible de remettre sans contrôle le gouvernement de la France au royal représentant qui reconnaissait tenir de la nation son titre et sa puissance. Avec quelle indignation le pays n’aurait-il pas accueilli l’idée de faire suivre la proclamation de sa propre souveraineté de celle de son abdication! Ces temps orageux furent féconds en grands crimes; mais la honte de ressusciter les maximes qui rencontraient faveur sous Tibère leur a été épargnée. Il me semble entendre Mirabeau et Barnave faisant rentrer sous terre les théories d’un certain césarisme. Je crois voir ces illustres morts, sans en séparer ni les Mounier, ni les Lally, ni les Cazalès, se soulevant à la seule pensée d’assigner la date la plus honteuse de l’histoire pour le terme définitif du grand mouvement dont ils furent les victimes, sans en avoir jamais été les calomniateurs. Aux assertions émises de notre temps par quelques publicistes de la démocratie autoritaire (c’est ainsi, je crois, qu’ils se qualifient), ils auraient tous répondu qu’en affrontant la tempête où la plupart d’entre eux laissèrent leur vie, ils aspiraient surtout à créer pour leur pays des mœurs publiques en le provoquant à intervenir dans ses propres affaires par l’action permanente de sa pensée. Une telle intervention peut seule en effet élever les esprits et les cœurs, car elle associe au respect du droit d’autrui l’instinct salutaire de la responsabilité. Le plantureux régime de la stabulation, lors même que le troupeau aurait acquis le droit de choisir son berger, ne saurait valoir pour une nation à quelque prospérité qu’il la conduise, l’usage quelquefois hasardeux, mais toujours moralisateur, de sa propre liberté. Assignez telle origine qu’il vous plaira au pouvoir absolu, substituez le texte d’un plébiscite au dogme de la légitimité : si le pouvoir demeuré sans frein contre ses propres entraînemens, ces formules ne changeront rien au fond des choses, et la nature humaine persistera en dépit des théories. Louis XIV et Napoléon Ier, encore que leur puissance émanât d’un principe contraire, ont rencontré les mêmes tentations et fait échouer leur pays sur les mêmes écueils.

Les cahiers des bailliages attestent avec quelle impatience la France, qui avait peut-être plus souffert du gouvernement des grands princes que de celui des princes médiocres, attendait l’organisation définitive d’un pouvoir inspiré par la pensée du pays et contrôlé par ses légitimes représentans. La lecture de ces importans témoignages démontre que les désaccords naturels entre trois ordres sauvegardant des intérêts différens n’affectaient pas l’unanimité des vœux touchant les principes généraux de la future constitution politique. C’est ainsi par exemple que la doctrine de l’inviolabilité royale et de la responsabilité ministérielle est exposée dans les cahiers des trois ordres, et plus spécialement dans ceux de la noblesse, avec une insistance et une précision qui donnent aux rédacteurs de ces documens une avance singulière sur certains publicistes de la démocratie contemporaine. Enfin la liberté de la presse est envisagée par la plupart des bailliages comme l’instrument nécessaire de tout gouvernement représentatif, à ce point que le clergé lui-même, en réclamant une protection spéciale pour les dogmes catholiques, ne fait pas difficulté de reconnaître qu’en matière administrative et politique cette liberté devient la sanction et la garantie de toutes les autres[1].

Malheureusement, au sein de l’assemblée nationale, le souvenir des mandats et la rectitude des instincts ne tardèrent pas à s’obscurcir dans l’entraînement de la lutte, et bientôt les principes ne persistèrent que pour demeurer dans l’histoire l’éclatante condamnation de la conduite. Les fautes de la constituante n’enlèvent rien cependant à l’autorité de ses maximes, et pour peu qu’on sache séparer celles-ci des formes dont les revêtit une inexpérience alors générale, on arrive à reconnaître qu’il n’est aucune idée féconde admise depuis par le sentiment public dont cette grande assemblée n’ait eu l’intuition prématurée.

En droit politique, elle a défini la loi l’expression de la volonté générale, et proclamé le droit pour tous les citoyens de concourir à la formation de cette volonté par le vote de leurs représentans. On sait que la législation qui présida successivement à l’élection de la constituante, de l’assemblée législative et de la convention s’inspira de ce principe, qui prévalut, avec des modifications secondaires, jusqu’à l’octroi de la charte de 1814. Cette législation attribuait le droit de suffrage à tous les citoyens actifs, c’est-à-dire à tous ceux qui n’étaient ni serviteurs à gages ni mendians, et remettait l’élection politique à des électeurs d’un degré supérieur choisis par ceux du premier dans la proportion d’un pour cent parmi les propriétaires d’un bien de la valeur de deux cents journées de travail[2].

En droit administratif, la constituante ne sépara jamais la liberté municipale de la liberté politique, ni la gestion des affaires locales de la conduite des grands intérêts nationaux. Si elle découpa la France en cases d’échiquier pour constituer les départemens et les districts, c’est qu’il fallait faire table rase, afin d’amener les pays d’états et les généralités à vivre sous une législation commune. Comment méconnaître les incompatibilités profondes entretenues entre toutes les provinces par l’esprit inquiet des parlemens, non moins hostiles à la liberté qu’au pouvoir, et qui, vers la fin du XVIIIe siècle, avaient éteint presque partout jusqu’au dernier souffle de la vie municipale? Ajoutons, pour expliquer sans l’excuser le caractère beaucoup trop radical de cette transformation, que ces grands corps, qui venaient, sous le récent ministère de Turgot, de se montrer les ennemis implacables des réformes même les plus nécessaires, auraient opposé à l’action de l’assemblée des résistances peut-être invincibles, si leur puissance mal définie n’avait disparu dans le morcellement général du territoire.

En droit constitutionnel, les dix-sept articles inscrits en tête de l’acte fondamental sous le titre fameux de déclaration des droits constataient l’esprit sincèrement libéral qui animait alors la nation, et ne laissaient aucun doute sur sa volonté formelle de restreindre la sphère des droits de l’état en élargissant successivement celle des droits individuels. « La liberté consiste, disait l’article 4, à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, et l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. » La déclaration établissait comme un axiome que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme. » Dans l’ordre moral, elle proclamait l’incompétence absolue de l’état en matière religieuse, incompétence qui demeure en effet la seule garantie possible de la liberté de chacun au sein des sociétés où l’unité de croyances a péri.

Enfin, en droit international, la révolution française professait à son origine le respect le plus profond pour les traités et pour la situation territoriale réglée par eux. Sans soupçonner la lutte à mort qu’elle allait engager bientôt contre tous les gouvernemens réguliers, elle formait alors, malgré des excitations déjà très vives, les vœux les plus sincères pour le maintien de la paix extérieure. Appuyée sur la toute-puissance du droit, dont elle se considérait comme l’expression la plus élevée, la constituante ne se préoccupait que de l’influence de ses idées, et tenait cette influence pour irrésistible en Europe aussi bien qu’en France, Peut-être n’y a-t-il jamais eu d’époque où le pays, possédé tout entier d’une ambition plus généreuse, ait moins souhaité l’extension de ses frontières. Si l’abbé de Saint-Pierre avait assez vécu pour devenir membre de l’assemblée, il en aurait assurément présidé le comité diplomatique.

