La Transylvanie depuis la fin du XVIIe siècle jusqu’en 1849/02

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LA TRANSYLVANIE


DEPUIS LA FIN DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE JUSQU’EN 1849.




LES DIÈTES. – LA GUERRE CIVILE ET L’INTERVENTION RUSSE.


Séparateur


I.

Au-dessus de la hiérarchie singulière de nations souveraines et de nations sujettes que nous avons décrite,[1] la constitution transylvaine a placé une assemblée unique, destinée à réunir et à dominer tant d’intérêts, de droits et de privilèges opposés. Jusqu’ici, nous n’avons vu en Transylvanie que des Hongrois, des Székler, des Allemands, des Valaques ; c’est la diète qui, de ces populations diverses, fait des Transylvains.

La diète se compose :


1° Des députés des comitats hongrois ou széklers et des municipalités saxonnes 114
2° Des députés des villes libres et des territoires soumis à la taxe royale (opopida et lodta taxalia)[2] 13

3° Des comtes suprêmes des comitats, capitaines de districts ou juges suprêmes 22
4° Des sénateurs ou juges des villes libres 6
5° De la régence souveraine (gubernium regium) 28
6° De la table royale judiciaire 13
7° Des régalistes, députés nommés directement par le souverain (per regales litteras convocati)[3] 120
TOTAL 316

On comprend, à la seule inspection de ce tableau, que la diète transylvaine offre des différences nombreuses avec la diète de Hongrie[4]. Il y en a une fondamentale. À Pesth, la diète est une assemblée aristocratique, non pas seulement par sa composition, mais dans son origine et son principe. Magnats et députés siégeant à titre héréditaire ou électif, tous représentent également l’élément nobiliaire. Ici les députés hongrois ou széklers appartiennent à la noblesse, parce que la constitution particulière des deux nations est aristocratique, mais ce n’est point comme mandataires de leur ordre qu’ils entrent aux états. De leur côté, les marchands pacifiques, les savans professeurs, élus par les communes saxonnes, font bien partie de ce tiers-état dont nous regrettions l’absence dans la diète hongroise ; mais on ne saurait dire davantage qu’ils représentent l’ordre du tiers-état. Ce sont les plénipotentiaires des trois nations souveraines qui se réunissent en congrès. La diète est une sorte de directoire fédéral où se discutent les intérêts de l’alliance. Les différences d’origine n’altèrent point le caractère d’égalité ; on est député hongrois, székler ou saxon, et non pas député de la noblesse ou du tiers-état ; l’un vaut l’autre. La hiérarchie aristocratique n’a point, même chez les deux nations d’origine magyare, l’importance constitutionnelle qui lui est attribuée en Hongrie. Il y a dans le sein de la noblesse une véritable égalité politique. On appelle bien magnats, selon l’usage hongrois, les nobles revêtus du titre de comte ou de baron ; mais cette distinction est purement honorifique, elle ne confère point de droits particuliers : ceux qui en sont investis ne siègent point aux états par droit héréditaire comme membres de la couronne. « Tout noble transylvain est l’égal politique du magnat, dit le diplôme Léopold ; le premier n’a pas moins de liberté, le second n’a pas plus de pouvoir. »

La noblesse transylvaine se compose à peu près exclusivement de Hongrois et de Széklers. Un certain nombre de Saxons, et même quelques Valaques ont pu être, dans ces derniers temps, anoblis par le souverain, mais ils comptent comme nobles dans les comitats hongrois, et leur anoblissement ne s’est opéré que par une sorte de dénationalisation. En matière d’impôts, de taxes et de libertés personnelles, les nobles jouissent d’ailleurs des mêmes privilèges qu’en Hongrie. L’origine commune des deux noblesses est constatée par le fait que les membres de chacune peuvent être également envoyés à l’une et à l’autre diète à la seule condition d’avoir des possessions dans le pays[5].

Il suit de cette différence dans le principe même qui préside à la formation de la diète transylvaine qu’elle n’est point séparée en deux tables, et qu’il n’y a ni première ni seconde chambre. Tous les députés siègent dans la même salle et prennent part ensemble à la délibération et au vote. Chaque fraction de l’assemblée occupe seulement des places déterminées, afin de se concerter sur les intérêts qui lui sont communs. Au milieu de la salle est une large table où se placent ordinairement les magistrats de la table royale. Ils forment comme le bureau de la diète. Toutefois, si les membres de la régence assistent aux séances, cette place leur est expressément réservée : c’est le banc ministériel. Les membres de la haute cour de justice, les comtes suprêmes ou gouverneurs des comitats, les capitaines des Széklers, les juges et sénateurs des siéges-saxons, font partie de la diète en vertu de leurs charges. Ce n’est pas au même titre qu’y siègent les régalistes. Dans une de nos lois électorales du consulat se trouvait une disposition présentant quelque analogie avec la loi transylvaine sur les régalistes. Les préfets avaient la faculté d’ajouter, sous le nom de notables, à la liste des électeurs censitaires, un certain nombre d’électeurs dont le vote pouvait changer les chances de l’élection. Il ne paraît pas que cette facilité ait eu les résultats qu’on s’en promettait. Dès qu’on confère à quelqu’un le droit de voter, on lui donne le droit de voter librement, et tous les calculs qu’on a pu faire sont déjoués par la spontanéité et l’indépendance de la volonté humaine. Nous avons vu cela avant la révolution de juillet ; les grands collèges, institués contre les progrès de l’opposition libérale, avaient fini par envoyer en majorité des députes constitutionnels On a voulu, par l’institution des régalistes, assurer au gouvernement, au sein même de la députation, un moyen de contre balancer une opposition factieuse. Les régalistes sont des notables nommés directement par le prince, et qui vont le représenter à la diète à côté des députés élus par les trois nations souveraines. Ce sont en quelque sorte les plénipotentiaires de ce quatrième souverain ; l’empereur, des pairs par commission et pour la durée d’une session, qu’il en existe dans quelques états de l’Allemagne. Nulle restriction n’est imposée au choix du prince. Il suffit que les régalistes soient nobles et possessionnés dans la principauté, et, par ce qui a été dit de la noblesse chez les Hongrois et surtout chez les Széklers, on juge si la condition est gênante. Point de limite pour le nombre : on peut, pou r me servir du terme reçu, faire des fournées selon les besoins et la nécessité du moment. On voit qu’à la diète dont nous donnons le tableau, le nombre des députés régalistes dépassait celui des députés ordinaires. Il semble au premier aspect qu’il y ait là un ressort de gouvernement qui rende tout le reste de la machine assez inutile. Les députés sont mauvais, on aura de bons régalistes ; les voix se déplacent, vite un renfort ministériel. Le calcul serait infaillible si les hommes n’étaient que des chiffres, et si les affaires humaines se traitaient par les procédés algébriques. Les choses ne vont pas ainsi ; nous verrons quelles résistances le gouvernement impérial a constamment rencontrées dans les diètes de la part des régalistes. L’institution imaginée pour donner de la force au pouvoir exécutif a tourné tout entière au profit de l’élément aristocratique. Peu à peu certains seigneurs, la plupart des magnats, ont été, par une sorte de tradition, investis de ce mandat de régaliste. À l’ouverture des diètes, le gouvernement craignait, en ne leur adressant pas les lettres closes ordinaires, de paraître se séparer des hommes influens et redouter leur opposition. On convoquait donc sans triage les opposans des dernières assemblées. De là une autre conséquence, et qui a eu des suites graves pour l’union des trois nations souveraines, dont l’égalité s’est trouvée bientôt altérée dans la pratique. Les Saxons ne fournissant pas de régalistes, les Széklers et les Hongrois ont fini par acquérir une prépondérance oppressive dans les diètes.

La régence (gubernium regium) est le conseil supérieur de gouvernement institué par Léopold, et dont l’origine remonte au temps du second Apafy : c’est le pouvoir exécutif. La régence n’en fait pas moins partie intégrante de la diète, et comme la plupart des décisions de l’assemblée ont besoin, pour être exécutées, de son concours, la majorité est souvent obligée de se concerter et de parlementer avec ce conseil supérieur. C’est ce qui explique comment quelques publicistes anciens ont pu voir dans cette institution une seconde table, une sorte de chambre des magnats ; il n’en est rien, au moins depuis la diète de 1791 : les conseillers de la régence font partie de la diète et votent comme les simples députés ; ils sont au nombre de seize, et résident à Hermanstadt, quand la diète n’est pas assemblée.

La constitution transylvaine a pris des précautions qui sembleraient devoir écarter à jamais les conflits qui s’élèvent, dans les gouvernemens représentatifs, entre les assemblées et le pouvoir exécutif. On se souvient d’un amendement présenté l’année dernière à notre assemblée nationale sur le projet de constitution. C’était un système très simple pour l’organisation du pouvoir exécutif. L’assemblée devait nommer au scrutin le président du conseil et les ministres. Quand elle n’aurait plus été contente de leurs œuvres, un simple scrutin aurait suffi pour renverser le gouvernement et en mettre un autre à la place. Jamais, et l’auteur du projet le remarquait, on n’aurait fait de révolution plus complète à si bon marché. Ce système est à peu de chose près celui de la constitution transylvaine. La diète élit, sinon les ministres eux-mêmes, au moins les candidats au ministère. Il en est de même à tous les degrés de la hiérarchie administrative.

Chaque nation, dans la diète, présente, pour toutes les charges et emplois qui viennent à vaquer, quatre candidats, dont chacun appartient à une des quatre religions d’état. C’est parmi ces douze candidats que le gouvernement doit faire son choix. Or, on sait comment de pareilles candidatures s’établissent dans une assemblée politique. La première condition requise n’est pas tant le talent, l’habileté, l’expérience, qu’une parfaite conformité d’opinions politiques avec la majorité. Quand l’opposition est en nombre dans la diète transylvaine, elle nomme uniquement des candidats pris dans les rangs de l’opposition. Force est au gouvernement impérial de choisir ses agens, ses fonctionnaires, ceux qui sont censés le représenter, parmi les hommes qui l’attaquent le plus violemment. Il n’a le choix qu’entre le pire et le moins mauvais. Mieux vaudrait, à coup sûr, que l’élection directe des états laissât toute la responsabilité à qui de droit ; l’autorité souveraine ne se compromettrait pas en confiant les emplois publics à des hommes qui sont souvent les premiers à donner l’exemple de la désobéissance aux lois. Le gouvernement est désarmé sur tous les points ; aucun de ces fonctionnaires violemment imposés ne peut être destitué sans une information préalable et sans qu’on lui ait donné communication des accusations portées contre lui. Ainsi le pouvoir exécutif a la main forcée pour la nomination et la main liée pour la révocation de ses agens ; comment serait-il responsable de leurs actes ?

