La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 13

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Imprimeurs-unis (Tome Ip. 309-348).
chapitre XIII.
Les Valaques.

Les Valaques sont, en Transylvanie, les plus anciens habitants du sol. Ils occupaient le pays et y avaient fondé une principauté lorsque les Hongrois étendirent leur domination sur les montagnes de l’ancienne Dacie. Aux limites occidentales de cette province, entre la Theïss et la frontière de Transylvanie, régnaient encore d’autres chefs valaques, Mana Moarte, « la Main Morte », et Glad, « le Glaive ». Tous durent céder à la fortune des Hongrois, dont la puissance remplaça celle des Romains.

Les nouveaux-venus ne s’établirent pas dans une partie circonscrite du pays, comme cela est arrivé en Hongrie. Ils se disséminèrent et se répandirent dans toute la contrée, sans néanmoins se mêler aux premiers habitants. La cause de cette division, qui a subsisté jusqu’ici, est purement religieuse.

La religion chrétienne pénétra de bonne heure chez les colons romains de la Dacie. On trouve en Transylvanie des inscriptions datées de 274 qui sont surmontés de la croix. Il y avait en 325 un Théophile, « évêque des Goths », nom que l’on donnait abusivement aux Daces. On cite encore en 390 un « évêque de Dacie », Nicolas. Soumis à l’influence de Bysance, les Valaques avaient adopté le culte grec, et les Magyars, à leur arrivée en Transylvanie, commencèrent à embrasser cette communion. L’histoire bysantine rapporte que le chef de ces guerriers, Gyula, vint recevoir le baptême à Constantinople : c’est au retour qu’il aurait fondé l’évêché de Fejérvár. Tandis que les Magyars de Transylvanie se convertissaient à la religion des vaincus, ceux de Hongrie arboraient la bannière du catholicisme. Le roi saint Étienne, en recevant de Rome la couronne sacrée, eut l’ordre d’arracher les guerriers transylvains à l’influence grecque, et sut y parvenir. Dès lors une scission s’opéra entre les Magyars et les Valaques. Les plus considérables de ceux-ci passèrent dans les rangs des nouveaux maîtres en abandonnant le schisme ; mais le peuple ne renonça pas à sa foi, et il s’y attacha d’autant plus que ses prêtres étaient plus appauvris et plus persécutés.

En gardant sa religion, il a gardé ses mœurs et sa langue. C’est parce qu’ils se trouvaient en face d’un peuple rival qui avait son individualité, que les Valaques ont aussi précieusement conservé la leur. Encore aujourd’hui ils ont une langue toute romane, et on retrouve parmi eux d’antiques usages, qui, chez les autres peuples romans, se sont complètement perdus. Certains noms païens, comme Florica, Flore ; Daïna, Diane, Daïnitia, sont très répandus parmi les femmes. Le premier dimanche de mai les paysans valaques célèbrent encore par tradition la fête de Flore ; ils se rendent dans la prairie et la forêt voisines, se couronnent de fleurs et de feuillages, et reviennent danser au hameau. Aux approches de l’été ils plantent devant leurs chaumières une longue perche surmontée de branches d’arbres et de foin, qu’ils appellent armindenu. C’est là, assure-t-on, une coutume romaine ; les colons militaires consacraient l’ouverture de la saison des combats en élevant à leur porte ce qu’ils nommaient arma Dei ou Martis. Il y a moins de cinquante ans on voyait figurer aux funérailles des præficæ, des pleureuses, et les paysans ne manquaient jamais de mettre une pièce de monnaie dans la bouche des morts. L’empereur Joseph, qui s’était déclaré l’ennemi de toute superstition, parvint à faire tomber cette coutume ; toutefois un fils bien affectueux ne laisse pas ensevelir son père sans glisser quelques kreutzers dans la main du trépassé. Ajoutons que les Valaques ne tirent jamais de l’eau d’un puits sans répandre quelques gouttes sur le sol ; ils attachent à cette libation une idée superstitieuse.