Tel était le corps de droit public émané de la révolution française à son aurore. Qu’on le repousse comme erroné, cela peut se comprendre : j’ajoute que, lorsqu’on croit avoir raison contre son pays et contre son temps, on a du moins, en le déclarant, le mérite du courage ; mais ce qui serait plus étrange, ce serait la prétention de se couvrir du drapeau de 89 pour tronquer des idées logiquement indivisibles, ce serait surtout l’espérance de pouvoir appliquer à la famille les doctrines qu’on hésiterait à consacrer pour l’état. Il n’a pas été difficile d’établir la connexité des idées qui se rattachent à la grande date de 89 dans l’ordre politique et civil ; il ne le serait pas davantage de prouver que depuis près d’un demi-siècle ces idées ont persisté dans la conscience publique à travers des transformations nombreuses et d’apparentes contradictions.

Durant la crise où fut engagé le sort de la France depuis les premiers jours de la révolution, les châtimens suivirent les fautes aussi promptement que les fautes elles-mêmes sortirent de la violation des principes. Il n’a jamais été plus facile à l’historien de remonter des effets aux causes et des actes aux personnes, en marquant au front les coupables. Bien loin que les attentats de ces déplorables temps soient protégés, comme on s’est complu à le dire, par une sorte de fatalité, il n’est pas un des grands périls publics qui ne trouve sa cause dans une machination intérieure, et pas un crime politique qui ne soit sorti d’un odieux calcul. Qu’on suppose la révolution française assez modérée et assez honnête pour faire toujours profiter ses adversaires du bénéfice de ses propres doctrines, et l’on sera conduit à reconnaître qu’elle aurait triomphé à peu près sans luttes malgré la perturbation profonde apportée par la législation nouvelle; dans les existences et les intérêts. La constituante n’avait-elle pas en trois mois passé le rouleau sur une société vieille de dix siècles. N’avait-elle pas effacé d’un trait de plume toutes les distinctions qui, la veille encore, séparaient les terres comme les personnes; réuni les biens du clergé et des ordres religieux au domaine de l’état, dépouillé la noblesse, par l’abolition de toutes les redevances d’origine féodale, d’une part notable de sa fortune ? N’avait-elle pas transformé le successeur de Louis XIV en fonctionnaire publié en réclamait pour elle-même tous les droits avec tous les honneurs de laj souveraineté? Ce bouleversement, le plus prodigieux qu’ait vu le monde, ne s’était-il pas accompli en moins d’une année en présence de quelques protestations impuissantes et à peine remarquées ? L’étude des événemens démontre que, malgré des irritations fort naturelles au sein des deux premiers ordres dépouillés, cette transformation générale n’aurait déterminé aucune résistance armée, ni rencontré jusque dans ses applications extrêmes aucun obstacle avec lequel il y eût à compter; si, par une éclatante et à jamais funeste dérogation à ses propres doctrines, l’assemblée nationale n’était venue en 1790 se heurter gratuitement et à plaisir contre la barrière des consciences. La constitution civile du clergé, émanée des vieilles haines du jansénisme, accueillie par les philosophes avec une indifférence dédaigneuse, remua jusqu’aux abîmes Un sol qu’avait à peine ébranlé la chute de l’ancienne monarchie. La présence de deux clergés, l’un dépouillé, l’autre spoliateur, provoqua la guerre civile, et de la guerre civile sortit, avec la permanence des fureurs populaires, un appel également permanent à la force. Atteinte la première, la liberté religieuse se redressa dans son indomptable énergie, et la révolution, qui n’avait fait jusque-là que des mécontent sans puissance, se vit enfin en présence d’ennemis en armes, à la grande joie des hommes qui lui souhaitaient de grands périls afin de la provoquer à de grands crimes.

La constituante dut consacrer dès lors la dernière partie de sa carrière à lutter sur presque toute l’étendue du territoire et jusque dans son propre sein contre les insolubles difficultés évoquées par elle-même. L’assemblée législative lui était trop inférieure en talens pour ne pas vouloir la dépasser par ses témérités. Elle entra résolument dans la détestable politique qui consiste à élever devant soi des obstacles, afin de justifier la violence par le danger. La constituante avait préparé la guerre civile sans la vouloir : la législative suscita sciemment la guerre étrangère par des provocations froidement calculées qui rendaient la lutte inévitable, et la paix fut rayée, avec la liberté religieuse, du programme sorti naguère du cœur de la nation le jour pu il s’était ouvert à toutes les nobles espérances. Les artistes ambitieux qu’une loquacité brillante mit à la tête d’une assemblée dont les constituans avaient commis l’irréparable faute de s’interdire l’accès voulurent systématiquement la guerre; ils la préparèrent de sang-froid, parce qu’elle leur présentait la double chance de faire autrement que leurs prédécesseurs, ce qui les touchait beaucoup, et de s’imposer à Louis XVI, ce qui les préoccupait encore, davantage. Cet honnête calcul ne leur réussit qu’à moitié : aussi la Gironde prit-elle le parti de se faire républicaine sitôt que le malheureux roi eut refusé de se faire girondin. Ne pouvant servir le trône, il lui parut naturel de le renverser. Les girondins se crurent, des Machiavels lorsqu’au lendemain du 10 août Mme Roland se trouva reportée dans son boudoir si regretté du ministère de l’intérieur par le même coup de théâtre qui avait porté Canton au ministère de la justice; mais cordelière et jacobins entretenaient pour leurs alliés beaux esprits le dédain ordinaire des hommes d’action pour les hommes de parole, dédain qui fut bientôt justifié par la facilité que rencontrèrent les chefs de la multitude à triompher des chefs de la convention. A la guerre restreinte provoquée par les girondins contre les deux cabinets allemands profondément divisés, les jacobins travaillèrent à substituer la guerre générale, dans la pensée très arrêtée de placer la France entre sa perte inévitable et les fureurs de son désespoir. Le procès fait à Louis XVI leur parut un moyen sûr pour contraindre les cabinets demeurés spectateurs de la lutte à quitter la neutralité; ils le considérèrent surtout comme devant rendre impossible une paix secrètement souhaitée par la Prusse. comme par l’Autriche. Ils entamèrent donc cette œuvre d’iniquité; non pas pour défendre la révolution contre l’Europe, mais pour armer l’Europe contre la révolution ; ils la conduisirent jusqu’à son issue sanglante, afin de placer les girondins entre un grand crime et un grand péril, et de demeurer les seuls, chefs possibles d’un pouvoir dont l’horreur du monde leur assurait la possession.

