La Trahison Punie/Acte II

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ACTE II.



Scène Première.

LÉONOR, ISABELLE.
LÉONOR.


Je ſuis dans un chagrin qu’aucun autre n’égale ;
Sortons de cette chambre & reſtons dans la ſalle :
L’air me ſemble plus frais & plus tranquille ici.

ISABELLE.

Ma chère Leonor, qui vous agite ainſi ?

LÉONOR.

Helas !

ISABELLE.

Helas ! Vous ſoupirez ! parlez.

LÉONOR.

Helas ! Vous ſoupirez ! parlez.Quand je ſoupire
Iſabelle entre nous, c’eſt aſſez vous en dire.

ISABELLE.

Mais vous aimez mon frere ?

LÉONOR.

Mais vous aimez mon frere ? Oſe-t-il en douter ?

ISABELLE.

Mon frere vous adore.

LÉONOR.

Mon frere vous adore.Il a ſçû m’en flâter.

ISABELLE.

À deux cœurs bien unis manque-t’il quelque choſe ?

LÉONOR.

Tout, quand un pere injuſte à leur bonheur s’opoſe.

ISABELLE.

Le vôtre ſe ſert-il de ſes droits contre vous ?

LÉONOR.

Sans conſulter mon cœur il me donne un Époux ;

ISABELLE.

Ah Ciel ! s’il eſt ainſi, que deviendra mon frere ?

LÉONOR.

Que deviendrai je, helas ! moi-même,

ISABELLE.

Que deviendrai je, helas ! moi-même,Comment faire ?
Et quel eſt cet Époux ?

LÉONOR.

Et quel eſt cet Époux ? Je ne l’ai jamais vû,
Er de mon père même il n’eſt pas fort connu,
Le ſien par ſes amis a propoſé la choſe,
Et ſans me conſulter le mien de moi diſpoſe.

ISABELLE.

Cela paroît biſarre.

LÉONOR.

Cela paroît biſarre.Il n’eſt rien plus certain,
Et lui-même il me l’a déclaré ce matin,
Après un long diſcours, fatiguant, inutile…

ISABELLE.

Le ſtile d’un vieillard eſft un ennuieux ſtile.

LÉONOR.

Je prétens, m’a-t’il dit, prendre un gendre à mon gré.

ISABELLE.

Qu’avez-vous répondu ?

LÉONOR.

Qu’avez-vous répondu ? Rien du tout : j’ai pleuré.

ISABELLE.

Mais il falloit du moins lui donner à connoître
Des ſentimens du cœur qu’on n’eſt ſouvent pas maître,
Et que quelque projet que le ſien eût conçû…

LÉONOR.

Des mouvemens du mien il s’eſt bien aperçû.

ISABELLE.

Ah ! vous deviez ſaiſir ce moment pour lui dire..

LÉONOR.

Pour me deſeſperer à la fois tout conſpire,
Mon pere aparemment pénétré de mes pleurs,
Mon cœur eſt, m’a-t’il dit, ſenſible à vos douleurs ;
Je ſçai que D. André vous rend des ſoins, ma fille,

ISABELLE.

D. André !

LÉONOR.

D. André ! Attendez. Je connois ſa famille,
(A-t’il continué) ſi ſon feu vous eſt doux,
Je le préfère à l’autre, & j’en fais vôtre Époux,

ISABELLE.

Vous aimez D. André ?

LÉONOR.

Vous aimez D. André ? Qui moi ! je le déteſte.

ISABELLE.

Et lui vous aime !

LÉONOR.

Et lui vous aime ! Amour malheureux & funeſte.

ISABELLE.

Mais enfin qui vous fait ſoupçonner cet amour ?

LÉONOR.

Les importunitez qu’il me fait chaque jour ;
Elles ont éclaté juſqu’auz yeux de mon pere.

ISABELLE.

Il ne voit pas bien clair, vous vous trompez, ma chere :
Depuis plus de trois mois, D. André ſous ma loi,

N’écrit, ne parle, enfin ne rend des ſoins qu’à moi.