Les rapports entre la régence et l’empereur s’établissent par l’intermédiaire d’une chancellerie, dite de Transylvanie, résidant à Vienne, et séparée non-seulement de l’administration des provinces héréditaires, mais même de la chancellerie de Hongrie. Elle est composée d’un chancelier et de six conseillers ; le souverain n’a pas plus de liberté dans le choix de ces fonctionnaires, qui sont en rapport direct avec lui, que pour ceux qui résident en Transylvanie ; il doit les prendre également parmi les candidats de la diète.

Les principales attributions de la diète, outre l’élection et la présentation des candidats, sont les délibérations et le vote des lois, pour lesquelles la sanction royale est toujours réservée, le vote et la répartition des impôts, la naturalisation des étrangers, enfin le jugement de certains procès, dont la connaissance est réservée aux états. Une loi de 1791 a tranché, pour la Transylvanie plusieurs questions restées indécises dans les diètes hongroises : les délibérations sont prises à la majorité des voix. Il est avéré qu’à l’origine de la réunion, chaque nation avait un vote séparé. Le changement introduit dans cette disposition fondamentale a assuré la suprématie des deux nations de la race magyare ; leurs députés, joints aux régalistes, sont toujours en majorité.

J’abrége, autant que l’intelligence même de la matière le permet, cette exposition de la constitution transylvaine. Il y a peu de législation sans doute qui pèche autant que celle-ci contre les principes posés par les grands publicistes ; nulle part on n’y retrouve cette division de la souveraineté que les nations les plus éclairées avaient regardée jusqu’à nos jours comme la meilleure garantie des droits et de la liberté de chacun. Lois, administration, justice, tout est livré aux passions d’une seule assemblée délibérante à laquelle on peut appliquer ce jugement de Montesquieu : « Si un seul et même corps des nobles ou du peuple exerce ces trois pouvoirs, celui de faire des lois, celui d’exécuter des résolutions prises, et celui de juger les crimes et différends des particuliers, il n’y a point de liberté ; on fera des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. » Le temps, présent nous a familiarisés avec les excentricités constitutionnelles. On a rejeté les règles consacrées, et le romantisme a remporté dans la politique les mêmes victoires que dans la littérature. Montesquieu, sur la division des pouvoirs, n’a pas plus d’autorité qu’Aristote sur les unités de temps ou de lieu : nous avons changé tout cela. La confusion des pouvoirs ne choque plus. — Au lieu de cet antagonisme de volontés, nous dit-on, que le gouvernement représentatif organisait entre les trois pouvoirs, vous avez l’unité de direction et de politique. L’état est constitué comme l’homme, il n’a qu’une tête. — À la bonne heure ; souhaitons seulement que la tête soit bonne, car tout serait perdu, si elle était mauvaise ou folle. Cependant, me dira-t-on, la constitution transylvaine a duré jusqu’à nos jours, et tant d’autres ont passé qu’on avait cherché à établir sur les principes dont vous invoquez l’autorité. J’en conviens volontiers, et ce n’est pas moi qui contesterai le mérite que la durée donne à toutes choses ; mais la durée suppose l’usage, et la constitution, il faut le dire, a duré précisément parce qu’on n’a guère pu en faire usage. On s’en sert à de rares intervalles ; l’état le plus habituel. C’est la suspension. Quand on la reprend, elle ne va pas mieux pour avoir tant sommeillé ; mais on a toujours la même ressource, c’est de gouverner sans elle. Il est évident, et la réflexion suffirait seule à l’apprendre, si l’histoire n’était pas là, que tout ce système exagéré d’élection universelle tenait au principe même qui avait fait la couronne élective. On n’avait point voulu fixer la souveraineté dans l’une des trois nations de l’alliance au préjudice des deux autres. Quand la réunion de la principauté à l’empire eut supprimé toute jalousie à ce sujet, le reste du système fut maintenu. Il eût fallu, pour être fidèle au nouveau principe d’autorité qu’on intronisait, abolir le système d’élection des fonctionnaires, et s’en remettre à l’intérêt même du souverain pour la répartition équitable des emplois entre les différentes populations. Quand une constitution est impraticable, on la laisse de côté, sans trop chercher de prétextes pour la suspendre. La meilleure raison en pareil cas, la raison souveraine, c’est qu’il faut vivre avant tout. Alors peu importe qu’on ait, dans la constitution, exagéré toutes les libertés jusqu’à la licence, mis en regard les uns des autres des droits incompatibles, proclamé des principes avec lesquels tout gouvernement est impossible. On supprime la constitution, et, au lieu de la lutte et des fatigues glorieuses des gouvernemens libres et modérés, on a l’autorité sans contrôle et sans limite. Les anciens avaient un mot poétique pour désigner ce sommeil de la constitution : « Il est des temps, disaient-ils, ou il faut voiler l’image des dieux. » C’était leur état de siége. Nous verrons que l’usage de cet extrême remède est fréquent dans l’histoire transylvaine. Ainsi la diète doit être assemblée chaque année ; le diplôme Léopold et les articles de la diète de 1791 contiennent à cet égard les dispositions les plus formelles. On ne citerait pas une période de dix années où cette convocation ait eu lieu avec quelque régularité. On peut dire que la tenue annuelle des diètes est l’exception. La constitution a quelquefois dormi d’un sommeil aussi long que celui d’Épiménide.


II

Dans ces dernières années cependant, des diètes plus fréquentes ont été convoquées. Une politique libérale avait prévalu par les conseils de l’archiduc palatin. Il en était résulté un rapprochement marqué entre les autorités supérieures et la noblesse. Celle-ci cherchait depuis long-temps à transporter au milieu du pays hongrois, à Clausenbourg, le mouvement politique et l’administration ; elle voulait faire de cette ville la vraie capitale et le centre de la principauté. C’était là qu’elle aimait à se réunir et à étaler son luxe pendant la tenue des diètes. Le jour de la convocation des états, la vieille ville magyare change complètement d’aspect. La régence abandonne Hermanstadt et vient résider auprès de la diète ; la noblesse, jusque-là dispersée dans ses châteaux, s’établit à la ville. Les députés n’ont pas besoin de l’amende infligée aux retardataires pour être exacts car chacun a un motif ou un prétexte pour venir. Les grands propriétaires non députés sont fonctionnaires ou candidats. Certains procès ne peuvent être jugés que par la diète ; les plaideurs sont là pour solliciter les juges. La population semble doublée ; des voitures nombreuses circulent dans les rues ; On se sent dans une capitale au milieu du mouvement des affaires et des plaisirs. Les Transylvains[6] font volontiers une bonne part à ce besoin de la vie sociale. Les femmes, confinées une partie de l’année dans des châteaux situés en général à de grandes distances les uns des autres, n’ont garde de laisser échapper une telle occasion de sortir de la retraite, de voir et d’être vues ; celles qui ne viendraient pas pour leur compte ont des filles à marier. Souvent les boyards de Jassy se rendent à Clausenbourg avec leur famille ; ils animent encore de leur luxe cette société si excitée au plaisir. Les spectacles, les concerts, les bals, se succèdent avec rapidité. Le procès entre les mœurs turques et françaises qui se débattait encore à la fin du XVIIe siècle, quand Bethlem Niklos était blâmé de ses voisins pour laisser vivre sa femme à la française, » est aujourd’hui gagné. Notre langue, nos usages, nos mœurs, ont plus encore qu’au temps de Louis XIV, pénétré à cette extrémité de l’Europe. On joue sur le théâtre transylvain la traduction des drames de M. Victor Hugo, et nos romans modernes sont lus à Clausenbourg presque en même temps qu’à Paris. — Au milieu de la variété des races et des types de toutes les nations qui se rencontrent dans cette capitale, la beauté de la race orientale se fait aisément remarquer, et suffirait au besoin pour témoigner de l’origine des Magyars. Les Transylvaines sont grandes et fortes ; la vie libre de la campagne, les voyages à cheval donnent à leur démarche quelque chose de fier, un air puissant et noble qui fait songer à la Diane chasseresse ou aux races guerrières des Amazones. De riches bijoux incrustés de pierres de toutes couleurs, des talismans turcs, mais surtout de riches colliers de perles jetés en triple rang autour du cou, ou se déroulant à travers les tresses noires des cheveux, ajoutent leur éclat à cette splendeur de la nature.

Aux jours de cérémonie, le costume des hommes ne le cède point en richesse à celui des femmes. Les hommes portent des pierreries aux agrafes de leur sabre et de leur pelisse. À côté de ces uniformes brillans et lestes, on rencontre les robes traînantes des Arméniens, ou les riches fourrures des boyards moldaves. L’habit de l’Occident est triste et pauvre au milieu de toute cette magnificence. Et cependant, quand un étranger arrive, conduit par quelques amis de fraîche date, quelque député jaloux de maintenir les bonnes traditions du passé, tout est facile et accueillant ; les maisons et les cœurs semblent s’ouvrir pour lui. Dès ce moment, il appartient à l’hospitalité transylvaine ; il est l’hôte du pays. Il n’est plus de fête ou de réunion sans lui ; il se trouve l’objet d’attentions délicates que la société de Paris ne peut pas toujours rendre aux étrangers. Ainsi, j’ai dit qu’on parlait en Transylvanie toutes les langues du monde ; mais, avec vous et devant vous, tout le monde parlera français : dès que vous entrez dans un salon, à l’accent des paroles comme à la sympathie des sentimens, vous pourrez vous croire encore dans votre pays. Tout cela se fait simplement, avec une bonne grace naturelle. On cherche quels sujets peuvent intéresser la curiosité de l’étranger ; on ne prend pas seulement son langage, on cherche à pénétrer ses opinions pour ne les point blesser, ses croyances pour ne les point heurter. Dans ces natures intelligentes et sympathiques, l’hospitalité met en commun la pensée, les impressions, la vie de chaque jour ; on s’intéresse aux soucis et aux regrets du voyageur ; on adoucit en sachant la comprendre la détresse de la solitude qui saisit souvent le cœur dans ces lointains exils. Des hôtes passagers que vous rencontrez un jour, avec lesquels vous n’avez ni veille, ni lendemain communs, vous ont reçu comme de vieux amis, et peut-être même avec ce désir de plaire que négligent quelquefois les vieux amis. Ces rencontres rapides et leurs chances ne sont pas un des moindres plaisirs d’un tel voyage. C’est la vie en raccourci ; les jours y valent des années : peu de préliminaires ; rien n’est indifférent ; tout sert ou tout nuit, et quelquefois on emporte des souvenirs et des amitiés chères d’un lieu dont on ignorait le nom il y a quelques jours.