Les danses valaques ont une origine romaine. Certaines figures et souvent la pose des personnages vous rappellent les descriptions de danses antiques. Leurs danses expriment toujours une idée, un fait ; elles ont un sens déterminé. La hatzeguienne, par exemple, qui est la plus répandue, paraît représenter l’enlèvement des Sabines. La danse des caluser est encore fort caractéristique. Les étymologistes prétendent qu’elle était exécutée dans le Colysée ; d’autres veulent qu’elle figure une danse de cavaliers, littéralement une « danse de cheval ». Une tradition attribue à cette danse une origine plus vénérable encore, et fait dériver le mot valaque de collini salii, par abréviation colli salii. Les danseurs saliens, dit Nieuport, possédaient un temple sur la colline quirinale. Aux ides d’avril ils exécutaient, en récitant des rapsodies qui étaient à peine intelligibles au temps d’Horace, des danses que menait un chef ou vates. Aujourd’hui les danseurs valaques portent, comme les Romains, deux courroies garnies déboutons en cuivre qui se croisent sur les épaules et dont l’une figure le baudrier ; ils commencent à la fin d’avril ou après la Pentecôte leur danse, que l’on regarde en quelque sorte comme sacrée, manient en guise d’épées de longs bâtons, et donnent à celui qui les dirige le nom de vatof.

Je me souviens d’une danse dont on ne sut pas me dire le nom, mais qui me frappa singulièrement. Après avoir fait, deux par deux, quelques pas en décrivant un cercle, les hommes et les femmes se séparaient. Celles-ci marchaient isolées autour des hommes et semblaient chercher avec inquiétude quelque objet chéri. Les cavaliers s’assemblaient, piétinaient en mesure comme des soldats qui marchent, puis, s’appuyant sur leurs longs bâtons, faisaient, en criant, des sauts irréguliers, de façon à représenter une mêlée. Les femmes erraient toujours, silencieuses et graves, pareilles à des ombres. À la fin les hommes s’élançaient vers elle avec des signes de joie, comme s’ils les retrouvaient après un danger, les ramenaient dans le cercle, où tous dansaient avec la plus vive gaîté. Voyez combien la tradition est puissante. C’est tout un poëme que cette danse-là. Qui sait de quelle invasion de barbares oubliée par l’histoire elle a consacré le souvenir ?

Il y a certaines danses qui ont un caractère extrêmement sauvage. J’en ai vu plusieurs de ce genre à Lóna, près de Clausenbourg, un jour que le seigneur donnait une fête aux Valaques de son village. Au son d’une musique étrange dont il était impossible de rien saisir, les hommes, rangés en cercle, réunissaient leurs bâtons sur un point, sautaient en lançant leurs jambes, et poussaient de grands cris. D’ordinaire, au commencement de chaque danse, l’homme prend la femme par la main, fait deux pas en avant, un pas en arrière, en suivant le cercle, de façon que tous les groupes reviennent à leur place. Alors le cavalier lève le bras et fait passer au dessous la danseuse, en la poussant vivement et à plusieurs reprises. Quelquefois les hommes se réunissent au centre, claquent des doigts, font des bonds, puis, s’arrêtant tout à coup, contemplent leurs pieds, qui semblent tracer des figures sur la terre ; pendant ce temps les femmes tournent lentement autour d’eux en se donnant la main ; d’autres fois le cavalier saisit la danseuse, l’enlève, la fait lestement tourner, l’abandonne un moment pour faire des gestes ou prendre une attitude, et revient encore vers elle.

Ces danses s’exécutent toujours en mesure, bien que les airs soient souvent fort confus. Quelques refrains arrivent périodiquement, et les Valaques les accompagnent en frappant des mains, en récitant des vers, et en disant des galanteries à leurs danseuses, voire même aux spectateurs. À la fin, pour faire une gentillesse, le danseur applique vigoureusement sa main sur la fine épaule de sa partenaire, et lui imprime de la sorte un mouvement précipité ; cela veut dire qu’il la congédie et la remercie. En dansant les femmes ont constamment les yeux baissés ; elles marchent plutôt qu’elles ne sautent, avec beaucoup de réserve, tandis que les hommes s’abandonnent à une verve extraordinaire. Lorsqu’ils sont excités par le mouvement et le bruit, ils semblent oublier toute figure ; ils poussent des cris perçants en relevant leur visage animé, et en agitant leurs longs cheveux. À la fin, au milieu de la poussière qu’ils soulèvent, on n’aperçoit plus qu’une mêlée de pieds nus, de sandales, de bottes noires, de bottes jaunes, de bottes rouges, qui se confondent, se heurtent et frappent le sol.