LÉONOR.

Quelle erreur ! croiez-moi, l’on vous trompe, Ifabelle.

ISABELLE.

L’erreur n’eſt que pour vous, D. André m’eſt fidelle.

LÉONOR.

En quelqu’endroit que j’aille, il ſuit par tout mes pas.

ISABELLE.

Il me cherche.

LÉONOR.

Il me cherche.Il vous cherche ?

ISABELLE.

Il me cherche.Il vous chercheOüi.

LÉONOR.

Il me cherche.Il vous chercheOui.Où vous n’êtes pas ;

ISABELLE.

Hé ne ſuffit-il pas pour lui que j’y puiſſe être ?

LÉONOR.

Mais il paſſe les jours, les nuits ſous ma fenêtre.

ISABELLE.

Oh ! pour celui-là bon !

LÉONOR.

Oh ! pour celui-là bon ! Il n’eſt rien de plus vrai,
Ses regards font toûjours fixez…

ISABELLE.

Ses regards font toûjours fixez…Oui, je le ſçai,
Toûjours fixez ici.

LÉONOR.

Toûjours fixez ici.Ses démarches, ſes mines…

ISABELLE.

Ma chere Leonor, nos maisons ſont voiſines,
Nos fenêtres auſſi, cela fait mon enfant
Que vous prenez pour vous tous les ſoins qu’il me rend.

LÉONOR.

Plût au Ciel !

ISABELLE.

Plût au Ciel ! Il lui plaît,& malgré l’aparence :
Je ſçai ſur tout cela ce qu’il faut que je penſe.

LÉONOR.

Mais enfin de ſes feux il m’a fait un aveu.

ISABELLE.

Ah ! le tour eſt plaiſant ; pour mieux cacher ſon jeu.

LÉONOR.

Il le cache fort bien, car rien ne le rebute,
Et plus j’ai de froideurs, plus il me perſecute.

ISABELLE.

Hé de ces froideurs-là, vous pouvez bien jugez
Que l’on eſt engagée de le dédommager.
Le joli Cavalier, il a tant de mérite.

LÉONOR.

Je vous dévrai beaucoup, ſi par vous j’en ſuis quitte,
Et je regarderai comme un parfait bonheur.
Que ce qui m’a paru ſe trouve être une erreur.

ISABELLE.

Vous ſerez par la fuite encor mieux éclaircie.
Et quand…

LÉONOR.

Et quand…Voici Jacinte. As-tu vû, D. Garcie ?



Scène II.

LÉONOR, ISABELLE, JACINTE.
JACINTE.

OUi.

LÉONOR.

OuiSçait-il que je veux lui parler ?

JACINTE.

Sçait-il que je veux lui parler ? Oui vraiment.

LÉONOR.

Viendra-t-il ?

JACINTE.

Viendra-t-il ? S’il viendra ? n’en doutez nullement.
À de tels rendez-vous manque-t’il d’ordinaire ?

LÉONOR.

Mais quand il entrera, prens garde que mon pere.

JACINTE.

Ne vous embarraſſez en aucune façon,
D. Garcie eſt aimé de toute la maiſon.
De diſcours obligeans, d’honnêtetez peu chiche,
Généreux, libéral, quoiqu’il ne ſoit pas riche…
Céans en ſa faveur tout ſemble être ſéduit,
Et pour lui nos verroux s’ouvrent ſans faire bruit.

LÉONOR.

Oüi, tout nous aplaudit, nous ſert, ou nous excuſe.
Mon pere ſeul, helas ! à nos vœux ſe refuſe.

JACINTE.

Ce ſont ſes droits à lui que de s’y refuſer.

Vous en avez auſſi, vous, dont il faut uſer,
Il veut vous marier à ſon gré, comme pere ;
Et comme fille, vous, vous n’en voulez rien faire.
C’eſt n’être pas d’accord ; mais je crois qu’aujourd’hui.
L’affaire dépendra de vous plus que de lui.

ISABELLE.