Ces vertus hospitalières ne sont pas seulement le partage d’une société polie par l’éducation, les voyages ou les devoirs qui naissent des situations élevées. C’est le fond même du caractère national ; on les retrouve dans toutes les classes ; les cabanes s’ouvrent aux voyageurs avec le même empressement que les châteaux. Il y a toujours à la table de famille une place pour l’étranger. On mange dans des plats de terre ou d’argent, mais le sentiment de l’hôte qui vous accueille est le même. Vous rencontrez des habitudes dignes des récits de l’Odyssée. Au carrefour des chemins, à l’ombre de quelques grands arbres, les paysans placent des vases remplis d’eau pour étancher la soif du voyageur ; souvent on y ajoute des gâteaux de maïs et de blé noir, dans les villages, on laisse sur la margelle des fontaines des écuelles et des gobelets de cuivre, et, dans ce pays de bohémiens, ces dons de l’hospitalité sont respectés comme des offrandes placées sur un autel. Cette charité, vouée à des inconnus par des bienfaiteurs inconnus, a quelque chose de pieux qui manque à l’hospitalité antique. C’est le verre d’eau donné à celui qui a soif, au nom d’un sentiment qui peut passer même de la reconnaissance.

Toutefois ces vertus brillantes ou solides ne sont pas sans mélange ; les beaux côtés du caractère transylvain ont leurs ombres : c’est l’inévitable partage de la nature humaine. Parmi les défauts des Transylvains il faut mettre au premier rang un penchant invétéré à l’opposition, une obstination tranquille, qui combinée avec les qualités de la nation, rappelle assez bien le caractère breton. Un Transylvain naît naturellement dans l’opposition ; il a cependant choisi lui-même son gouvernement, et ce gouvernement le gouverne bien peu : n’importe il est ainsi fait, et il ne nous appartient pas de nous en étonner trop. Enfin, si son esprit s’est laissé prévenir, s’il s’est formé de son droit ou de son devoir une idée injuste ou exagérée, rien ne le fera revenir. Un éclair de vérité viendrait à l’illuminer tout à coup, que je ne sais quel absurde point d’honneur l’engagerait encore à persister dans son erreur. Cette fatale disposition a contribué sans doute, autant que la situation géographique du pays, à fomenter les troubles qui l’ont sans cesse agité, et à nourrir ces guerres civiles qui reparaissent encore aujourd’hui dans son histoire.

L’opposition des Transylvains éclata dés les premières diètes qui suivirent la réunion à l’Autriche. Il n’y eut même pas de lune de miel. À la révolte à main armée du dernier Rakoczy succéda une opposition factieuse et menaçante. Cette agitation obligeait l’empereur à maintenir à grands frais des troupes allemandes dans la principauté. Nouveau grief ! le diplôme Léopold n’avait-il pas promis leur éloignement ? Les tributs n’avaient point diminué, le seul se payait plus cher qu’au temps des Turcs ; les hongrois reprochaient au gouvernement sa partialité pour les Saxons. Des querelles entre les différentes religions d’état, à propos de la propriété des églises et des dîmes dans les districts passés au protestantisme, aigrissaient encore les esprits. La guerre qui s’était renouvelée entre les Turcs et l’empire, un fils du prince Rakoczy que la Porte promenait sur les frontières de la Transylvanie, tout semblait devoir conduire ces troubles à une explosion prochaine. Les victoires du prince Eugène et la paix de Passarowitz, plus tard enfin la paix de Belgrade (1739), vinrent raffermir la domination autrichienne.

En 1722, la diète avait accepté la pragmatique sanction qui étendait à la ligne féminine impériale le droit de succession à la couronne. En 1740, Marie-Thérèse monta sur le trône. Elle trouva en Transylvanie la même fidélité et le même enthousiasme que dans son royaume de Hongrie. Il est des momens, trop rares dans l’histoire, ou les peuples et les souverains sont contens les uns des autres et s’aiment sans arrière-pensée. La diète tenue à Hermanstadt en 1744 fit éclater les sentimens d’enthousiasme du pays pour la nouvelle souveraine. On décréta un impôt extraordinaire et la levée de l’insurrection en masse pour résister à la coalition formée contre l’impératrice. Des institutions importantes datent des premières années du règne de Marie-Thérèse. Les frontières militaires reçurent l’organisation habile et féconde qu’elles conservent encore de nos jours. La législation sur les mines, une des branches importantes du revenu public, reçut d’utiles améliorations. Enfin l’impératrice, en appelant dans la garde noble hongroise, qu’elle venait d’instituer, les jeunes gens des meilleures familles de la Transylvanie, en faisant élever à ses frais, à Vienne, de pauvres demoiselles nobles, qu’elle dotait et mariait ensuite à sa cour, avait gagné l’affection générale et cimenté l’union de la Transylvanie avec l’empire. On voit néanmoins que, dans les dernières années de son règne, ces sentimens de confiance et d’affection mutuelle s’étaient refroidis. L’esprit d’opposition, un moment comprimé, avait reparu ; Marie-Thérèse ne voulut plus convoquer de diètes. Son fils Joseph II devait aller plus loin. J’ai déjà parlé de Joseph II à propos de la Hongrie, je n’ai pas à revenir sur ce jugement ; on comprend quelle impression cet esprit systématique dut recevoir du spectacle de la constitution que nous avons décrite. De moins révolutionnaires que lui auraient bien trouvé qu’il y avait quelque chose à faire. Il en fit trop : les coups furent portés sans relâche et sans choix. En 1782, la chancellerie de Transylvanie fut allie et réunie à celle de Hongrie. En 1783, on supprima les couvens les plus riches, on confisqua leurs biens, et on enleva au clergé une partie de ses dîmes. En 1784, tous les privilèges qui jusqu’alors avaient été assurés aux trois nations souveraines de la Transylvanie furent abolis. Le pays entier fut divisé en treize comitats, ressortissant à trois districts principaux. On eut soin que le territoire des trois nations fût morcelé dans le nouveau partage pour qu’il ne restât plus vestige de l’ancienne constitution. Des commissaires extraordinaires furent envoyés avec les pouvoirs et les troupes nécessaires pour faire prévaloir de telles entreprises.

Il ne s’agit pas de savoir si les décrets de Joseph II auraient fait à la Transylvanie une constitution meilleure et plus conforme à une juste égalité : ce qui est certain, c’est que les réformes de ce prince furent odieuses à tous. Les Hongrois se croyaient dépouillés de leurs prérogatives nobiliaires au profit des Saxons. Les Saxons voyaient déjà les Hongrois établir dans leurs cités leur suprématie querelleuse. On avait supprimé les dîmes du clergé, réduit celles de la noblesse, mais les paysans devaient continuer à les payer aux receveurs impériaux. Tout était trouble et confusion. Les intérêts constitués sur l’ancien ordre de choses étaient profondément atteints, et aucun intérêt nouveau n’avait encore été créé, qui pût lutter contre leur conspiration unanime. Ceux mêmes au profit desquels les réformes semblaient devoir tourner, les Valaques, mécontens du recensement auquel on les soumettait et au bout duquel ils voyaient en perspective des levées plus considérables de soldats, se soulevèrent à main armée. La colère de la Transylvanie n’était pas moindre que celle de la Hongrie. Joseph II, par un le ces reviremens brusques qui sont le châtiment des esprits impérieux, anéantit lui-même son ouvrage : il abolit avant sa mort tous les décrets qui devaient en si peu de temps, et sans le concours des volontés nationales, faire table rase et transformer le pays. La constitution transylvaine fut rétablie ; la tentative imprudente de Joseph II n’avait réussi qu’à lui rendre une nouvelle vie. Les députés de la diète de 1791 réclamèrent avec énergie la confirmation des droits et des garanties qu’on avait voulu détruire ; le diplôme Léopold, qui, avant Joseph II, tombait peu à peu en désuétude, reçut une consécration solennelle. Quelques détails sur cette diète, extraits des procès-verbaux, en donnant une idée des procédés et de l’allure de ces assemblées, me permettront d’abréger le récit de celles qui ont suivie.

La diète se réunit à Hermanstadt au mois de décembre 1790. Le successeur de Joseph, Léopold II, avait voulu aller au-devant des récriminations et des griefs qu’il était facile de prévoir. Le commissaire royal, chargé d’ouvrir la diète, s’empressa de promettre le maintien de la constitution transylvaine. Il s’engageait, après avoir reçu, au nom de l’empereur, l’hommage des états, de prêter serment à son tour, comme commissaire royal, à la constitution et au diplôme Léopold. Les choses ne devaient point se passer si facilement : l’assemblée protesta qu’elle était prête à rendre l’hommage au prince ; mais, se rappelant, ajoutait-elle, « les tristes atteintes qu’avait reçues la constitution sous le règne précédent, elle devait déclarer hautement qu’elle ne prêtait cet hommage que sous la réserve que la constitution et notamment tous les privilèges accordés aux trois nations souveraines et aux quatre religions d’état seraient religieusement maintenus, que c’était à cette condition et sous cette réserve expresse qu’elle offrait l’hommage accoutumé. » y eut de longues négociations pour faire rejeter ou modifier la déclaration des états. Il fallut, après beaucoup d’hésitations, accepter leur volonté et passer sous les fourches caudines. Les député ne prêtèrent serment que sous la réserve qu’ils avaient exigée : une loi spéciale imposa au souverain l’obligation de jurer fidélité, lors de la cérémonie de son inauguration, au diplôme Léopold[7].