Ainsi s’enchaînent les événemens qui conduisirent la nation à perdre sous la pression de la terreur toute volonté propre, pour ne pas dire toute conscience d’elle-même. Ces événemens sont-ils la conséquence d’une doctrine ou d’un intérêt? Ont-ils été inspirés par des idées libérales ou par d’égoïstes calculs? Est-ce afin de demeurer fidèles à la liberté religieuse que les Camus et les Grégoire rédigèrent leur plan minutieux de réglementation ecclésiastique et provoquèrent la guerre civile ? Brissot respectait-il les pacifiques doctrines de la constituante lorsque, pour conquérir une importance que ne comportait pas sa médiocrité, il poussait la législative à la guerre contre l’empire germanique, en attendant que Robespierre et Marat, qui employèrent à leur tour la même tactique, prêchassent la guerre contre l’univers civilisé? Est-ce aux principes d’inviolabilité royale et de responsabilité ministérielle consignés dans la constitution de 1791 qu’il faut imputer le meurtre juridique de Louis XVI et le régime sanglant inauguré par ce crime? Les idées qui présidèrent à la rédaction de la loi municipale de 1790 ont-elles quelque chose à démêler avec l’atroce dictature que s’arrogea la commune insurrectionnelle du 10 août pour préparer les attentats de septembre? Parce que la France avait voulu la liberté et que d’abominables calculs lui préparèrent la tyrannie, faudrait-il reporter sur les victimes la condamnation réservée aux tyrans? Bien loin que les doctrines de 89 aient jamais été funestes à la révolution française, c’est de la dérogation à ces principes tutélaires que sont issus, comme par une loi fatale, tous ses périls et tous ses malheurs, et l’on va voir que le soin constant de tous les pouvoirs réparateurs a été de se prévaloir de ces idées puissantes, lors même qu’ils n’ont pas tardé à les enfreindre, tant ils leur ont reconnu de force et d’autorité.


II

Du 2 septembre au 9 thermidor, la nation n’eut, comme Sieyès, qu’un seul souci, celui de vivre. Arrêtée dans la boue comme elle l’avait été dans le sang, on la vit, sous le directoire, résignée à tout, excepté toutefois à prendre au sérieux les parades gouvernementales que son inertie laissait jouer. Un homme la rendit, à elle-même en triomphant de la corruption par la gloire, et le merveilleux spectacle d’une restauration soudaine vint réveiller tous ses nobles instincts; mais, loin de la provoquer au désaveu des idées politiques auxquelles la France avait engagé sa foi à l’ouverture de la révolution, tous les auteurs de la journée du 18 brumaire, tous ceux qui reçurent mission de l’expliquer à la nation et à l’Europe, présentèrent ce coup d’état comme la sanction irrévocable des idées libérales au dedans, des espérances pacifiques au dehors. Si cette interprétation ne demeura pas jusqu’au bout en accord avec les faits, elle assura dans l’opinion le succès moral de l’événement dont les instigateurs principaux appartenaient tous au grand parti constitutionnel, décimé par les échafauds de la terreur et les proscriptions de fructidor. Aucun de ces personnages, et Sieyès moins qu’aucun autre, n’entrevoyait un sceptre dans l’épée dont ils se servirent pour conquérir l’ordre et la paix, en renversant un gouvernement de vieux jacobins corrompus sans être corrigés. Ce qu’ils voulaient, ce qu’ils attendaient, ce qu’ils croyaient fermement avoir assuré au pays au prix d’une suspension momentanée de la légalité, ce n’était ni l’omnipotence administrative ni la dictature militaire, mais un véritable gouvernement représentatif où les principes de; la constitution de 91 viendraient s’encadrer dans un mécanisme combiné avec plus d’art et de prévoyance. Cette pensée-là est exprimée dans tous les discours prononcés par les membres des deux conseils au sein de la commission législative; Ce fut donc sans étonnement que le pays entendit l’organe du nouveau gouvernement consulaire dire en présentant à la sanction nationale la constitution de l’an VIII : « La constitution est fondée sur les vrais principes du gouvernement représentatif. La révolution française est fixée aux principes qui l’ont commencée; elle est finie. »

Ces illusions étaient générales, et s’expliquaient d’elles-mêmes. La machine inventée par Sieyès avait l’avantage de différer des constitutions précédentes, et ce fut là son premier mérite aux yeux d’un peuple lassé de tout, même de l’espérance. Cette œuvre, émanée d’un homme qui avait une foi profonde dans son idée, et qui passait pour le plus grand penseur du temps, laissait attendre des résultats entièrement nouveaux du jeu profondément calculé de tous les pouvoirs publics. Quoi d’étonnant que la France s’inquiétât peu des formes assignées à l’édifiée élevé dans des conjonctures si favorables sur un sol jonché de tant de débris? Il aurait été difficile qu’elle comprît alors, comme nous pouvons le faire aujourd’hui, que la constitution de l’an VIII ne pouvait manquer de substituer la paralysie à la fièvre par la multiplicité de ses ressorts. Il ne fallait demander au pays ni de prévoir le prochain avenir d’une chambre de muets accolée à une chambre de bavards, ni de deviner la triste destinée de ce sénat auquel l’acte fondamental, en l’armant de droits politiques redoutables, en le dotant d’avantages matériels exorbitans, ménageait l’alternative de devenir une assemblée de conspirateurs ou une assemblée de valets.

Sieyès, Dauriou, Rœderer, d’autres encore, purent s’y tromper. Un seul homme pénétra probablement dès l’origine le sort réservé à cette machine forcément condamnée à l’inertie. Étranger à la bizarre conception émanée d’un esprit chimérique, il entrevit du premier coup d’œil quelle facilité rencontrerait son épée pour percer la trame dans laquelle un vieux rêveur se proposait d’enlacer sa naissante fortune. Il laissa s’élever, avec une impassibilité où perçait quelque dédain, la fameuse pyramide au sommet de laquelle il prit sa place, sans que personne songeât même à la lui disputer. Aussitôt que Napoléon paraît sur la scène du monde, il la remplit tout entière. Sa supériorité sur ses contemporains ne tarde pas à devenir l’écueil de son génie, car il se trouve conduit par le prestige qui l’entoure à substituer presque naturellement sa volonté personnelle à celle d’un pays qui ne parle que par sa parole et n’agit plus que par son bras.

Deux pensées se partagent cette merveilleuse carrière : l’une domine la période consulaire jusqu’au traité de Lunéville; l’autre, de plus en plus accentuée, devient le programme de l’empire. La première, c’est l’aspiration constante de la France vers cette tradition constitutionnelle dont nous interrogeons l’histoire, vers un gouvernement assez fort pour faire à l’intelligence sa large part, assez modéré pour ne jamais séparer la gloire de la justice. La seconde, c’est le rêve colossal d’un esprit chimérique arrivé, par l’habitude de tout absorber en lui-même, à se croire le centre de tous les droits parce qu’il l’est de toutes les forces, sorte de vision dantesque où miroitent de vagues réminiscences romaines et féodales associées à la perspective d’une unité lointaine promise à l’Europe pour prix de ses longues humiliations sous une autre suzeraineté impériale, système plus éblouissant que sérieux, qui, procédant à la régénération des peuples par l’immolation des nationalités, faisait de l’état de guerre la base même de nos institutions, et tournait le dos à l’avenir en affectant de le saluer!