Elle eſt de fort bon ſens & dit fort vrai, Jacinte.

LÉONOR.

Mais D. Garcie enfin ſcait-il quelle eſt ma crainte ?
Les deſſeins de mon père…

JACINTE.

Les deſſeins de mon pèreOui, Madame, il ſçait tout ;
Mais on l’aime, eſt-il rien dont il ne vienne à bout ?
Pour D. André déjà la choſe eſt réſoluë ;
Autant de mort, en cas qu’il paſſe dans la ruë.
Si de plus de cent pas il oſe en aprocher…

ISABELLE.

Ah ! fort bien ; de quel droit prétend-il l’empêcher ?
Mon frere penſe t’il me tenir en tutelle ?

JACINTE.

Quoi ! comment…

LÉONOR.

Quoi ! comment…D. André eſt l’Amant d’Iſabelle ;
Elle ſeule eſt l’objet de ſes pas, de ſes ſoins.

JACINTE.

Sérieuſement ?

ISABELLE.

Sérieuſement ? Oüi.

JACINTE.

Sérieuſement ? Oüi.Bon ! c’eſt un mores de moins.
Car pour celui qui vient ici dans l’eſperancce
Qu’il fera vôtre époux, plus il fait diligence,

Plus il court à ſa perte, & c’eſt un fait certain,
Lui ce ſoir arrivé, tué demain matin.
Après quoi D Garcie a des amis a Rome,
Vous l’y ſuivrez ; alors vôtre pere bonhomme
Qu’un excès de douleur ou de pitié prendra,
Mourra, peut-être, & puis tout s’accommodera,
Voila, dans les tranſports dont ſon ame eſt ſaiſie,
Les tranquiles projets que forme D. Garcie.

LÉONOR.

Il a perdu l’eſprit.

JACINTE.

Il a perdu l’eſprit.Non, mais il le perdra ;
C’eſt un coup ſur, Madame, on vous épouſera.

ISABELLE.

Que je reconnois bien l’eſprit de la famille !
Voilà comme ils ſont tous : moi-même quoique fille,
Je reſſens même feu, même vivacité ;
Je n’ai qu’un ſeul Amant ; s’il m’étoit diſputé…
Je crois qu’en pareil cas la fureur qui poſſede…

JACINTE.

N’entrez point en fureur, Madame, on vous le cede.

ISABELLE.

Voici mon frere.



Scène III.

LÉONOR, ISABELLE, D. GARCIE, JACINTE.
D. GARCIE.

Voici mon frere.HÉ bien, quel fera mon deſtin ?
D’un autre époux, Madame, acceptez-vous la main ;
Me ſacrifiez-vous au caprice d’un pere ?

LÉONOR.

Vous-même penſez-vous que je puiſſe le faire ?
Quoique l’engagement qui m’attache avec vous,
N’ait rien qui dût jamais chagriner cet époux,
Comptez qu’après la foi que je vous ai donnée.
Je ſuis à vôtre ſort tellement enchaînée,
Que je mourrois plutôt que de m’en ſéparer.

D. GARCIE.

Ah ! de quel doux transport je me ſens pénétré,
Et contre mon bonheur quoiqu’on puiſſe entreprendre,
Que puis-je craindre après ce que je viens d’entendre ?

ISABELLE.

Un aveu de la ſorte eſt bien satisfaiſant.

JACINTE.

Vous n’avez plus perſonne à tuër à preſent.

D. GARCIE.

Nous dévrions ſonger à prendre des meſures.

JACINTE.

Il n’eſt pas bien aiſé d’en trouver qui ſoient ſûres.

D. GARCIE.

Ah ! Jacinte, il en eſt. À vous les propoſer,
Madame, vôtre aveu ſemble m’autoriſer.
Une affaire d’éclat, un Couvent, une fuite…

LÉONOR.

Le remede eſt étrange, & ſi j’y ſuis réduite,
Je ne vous répons pas de prendre aſſez ſur moi
Pour vous prouver ainſi ma tendreſſe & ma foi.