Ainsi renouvelée, rajeunie et consacrée par de mutuels sermens, cette constitution fut observée de part et d’autre jusqu’à l’année suivante. La diète fut convoquée à l’époque régulière, au printemps de 1792. Les guerres où l’Autriche se trouva à cette époque engagée contre la France permirent au gouvernement impérial de ne tenir aucune des promesses qui lui avaient été arrachées. Le mouvement et l’ardeur des esprits étaient ailleurs ; on ne voit pas que des réclamations très vives se soient élevées contre cette nouvelle suspension de la constitution. Pendant toute la durée de la guerre, une seule diète fut convoquée en 1811 elle décréta de nombreuses levées d’hommes et d’argent mais les lois rendues par cette assemblée n’ont jamais reçu la sanction royale. Même après le rétablissement de la paix générale, la Transylvanie continua à être gouvernée par des ordonnances ; la constitution semblait oubliée ; un gouverneur-général établi dans la province nommait, — provisoirement, était-il dit, — à tous les emplois vacans. Ce provisoire dura près de vingt ans.

Le mouvement constitutionnel qui s’était développé en Hongrie depuis la convocation de la diète de 1825 devait réagir sur la Transylvanie. Les deux diètes-sœurs, comme elles s’appellent l’une l’autre, avaient été fermées à la même époque et devaient revivre ensemble ; ce ne fut cependant qu’en 1834 que le gouvernement autrichien se décida à convoquer les états transylvains. Si l’on ne tient pas compte des états de 1811, il y avait plus de quarante ans qu’on n’avait vu de diète assemblée. Pour donner plus d’éclat à cette restauration de la constitution, l’archiduc Ferdinand d’Est fut nommé commissaire royal. Dès les premiers jours les symptômes les plus violens d’opposition éclatèrent. Au lieu de procéder à la désignation des candidats pour la régence et les emplois publics et à l’examen des propositions royales, les députés énumérèrent dans une adresse à l’empereur la longue liste de leurs griefs, griefs de l’union, griefs séparés des nations, griefs des particuliers ; la liste était longue. Sur le relus de l’empereur de recevoir la députation, l’adresse fut affichée dans toute la principauté. Si l’on se rappelle ce que nous avons dit ici même du baron Vesséliny[8], qui se trouvait alors le véritable chef de la diète transylvaine, on comprendra que toute conciliation entre les états et le gouvernement était impossible. La diète fut cassée quelques jours avant la mort de l’empereur François II (1835). L’archiduc, nommé commissaire extraordinaire, réunit en sa personne tous les pouvoirs attribués et au souverain et à la diète ; on gouverna de nouveau sans la constitution.

En 1837, nouvelle convocation des états. Les partis des diverses nations se coalisèrent pour empêcher. L’archiduc Ferdinand d’être porté parmi les candidats au poste de gouverneur-général. Ce fut une grande mortification pour le gouvernement impérial.

La diète de 1841-42 s’ouvrit sous de plus favorables auspices ; le gouvernement autrichien, obéissant à l’inspiration de l’archiduc palatin, essayait alors de contenter, par un système plus libéral, par de grands ménagemens envers les notabilités du parti constitutionnel, ce qu’il y avait de raisonnable dans les vœux de l’opposition hongroise et transylvaine. On chercha par différentes mesures à se concilier la faveur des états ; plusieurs fonctionnaires de l’ordre le plus élevé furent choisis dans les rangs de l’opposition. On replaça plusieurs comtes suprêmes et magistrats destitués pour leurs opinions libérales. Enfin, on envoya comme commissaire royal à la diète un magnat transylvain, auquel des opinions patriotiques, des relations de parenté avec toute la noblesse hongroise devaient assurer personnellement la faveur des états. Le baron de Josika, personnellement dévoué au gouvernement autrichien, appartenait à cette génération, encore jeune alors, qui s’efforçait loyalement, au risque de déplaire quelquefois Vienne comme à Pesth et à Clausenbourg de faire une Transylvanie libre, mais fidèle à l’Autriche, et qui rompît enfin avec la vieille école des conspirations et de la révolte. Pendant quelques années, l’administration fut sage et modérée ; les griefs s’apaisaient, et un grand parti se formait, en Transylvanie comme en Hongrie, qui cherchait à accorder la liberté avec l’obéissance due au souverain. Je ne m’étendrai point sur cette époque intermédiaire ; bien des détails qui avaient du prix en leur temps, qui révélaient un progrès régulier, s’accomplissant, au profit de tous, ont perdu aujourd’hui leur valeur. Les détours et les stations du chemin importent et intéressent lorsqu’on arrive au but ; mais, si l’on est tombé dans l’abîme, à quoi bon repasser par ces tristes sentiers ? Les dernières diètes transylvaines suivirent, avec un peu plus de lenteur peut-être, le mouvement libéral de la diète de Hongrie ; elles accomplirent les mêmes réformes ; cependant on remarquait quelque hésitation, vers la fin, et comme un secret pressentiment de la catastrophe qui allait suivre. C’est que la Transylvanie, par son organisation même, mettait en relief toutes les impossibilités qui se cachaient au fond de la constitution hongroise. Au lieu d’être renfermées et jusqu’à un certain point absorbées comme dans le royaume magyar, les nationalités diverses étaient constituées en présence l’une de l’autre, les unes en souveraines, les autres en sujettes, toutes en ennemies. C’est là le caractère particulier de la dernière époque. Au point où nous avons pris l’histoire transylvaine, nous avons vu les combats acharnés des races qui se disputaient le pays, — après la réunion à l’Autriche la lutte, par les armes ou les complots, des nations dominantes contre le gouvernement impérial, puis quelques années à peine de progrès et de développemens constitutionnels. Aujourd’hui, par un cercle fatal, nous voici revenus à la guerre On verra que les luttes des races ne sont pas moins implacables ; on verra comment, à la honte de ce que nous continuons, d’appeler les lumières et la civilisation du XIXe siècle, les barbaries de ces Tartares qui ravageaient la Transylvanie il y a deux cents ans se renouvellent de nos jours avec la même férocité.

III

La révolution de Vienne éclata au mois de mars 1848. Elle rompait le seul lien qui réunissait ces nations rivales et contenait le soulèvement des populations ameutées les unes contre les autres. Le pouvoir de l’empereur résidait au loin ; la constitution, quand on la pratiquait, le réduisait à l’impuissance. L’empereur existait cependant et apparaissait dans une sphère supérieure, au-dessous de laquelle se livraient les combats ; il ne faut pas oublier que la plupart des révoltes en Hongrie et en Transylvanie jusqu’à celle-ci avaient toujours respecté le nom et la personne du souverain. On lui faisait la guerre, mais au nom de la constitution ; les insurgés étaient prêts à rentrer dans l’obéissance, s’il était fait droit à leurs griefs ; sans cesse ils en appelaient à Philippe mieux informé. C’était toujours l’opposition dynastique, même quand elle tirait des coups de canon, et la porte restait ouverte aux accommodemens.

Le mouvement que la révolution fit éclater dépassa bien vits les limites ordinaires des anciennes révoltes. Il eut aussi un autre caractère ; la haine fut moins contre le maître commun qu’entre les nationalités diverses, qui, croyant déjà avoir secoué le joug, combattirent plus pour saisir l’empire que pour défendre la liberté. Les unes voulaient maintenir leur domination, — les autres, prendre une revanche longtemps différée. Chaque peuple avait ses titres de gloire que les discours de la tribune et les journaux lui rappelaient sans cesse. Ces excitations devaient produire leur effet. On a souvent reproché à la chaire chrétienne d’avoir, dans ses oraisons funèbres, des éloges trop pompeux et des flatteries trop directes pour les illustres morts ; au moins réserve-t-elle son encens pour des gens qui ne peuvent plus en être enivrés : quelle discrétion cependant et quelle sobriété à côté de ces admirations universelles que la tribune politique décerne aujourd’hui à tous les peuples ! C’est toujours et partout :

Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre ;

si bien qu’on ne sait plus ou se sont cachés les vaincus !

En Transylvanie, la presse périodique s’était mêlée, dans les dernières années, aux rivalités nationales de la diète. Il y avait des journaux allemands, des journaux hongrois, des journaux valaques ; ils remplissaient chacun vis-à-vis de sa nation, le rôle d’agens provocateurs. Jamais les haines de races n’avaient été plus vives. La Transylvanie, au lieu d’aspirer, comme elle l’eût pu faire il y a un siècle, à se séparer de l’empire et à se constituer en état indépendant, sembla arrivée au terme de son existence ; il y eut une dislocation universelle Chaque nation suivit la pente sur laquelle l’avaient placée son origine, ses antécédens, sa langue ; les Hongrois et les Széklers se tournèrent avec passion vers leurs frères de Pesth. Dès le mois de mai, ils demandaient leur réunion à la Hongrie ; le mois suivant, la diète transylvaine, livrée tout entière à leur influence, prononçait cette réunion : les Saxons, qui s’y opposaient, étaient d’ailleurs tout aussi décidé que les Magyars à ne plus rester Transylvains ; ils s’étaient laissé séduire comme tant d’autres, par cette grande et chimérique idée de l’unité allemande. Ce système politique, fondé uniquement sur la conformité des langues, et qui nous ferait rétrograder aux temps de la tour de Babel, avait alors ses hommes d’état à Francfort. En vertu de leur principe, les unitaires allemands étendaient une main sur la Lorraine et l’Alsace ; pourquoi l’autre n’aurait-elle pas atteint jusqu’aux monts Karpathes ? Voilà ce qu’on appelait, dans l’école ethnographique d’outre-Rhin, les frontières naturelles de l’Allemagne ! Une députation de Saxons fut chargée de porter à la constituante de Francfort une adresse un peu emphatique.