D’où vient que la nation dont les vœux ne dépassèrent jamais les glorieuses stipulations de Lunéville et d’Amiens, qui avait acclamé la paix, se soit laissé rejeter sans aucun motif et sans aucun intérêt dans une lutte interminable? Comment se mit-elle sans résistance au service de l’idée fatale dont elle aurait respectueusement détourné l’empereur même au lendemain d’Austerlitz et de Wagram, si la France avait trouvé pour parler une heure de ce courage qu’elle eut durant dix ans pour mourir? Ceci est un problème de physiologie autant que de politique. On peut remarquer dans le cours de notre histoire un désaccord sensible entre les passions et les idées nationales, et ce manque d’harmonie explique peut-être mieux que toute autre cause les caprices et les mobilités de l’opinion. A l’esprit inflexible d’un logicien la France unit le tempérament d’un soldat. Lorsque le tempérament domine, elle prodigue son sang à qui l’enivre de poudre et de gloire; lorsque la tête l’emporte sur le cœur, elle revient à ses idées pour les poursuivre avec une obstination indomptable. Peut-être tout l’art de la gouverner consiste-t-il dans la mesure avec laquelle il convient de pondérer ces deux élémens l’un par l’autre. Si les divers pouvoirs qui succédèrent au premier empire ne se sont pas assez inquiétés du tempérament national, l’empereur de son côté abusa de ce ressort au point d’en arriver à prendre la génération de 89 pour l’instrument passif d’une politique néo-carlovingienne. Ne communiquant plus avec la nation que par l’armée, placé par sa toute-puissance dans un isolement qui ne lui fut pas moins funeste au dedans qu’au dehors, il apprit, à l’heure fatale où une telle expérience ne pouvait plus lui profiter, que les idées ne reculent jamais en France, lors même qu’on en perd la trace, et qu’elles y reprennent toujours avec usure le terrain perdu. En 1815, le chef de la nation militaire se retrouva tout à coup en face de la nation politique qu’il croyait avoir anéantie, et ce règne héroïque finit par l’amère déception des cent jours, qui signala la réaction triomphante de l’esprit sur le tempérament national.

Quelle avait été cependant la véritable pensée de la France, lorsqu’elle plaça la couronne sur le front du jeune pacificateur de l’Europe ? Que lui avait-elle demandé, en consentant à confondre son avenir avec celui de sa race ? Cette pensée fut si vite méconnue, elle a. laissé si peu de trace dans les événemens, qu’on éprouve une sorte de surprise en en retrouvant l’expression précise et concordante dans tous les documens législatifs comme dans tous les écrits du temps. La France attendait en 1804 ce qu’elle avait voulu en 1789 et en 1791, ce qu’elle souhaita plus résolument encore à la chute du premier empire, et ce qu’elle attend aujourd’hui de la stabilité du second. Conséquente avec elle-même à la veille du jour où ses vœux allaient recevoir un éclatant démenti, elle souhaitait une monarchie héréditaire et constitutionnelle avec des élections, une presse et une tribune sérieusement libres, des finances fortement contrôlées, et surtout un pouvoir exercé par des ministres responsables. Je me hâte, en énonçant ces énormités, de m’abriter derrière des textes dont l’abondance ne laisse d’ailleurs que l’embarras du choix. « La France, disait le tribunat, du sein duquel était partie la proposition d’élever le premier consul au trône, la France doit attendre de la famille de Bonaparte plus que d’aucune autre le maintien des droits et de la liberté du peuple qui la choisit et toutes les institutions propres à les garantir[3]. » — « Les Français ont conquis la liberté, disait le sénat en adoptant cette proposition ; ils veulent conserver leur conquête, ils veulent le repos après la victoire. Ce repos glorieux, ils le devront au gouvernement héréditaire d’un seul, qui, élevé au-dessus de tous, défende la liberté publique, maintienne l’égalité, et baisse ses faisceaux devant la volonté souveraine du peuple qui l’aura proclamé. C’est ce gouvernement que voulait se donner la nation française dans les beaux jours de 89, dont le souvenir sera chef à jamais aux enfans de la patrie, et où l’expérience des siècles et l’expérience des hommes d’état inspiraient les représentans que la nation avait choisis. Il faut que la liberté et l’égalité soient sacrées, que le pacte social ne puisse pas être violé, que la souveraineté du peuple ne soit jamais méconnue, et que la nation ne soit jamais forcée de ressaisir sa puissance et de venger sa majesté outragée. Le sénat développe dans un mémoire qu’il joint à ce message les dispositions qui lui paraissent les plus propres à donner à nos institutions la force nécessaire pour garantir à la nation ses droits les plus chers, en assurant l’indépendance des grandes autorités, le. vote libre et éclairé de l’impôt, la sûreté des propriétés, la liberté individuelle, celle de la presse, celle des élections, la responsabilité des ministres et l’inviolabilité des lois constitutionnelles[4]

« La liberté devant laquelle sont tombés les remparts de la Bastille, s’écriait dans cette discussion un sénateur illustre[5], va déposer ses craintes. Le vœu du peuple ne sera jamais méconnu. Les listes des candidats choisis par les collèges électoraux étant souvent renouvelées, l’une des plus belles portions de la souveraineté du peuple sera fréquemment exercée. Les membres du corps législatif seront, s’il est possible, des organes plus fidèles de la volonté nationale; les discussions auxquelles ils se livreront et leurs communications plus grandes avec le tribunat éclaireront de plus en plus les objets soumis à leurs délibérations. Une haute cour, garante des prérogatives nationales confiées aux grandes autorités, de la sûreté de l’état et de celle des citoyens, formera un tribunal véritablement indépendant et auguste consacré à la justice et à la patrie. Elle assurera la responsabilité des fonctionnaires, de ceux particulièrement qu’un grand éloignement de la métropole pourrait soustraire à la vengeance des lois. Elle assurera surtout la responsabilité des ministres, cette responsabilité sans laquelle la liberté n’est qu’un fantôme. Le sénatus-consulte rend l’hommage le plus éclatant à la souveraineté nationale; il détermine que le peuple prononcera lui-même sur l’hérédité; il fait plus, il consacre et fortifie par de sages institutions le gouvernement que la nation française a voulu dans les plus beaux jours de la révolution, lorsqu’elle a manifesté sa volonté avec le plus d’éclat, de force et de grandeur. »

Tels étaient les vœux de la France à l’heure dû déjà l’empereur aspirait à découper l’Italie en fiefs de son empire, et allait à Austerlitz forger le premier anneau de sa fatale destinée. Peut-être cette politique sensée lui revint-elle tardivement en mémoire lorsqu’il campait sur les sierras de l’Espagne, ou qu’il traversait en fugitif les eaux glacées de la Bérésina. Il dut en effet mettre plus d’une fois en regard des agitations d’un gouvernement libre le déchaînement de l’Europe et le désespoir de la France, et se dire dans l’amertume de son cœur qu’il ne succombait pas tant sous le poids de l’univers conjuré que, sous celui d’une responsabilité trop lourde pour un mortel.