Qu’on ne s’étonne pas si je parle en détail des danses valaques ; elles ont en effet beaucoup d’importance. La danse est le principal plaisir des paysans de Transylvanie. Tous les dimanches ils se rendent à l’auberge du village, et le pays entier saute au son des instruments bohémiens ; encore faut-il connaître l’exercice auquel il se livre. Les bons danseurs jouissent d’une grande considération et sont facilement agréés comme fiancés, car les jeunes filles, en se mariant, ne renoncent pas au plaisir ; elles comptent bien être menées à l’auberge chaque dimanche ; aussi ont-elles soin de se choisir un mari qui soit pourvu de bonnes qualités. Dans ce cas le talent pour la danse compte presque entre les vertus domestiques.

Il existe quelquefois des danseurs de profession, c’est-à-dire des paysans, qui parcourent par bandes les villages et dansent avec frénésie. Ceux-là passent pour être possédés du diable, et les habitants, les femmes surtout, leur font des aumônes considérables. Un bon danseur voué aux flammes éternelles ! n’y a-t-il pas là de quoi s’attendrir ? J’ai vu, près d’un bourg appelé Tövis, sept danseurs possédés qui exploitaient les environs de Carlsbourg. Ils disaient tout haut que Satan en personne devait emporter l’un d’eux de son vivant, ce qui redoublait l’intérêt des spectateurs. Ils dansaient vraiment fort bien et regardaient d’un air de supériorité les bonnes gens qui semblaient les plaindre. Il est naturel que cette industrie ait ses partisans. Les possédés ne travaillent pas et ils reçoivent sur leur route bon nombre de sourires et de kreutzers. Il arrive assez ordinairement qu’après avoir attendu le diable pendant un temps déterminé, les danseurs finissent bonnement par se marier, et de leur premier état il ne leur reste qu’une réputation incontestable d’agilité et de grâce.

À peine sortis du servage, soumis à de pauvres prêtres ignorants, les Valaques ont toutes les superstitions des peuples demi-civilisés. Les hommes dont les sourcils se joignent au dessous du front leur sont suspects ; ceux-là jettent le mauvais œil. Il y a certain jour de la semaine, le mardi par exemple, et le vendredi, où des fées malignes ont un pouvoir surnaturel. Quand vient le soir, c’est-à-dire le moment où elles vont perdre leur puissance d’un jour, elles redoublent de méchanceté contre les pauvres humains. Aussi dans quelques contrées évite-t-on de sortir après le coucher du soleil pour n’avoir rien à démêler avec la fée du « mardi soir ». La mar sara t’emporte ! est une de ces phrases charitables que l’on adresse à ses ennemis. Quant aux sorcières, il est certain qu’elles ne vivent que pour faire le mal ; heureusement elles peuvent être reconnues, car les sorcières portent une queue, tantôt sous le bras, tantôt là où le diable a, dit-on, la sienne.

On trouve dans les archives des comitats, sur les procès faits aux sorciers, des détails qui seraient fort curieux s’ils n’étaient horribles. C’étaient principalement les Valaques qui étaient accusés de maléfices. Lorsque, par exemple, les malheureux avaient sur le corps une marque ou une tache quelconque, il était fort difficile qu’ils ne fussent pas sorciers. On savait en effet que le diable ne sent aucune douleur aux endroits où la peau est recouverte d’un signe. En conséquence on ne manquait pas de faire de nombreuses expériences dans le but de constater l’insensibilité du patient. Le 23 juillet 1728 on brûla à Szegedin, en Hongrie, six sorciers, parmi lesquels se trouvait un vieillard de quatre-vingt-deux ans, qui avait été bailli de la ville. Le même jour on brûla sept sorciers sur les bords de la Theïss. Jusqu’en 1739 on jugeait les sorcières, aux environs d’Arad et de Gyula, d’après l’épreuve de l’eau. Quand elles flottaient on les mettait à mort, car il était admis que l’élément pur repousse le coupable. Ce que les accusés avaient de mieux à faire pour prouver leur innocence, c’était donc de se noyer. Ce ne fut qu’en 1758, sous Marie-Thérèse, que le gouvernement autrichien songea à arrêter ces exécutions. Il défendit aux juges d’intenter des procès aux sorciers sans l’autorisation de la chancellerie de cour.