« Frères allemands, disait l’orateur, depuis sept siècles, une branche de l’arbre national, du chêne gigantesque de la Germanie, a été plantée dans les vallées orientales des Karpathes ; ses racines étendues ont dû pénétrer et se nourrir incessamment dans le sol de la mère-patrie ; c’est ainsi que l’air et la lumière allemande ont continué à nous animer et nous éclairer. Au milieu des institutions aristocratiques et féodales des autres peuples qui menaçaient d’étouffer notre civilisation, nous sommes restés citoyens allemands… Oui, frères ! malgré la séparation, nous avons conservé l’antique fidélité germaine, les mœurs et la langue de nos pères communs… Au moment où l’édifice européen croule, de toutes parts, il manque au législateur, comme à Archimède, un point fixe pour appuyer et soutenir le monde. Ce point est trouvé. Que la patrie allemande s’étende partout où se parle la langue allemande ! Nos cœurs entonneront avec vous l’air national qui retentit de la Vistule jusqu’aux bords du Rhin. Ni les fils n’ont oublié leur mère, ni la mère ses fils. Des voix généreuses se sont fait entendre dans la ville impériale, au sein même de cette assemblée, pour maintenir les droits de l’Allemagne transylvaine ; nous aurions voulu sans doute que notre grande et puissante mère prit une voix plus forte et ne se bornât pas à prier la petite nation des Magyars, mais lui ordonnât de respecter la nationalité allemande[9]. »

Que faisaient, de leur côté, les Roumains ou Valaques ? Ils voyaient leurs anciens maîtres divisés, et près de s’écrouler cette triple union sous le joug de laquelle ils avaient long-temps gémi ; vers quelle patrie lointaine allaient-ils cependant tourner leurs regards ? Leur nom, leur généalogie romaine, eussent-ils été aussi bien établis que la filiation allemande des Saxons, la république romaine de Mazzini n’existait pas encore ; elle n’avait point de légions à envoyer au secours de ses petits-fils. Les Valaques avaient réclamé, dans les dernières diètes, leur émancipation et leur entrée dans l’union souveraine. Grace à l’impulsion donnée par le jeune clergé grec, il s’était formé dans la nation roumaine une classe éclairée, libérale, qui supportait avec une impatience trop naturelle l’état d’infériorité et d’ilotisme auquel elle restait condamnée. Les plaintes et les réclamations avaient été vaines ; les trois nations souveraines, si souvent divisées, avaient été unanimes dans leur refus de rien changer à la condition des Valaques. Les bourgeois saxons ne s’étaient pas montrés plus libéraux dans cette occasion que les magnats hongrois ou les nobles széklers. Les hauts fonctionnaires du gouvernement autrichien n’avaient pas pris parti davantage pour les Valaques. Peut-être subissaient-ils l’influence des préjugés hongrois contre la race roumaine peut-être aussi craignaient-ils, s’ils favorisaient les Valaques, de perdre, par ce seul fait, le concours des autres nations. Une mesure aussi décisive que l’émancipation valaque était une violation de la constitution transylvaine ; pourquoi le gouvernement aurait-il fourni, sans nul profit pour lui, de nouveaux prétextes aux accusations de ce genre C’était trop présumer de sa bonne volonté que d’espérer qu’il ferait des coups d’état pour étendre ou multiplier les libertés.

Les Valaques s’étaient donc trouvés sans appui, sans alliés ; ce moment de crise et de dissolution leur parut une occasion favorable pour leur cause. Les chefs et la nation, d’un commun mouvement, résolurent de se livrer à qui leur assurerait la liberté. La diète discutait alors la réunion avec la Hongrie : ils offrirent d’accepter résolûment la révolution et de servir dans les rangs des Magyars, si on proclamait leur émancipation. Les Magyars commirent la même faute qui a soulevé contre eux, en Hongrie, l’opposition et la guerre des Croates ; ils ne voulurent point entendre parler de cette égalité de droits ; ils rejetèrent avec dédain de telles prétentions. Il a manqué aux Valaques un homme, tel que Jellachich pour faire éclater leur vengeance. Ce fut cependant une armée entière perdue pour les Magyars ; les Valaques se rejetèrent avec fureur dans le parti impérial, ils s’allièrent aux Saxons, restés fidèles malgré les appels à la diète de Francfort. La Transylvanie se trouva partagée en deux camps ennemis. Le gouvernement de Kossuth s’était hâté d’envoyer dans la principauté des commissaires extraordinaires. Excités par la résistance qu’ils rencontrèrent, leur patriotisme magyar se changea en fureur contre les Valaques ; ils prirent les mesures les plus violentes contre eux. Les bandes de Széklers furent lancées à la poursuite des Valaques, qu’on traquait dans les forêts et les montagnes comme des bêtes fauves. La terreur régnait partout. Les Valaques et les Saxons organisèrent un comité de défense. Deux députés des villes saxonnes, et, du côté des Valaques, l’évêque grec Schaguna et un riche marchand nommé Rodolphe Argidau formèrent, sous la présidence du général autrichien Puchner, une junte de gouvernement. Le district de Bistritz, tous les établissemens saxons ou les villages valaques du nord étaient au pouvoir de l’ennemi ; mais le pays saxon, les grandes et florissantes, villes d’Hermanstadt, Cronstadt, Muhlenbach, se maintinrent sous le gouvernement présidé par Puchner. Il y avait une sorte de trêve, et on arriva ainsi, sans de trop vives souffrances, jusqu’à la fin de l’année 1848.

La Transylvanie cependant était complètement séparée du reste de l’empire. L’insurrection hongroise, développée dans des proportions formidables, occupait tout le nord et le centre du royaume magyar. Vers le bas Danube et la. Save, la guerre des Croates rompait toute communication. Le corps autrichien stationné en Transylvanie se trouvait donc perdu de l’autre côté de la ligne ennemie et en dehors de toute combinaison stratégique. On n’avait point de nouvelles de ce qui se faisait à Pesth ou sur le Danube. C’était par la voie de Jassy ou de Bucharest qu’on apprenait vaguement ce qui se passait à Vienne, long-temps après les événemens. Un vaisseau séparé, devant l’ennemi, du gros de l’escadre, et qui ne sait pas ? quand on aperçoit une voile à l’horizon, si c’est son salut ou sa ruine que les vents poussent vers lui, voilà l’image de la situation où se trouvèrent pendant plusieurs mois les populations saxo-valaques.

C’étaient bien l’ennemi et la ruine qui arrivaient à l’extrémité de l’horizon. La guerre de Hongrie, dépouillant le caractère national qu’elle avait d’abord revêtu, était passée à sa phase révolutionnaire. On avait mis depuis long-temps de côté tous les subterfuges ; des deux parts, on s’engageait à fond et sans retour. De tous les points de l’Europe, les réfugiés politiques et les révolutionnaires arrivaient au grand rendez-vous. Dans cette milice redoutable, les Polonais furent les plus nombreux et les plus ardens, hélas ! pourquoi faut-il dire les plus excusables ? Ce malheureux partage de la Pologne a jeté, dans toutes les insurrections et derrière toutes les barricades de l’Europe des hommes courageux, qui, s’ils avaient eu une patrie, y auraient combattu, comme nous faisons nous-même pour la cause de l’ordre et de l’autorité sociale. La Pologne ne donna pas seulement des soldats à l’insurrection hongroise, elle lui fournit les officiers et les généraux qui manquaient à l’armée des Magyars. Tous les Polonais qui avaient combattu dans la guerre contre la Russie se hâtèrent d’accourir. Ils ne se méprenaient pas sur la portée de cette guerre ; ils comprenaient que, vainqueurs ou vaincus, elle devait les replacer en face des Russes. La plupart des généraux qui ont figuré dans la dernière campagne, Dembinsky, Perczel, sont Polonais ; mais nul n’arrivait précédé d’une réputation aussi brillante que le général Bem, qui fut chargé de la conduite de la guerre en Transylvanie.

Joseph Bem est bien connu à Paris des personnes qui ont été en rapport avec l’émigration polonaise. Sa carrière offre le mélange de ces brusques péripéties, de ces résolutions hardies qui, selon les temps et la cause, font les aventuriers ou les héros. Il est né à Tarnow, quelques années avant le siècle, d’une famille noble. Sorti de l’école militaire de Varsovie, alors dirigée par un commandant français, il fit avec notre armée la campagne de Russie de 1811. Après 1815, il fut compris dans la réorganisation de l’armée polonaise. Le grand-duc Constantin l’avait pris en amitié ; mais bientôt, on ne sait par quel caprice du chef ou par quelle indiscipline de l’officier, cette faveur se changea en inimitié et en persécution. De 1820 à 1826, Bem fut deux fois renvoyé de son régiment et trois fois soumis à des conseils de guerre. Des peines assez légères prononcées contre lui furent, dit-on, changées en une prison rigoureuse. À la mort d’Alexandre, il se retira Lemberg, et y vécut jusqu’à la fin de 1830. Il accourut au premier bruit de la révolution polonaise. Au combat d’Ostrolenka, il fit des prodiges de valeur, et fut nommé général sur le champ de bataille. Après la chute de Varsovie, Bem erra à travers à l’Europe. Il combattit en Portugal avec l’expédition de dom Pedro ; il revint ensuite se fixer à Paris, il s’y occupait d’expériences sur les fusées à la congrève et aussi d’une méthode de mnémotique, appelée la méthode polonaise. Ces loisirs n’étaient pas de son choix : la révolution de février ouvrit la carrière à ses vengeances et à son ardeur. À la nouvelle de la seconde révolution de Vienne, au mois d’octobre dernier, il accourut dans cette ville ; il y organisa une garde mobile sur le modèle de la nôtre, et fut nommé commandant-général de la place. Son intrépidité et la témérité de son courage furent admirés de tous ; mais sa rigueur, disons-le, sa cruauté, n’étaient pas moins grandes. Après la prise de Vienne, sa tête fut mise à prix. On savait qu’il était resté dans la ville, et la police militaire n’épargnait rien pour le découvrir. Le hardi aventurier se fit renfermer et clouer dans une bière ; on plaça la bière sur un char funèbre que suivaient quelques amis donnant toutes les marques d’une vive douleur. C’est ainsi qu’on passa à travers les postes autrichiens. Bem, sorti de son cercueil, gagna la frontière hongroise, qui n’est qu’à quelques lieues. Il devait faire expier par de sanglantes représailles la proscription qui l’avait frappé.