Lorsque Napoléon eut perdu la couronne de Louis XIV en courant après celle de Charlemagne, la France, demeurée étrangère à ces rêves si ce n’est par le sang dont elle les avait payés, reprit le cours naturel de ses pensées, comme une terre qui refleurit après la chute d’une avalanche. Elle se remit à la poursuite des espérances libérales que le géant avait fait ployer dans sa course sans parvenir à les déraciner. Le programme oublié de 1804 servit, après dix ans, de texte à l’arrêt de déchéance rédigé par des hommes qui signaient en l’écrivant leur propre condamnation. Cependant la restauration s’élevait acclamée par la France malgré la présence d’un million d’étrangers, parce que son gouvernement représentait avec la paix, ce premier besoin du pays si obstinément méconnu, un retour certain vers la liberté, sans laquelle l’antique dynastie ne pouvait paraître au sein de la France nouvelle. La déclaration de Saint-Ouen et la charte de 1814 donnèrent satisfaction aux principes généraux proclamés en 89 en les encadrant dans un mécanisme plus heureux qu’aucun de ceux qui avaient été si tristement pratiqués. Aujourd’hui que l’Europe entière s’est assimilé ces institutions et que celles-ci fonctionnent à Madrid comme à Vienne, il est superflu de les défendre à l’occasion d’une prétendue origine britannique, car les œuvres de l’expérience et du bon sens ne sont le patrimoine d’aucun peuple. Elles allaient d’ailleurs mieux que toutes les constitutions précédentes au génie français par le champ qu’elles ouvraient à toutes les grandes ambitions de la pensée et du talent, et jamais la révolution ne reçut une sanction plus éclatante pour ses conquêtes et ses aspirations politiques. Toutefois aux sources mêmes du pouvoir une difficulté considérable se laissait déjà pressentir. La charte royale avait été octroyée par une puissance qui se prétendait constituante, et qui n’admettait pas que la nation pût intervenir entre elle et son œuvre. Cette prétention impliquait le droit de modifier le pacte fondamental, droit périlleux qu’on avait eu soin de dissimuler sous une rédaction ambiguë, tant on le savait capable de blesser profondément la conscience publique. L’article 14 était le seul débris de la société historique qui survécut au cataclysme de 89. La lutte toujours sourdement ouverte entre les libertés constitutionnelles et une doctrine incompatible avec elles, fut pour la restauration, malgré le talent et la droiture de ses hommes, d’état, une cause permanente de faiblesse, car d’un côté cette lutte, semblait donner à la conscience royale le droit de tout entreprendre, — de l’autre elle présentait aux passions ennemies le moyen de tout oser. La théorie du pouvoir constituant aveugla donc les amis de la royauté légitime en même temps qu’elle apportait à ses adversaires une force immense, de telle sorte que, si la maison de Bourbon avait eu la prescience de ses véritables périls, elle aurait travaillé à les détourner en transformant son propre principe au lieu de le proclamer avec éclat.

C’est ainsi qu’on arrive à travers des péripéties sans nombre, qui ne modifient pas sensiblement la pensée publique toujours persistante, jusqu’à cette révolution de juillet, terme fatal du long conflit des intérêts et des idées. La charte de 1830 vint donner aux théories politiques consignées dans la déclaration des droits une satisfaction complète en ajoutant, il est vrai, à cette victoire les difficultés de toute grande crise. Sous le gouvernement de la branche cadette, la lutte ne fut guère moins vive que sous le précédent règne, et nous voyons après dix-huit années de débats, dont la véhémence contrastait singulièrement, avec le calme de la raison publique, la royauté consentie disparaître dans une catastrophe semblable à celle qui avait emporté la royauté héréditaire. Cependant l’analogie entre les deux situations n’est qu’apparente. Contrairement à ce qui s’était vu depuis 1815 jusqu’à 1830, époque de grandes luttes entre des passions et des idées inconciliables, les partis parlementaires différèrent bien plus de 1830 à 1848 sur la conduite que sur les doctrines, et sur les personnes que sur les choses, quelque accentuation que chacun d’entre eux estimât convenable de donner à ses paroles. Dans ces querelles où l’esprit restait assez libre pour que l’art s’y déployât dans son éclat le plus étudié, les intérêts durent prendre la place des passions amorties, et l’on s’irrita d’autant plus qu’on se comprenait davantage. Aucun parti légalement constitué n’aspirant alors à renverser le pouvoir, et celui-ci n’étant guère menacé que par l’impatience qu’on éprouvait à le servir, la monarchie de 1830, qui aurait pu soutenir une longue lutte contre des ennemis déclarés, périt en quelques heures par la confiance même qu’inspirait sa force : confiance étrange, qui n’aveuglait pas moins les agens du pouvoir sur la portée de leurs actes que l’opposition sur celle de ses coups !

Le 24 février fut pour la France une grande surprise avant de lui apparaître comme un grand malheur, car cette révolution ne s’accomplît que parce que personne ne l’avait estimée possible. De la syncope où s’affaissèrent soudainement toutes les forces sociales sortit un expédient qui s’appela la république. Atteint d’une stérilité organique mal dissimulée sous de pompeuses formules, ce gouvernement républicain, qui contrariait par son essence tous les instincts du pays et par son nom seul alarmait tous les intérêts, n’eut jamais aux yeux des Français que le caractère d’un pouvoir de transition. Aussi n’était-il pas fort difficile de pressentir la série de réactions dont le terme ramènerait enfin l’opinion vers le but dont elle avait été détournée, non par le cours de ses idées, mais par celui des événemens.

Le seul grief sérieux de la France contre le pouvoir tombé sans se défendre au 24 février 1848, ce fut d’avoir rendu une pareille catastrophe possible, où par le vice des institutions ou par les torts des hommes qui les avaient maniées avec peu de mesure et de prévoyance. De là, après la chute de la république en 1852, une disposition générale à croire qu’un remaniement judicieux opéré dans les institutions pourrait abriter le pays contre la chance de révolutions nouvelles, encore que ces institutions, déjà vieilles de plus de trente ans, eussent contracté pour lui l’autorité de l’habitude. Relever le drapeau de la liberté constitutionnelle en le protégeant par un ensemble de nouvelles mesures contre le péril des surprises et contre celui des rivalités personnelles, telle a donc été la pensée de la France, non pas précisément au lendemain du coup d’état du 2 décembre, mais sitôt qu’elle a commencé à sortir de sa longue prostration sous l’abri d’un pouvoir désormais incontesté.


III

Telle est, ramenée à sa plus simple expression, et observée dans ses rapports avec rétablissement d’un régime de vraie liberté, l’histoire de la pensée politique en France depuis que la nation a été appelée à exercer quelque influence sur ses destinées par l’expression de sa volonté. L’idée qui se fit jour aux grands comices de 89, et que nous avons entendu invoquer par la dictature elle-même, imprime à ce tableau le sceau d’une magnifique unité, car jamais peuple n’a été plus obstiné dans la poursuite de ses espérances, lors même que celles-ci ont paru le tromper. Tant que l’idée de 89 résiste à l’assaut dès factions, et qu’elle domine dans les assemblées représentatives, des transformations réputées impossibles s’opèrent avec une facilité surhumaine. Quand l’anarchie ou le despotisme l’emporte, cette idée se réfugie au fond des cœurs, lors même, que les esprits semblent n’en avoir plus conscience, et sitôt que l’horizon se rassérène, elle reparaît comme l’arc-en-ciel après l’orage. Lorsqu’un grand gouvernement militaire, déchirant les stipulations de 1804, imagina de recommencer en pleine civilisation moderne les expéditions d’Alexandre, cette pensée vint tout à coup combler le vide laissé par sa chute, et releva la France d’une défaite qui avait rouvert devant elle le cours de ses destinées véritables. On voit se reproduire le même phénomène dans des circonstances plus heureuses. En 1863, la nation retrouve, comme par l’effet d’une loi naturelle, les préoccupations élevées qui s’étaient voilées pour elle en présence des périls publics. Dégagée aujourd’hui, à un degré qui ne s’est jamais rencontré aux époques antérieures, de toutes les illusions des partis, elle portera dans la revendication de ses droits une volonté de plus en plus décidée, parce qu’elle discerne nettement ce qu’elle demande. Partout se révèle cette disposition générale de l’esprit public; c’est elle qui donne à des événemens d’une importance secondaire une portée immense; elle seule fait des tristes hasards de la mort une éclatante révélation pour le pays et un solennel enseignement pour le pouvoir.