D. GARCIE.

Mais après les refus que m’a fait vôtre pere,
Sans un pareil éclat que faut-il que j’eſpere ?

JACINTE.

Tout, ſi vous vous ſçavez conduire prudemment :
Un refus, quoique dur, eſſuié ſagement,
Une plainte modeſte, une bonne conduite,
Sont des titres ſouvent pour obtenir enſuite.
Cet époux prétendu qui vous met en ſouci,
Ne nous fait pas grand mal tant qu’il n’eſt point ici.
Ne nous chagrinons point d’avance, s’il arrive,
Alors bon pied, bon œil, nous irons au qui vive.
Vous êtes bien d’accord de vos faits ; on fera,
Suivant l’occaſion, tout ce qui conviendra.

D. GARCIE.

Me le promettez-vous ?

LÉONOR.

Me le promettez-vous ? Je promets, D. Garcie,
Que je n’aurai jamais d’autre époux de ma vie.

JACINTE.

Vous voilà mariez. Hé combien en voit-on
Qui ſans autant d’amour y font moins de façon.
Mais qui fait accourir Ignez ainſi ?


Scène IV.

LÉONOR, ISABELLE, D. GARCIE, JACINTE, IGNEZ.
IGNEZ.

Mais qui fait accourir Ignez ainſi ? JAcinthe !

JACINTE.

Qu’eſt-ce ?

IGNEZ.

Qu’eſt-ce ? Madame !

LÉONOR.

Qu’eſt-ce ? Madame ! Quoi ?

D. GARCIE.

Qu’eſt-ce ? Madame ! QuD’où lui naît cette crainte ?

IGNEZ.

Cette crainte, Seigneur, n’eſt pas ſans fondement.

à Léonor.

Vôtre pere là-bas vient d’entrer brusquement.
Agité, l’œil ardent de joie ou de colere :
C’eſt de l’une ou de l’autre, à coup ſûr.

LÉONOR.

C’eſt de l’une ou de l’autre, à coup ſûr.Comment faire ?
Si mon pere le voit.

ISABELLE.

Si mon pere le voit.Tua n’eſt vraiment pas ſage,
Jacinte.

JACINTE.

Jacinte.S’il le voit, c’eſt un premier orage,
Que nous eſſairons.

D. GARCIE.

Que nous eſſuirons.Mais…

JACINTE.

Que nous eſſuirons. Mais…Hé bien ! il vous verra ;
Et peut-être à vous voir il s’accoütumera.
C’eſt une bonne choſe au moins que l’habitude.
Courage : allons…

LÉONOR.

Courage : allons…Je ſuis dans une inquiétude…

JACINTE.

Ne vous ébranlez poin, pour ne pas avoir tort ;
Rien n’eſt tel que de prendre un bon parti d’abord.
Il va jurer, peſter, une fois, deux, trois, quatre ;
Il blâmera vos feux, puis las de les combattre,
Et de voir chaque jour ſes ordres mal ſuivis,
Il approuvera tout dans la crainte de pis,
Pour faire ce qu’on veut, la maxime infaillible,
Madame, croiez moi, c’eſt d’être incorrigible.

ISABELLE.

La maxime eſt fort bonnee.

JACINTE.

La maxime eſt fort bonnee.Et fort d’uſage auſſi.

LÉONOR.

S’il pouvoit ſans monter reſſortir.

JACINTE.

S’il pouvoit ſans monter reſſortir.Le voici.



Scène V.

LÉONOR, ISABELLE, D. GARCIE, D. FÉLIX, JACINTE, IGNEZ.
D. FÉLIX.

JE viens pour t’avertir, ma fille… D. Garcie !
Vous chez moi !

JACINTE.

Vous chez moi ! Vous voiez, nous avons compagnie.

D. FÉLIX.

Qu’eſt-ce à dire… Avez-vous deſſein de m’offenſer,
D. Garcie ?