On le mit à la tête d’un corps d’environ dix mille hommes, formé de quatre à cinq mille Polonais, de Széklers, de hussards de Kossuth et d’un certain nombre de Valaques incorporés de force au milieu de leurs ennemis : il occupa rapidement toute la Transylvanie, ravageant, rançonnant et brûlant sur son passage les villages valaques et les établissemens saxons enclavés dans le haut pays. Les troupes autrichiennes, trop faibles pour s’opposer à la marche du général polonais, durent se borner à couvrir Hermanstadt. Les fugitifs arrivaient de tous côtés dans cette ville, poussant devant eux leurs bestiaux et les troupeaux épuisés. Le nom de Bem jetait l’épouvante, et les exploits féroces qu’on racontait des hussards de Kossuth effrayaient toutes les imaginations. Du haut de la citadelle, on apercevait au loin dans la campagne, la fumée et les rouges lueurs des villages incendiés. Tout le pays n’était que plaie et ruine, pour reprendre les expressions que j’ai citées à propos des ravages des Tartares dans les temps passés. Entendons ici un témoin oculaire, un prisonnier de Bem, comme nous avons entendu le comte Bethlem Niklos, prisonnier des Tartares.

« Le 22 décembre dernier (écrit au Times un officier anglais établi depuis quelques années en Transylvanie), sur la nouvelle de l’approche des Magyars, j’arrivai à Clausenbourg pour y garantir ma maison des violences et du pillage que je redoutais. Les troupes impériales évacuaient en toute hâle la ville et se retiraient sut Carlsbourg. Le soir du 25, l’armée de Bem se précipita dans la ville et l’occupa sans coup férir. Le lendemain, je fus arrêté chez moi, et jeté en prison deux jours après, on me fit partir pour Pesth avec quelques prisonniers, Personne ne voulait me dire pourquoi j’étais arrêté, mais seulement que Kossuth ferait de moi ce qu’il voudrait. À une journée de Pesth, nous apprîmes la nouvelle du combat de Raab et le passage du Danube par les impériaux. Le chemin était encombré de fuyards ; la diète, l’armée, des milliers de paysans, se réfugiaient à Debreczin. À Kisty-Szaccas ; il eut une halte, et l’on me conduisit devant Kossuth. Je croyais vraiment toucher à ma délivrance, mais le dictateur, entrant en fureur aux justes représentations que je lui adressai, ordonna qu’on me fit passer à un conseil de guerre et qu’on m’exécutât aussitôt après. »

L’officier resta plusieurs jours entre la vie et la mort ; heureusement pour lui, les impériaux poursuivaient vivement les insurgés et laissaient peu de loisir pour les conseils de guerre. Les soldats montraient le prisonnier au peuple ameuté, qui demandait qu’on le lui livrât. Cependant un des anciens du village lui glissa à l’oreille d’avoir bon courage, qu’on s’employait auprès de Kossuth, et que peut-être il ne serait pas fusillé. On le conduisit en effet à Debreczin, et le ministre de la guerre ordonna qu’on le ramenât sur la frontière moldave, hors de la Transylvanie. Ce trajet ne fut pas moins périlleux :

« À Marosvasarhély, dans la prison où je reposais, on égorgea à côté de moi un prêtre valaque et son neveu ; on avait ordonné de les conduire à Debreczin, mais les soldats voulaient s’épargner cette corvée. Six Saxons eurent le même sort et furent tués, à bout portant, par les soldats chargés de leur garde. Peu de convois de prisonniers arrivaient à leur destination ; on les égorgeait dans quelque défilé. Le lendemain, 12 mars, en traversant les dernières forêts qui nous séparaient de la frontière, nous entendîmes tout à coup l’explosion d’une fusillade. Un quart d’heure après, nous arrivâmes à une clairière, où je trouvai les cadavres encore chauds de dix-sept Valaques ; les Séklers qui venaient de les fusiller se réjouirent avec mon escorte, et comme on leur demanda si leurs prisonniers leur avaient donné quelque sujet de plaintes : — Non vraiment, répondit l’un d’eux, mais nous rendons grace Dieu qu’il y ait aujourd’hui sur la terre dix-sept Valaques de moins qu’hier ! »

Le 21 janvier 1849, le général Bem parut devant Hermanstadt. La ville est entourée d’une enceinte de murailles élevées qui ont suffi plus d’une fois à rompre l’effort des Turcs, des Tartares ou des impériaux. Depuis plus d’un siècle, on négligeait ces remparts que la paix avait rendus inutiles. Bem n’avait avec lui que des troupes légères ; il manquait de tout ce qui eût été nécessaire à un investissement régulier. Ses troupes se présentèrent successivement aux diverses portes, essayant de les enfoncer avec quelques canons de campagne. Les troupes autrichiennes, secondées par la milice saxonne, soutinrent bien ce premier choc. Bem se retira sur les hauteurs qui couronnent la plaine pour attendre le gros de ses troupes et de l’artillerie. Cependant les Saxons s’étaient alarmés de leur isolement et du petit nombre des troupes impériales, bien avant l’attaque de Bem. Ils s’étaient adressés au commandant-général des troupes russes dans les principautés danubiennes, le général Luder, pour lui demander secours et protection ; ils lui avaient représenté que leur pays se trouvait dans la situation d’une ville assiégée ; toute communication étant rompue entre eux et le gouvernement autrichien, abandonnés à eux-mêmes, ils devaient seuls pourvoir à leur sûreté. En présence du massacre de leurs compatriotes et du pillage de leurs villes, ils imploraient la générosité de leurs voisins, comme on crie au secours quand l’incendie s’allume et embrase une maison. Ils sollicitaient une intervention purement locale.

Cette demande, et les motifs sur lesquels on s’appuyait pour ne pas faire dépendre l’entrée des Russes en Transylvanie de la résolution du gouvernement autrichien, furent favorablement accueillis à Saint-Pétersbourg. Rien n’était alors décidé sur la convenance d’une intervention générale de la Russie ; le gouvernement autrichien, fier à bon droit des succès de son armée d’Italie, espérait en finir avec la Hongrie sans secours étranger, avec ses seules ressources. La prise de Pesth semblait justifier ces espérances : on se rappelle que bien des gens en Europe crurent l’insurrection hongroise terminée à ce moment. L’autorisation d’envoyer un corps d’armée protéger le pays saxon était arrivée de Saint-Pétersbourg au général Luder presque au moment où Bem avait paru devant Hermanstadt. Le général Puchner, qui, jusqu’à l’engagement du 21 janvier, avait refusé de prendre sur lui la responsabilité de l’entrée des Russes, avait enfin joint sa demande à celle du corps municipal de la ville. L’évêque grec Schaguna pour les Valaques, et le professeur Gottfried pour les Saxons, accoururent à Bucharest, et représentèrent dans quel pressant danger se trouvait la capitale saxonne. Le 1er février, dix mille Russes, sous les ordres du général Engelhardt et du colonel Skariatine, entrèrent en Transylvanie ; ils occupèrent Hermanstadt et Cronstadt. Cette dernière ville, placée sur la lisière du territoire székler, était insultée chaque jour. Les Russes furent reçus en libérateurs. Quelques avantages partiels qu’ils remportèrent les premiers jours sur l’avant-garde de Bem ajoutèrent à la reconnaissance des Saxo-Valaques et au sentiment de sécurité qui renaissait après de si terribles alarmes.

Cependant, à Ollmütz, le gouvernement autrichien s’inquiétait de l’intervention russe et de la manière dont elle s’était accomplie en dehors de son initiative. Il avait repris l’offensive sur toute la ligne du Danube. Cette intervention étrangère ne blesserait-elle pas la juste liberté d’une armée aussi brave que fidèle ? Le pis-aller, si le général Puchner était battu, n’était-il pas d’avoir à reprendre Hermanstadt et le pays saxon ; comme le reste de la Hongrie ? On accusait les Roumains d’avoir cédé à leur sympathie pour leurs coreligionnaires russes ; c’était sur le Danube et non sur la Marosh que les destinées de la grande révolte magyare devaient s’accomplir. Un courrier fut envoyé, dit-on, au commandant autrichien pour lui défendre de demander le secours. Il arriva trop tard. Un second courrier fut expédié pour presser l’évacuation.

Les événemens se chargèrent trop bien d’accomplir les vœux du gouvernement autrichien. Au moment de l’entrée des Russes, Bem avait regagné les montagnes des Széklers. On avait exagéré d’abord le nombre des troupes que le général Luder avait pu détacher du corps d’occupation des principautés. Instruit bientôt de la vérité, le hardi partisan n’hésita pas à revenir sur ses pas et à prendre l’offensive. Il n’entrait ni dans ses habitudes, ni dans ses passions, de faire retraite devant les Russes. C’était bien les Russes qu’il cherchait, c’était bien à eux qu’il était venu faire la guerre en Hongrie.