Le gouvernement impérial a sans doute l’instinct trop sûr pour ne pas comprendre que l’état de l’esprit public le convie en ce moment à une mission non pas contraire à celle qu’il dut remplir dans la première partie de sa carrière, mais d’une portée plus élevée et plus durable. Au 10 décembre 1848, la France avait évoqué le nom de l’empereur Napoléon comme un talisman contre l’anarchie. Moins ferme par l’esprit que par le cœur, elle érigea un autel à la peur sous le trouble profond d’une échéance où l’on semblait avoir accumulé comme à plaisir tous les problèmes et tous les périls. De l’effroi général sortit la dictature de 1851, et son ombre se projeta plusieurs années sur le second empire, dont cette dictature avait été le silencieux berceau. Parfaitement indifférent durant cette période à la valeur théorique des institutions pour lesquelles on réclamait la sanction de ses suffrages, se considérant encore comme placé sous l’imminence d’un grand péril, le pays n’aspirait qu’à écarter du foyer domestique les dangers dont l’obscure perspective lui avait rendu quelque chose des épouvantes et des défaillances de la terreur. Bientôt le tempérament national, habilement surexcité, trouva dans les entreprises accomplies au dehors des satisfactions assez vives pour que le mouvement de la pensée publique s’arrêtât durant près de dix années en présence d’œuvres qui n’étaient pas sans éclat.

On ne manque pas de respect pour le pouvoir en signalant comme l’une de ses préoccupations les plus constantes le soin de maintenir l’équilibre entre les deux élémens constitutifs du génie national. Si dans l’un des plateaux de la balance il a fait passer tour à tour la Crimée, l’Italie, la Chine, la Cochinchine et le Mexique, dans l’autre il a jeté le décret du 24 novembre 1860, la mémorable lettre à M. Fould, et certaines manifestations qui ne laissent pas douter qu’une part notable sera faite à l’intelligence politique avant que le pays le réclame assez impérieusement pour enlever au pouvoir le profit légitime d’une initiative opportune. A partir du décret du 24 novembre, la constitution du 14 janvier 1852, qui jusqu’alors avait été, comme celle de l’an VIII, une sorte de lettre morte, devint une vérité à laquelle se rattachèrent les intérêts, une espérance qu’acceptèrent les ambitions honorables, une égide derrière laquelle n’hésitent plus à s’abriter les renommées les plus éclatantes. Je ne sais pas pour une législation fondamentale de fortune dont un véritable esprit politique dût être plus jaloux, et lorsque je considère l’état intérieur des partis, je ne vois pas pour le pouvoir d’épreuve qui soit au fond moins périlleuse; cette épreuve en effet ne saurait réussir, même aux plus illustres, que si elle est accomplie sans aucune arrière-pensée et dans l’intérêt exclusif du pays. Pour la première fois peut-être, où va livrer, en dehors de toute préoccupation personnelle, le grand combat de la liberté; c’est aussi pour la première fois que la France de 89; de 1814 et de 1830 va s’efforcer de reprendre, dans des conditions un peu différentes de celles qu’elle avait admises jusqu’à présent, l’œuvre qui touche de si près à notre honneur national, puisque cette œuvre continuerait à porter notre nom dans toute l’Europe, lors même que nous aurions l’insigne faiblesse de la répudier.

Le problème soumis depuis les élections générales à la sagacité du pouvoir se trouve posé en des termes fort simples. Rassurée désormais sur la force du gouvernement qui la régit et revenue à ses nobles curiosités d’esprit, la France aspire à retrouver l’usage des principales garanties dont elle jouissait sous la monarchie parlementaire, toute prête d’ailleurs à répudier les dispositions contre lesquelles le régime représentatif lui semble s’être deux fois brisé. Heureuse de faire preuve de persévérance après avoir fait acte de sagesse et de consolider l’ordre public par la conquête de la liberté, elle attend l’accomplissement de ses vœux, soit de l’initiative impériale, soit d’un sénatus-consulte organique, soit enfin d’un plébiscite, si ce recours suprême à sa propre souveraineté est jamais réputé nécessaire. Les préoccupations du monde politique portent sur divers points, et le caractère essentiellement perfectible de l’acte constitutionnel nous autorise à les indiquer, puisque cette indication est un recours régulier aux voies ouvertes par la loi fondamentale. Lorsqu’aux élections du mois de juin 1863 les idées libérales eurent remporté une victoire que ne contestent pas leurs adversaires les plus décidés, la confiance publique resta frappée d’une étrange disproportion entre la grandeur du succès moral et les résultats exprimés par le scrutin. La logique naturelle de l’esprit français dut le conduire à souhaiter une modification profonde, non dans le principe de notre législation électorale, sur lequel la constitution a statué, mais dans la manière dont cette législation est appliquée par une administration à peu près omnipotente dans la plupart des communes rurales. Pour constater le désaccord qui sépare le régime administratif de ce temps-ci des idées de 89, il suffirait de mettre les anciens directoires départementaux, où l’autorité centrale était à peine représentée par un commissaire, en regard de la formidable machine préfectorale du premier empire, renforcée par les actes que l’appréhension du socialisme a suggérés au second après le 2 décembre. Il n’est pas jusqu’aux efforts tentés pour restreindre l’un des abus de la centralisation par une expédition plus prompte des affaires qui n’aient concouru, par une conséquence probablement imprévue, à mettre le comble à la puissance dans laquelle sont venues s’absorber toutes les autres. Le décret du 25 mars 1852 a mis la clé de toutes les carrières et le règlement de la plupart des intérêts privés entre les mains des préfets, déjà dictateurs de la presse départementale, et qui ne rencontrent en face d’eux, — la circulaire ministérielle du 12 août 1863 suffit pour l’attester, — que des conseils-généraux déshérités de leur principale prérogative par une situation financière anormale.