Quelquefois les Valaques se persuadent que tel individu cause la sécheresse, que tel autre amène la pluie. Je sais un savant botaniste qui eut un jour maille à partir avec des paysans. Il herborisait sur une montagne, lorsqu’il fut aperçu par plusieurs hommes qui passaient sur la route. D’abord ils ne distinguèrent pas la forme de l’objet vivant qu’ils ne voyaient que de loin ; mais peu à peu, songeant aux contes qui couraient le village, ils se mirent en tête qu’ils avaient découvert un loup. Les voilà donc à la poursuite de l’animal, et quelle n’est pas leur surprise en remarquant que le loup se lève, prend le visage d’un homme et les regarde. Il n’y avait qu’un sorcier qui put ainsi changer de forme. Aussi le pauvre botaniste, redescendu des hauteurs de la science, se vit-il fort maltraité. Par bonheur une voiture passa près de là, et il fut délivré très à propos. On m’a raconté que des paysans valaques, craignant qu’il n’existât des sorciers parmi eux, placèrent un soir dans l’église autant de pots remplis de lait qu’ils comptèrent de vaches dans le village. Ils étaient sûrs de découvrir les sorciers, car le lait de leurs vaches devait infailliblement tourner pendant la nuit. Parfois il arrive que ces actes sont mêlés de cruauté. On enterre les sorciers comme de simples mortels ; mais, s’ils s’avisent de reparaître dans le village sous la forme de quelque animal, on ouvre leur fosse et on les cloue en terre avec un pieu, afin qu’ils ne puissent plus sortir.

Les Valaques apportent dans leur religion les mêmes idées superstitieuses. Lorsque l’orage gronde, ils font sonner les cloches de l’église pour éloigner la foudre. C’est au pope à repousser les nuages chargés de grêle : s’il n’y parvient pas, on se hâte de l’accuser, à peu près comme les Napolitains accusent saint Janvier. On a vu chez les Valaques le zèle religieux dégénérer en fanatisme. Ce n’est jamais sans de grandes difficultés qu’on les amène à embrasser la communion catholique : lorsqu’un prêtre du culte uni est envoyé au hameau pour remplacer le pope grec, les habitants refusent souvent de se rendre à la paroisse. On cite des églises qui ont été fermées pendant trente ans : pour que la foi nouvelle triomphât dans le village, il fallait que les paysans fussent entraînés par la génération suivante.

La dévotion des Valaques se manifeste dans plusieurs pieuses coutumes. Ils vont aux champs, bannière et pope en tête, pour bénir le blé nouveau. Ils plantent sur les chemins de grandes croix rouges où sont représentés tous les instruments de la Passion ; quand ils les rencontrent, ils se découvrent et quelquefois s’agenouillent. La figure du Christ attaché sur la croix est presque toujours l’ouvrage de quelque artiste indigène. Il y a de ces sculpteurs de village qui, s’inspirant outre mesure de leur modèle, donnent à leur œuvre une couleur singulièrement locale, et je me souviens d’avoir vu un Christ qui, avec le menton rasé, portait de magnifiques moustaches et de superbes tresses de cheveux noirs.

Les églises valaques sont pittoresques. Elles sont fort basses et construites en bois ; le toit, qui est très élevé, est formé de bardeaux découpés, auxquels la pluie donne un reflet argenté. Un clocher également de bois, terminé par une aiguille fort mince, surmonte régulièrement cet édifice primitif. À la longue la mousse s’infiltre entre les poutres et des plantes poussent sur le toit : cela est d’un effet mélancolique. Les murs sont couverts à l’extérieur de peintures naïves. Quelquefois une galerie en arcades flanque l’église, et une porte sculptée et découpée avec assez d’art ferme le champ qui l’entoure. Une planche est attachée à l’un des poteaux : à certaines époques de l’année on laisse reposer les cloches, et on appelle les fidèles à l’office en frappant sur cette planche. On rencontre en foule de charmantes églises de ce genre, et l’on se demande comment des hommes aussi simples, sans autre guide que leur inspiration, parviennent à ériger et à orner ces édifices.