Un combat général s’engagea en avant d’Hermanstadt entre les troupes russes et le corps du général Bem. On dit (il a toujours de l’obscurité dans le récit des batailles perdues), on dit que le général Engelhardt et le général Puchner a aient concerté leurs mouvemens. Les Russes faisaient face à l’ennemi ; le corps autrichien, qui avait repris la campagne, devait, par une marche dérobée, tomber sur les derrières des Hongrois, qui se seraient ainsi trouvés pris entre deux feux. Les Magyars attaquèrent avec furie ; les Russes soutinrent fermement le choc, n’avançant point, mais sans reculer, et attendant la diversion convenue. Le général autrichien, trompé par des guides, n’arrivait point ; les munitions des Russes commençaient à s’épuiser : ils se retirèrent en bon ordre sur Hermanstadt[10]. Le général Bem, qui s’était multiplié dans le combat, satisfait de rester maître du champ de bataille, ne se hasarda point à les poursuivre. Fier du succès remporté sur les armes russes, il se hâtait d’en instruire ses amis de Vienne et de Paris, comme d’une victoire remportée au profit de la cause révolutionnaire, et qui leur importait autant qu’à lui-même. L’intrépide soldat avait été blessé à la main, et on venait de lui faire une opération. « Si vous remarquez que mon écriture est un peu agitée, écrivait-il ne croyez pas que ce soit de douleur, c’est de joie. »

Cette joie dut être plus grande le lendemain : les Russes s’étaient décidés à évacuer Hermanstadt et Cronstadt, et à quitter la Transylvanie. Ils avaient perdu le tiers de leurs troupes ; ils se plaignaient d’avoir été envoyés en trop petit nombre, d’avoir été mal secondés par leurs alliés. Peut-être, car les motifs de cette brusque retraite sont difficiles à pénétrer, arriva-t-il quelques ordres supérieurs, suite des premières impressions que le cabinet d’Ollmütz avait reçues de l’intervention russe.

Ce fut une consternation universelle dans cette malheureuse ville d’Hermanstadt, qui s’était crue sauvée un instant et qui se voyait perdue ; on passa d’une confiance aveugle à un désespoir sans bornes. Le départ des Russes livrait la population sans défense à l’ennemi ; on pouvait, il est vrai, partir avec eux, mais c’était abandonner la ville au pillage et aux flammes. Chaque heure d’hésitation ajoutait au danger ; déjà des bandes de Széklers s’étaient jetées dans la campagne, et coupaient toute voie de salut, du côté de la Moldavie. Les Russes commençaient leur retraite par la route qui conduit à Bucharest, à travers les défilés de la Tour-Rouge. Les hommes de la milice se décidèrent à rester ; les femmes, les vieillards et les enfans durent seuls partir sous l’escorte du corps auxiliaire. On attela tous les chariots qu’on put trouver avec les bœufs et les chevaux amenés par les fuyards de la campagne ; On y jetait pêle-mêle, à côté des blessés et des malades, des meubles, des armes, des effets précieux, des vivres, des vêtemens ; on courait, on pleurait, et, dans la confusion de la peur et de la nuit, on s’embrassait comme si on ne devait plus se revoir. Combien, en effet, ne se sont plus jamais revus !

On était au cœur de l’hiver ; les neiges couvraient au loin les sommets des monts Karpathes ; la terre était durcie par la gelée. Un peu avant le jour, on ouvrit une des portes, et le lugubre défilé commença ; quelques troupes ouvraient la marche ; le gros restait à l’arrière-garde pour maintenir l’ordre et couvrir le convoi. On arriva sans trop de difficultés à la Tour-Rouge ; c’est un fort de peu d’importance, à l’entrée du défilé qui conduit en Valachie. À travers les précipices des monts Karpathes, qui forment la frontière des deux pays, la rivière de l’Aluta s’est ouvert un passage sur le flanc duquel est pratiqué un étroit chemin ; à droite, la montagne s’élève à pic ; à gauche, dans d’obscures profondeurs, la rivière roule ses eaux torrentueuses. Ce passage a une redoutable célébrité ; c’est par là que les invasions, la guerre, la peste entraient autrefois dans la Transylvanie ; il rappellera aujourd’hui une lamentable histoire de plus. Arrivés à ce point, les fuyards s’arrêtèrent ; il fallait faire défiler les chariots un à un ; il y eut un moment d’encombrement et de panique ; ceux qui restaient à la queue craignaient de se trouver exposés aux attaques des Széklers. Souvent aussi chemin, tournant brusquement avec les contre-forts des montagnes séparait tout à coup les soldats qui formaient l’avant-garde du reste de la colonne, et ceux de l’arrière-garde pensaient qu’on allait les abandonner. Un moment, on crut que l’un des ponts en bois jetés sur les torrens qui coupent la route s’écroulait sous la masse des fuyards, el il y eut un cri terrible. Enfin, le déifié fut franchi ; dans la nuit du lendemain, on arriva à Kinien. C’est un chétif village d’une trentaine de maisons, qui forme la première station des troupes russes en Valachie. Il y avait là une garnison de Turcs et de Russes, qui accueillirent les fugitifs avec une hospitalité cordiale. Les officiers cédèrent leurs tentes et leurs lits aux femmes et aux enfans ; on réchauffa les malades, on soigna les blessés, et l’on put songer seulement alors à tout ce qu’on avait laissé derrière soi.

Le lendemain de l’évacuation des Russes, Bem était entré dans Hermanstadt. Cronstadt avait été occupé en même temps. Seule dans la Transylvanie entière, la citadelle de Carlsbourg resta au pouvoir des impériaux. Ces événemens produisirent une grande impression en Hongrie et au dehors. Ils inspirèrent une confiance enthousiaste à la diète de Debreczin. En Europe, on s’étonna que les Russes se fussent laissé battre par les insurgés, et surtout qu’ils ne parussent pas songer à prendre une revanche immédiate. Les fuyards, dispersés dans les principautés du Danube, portèrent au loin la frayeur. Dans les campagnes, au moindre bruit, sur un simple mouvement de troupes, on s’attendait à voir le redoutable Bem et ses bandes fondre sur le pays. À Bucharest, le peuple était persuadé que les fêtes de Pâques ne pourraient pas être célébrées cette année, parce que la ville serait prise et saccagée avant ce temps. Bem, dit-on, avait écrit au général Luder « qu’il viendrait à Bucharest manger les oeufs de Pâques avec lui, » et la garnison turque de Galacz se hâta de renforcer celle de Bucharest. Bem cependant ne songeait pas à faire des coups de théâtre, mais à s’établir par la terreur en Transylvanie, de manière à pouvoir sans danger étendre la guerre dans le Banat[11]. Il se montra sans pitié pour les malheureux habitans qui étaient restés à Hermanstadt. Le pillage dura trois jours entiers, et la brutalité du soldat fut sans bornes. Des miliciens qui avaient tenté une dernière résistance, en tirant des fenêtres des maisons, furent passés par les armes ; on traduisit devant des conseils de guerre les auteurs de l’adresse au général russe ; enfin, une contribution d’un million fut imposée aux habitans. Tout le pays saxon était parcouru par des colonnes mobiles qui pillaient et incendiaient les fermes et les villages.

Il faut abréger ce déplorables récits. L’Allemagne entière s’en est émue ; cette fraternité à laquelle on avait fait appel lors de la diète de francfort s’est retrouvée au spectacle de tels malheurs. Des souscriptions ont été ouvertes en plusieurs endroits pour envoyer des secours aux malheureux Saxons, qui erraient sans asile et mendiaient leur pain dans les rues de Bucharest. La cause, déjà peu populaire en Allemagne, de l’insurrection Hongroise et polonaise a encore perdu dans l’opinion publique. On a cherché depuis quelque temps à combattre ces impressions, et les insurgés se sont fait décerner dans plusieurs journaux des éloges pompeux sur leur modération et leur justice. On a publié même des attestations en forme, signées par les bourgeois d’Hermanstadt. Si ces pièces sont vraies, elles sont une preuve de plus de la terreur qui pèse sur la malheureuse ville[12].


IV

Depuis les événemens que nous venons de raconter, la Translvanie est restée au pouvoir des insurgés. Bem, maître de tout le pays, a pu occuper le Banat et opérer, du concert avec le général Perezel, contre les Croates de Jellachich sur toute la ligne, depuis les sources de la Waag au nord jusqu’à l’embouchure de la Save dans la basse Hongrie. Les insurgés reprirent l’offensive. Pesth tomba de nouveau au pouvoir des Magyars, Bude fut emportée d’assaut. Le général Görgey, sur le haut Danube, avait fait lever le siège de l’imprenable citadelle de Comorn, qui, cette fois encore, a gardé son nom glorieux de vierge du Danube. Le quartier-général autrichien rétrograda jusqu’à Presbourg, à quelques lieues de Vienne. Tandis que le vieux maréchal Radetzky gagnait des batailles en Italie, la capitale de l’empire se trouvait à découvert et menacée. Il fallait que le gouvernement autrichien hâtât ses résolutions. Depuis le secours donné par le général Luder à la Transylvanie, les esprits étaient divisés sur la question de l’intervention. Il y avait dans le ministère le parti russe et le parti autrichien pur. Celui-ci ne voulait à aucun prix entendre parler de l’intervention. Il la regardait comme une humiliation pour la monarchie. Le parti russe lui-même était aussi peu russe que possible. Il se bornait à dire qu’il valait mieux voir à Vienne les Russes que les Magyars. La nécessité se fit obéir.