D. GARCIE.

D. Garcie ? Hé, Seigneur, pouvez-vous le penſer ?
Une affaire qui preſſe, & qui m’eſt importante.
M’a fait chercher ma ſœur ; j’aî ſçu par ſa ſuivante
Qu’elle l’avoit laiſſée auprès de Leonor,
Et j’ai crû ſans déplaire & ſans faire aucun tort,
Qu’entrer dans cette ſalle, à tout moment ouverte,
Eſt une liberté qui peut m’être ſoufferte,
Que loin de me blâmer de cette liberté,
Seigneur…

D. FÉLIX.

Seigneur…Oui, ſi vos feux n’avoient point éclaté :
Mais tout le monde en parle, & pour le faire taire,
À ce que je me dois je ſçaurai ſatisfaire.

D. GARCIE.

Vous, Seigneur, comment donc ?

D. FÉLIX.

Vous, Seigneur, comment donc ?Il faut qu’inceſſamment
Un bon himen finiſſe un tel empreſſement.

JACINTE.

Le ciel en ſoit loüé.

LÉONOR.

Le ciel en ſoit loüé.Jacinte.

JACINTE.

Le ciel en ſoit loüé. Jacinte.Patience.

D. GARCIE.

D. Félix rend juſtice à ma perſéverance.



Scène VI.

LÉONOR, ISABELLE, D. GARCIE, D. FÉLIX, JACINTE, IGNEZ.
IGNEZ.

DOm Juan d’Alvarade.

D. FÉLIX.

Dom Juan d’Alvarade.Hé bien, il peut entrer.

LÉONOR.

Ciel ! eſt-ce à cet himen qu’il me faut préparer ?

D. GARCIE.

Seroit-ce mon Rival, & que viens-je d’entendre ;
Quel eſt ce D. Juan d’Alrarade ?

D. FÉLIX.

Quel eſt ce D. Juan d’Alrarade ? Mon gendre.

JACINTE.

La pilulle eſt fâcheuſe à digérer.

LÉONOR.

La pilulle eſt fâcheuſe à digérer.Je meurs.
Jacinthe !

JACINTE.

Jacinthe ! Bonne mine & renfermez vos pleurs.

D. GARCIE.

Juſte Ciel !

ISABELLE.

Juſte Ciel ! Paix, mon frere.

D. GARCIE.

Juſte Ciel ! Paix, mon frere.Ah ! ma ſœur, quelle épreuve !
Suis-je ici pour cela ?

ISABELLE.

Suis-je ici pour cela ? J’avouerai qu’elle eſt neuve.


Scène VII.

LÉONOR, ISABELLE, D. FÉLIX, D. GARCIE,
D. JUAN, JACINTE, D. ANDRÉ
au fond du Théâtre, IGNEZ.
D. FÉLIX.

QUe ce m’eſt un plaiſir ſenſible de vous voir
D. Juan.

D. JUAN.

D. Juan.Prévenu du plus flâteur eſpoir,
Et preſſé par l’amour de me rendre a Valence,
Seigneur, je n’ai pu faire une autre diligence,
Et n’ai pas eu le tems de voir mon pere encor.

D. FÉLIX.

Nous l’irons voir enſemble : aprochez Leonor.

LÉONOR.

Helas !

D. FÉLIX.

Helas ! Voilà l’époux que mon choix vous deſtine,
Donnez-lui vôtre main.

LÉONOR.

Donnez-lui vôtre main.Ô coup qui m’aſſaſſine !
Ciel !

D. JUAN.

Ciel ! Ne regardez point ici comme un époux
Un amant qui prétend ne vous devoir qu’à vous.
Madame, je le ſçai, l’autorité d’un pere
Ne donne point de droit ſur un cœur, mais j’eſpere
Que par mille reſpects, par le plus tendre amour,

Je pourai mériter vos bontez quelque jour.
Heureux dans ce moment, ſi l’ardeur qui m’anime,
Dans vôtre cœur pour moi fait naître quelqu’eſtime,
Et que le tems enſuite y produiſe l’effet
Que ſur le mien d’abord fit vôtre ſeul portrait.