L’église du village de Móts, dont nous donnons un dessin, a été élevée il y a deux cents ans. Suivant la coutume valaque, la porte, qui est percée sur le côté, est si basse, qu’on ne peut entrer sans courber la tête : peut-être, dans la pensée des architectes, y a-t-il là une intention marquée. Deux fenêtres fort petites répandent dans l’intérieur de l’église une clarté douteuse. À la faveur de ce demi-jour mystérieux on aperçoit d’éclatantes peintures qui ornent les murailles de bois. Ce sont des portraits de saints et des scènes allégoriques, avec le nom des personnages et l’explication
des sujets en lettres cyrilliennes. Ici l’on a ingénieusement représenté les péchés capitaux, et l’on voit le diable entraîner les pécheurs avec un rire terrible. Là, la mort emporte d’un même coup un roi, un prêtre et un villageois. Cette dernière scène se retrouve souvent dans les églises valaques. Les artistes paysans se consolaient de l’oppression en proclamant, sous l’égide de la religion, l’égalité des hommes. Dans un angle se trouvent des fourches qui servent à soutenir les vieillards pendant les heures de l’office, personne n’étant assis. Au fond de l’église est placé l’iconostase, la cloison qui sépare le prêtre de la foule. Elle est dorée et recouverte d’une multitude de bannières et de tableaux bénits. Les tableaux sont de toutes dimensions ; aussi les personnages sont-ils de toutes grandeurs. Faute d’espace, ils se recouvrent les uns les autres, si bien qu’une tête colossale de saint Nicolas repose sur le corps démesurément petit d’un saint Pierre placé au dessous. En jetant un coup d’œil rapide autour de soi, en voyant cette quantité de figures incroyables qui vous regardent, celles-ci en riant affreusement, celles-là en grinçant des dents, on se croit transporté dans un monde fantastique. L’obscurité augmente encore l’effet, car l’œil n’aperçoit pas de prime abord toutes ces chinoiseries, qui apparaissent peu à peu, et semblent se multiplier pour vous.

Si naïves que soient ces peintures, elles attestent chez la nation valaque un certain goût pour l’art, Après tout ce sont des paysans qui les ont faites. Tel garçon qui jusque là a aidé son père dans le travail des champs se sent un jour disposé à peindre : anch’io son’ pittore ! et le voilà qui enlumine suivant sa fantaisie. C’est un artiste mis à la hauteur de la société au milieu de laquelle il vit. Mais que cette société s’élève et se rapproche de la nôtre, rien n’empêchera que ce paysan ne soit un peintre. Cette disposition des Valaques tient à leur origine italienne. Ce peuple est intelligent et spirituel : il aime la poésie, la musique. Il n’est pas rare d’entendre les villageois dire des vers : quelquefois même ils improvisent. Au printemps ils confectionnent des flûtes avec des baguettes de saule, et on les entend de tous côtés jouer des mélodies. C’est une églogue de Virgile en action. Il y a des joueurs de flûte qui ont un talent renommé. On en citait un aux environs de Clausenbourg auquel on donnait le sobriquet d’Œil de Poulet, et qui exécutait avec sentiment des morceaux entiers. J’eus un moment l’envie de me faire son élève. Mais Œil de Poulet, en artiste de génie, avait ses caprices : je crois qu’il ressentait un profond mépris pour les étrangers, et je n’eus pas l’honneur de recevoir ses leçons.

Les airs valaques n’ont pas la mâle mélancolie des mélodies hongroises : ils respirent la tristesse ; ils expriment l’abattement d’un peuple long-temps asservi. En traversant les campagnes, on est souvent arrêté par des chants lents et monotones qui partent de la prairie ou de la maison voisine, et laissent dans l’âme de celui qui écoute une impression pénible. Certaines mélodies, comme les airs de danse, ont au contraire une allure vive, enjouée, attaquante, qui rappelle la nature méridionale des Valaques : elles ont alors quelque chose de désordonné et de sauvage. Pendant la vendange, les paysans de corvée sont chargés d’écraser le raisin dans d’énormes cuves. Ils s’acquittent de ce travail, comme de tous les autres, avec une parfaite nonchalance. Mais qu’un Bohémien arrive avec son mauvais violon, ils piétineront pendant des heures entières au son de la musique, sans s’apercevoir de leur fatigue.