À l’heure qu’il est, et après des attentes inséparables de tous les mouvemens d’une armée échelonnée à de grandes distances, la jonction des troupes de l’empereur Nicolas avec l’armée autrichienne s’est opérée sur tous les points. Les deux armées alliées forment un immense cercle qui embrasse toute l’étendue du pays insurgé ; il semble que le plan soit de faire ébranler en même temps toutes les troupes et de resserrer le cercle pour arriver à une grande bataille si ce plan d’opération s’accomplit, si le courage des Magyars ne fait pas quelque trouée désespérée dans cette formidable ligne, la première victoire des alliés sera mortelle pour la cause des insurgés. La guerre des corps francs et des guérillas peut toujours se continuer dans un pays comme la Hongrie, mais la grande guerre révolutionnaire sera terminée. Si l’on combat sur une échelle moins vaste et isolément, la guerre se fera avec les chances ordinaires, et, malgré ce brillant courage, cette intrépidité sans égale, dont les Magyars ont renouvelé les preuves dans cette guerre, les chances restent, en définitive, aux gros bataillons. Déjà la campagne s’est ouverte par un succès important pour les armes impériales, la prise de Raab. Le jeune empereur d’Autriche a payé de sa personne et donné dans l’action des preuves d’une bravoure que l’armée russe a saluée de ses acclamations. À l’autre extrémité du théâtre de la guerre, les Russes sont rentrés en Transylvanie ; ils ont occupé Cronstadt et investi Clausenbourg. La défaite des hongrois ne peut guère être retardée c’est une lamentable destinée que celle de ce peuple héroïque voué à une ruine inévitable, sans que ses vrais amis, les admirateurs de ses grandes qualités, aient la consolation de pouvoir faire des vœux pour la cause qu’il représente et défend aujourd’hui. Quand la Hongrie réclamait, même d’une voix un peu menaçante, ses privilèges violés par l’Autriche, quand un grand parti constitutionnel s’efforçait de créer, avec les débris des constitutions du moyen-âge, un gouvernement libéral et modéré, à l’exemple de états représentatifs de l’Angleterre ou de la France, alors la nation hongroise avait pour elle en Europe, tous les généreux esprits qui, à travers les déceptions, les mécomptes et les révolutions de la force, cherchent encore cet équilibre puissant, cette harmonie nécessaire entre l’autorité et la liberté. Mais, aujourd’hui, la Hongrie n’a plus de querelles constitutionnelles avec l’Autriche : son armée est l’armée révolutionnaire, combattant pour le compte de tous les partis révolutionnaires en Europe. Les autres causes de l’insurrection se sont perdues et comme absorbées dans celle-ci. Sans doute, les griefs contre l’Autriche au début, puis les divisions de races et de nationalités, ont déterminé la prise d’armes et envenimé la guerre ; dans la phase actuelle, c’est l’ardeur de la propagande révolutionnaire qui domine toutes les autres passions. Ainsi, nous voyons les Polonais de la race slave combattre leurs frères slaves de la Bohême et de la Croatie. Il faut insister sur ce point auprès de ceux qui n’ont rien perdu de leurs généreuses illusions sur la guerre de Hongrie. La guerre a changé de caractère. Si les conventionnels du 13 juin avaient triomphé à Paris, ils se fussent hâtés d’écrire à Bem pour lui annoncer leur victoire et lui promettre leur secours. De Paris jusqu’à ces extrémités reculées de l’Europe, les ennemis de la société se tiennent et forment une chaîne non interrompue. En face de cette détestable conjuration qui nous menace tous, nous laisserions-nous misérablement diviser par des causes qui n’ont plus aujourd’hui ni gravité ni profondeur ? Devant l’ennemi universel, il n’y a pas deux conduites à suivre : l’une à l’intérieur du pays, l’autre différente pour l’extérieur. Où en serions-nous en France, grand Dieu ! si tous nous n’avions pas oublié, pour le salut social, nos débats insensés, les origines diverses des partis, les divisions mêmes les plus profondes qui nous séparaient autrefois ? C’est ainsi seulement qu’on a pu constituer pour l’ordre un grand parti national. Si les anciennes discordes viennent à reparaître, nous périrons.

À l’extérieur comme à l’intérieur, nous le répétons, notre politique doit être la même. Au milieu du débordement révolutionnaire, prétendre agir à part, former un tiers-parti européen, serait se compromettre en pure perte ; on commettrait dans la société européenne la faute de ceux qui, aux élections du 13 mai, n’ont pas voulu accepter la liste générale des candidats, et qui ont ainsi laissé arriver les socialistes Est-ce là ce que nous pouvons vouloir pour nous et pour l’Europe ? Les temps sont durs sans doute, il n’y a pas de place pour les préférences individuelles, même les plus justes ; il n’y a pas de système russe, anglais ou autrichien ; il n’y a pas de politique de fantaisie ou même de sympathie nationale : il y a la politique de nécessité. Un homme dont le patriotisme n’est pas suspect, M. Thiers, dans cette séance du 12 juin qui commença la victoire du lendemain, M. Thiers, à propos de notre expédition de Rome, disait : « Partout la guerre est entre l’ordre et la démagogie. » Et comme son adversaire lui reprochait outrageusement ces paroles, empruntées disait-il, au manifeste de l’empereur de Russie : — « Les vôtres ; répliqua l’orateur au milieu des applaudissemens de l’assemblée, les vôtres sont celles des insurgés de juin. » — La question était posée résolûment : il y a un dernier moment où les partis renoncent aux mensonges de la langue oratoire. Sous l’empire de circonstances diverses, à travers la variété infinie des mœurs, des besoins, des nationalités, le combat n’est pas autre sur les bords du Danube que dans les rues de Paris, ou sous les murs de Rome : c’est la lutte contre les barbares, le triomphe ou la ruine de l’ordre social.

Malheur à qui ne voit pas cela au milieu du spectacle de l’Europe ! Malheur à qui ne l’entend pas au milieu de cette rumeur confuse des peuples ! Il n’y a point de place aujourd’hui pour la petite politique égoïste ou ambitieuse ; tout est fatalement lié. Si l’on songe à satisfaire son ambition, et s’agrandir aux dépens de ses voisins, à profiter de leur mal, on périra comme ces malfaiteurs qui, dans les grandes épidémies, dépouillent les pestiférés, et meurent de leur mal. À Vienne quelques hommes d’état calculent, dit-on, ce que coûtera l’intervention russe ; ils redoutent que pour prix de ses services l’empereur Nicolas ne retienne quelque province ; ils désignent déjà la Bukowine. La Bukowine ! L’empereur Nicolas n’est guère ambitieux, s’il se contente d’une province, fût-elle autre que la Bukowine[13]. Rien n’autorise à croire qu’une pensée de ce genre soit cachée au fond de l’intervention russe ; les paroles de l’empereur Nicolas démentent formellement de tels desseins, et son intérêt est d’accord ici avec sa gloire. L’Europe n’acceptera de services que de ceux qui les lui rendront gratis. Il faut, quand on a l’ambition de se placer à la tête du parti de l’ordre en Europe, accepter résolûment pour soi toutes les règles de l’ordre, sans arrière-pensée, sans préoccupation personnelle. Pour s’opposer aux révolutionnaires qui bouleversent la société, il faut respecter les nationalités des peuples et les droits des souverains ; pour vaincre le communisme, il faut donner l’exemple du respect pour le bien des autres, ce bien fût-il un royaume. Le siècle a une logique qu’on doit ménager. Sans revenir sur ce malheureux partage de la Pologne, qui n’appartient plus aujourd’hui qu’à l’histoire, il faut bien dire que la Pologne n’a pas été seulement pour l’insurrection et le socialisme une pépinière de soldats ; elle a été un argument. Il ne faut plus fournir de pareils argumens à plus de partage de la Pologne, plus de conquête de la Silésie ! Chacun a sa petite ambition toute prête pour suivre les mauvais exemples et faire des conquêtes à sa taille. Si Frédéric prenait aujourd’hui la Silésie, il se trouverait quelque meunier socialiste pour prendre le moulin de Sans-Souci. Si l’on veut rétablir l’ordre et dompter l’anarchie, si l’on veut raffermir toutes les notions du droit obscurcies ou effacées, et régner par la justice, il n’y pas deux voies à suivre : pour faire respecter les limites des champs, il faut respecter celles des empires.


E. DE LANGSDORFF.

  1. Voyez la livraison du 15 juin dernier.
  2. On appelle ainsi les villes et districts qui dépendent directement du souverain, ne sont pas soumis à la juridiction des comitats, et envoient en leur propre nom un député à la diète.
  3. Ce sont là les chiffres de la diète de 1791, une des plus nombreuses, et qui a rempli le rôle d’une véritable assemblée constituante. On comprendra que quelques-uns de ces chiffres, surtout celui des régalistes, sont extrêmement variables. À telle autre diète, on ne compte que 30 régalistes.
  4. Voyez la livraison du 15 décembre 1848.
  5. La nation entière des Valaques, le plus grand nombre des paysans hongrois, et ceux des Saxons qui se sont établis au milieu des comitats hongrois, sont restés attachés à la glèbe jusqu’à la fin du siècle dernier. Affranchis nominalement depuis lors, ils ont participe peu à peu aux réformes qu’ont obtenues les paysans hongrois. Cependant l’Urbarium de Marie-Thérèse, qui allégeait le poids des charges rurales, n’a été admis en Transylvanie qu’avec de grandes restrictions ; jusqu’à ces derniers jours, le montant des redevances et corvées imposées aux paysans transylvains était d’un tiers au-dessus de celles que devaient acquitter leurs frères de Hongrie.
  6. Toutes les fois qu’on parle des Transylvains sans la désignation des Saxons, il est entendu qu’on parle des deux nations de la race magyare ; dans ce sens, tout ce qui est dit ici des Transylvains s’applique aux Hongrois en général, tandis que les Saxons, livrés à l’industrie ou au commerce, ont des habitudes tout opposées.
  7. Le préambule contenait ces expressions remarquables : « En conséquence et nous appuyant avec confiance tant sur les paroles royales que sur nos propres déclarations ci-dessus, nous jurons : — nos quoque tam benignis sponsionibus regiis, quam vero praeviis nostris declarationibus firmiter innixi… » (Art. Dioetales.)
  8. Voyez la livraison du 15 octobre 1848.
  9. Extrait du discours de l’envoyé saxon et de l’adresse de la municipalité d’Hermanstadt du 9 juin 1848.
  10. Puchner ne parut qu’après l’entrée de Bem à Hermansdadt. Il opéra sa retraite à travers le pays des Széklers, en Moldavie. Arrivé là avec un petit nombre d’hommes, il dut déposer le commandement entre les mains du colonel Urban.
  11. Bem sortit de la Transylvanie par la vallée de la Marosh et se porta dans la basse Hongrie, à la rencontre de Jellachich : de nombreux combats furent livrés à l’embouchure de la Marosh, dans la Theiss, près de Szégédin, et non Esseg, comme on l’a imprimé dans la première partie de cette étude.
  12. On a proposé à la diète de Debreczin de retirer aux Saxons tous les privilèges qui leur ont été concédés lors de leur établissement en Transylvanie, et de les exclure du nombre de nations souveraines. Il n’a manqué que 6 voix pour l’adoption de La proposition.
  13. La Bukowine est une petite province joignant la frontière russe à la source du Pruth, au nord de la Transylvanie et de l’extrémité orientale de la Gallicie ; elle faisait autrefois partie de la Moldavie, et n’a été incorporée à La Gallicie que sous Joseph II ; ce pays montagneux n’a pas plus de 300,000 habitans.