JACINTE.

Vôtre époux prétendu n’eſt point un fat, Madame.

LÉONOR interdite.

Pardonnez mon ſilence au trouble de mon ame…
L’époux, l’amant… l’himen donc je me ſens preſſer…
Seigneur en ce moment j’ai peine à m’énoncer…
Le trouble de mes ſens… voudrez-vous bien permettre,
J’ai beſoin d’être ſeule afin de me remettre.

D. FÉLIX.

Cela ne fera rien, qu’on ne la quitte pas.
Ces diantres de vapeurs…

LÉONOR en s’en allant.

Ces diantres de vapeurs…Ah ! que je ſouffre, helas !

D. GARCIE.

Je n’en puis plus, ſortons, ma ſœur, ô ſort funeſte !
Quel parti dois-je prendre ! & quel eſpoir me reſte ?

D. FÉLIX. rongeant ſes doigts.

Madame Léonor…

D. JUAN étonné.

Madame Léonor…Qu’eſt ce que tout ceci ?
Ce Cavalier, je penſe, a des vapeurs auſſi.

ISABELLE en ſortant trouve D. André.

Vous ici, D. André, qu’y venez-vous donc faire ?

D. ANDRÉ bas.

Je vous cherchais.

ISABELLE ſortant.

Je vous cherchais.Fort bien. Mais paix, voilà mon frere.

D. FÉLIX.

Ô fille impertinente ! ô contre-tems fâcheux !

D. JUAN.

Leonor aime ailleurs, & ſi j’ai de bons yeux
Ce trouble faux ou vrai, ces vapeurs de commande…

D. FÉLIX voiant D. André.

Ciel ! qu’apperçois-je encore ; & que ma peine eſt grande !
Chez moi D. André ! vous ! quand vous m’avez promis…
Qui vous ameine ?

D. JUAN.

Qui vous ameine ? Moi, c’eſt un de mes amis.

D. FÉLIX.

Un de vos amis ?

D. JUAN.

Un de vos amis ? Oüi

D. FÉLIX.

Un de vos amis ? OüiVous êtes bon & ſage.
Mais D. André.

D. JUAN.

Mais D. André.N’eſt pas fort pour le mariage,
Ces conſeils…

D. FÉLIX.

Ces conſeils…Sçachez donc…

D. JUAN.

Ces conſeils… Sçachcz donc…Tenez-vous aſſuré
Que ce ne ſeront pas les ſiens que je prendrai.

D. FÉLIX.

C’eſt de vous ſeul je crois que vous en devez prendre,
Et dans l’état où ſont les affaires, mon gendre,
Vous êtes maître ici, commandez, ordonnez,
Tout vous obéira, mes ordres ſont donnez.


Scène VIII.

D. JUAN, D. ANDRÉ.
D. JUAN.

DU choix qu’ont fait pour moi les amis de mon pere,
Que dites-vous, ami ?

D. ANDRÉ.

Que dites-vous, ami ? Je dis qu’on ne peut guère,
Quoiqu’on prenne de ſoins, mieux choiſir qu’ils ont fait.

D. JUAN.

J’ai penſé comme vous en voiant ſon portrait
Dès le premier coup d’œil je la trouvai charmante.

D. ANDRÉ.

Prés de l’original vôtre tendreſſe augmente
Sans doute ?

D. JUAN.

Sans doute ? Oüi, je veux bien l’avouer entre-nous :
J’en ſuis bien amoureux, puiſque j’en ſuis jaloux.

D. ANDRÉ.

Déja ! c’eſt être prompt à prendre de l’ombrage.
Ai-je tort de crier contre le mariage ?

D. JUAN.

Je ne ſuis point jaloux en mari.

D. ANDRÉ.

Je ne ſuis point jaloux en mari.Non ! comment
L’êtes-vous ?

D. JUAN.

L’êtes-vous ? Cent fois plus : je le ſuis en amant.
Et c’eſt une fureur que cette jalouſie.