La paresse du Valaque est celle du lazzarone. Il a peu de besoins, et il les satisfait sans trop de peine. En outre, les habitudes d’ordre et de travail ne peuvent lui être familières : car il n’y a qu’un demi-siècle qu’il est émancipé, et dans le servage, quand d’autres tirent profit de ses peines, l’homme n’exerce guère son activité. Tandis que le Valaque s’abandonne à une prodigieuse insouciance, sa femme fait preuve d’un caractère laborieux. Elle sème avec lui, elle prépare la nourriture, elle tisse, elle file même en marchant. Dans les rares moments où les besoins de son ménage ne la réclament pas, elle brode ses élégantes chemises. Ce travail incessant la flétrit rapidement, et lui fait perdre trop tôt cette beauté qu’elle tient de son origine. Les paysannes valaques ont souvent ce type particulier que l’on rencontre chez les femmes de l’Italie. À les voir gravir les coteaux, en portant avec une grâce sévère leurs vases de forme étrusque, on se souvient des statues antiques. Seulement la chemise brodée, la pelisse et les bottes rouges, donnent à ces Romaines quelque chose d’oriental.

Le paysan valaque se marie de bonne heure ; il se hâte de se procurer une compagne active, qui le dispense d’un travail incommode. Dès qu’il possède deux ou trois porcs, un bœuf, quelque chose enfin, il offre sa fortune à une beauté du village. Une noble dame remit un jour cinquante francs à un jeune garçon qui lui rapportait une montre perdue. Celui-ci n’eut pas plus tôt reçu la somme, qu’il courut acheter une vache et se chercher une femme. Un paysan accourait chez le seigneur de village, implorant sa pitié et demandant des secours. « Ma femme est malade, disait-il en sanglotant ; si je la perds, je ne suis pas assez riche pour en demander une autre !… »

La dot de la femme se compose la plupart du temps de deux ou trois chemises brodées par elle, et d’un coffre de trois pieds de long où elle serre son avoir. Le nombre des chemises n’est pas indifférent, car ce sont les femmes les plus riches et les plus laborieuses qui en possèdent un plus grand nombre. Quand donc un jeune homme se cherche une fiancée, il va droit au coffre, et voit ce qu’il contient. Dans un village du comitât hongrois de Bihar, voisin de la Transylvanie, à Déda, les paysans valaques ont fort simplifié la cérémonie de la demande en mariage. Les mères, durant le carnaval, placent autour de la chambre, pendus à des perches, les chemises, les coussins et les essuie-mains brodés de leurs filles. Les garçons poussent la porte, regardent du seuil les richesses étalées, et, suivant leur inspiration, font leur choix ou rebroussent chemin. Un mariage valaque s’accomplit au milieu des fêtes. Les parents du fiancé vont chercher la promise dans une voiture attelée de quatre bœufs qui portent des fleurs à leurs cornes. Les Bohémiens du village précèdent le cortège en jouant du violon. Des paysans tirent des coups de fusil après avoir chargé l’arme jusqu’au bout. Le coffre de la mariée est placé dans la voiture, et l’un de ses parents porte la dot au bout d’un bâton.