En désignant à la population des candidatures auxquelles il arrive quelquefois de n’exister que par le fait de cette désignation même, on s’assure, je le reconnais, des dévouemens faciles, mais on y perd l’immense profit moral qu’apporte au pouvoir le concours spontané des existences indépendantes et des caractères respectés. Transformer en ennemis du gouvernement les hommes les plus considérables du pays s’ils se présentent aux suffrages de leurs concitoyens sans l’autorisation préalable de l’administration, c’est satisfaire ses rancunes aux dépens de ses intérêts : politique habituelle aux émigrés, fléaux de toutes les restaurations, sous quelque drapeau qu’elles s’opèrent. Si l’effet de ces exclusions est fâcheux pour les localités où elles laissent l’élu sans concurrent, mais aussi sans influence, cet effet est plus grand encore sur l’opinion publique, qui demeure la reine du monde même en pleine démocratie. Il serait fort périlleux en effet d’accoutumer la nation à distinguer dans la législature les députés des arrondissemens ruraux des députés des grandes villes, à peu près comme on distinguait en Angleterre, avant le bill de réforme, les représentans des bourgs pourris des représentans des comtés. On ne créera pas gratuitement de telles catégories, et l’on ne voudra pas sans doute faire soi-même la partie si belle à l’opposition en lui attribuant le monopole des idées qui constituent aujourd’hui sa seule puissance.

En succédant à la monarchie constitutionnelle, à laquelle la France reproche moins ses actes que sa chute, le second empire ne saurait accepter le programme qui tendrait à transformer son gouvernement en un théâtre à grand spectacle ou en une boîte à surprise maniée devant un public ébahi. Il n’ignore pas qu’au temps où nous sommes le gouvernement d’une nation intelligente ne saurait être que la conscience même du pays appliquée à la conduite de ses propres affaires. Sans cesser de s’appuyer sur les masses qui ont fait sa force, l’empire doit avoir l’ambition de se rattacher plus étroitement cette partie active de la nation qui est aux masses ce que le levain est à la pâte, pour employer une image vulgaire, mais saisissante. Cette portion du peuple français, préparée aux affaires publiques par la culture de l’esprit, a la volonté assurément fort légitime d’y intervenir activement désormais, encore qu’elle ne soit pas aristocratiquement constituée comme en Angleterre. M. le duc de Persigny, qui semblait en prendre assez bien son parti en 1860, doit connaître mieux que personne cette disposition-là depuis qu’il a tâté le pouls de si près à la France électorale. L’opinion publique, dont il a si heureusement provoqué le réveil, et dont personne, sous le principe qui nous régit, n’est admis à méconnaître l’autorité, saura lui rendre, s’il revient jamais au pouvoir, le souvenir oublié de ses premières circulaires; elle saura reprendre, avec le droit de déposer un vote indépendant dans l’urne sans passer pour factieuse, celui de consigner ses pensées dans certaines feuilles sans exposer ces organes à d’autres sévérités qu’à celles de la loi. En matière de presse, la France demande peu, car la presse porte encore et la peine de ses torts et celle des nôtres; mais les concessions que l’opinion réclame sont tellement conformes aux principes élémentaires du droit et à ceux de l’équité, qu’elles s’imposeront par la forcé même des choses à l’intérêt bien compris du pouvoir.

Cet intérêt judicieusement apprécié a déjà provoqué les concessions décisives du 24 novembre 1860. Placé à cette époque en présence des complications inattendues sorties des affaires d’Italie, le gouvernement impérial, afin de se fortifier devant l’Europe par la manifestation du sentiment public, appela tout à coup les chambres à partager la responsabilité de résolutions qui pouvaient toucher aux problèmes les plus périlleux de l’ordre moral et politique. L’année suivante, pour se défendre contre les entraînemens financiers, il dut renoncer à la faculté, maintenue à la couronne dans tous les pays constitutionnels, de pourvoir sous la responsabilité de ses ministres aux nécessités imprévues, abdiquant l’usage afin de se préserver de l’abus, et s’imposant des règles sur lesquelles il y aurait eu plus à compter, si elles avaient été moins rigoureuses. Après la transformation destinée à faire sortir la parole du sépulcre dont la pierre semblait si solidement rivée, il ne reste plus beaucoup à faire pour rendre à la France la parité avec l’Europe constitutionnelle, initiée par elle à la liberté, dont nous avions depuis si longtemps perdu l’usage. Sitôt qu’il a été reconnu que le programme de la politique générale doit être consacré chaque année par le vote solennel des chambres après une discussion contradictoire sur tous les grands intérêts du pays, la représentation nationale a retrouvé le droit d’en surveiller l’accomplissement, droit de contrôle qui conduit forcément à refuser sa confiance aux agens qui pourraient être préposés pour en exécuter un autre. Décliner cette conséquence, vers laquelle est entraînée la conscience publique par l’irrésistible courant de la logique et de l’habitude, ne serait-ce pas substituer aux passagères difficultés des crises ministérielles l’éventualité d’une crise organique plus redoutable? La responsabilité exclut en effet l’inviolabilité, et celle-ci est de l’essence de toute monarchie héréditaire, sous le droit populaire aussi bien que sous le droit historique. On pouvait comprendre le système consacré par le plébiscite du 22 décembre 1851 lorsqu’il plaçait la responsabilité tout entière sur la tête du président de la république, car ce magistrat, si vastes que fussent les attributions que lui avait alors déléguées la confiance du pays, était appelé au même titre que le président des États-Unis à se présenter périodiquement devant le peuple, qui portait sur son administration un verdict définitif. En est-il ainsi après le sénatus-consulte du 7 novembre 1852 et le plébiscite qui a rétabli l’empire en investissant le chef de l’état de l’hérédité? Une modification si profonde au système antérieur ne rend-elle pas force et vigueur aux maximes constitutionnelles universellement admises en matière de responsabilité ministérielle, même à la fondation du premier empire? Quel si grand avantage présenterait d’ailleurs pour l’avenir la consécration d’une théorie dont le double effet serait de paraître dénier aux premiers agens de l’autorité souveraine toute volonté propre et d’exposer sans intermédiaire le chef de l’état aux courans impétueux de l’opinion? Si une destinée exceptionnellement heureuse a pu conduire à ne pas s’inquiéter pour soi d’une pareille perspective, en serait-il de même pour une dynastie soumise à toutes les chances de l’âge et du sort comme à toutes les faiblesses de l’humanité?

Les révolutions, qui bouleversent les lois, ne changent point les mœurs; aussi en matière de responsabilité celles-ci se sont-elles trouvées assez fortes pour modifier déjà singulièrement, sur ce point-là, le texte de nos institutions. Quoique les ministres de l’empereur, aux termes du plébiciste de 1851, ne dépendent plus en droit que du pouvoir exécutif seul, on les a vus parfois, à leur grand honneur personnel, compter avec les chambres aussi bien qu’avec l’opinion publique. Ni M. Fould, arrivé aux affaires par suite d’une sorte d’engagement bilatéral devenu le programme de son avènement, ni M. Drouyn de Lhuys, rentré au pouvoir afin d’y représenter dans la question italienne une politique différente de celle de son honorable prédécesseur, n’ont accepté l’attitude d’acteurs engagés pour jouer tous les rôles; leur intervention a une signification nette et précise, et s’ils quittaient le cabinet, le monde financier comme le monde diplomatique se rendraient parfaitement compte de la portée d’une telle retraite. Enfin, lorsqu’au lendemain des élections on a vu tomber le ministre qui les avait faites avec une ardeur mal servie par la fortune, il faut trouver naturel, que la France entière cherche à cette retraite une signification politique. On notifierait vingt fois au pays qu’il a tort; celui-ci est assez obstiné pour persister à croire qu’il a raison. La convenance d’organiser la responsabilité personnelle des agens du pouvoir est peut-être l’idée sur laquelle l’opinion publique a le moins varié en France depuis le commencement de la révolution.