Quel Cavalier étoit en ce lieu ?

D. ANDRÉ.

Quel Cavalier étoit en ce lieu ? D. Garcie.

D. JUAN.

Hé bien, ce D. Garcie eſt un amant aimé,
Leonor, lui, leurs yeux tout me l’a confirmé.

D. ANDRÉ.

Mais ce n’eſt qu’un ſoupçon.

D. JUAN.

Mais ce n’eſt qu’unQu’il faut que j’éclairciſſe.



Scène IX.

D. JUAN, D. ANDRÉ, FABRICE.
FABRICE.

SEigneur, vôtre valet…

D. JUAN.

Seigneur, vôtre valet…Attens un peu, Fabrice ;
J’ai beſoin pour cela de vos ſoins, s’il vous plaît,
D. André.

D. ANDRÉ.

D. André.Soiez ſûr que j’y prens intérêt.

D. JUAN.

Après, d’un mauvais pas je ſçais comme on ſe tire ;
En ſe vangeant, s’entend.

FABRICE.

En ſe vangeant, s’entend.J’accourois pour vous dire,
Seigneur…

D. JUAN.

Seigneur…Hé laiſſe-moi reſpirer un moment.
De grace.

FABRICE.

De grace.Pardonnez à mon empreſſement ;
Mais la nouvelle enfin que je viens vous aprendre,
Me paroît importante, & permet peu d’attendre,

D. JUAN.

Qu’eſt-ce ?

FABRICE.

Qu’eſt-ce ? Vôtre valet & ſa mule, tous deux
À cent pas de la Ville, au fonds d’un chemin creux

Sont tombez lourdement, la pauvre mule expire,
Avec un pied rompu, le valet qui s’en tire,
Et qui ne peut courir faute de ce pied-là,
Vient d’envoier à l’Ours la lettre que voilà,
Et moi je vous l’aporte en grande diligence.
Liſez.

D. JUAN.

Liſez.Cette lettre eſt de mon pere, je pecnſe.

Il lit.
D. ANDRÉ.

Hé bien !

D. JUAN.

Hé bien ! Que de chagrins m’accablent à la fois !

D. ANDRÉ.

Quoi ?

D. JUAN.

Quoi ? Mon pere eſt malade au lit depuis un mois.
Et dans ce triſte état il me demande en grace
Avant que de mourir qu’il me voie & m’embraſſe.

FABRICE.

Vous voiez bien, Monſieur, que le fait eſt preſſant.

D. ANDRÉ.

J’entre dans la douleur que vôtre cœur reſſent.
Mais ne pouvant, ami, détourner cet orage,
Il le faut eſſuier du moins avec courage.

FABRICE.

Oui, oui, faites, Monſieur, comme mon maître a fait,
Quand ſon pere mourut, ſa douleur en effet
De toutes les douleurs eût été la plus forte,
Si quelques jours après ſa mere ne fut morte ;
Mais cette douleur-là, dès qu’il fut orphelin
Étant au période, elle finit ſoudain.
Ainſi par leur excès les douleurs déſarmées…
Les plus grandes, Monſieur, ſont les plutôt calmées.

D. JUAN.

Je ſuis de ce coup-là ſenſiblement touché.

FABRICE.

Vous avez bien raiſon d’en être bien fâché.

D. JUAN.

Je le ſuis d’autant plus, que j’aurois dû me rendre
Auprès de lui plûtôt qu’a Valence.

FABRICE.

Auprès de lui plûtôt qu’a Valence.À tout prendre
Vous euſſiez fort bien fait.

D. JUAN.

Vous euſſiez fort bien fait.Pour réparer ce tort ;
Je pars dans le moment & quitte Leonor.

D. ANDRÉ.

Et cet éloignement vous cauſe de la peine ?

D. JUAN.

Un noir preſſentiment, je l’avouërai, me gêne…
Mon cœur ne fut jamais dans un état pareil…
Ami, dans cet état, j’ai beſoin de conſeil…
Que feroit D. André, s’il étoit en ma place ?