J’ai assisté un soir à une veillée où quarante jeunes filles, assises autour d’une vieille salle voûtée, filaient en chantant. Quelques unes étaient fort belles ; leurs mouvements étaient toujours gracieux, et leur chant avait quelque chose de plaintif. Un fiancé bien appris doit se tenir auprès de sa belle, et lui ramasser le fuseau autant de fois qu’il tombe. Il y a des contrées où les jeunes gens ne manquent jamais à ce devoir, dans les montagnes de Radna, par exemple. Là, les hommes ont des égards pour les femmes. J’ai vu, à Radna, un paysan enlever à une jeune fille un lourd fardeau, et le lui porter galamment jusqu’à sa chaumière. Les Valaques sont causeurs et familiers. Lorsque deux paysans se rencontrent, ils se saluent, se prennent la main, se demandent des nouvelles de leurs familles, et commencent un dialogue qui ne tarit point. Quand on traverse à la fin du jour un village valaque, on voit tous les paysans revenir de la campagne en devisant. Ils vous saluent en vous adressant le sara buna, le « bon soir » habituel. Les femmes, qui, en les attendant, filent devant leurs portes, se lèvent poliment quand vous passez, sans quitter leur quenouille. Elles ont la coutume, comme les hommes, de baiser la main en signe de respect. Cet usage, répandu dans tout l’Orient, n’a pas le caractère qu’on pourrait lui prêter dans nos contrées. Une joyeuse compagnie, s’arrêtant un jour au pied de la Detonata, y trouva une Valaque d’une si grande beauté, que chacun exprima son admiration. Oubliant toute idée aristocratique, les dames, au lieu de se laisser baiser la main, embrassèrent fraternellement la paysanne. Les nobles cavaliers ne pouvaient mieux faire que de suivre cet exemple. Ils s’avancèrent les bras ouverts vers la belle Valaque ; mais celle-ci s’enfuit en éclatant de rire.

On nous amena un jour une jeune villageoise qui passait pour une très habile chanteuse. D’abord il n’y eut pas moyen de lui arracher un son. La petite sauvage toussait, rougissait, regardait ses bottes. On lui jeta un voile sur la tête. À demi-cachée sous les plis de l’étoffe, elle reprit courage, et commença un air lent et prolongé, qu’elle chantait avec de continuels trémolos ; parfois elle s’interrompait pour siffler, en manière de refrain, avec une grande habileté. Comme sa verve allait s’éteindre, on fit venir une de ses compagnes qui n’avait pas moins de réputation qu’elle. Toutes deux s’enhardirent mutuellement, et, se plaçant sous le voile, formèrent un groupe qui eût sans doute inspiré un peintre. Leurs têtes penchées l’une vers l’autre, elles tournaient peu à peu vers nous leurs yeux noirs pour s’accoutumer à notre présence, et, avec une charmante gaucherie, passaient leurs dix doigts dans les colliers de monnaies et de verroteries qui pendaient sur leurs poitrines. À la fin elles s’habituèrent si bien à nous voir, qu’elles chantèrent je ne sais combien de hora, « d’airs nationaux ». On eût dit qu’elles le faisaient pour leur propre plaisir, tellement elles y mettaient de zèle, et ce fut à nous de leur dire de ne pas épuiser tout leur répertoire en un jour.

Leur timidité avait disparu ; aussi commencèrent-elles à parler. Il fallut leur expliquer pourquoi on les avait fait venir. « Voici un étranger, leur disait-on, qui a voulu vous entendre. — Ne chante-t-on pas dans son pays ? » répondaient-elles. — On leur commanda des chemises brodées, des serviettes, que je voulais emporter. « Qu’a-t-il besoin de tous ces objets ? est-ce que tout cela ne se trouve pas chez lui ? » Puis venaient les questions les plus bizarres sur les hommes, sur les femmes, voire même sur le ciel de ma patrie. Leur curiosité était singulièrement excitée : elles voulaient aller « là-bas ». — Mais, reprenait-on, on y parle une langue que vous ne savez pas. — Et vous, comment faites-vous donc ? — Nous la savons. — Eh bien, nous parlerons avec vous ; d’ailleurs nous apprendrons cette langue-là. — Et puis il faut voyager pendant trois semaines. — Quoi ! le monde est-il donc si grand ? demanda l’une. Mon frère a marché huit jours en vendant des tableaux : au bout de ce temps il a rencontré une montagne, où un soldat lui a dit qu’on ne pouvait plus avancer. Est-ce que la terre ne finissait pas là ? — C’est la Transylvanie qui finit là. Avec un passe-port ton frère eût pu marcher des années entières. »