En remettant la France sous ce rapport en communion avec tous les peuples libres, rien n’interdirait d’ailleurs de renforcer encore les précautions prises par la législation aujourd’hui en vigueur pour protéger les chambres contre les intrigues dont le pays a gardé un souvenir si fatal à la liberté. On peut fort bien retrouver le bénéfice des véritables principes sans être contraint de les encadrer dans certaines formes sacramentelles dont la destinée a certainement été malheureuse. La constitution du 14 janvier 1852 a introduit dans le mécanisme politique quelques modifications dont aucun esprit sensé ne saurait méconnaître là convenance et l’utilité. L’intervention préalable du conseil d’état dans la confection des lois, l’obligation imposée à la chambre de débattre avec ce grand corps administratif des amendemens qu’on a pu croire quelquefois improvisés par la légèreté ou par le calcul, le droit attribué à la législature de rédiger elle-même le compte-rendu de ses débats, ce sont là des améliorations que personne ne songe assurément à répudier. On peut attribuer le même caractère aux dispositions constitutionnelles qui ont interdit l’accès du corps législatif à tous les fonctionnaires salariés, et bien loin de revenir sur une mesure aussi salutaire, il ne reste plus qu’à lui appliquer ses conséquences naturelles. La France serait replacée demain sous le régime parlementaire, qu’avec une chambre élective dont aucun membre, ne saurait être admis désormais à profiter de la fortune politique des chefs d’opinion, on n’aurait rien à redouter des manœuvres clandestines dont ce régime porte encore la peine. Il n’est pas indispensable, malgré un usage à peu près général, que les ministres admis à défendre eux-mêmes leur administration devant les chambres soient membres de ces assemblées; il est moins nécessaire encore qu’ils y exercent une action directe et personnelle. On comprend un système qui, pour rendre au corps législatif le caractère d’un grand jury national qu’avait entendu lui attribuer la constitution de l’an VIII, ne laisse arriver devant lui que des ministres étrangers à cette assemblée, car les débats peuvent en effet gagner ainsi en solidité ce qu’ils perdent en dramatique intérêt; mais ce système-là n’interdit point de réclamer pour les dépositaires du pouvoir le respect toujours assuré à qui s’inspire de sa propre pensée et ne défend que ses propres actes. Les principes consignés dans la constitution de 1852 faciliteraient d’ailleurs des combinaisons qui, si l’on ne reculait pas devant ce qu’elles ont de nouveau, ne profiteraient probablement pas moins au pouvoir qu’à la liberté. A quelle autorité morale, par exemple, n’atteindrait point le sénat, ressort principal des institutions actuelles, si au droit souverain d’interpréter et de modifier celles-ci venaient se joindre un jour des prérogatives nouvelles; si, sans retrouver le trop fameux droit d’absorption, il obtenait celui d’agir, dans une certaine mesure, sur son organisation au même titre que l’Institut et toutes les grandes corporations indépendantes! On se plaint amèrement des vains efforts tentés par la démocratie, à l’origine de la révolution française, pour se donner une organisation quelque peu durable, et cependant, chaque fois qu’il se produit une idée dont l’infaillible effet serait d’imprimer au mécanisme constitutionnel une énergie incontestable, on la repousse sans discussion, dans l’intérêt du pouvoir, en se préoccupant bien moins des services qu’elle aurait à lui rendre que des obstacles qu’elle pourrait parfois lui susciter. Il ne serait peut-être pas plus impossible d’organiser de notre temps la démocratie par l’élection graduée qu’il ne l’a été, voici dix siècles, de discipliner la force territoriale et militaire par la vassalité féodale. C’est le problème qu’il faut bien accepter, puisqu’il est aujourd’hui posé pour toute l’Europe. Il s’agit moins de proclamer des institutions libérales que d’appuyer celles-ci sur une nouvelle organisation administrative et politique conforme à l’essence de la démocratie moderne. Cette œuvre n’a guère rencontré jusqu’à présent que des ouvriers timides ou malheureux. Ce n’est pas en rentrant dans l’ornière d’une imitation servile qu’on pourra la conduire à bonne fin; l’œuvre attend qu’on l’aborde avec la foi qui renverse les obstacles. Il y a près de vingt-cinq ans que j’osai signaler au sein d’une confiance à peu près générale les périls qui menaçaient dès lors le gouvernement représentatif malgré rattachement incontestable que lui portait la nation, et qu’en indiquant quelques moyens qui me paraissaient propres à fortifier nos institutions politiques, je terminais ces études par des paroles que je demande la permission de répéter. « On se plaint que le pays résiste au pouvoir, et que notre sol soit mortel pour tous les germes de durée; mais a-t-on bien compris la manière de les implanter? A-t-on pris son génie intime pour point d’appui de tant de combinaisons avortées? Pour dompter une société qui n’a pas encore trouvé ses lois définitives, il faut deux choses : comprendre et oser. Bucéphale avait renversé tous les écuyers de Philippe lorsque Alexandre osa braver sa fougue. Celui-ci avait remarqué que l’immortel coursier avait peur de son ombre en la voyant s’allonger devant lui : il lui mit la tête au soleil et s’élança d’un bond sur sa croupe redoutable; puis, se précipitant dans le stade, son bras sut si bien régler les mouvemens de l’animal sans les contraindre, en employant tour à tour le mors et l’aiguillon, que le cheval s’inclina bientôt sous cette main héroïque. Grâce au ciel, ce n’est pas d’un demi-dieu que la France aura désormais besoin : ce qu’elle demande à son gouvernement, c’est quelque prévoyance et quelque initiative combinées avec du patriotisme et de la probité. À ce prix, elle pourra suffire à toutes ses destinées[6]. »

Depuis que ces lignes ont été écrites, Bucéphale a désarçonné plus d’un cavalier : il n’est pas pour cela devenu indomptable. On a pu voir que ce fougueux coursier avait ses heures d’obéissance facile; mais malheur à qui prendrait sa lassitude momentanée pour une transformation de tempérament, et affronterait des ardeurs qu’il n’est interdit ni de régler ni de prévenir !


L. DE CARNE.

  1. Voyez le rapport du comte de Clermont-Tonnerre sur les vœux énoncés aux cahiers, 27 juillet 1789, et l’analyse de ces cahiers dans l’Histoire parlementaire de la Révolution, par MM. Roux et Buchez; tome Ier, pages 222-253.
  2. Constitution du 3 septembre 1791, titre III, sect. II.
  3. 3 mai 1804.
  4. Message du 4 mai 1804.
  5. Lacépède.
  6. Lettres à un membre du parlement d’Angleterre sur les conditions du gouvernement représentatif en France, — Revue du 1er novembre 1839.