D. ANDRÉ.

Qui moi : je ne vois pas ce qui vous embaraſſe ;
Sur les ſoins d’un ami je me repoſerois,
Et partirois tranquille autant que je pourrois.

D. JUAN.

Oh ! pour tranquille, non, la choſe eſt impoſſible.

D. ANDRÉ.

Vous croiez Leonor à d’autres feux ſenſible !

D. JUAN.

Ce funeſte ſoupçon m’allarme malgré moi ;
Je voudrois l’éclaircir.

D. ANDRÉ.

Je voudrois l’éclaircir.Donnez-moi cet emploi.
Je ſçaurai m’y conduire avec le même zèle,
Mêmes ſoins, comme ſi j’etois amoureux d’elle ;
Enfin.

FABRICE.

Enfin.Le traître !

D. JUAN.

Enfin. Le traître ! Ami, que ne vous dois-je point ?

D. ANDRÉ.

Fabrice nous peut même être utile en ce point.
Avant vôtre départ, vous inſtruirez je penſe,
D. Félix des raiſons d’une ſi prompte abſence.

D. JUAN.

À de pareils devoirs je ne ſçai point manquer.

D. ANDRÉ.

Hé bien, en le quittant il lui faut expliquer,
Que laiſſant ce valet avec vôtre équipage…
Lui même là-deſſus vous préviendra, je gage,
Et Fabrice introduit ainſi dans la maiſon…

FABRICE.

Me voilà bien.

D. ANDRÉ.

Me voilà bien.De tout il nous rendra raiſon.
Et moi j’obſerverai Leonor, D Garcie,
De ſi près, avec tant de ſoins, que je parie
S’ils ont pris l’un pour l’autre un mutuel amour,
D’en ſçavoir le détail avant vôtre retour.

D. JUAN.

Ah ! ce n’eſt point aſſez que cette connoiſſance,
Et quand vous ſerez ſûr de quelqu’intelligence,
Puiſque vous voulez bien prendre un pareil emploi,
Il faut être jaloux, furieux comme moi,
Pour perdre mon rival mettre tout en uſage.

FABRICE.

Il feroit pis encor, s’il le pouvoit, je gage,

D. ANDRÉ.

Pour ſervir un ami…

D. JUAN.

Pour ſervir un ami…Je compte-là deſſus.

D. ANDRÉ.

Vous-même, D. Juan, vous n’en feriez pas plus

Croiez-en l’amitié, ma parole, mon zéle,
Mon cœur.

D. JUAN.

Mon cœur.Je n’en veux point de garand plus fidéle,

D. ANDRÉ.

Adieu donc.

D. JUAN.

Adieu donc.Des raiſons qui cauſent mon départ.
Je vais à D. Félix à l’inſtant faire part.



Scène X.

D. ANDRÉ, FABRICE.
FABRICE.

IL me paroît, Monſieur…

D. ANDRÉ.

Il me paroît, Monſieur…Va, ſui ton nouveau Maître.
Il faut pour ſon valet qu’il te faſſe connoître.
Sur ce pied-là de toi je puis avoir beſoin.

FABRICE.

Vous formez des projets qui vous mèneront loin.

D. ANDRÉ.

Comment donc ?

FABRICE.

Comment donc ? Je devine, & vois le train des choſes.

D. ANDRÉ.

Hé bien ! à ces projets eſt-ce que tu t’opoſes ?

FABRICE.

Non mais…

D. ANDRÉ.

Non mais…Sui D. Juan, fais ce que je te dis,
Et viens me retrouver quand il fera parti.



Scène XI.

FABRICE ſeul.

ON va m’embarquer-là dans une étrange affaire :
Car je connois mon homme, & ſçai ce qu’il peut faire.
Si j’en diſois deux mots à D. Juan ? Mais non,
Je ſuis ſûr en parlant de cent coups de bâton ;
Et d’un autre côté ne diſant rien, la peine
Qui peut m’en arriver du moins n’eſt pas certaine.


Fin du ſecond Acte.