C’est à l’aide du daguerréotype qu’ont été obtenus la plupart des dessins placés dans cet ouvrage. Quand les Valaques voyaient fonctionner l’instrument magique, ils ne doutaient pas qu’il n’y eût là quelque diablerie. Ils refusaient obstinément de poser : l’œil formidable de la machine ne pouvait-il pas jeter un sort ? Lorsqu’à la fin ils se persuadaient qu’on pouvait s’exposer sans péril, ils consentaient à rester immobiles dans la pensée que leur portrait irait fort loin. Nous débutâmes par un attelage de buffles qui était venu stationner sous nos fenêtres. Le paysan qui les menait eut l’ordre de ne pas bouger, et il vit placer devant lui quelque chose que l’on braquait contre sa personne et contre ses buffles. Il était visiblement inquiet, et resta confondu en apercevant son attelage représenté sur la plaque. Une chose le mécontentait : c’était que ses buffles fussent aussi petits ; cela leur faisait du tort. Notre homme secoua la tête d’un air expressif, et, si un des animaux eût ressenti pendant la semaine la moindre maladie, nous aurions eu certainement l’avantage de compter entre les sorciers de l’endroit.

Rien de plus curieux que les conversations que l’on entame avec les paysans valaques. Un observateur écouterait quelquefois leurs remarques avec intérêt, car les questions sans nombre qu’ils vous adressent dénotent un certain mouvement d’esprit. Leur naïveté se montre encore dans une foule d’usages qui n’appartiennent qu’aux peuples primitifs. Ils s’improvisent des bains à la façon des Peaux-Rouges d’Amérique, en creusant un trou en terre, et en arrosant des pierres chauffées qu’ils y jettent. Quand un paysan fait avec son voisin un contrat, un arrangement quelconque, il ne manque pas de battre vigoureusement son enfant ; celui-ci grandit en se souvenant à la fois des soufflets paternels et de la date du contrat Cette coutume existait chez les Gaulois. Souvent cette simplicité apparente cache quelque peu de malice. Un Valaque avait à demander conseil à un avocat de la petite ville de Nagy Bánya. Il arrive chez lui la bourse à la main, et, prenant un air ingénu ; « Est-ce vous, lui dit-il, qui mentez pour de l’argent ? »

Les Valaques sont fort hospitaliers. Si pauvres qu’ils soient, ils ne refusent jamais à un plus pauvre la moitié de leurs oignons ou de leur pain de maïs. Le plus grand plaisir qu’un seigneur puisse leur faire, après celui de leur parler valaque, c’est de goûter de leur mammaliga, véritable polenta italienne, qui est un mets national. Je me rappelle avoir parcouru les montagnes de Zalathna avec un guide valaque. En arrivant dans une petite auberge qui se trouvait sur la route, il se fit apporter du vin, tandis que je m’approchais d’une source fameuse que j’entendais murmurer derrière une haie. Mon Valaque se prit de pitié pour moi en me voyant boire de l’eau pure. Il accourut avec sa gourde, m’offrant la moitié de sa ration. Il y mettait tant d’instances, que je me voyais forcé d’en passer par où il voulait de peur qu’il ne se méprît sur la cause de mon refus, lorsque l’aubergiste lui fit comprendre que je paraissais obéir à un goût décidé en m’abreuvant à la source.

Cette hospitalité, les Valaques l’exercent même au profit de l’inconnu. Ce n’est pas seulement dans le district de Zalathna, c’est par toute la Transylvanie qu’ils ont la touchante coutume de déposer, sur le bord des routes, des vases remplis d’eau pour le voyageur qui peut passer. Ils en placent également le soir devant leurs portes pour celui qui viendra la nuit dans le village. Les plus riches mettent du pain. Ils donnent à cet usage le nom de pomane, « pour les mânes », car ils espèrent que ceux qu’ils ont perdus ne souffriront dans l’autre monde ni de la faim, ni de la soif, s’ils soulagent eux-mêmes les vivants. Aux foires, hommes et femmes se jettent, pour les baiser, sur les mains du pope qui vient, lui aussi, dans ses sandales de paysan, vendre ou acheter du bétail. Les jeunes filles se promènent avec leurs vases de terre, et offrent à boire à ceux qui sont altérés. Lorsqu’un homme meurt dans la chaumière, les siens préparent une quantité de pains qui seront donnés en pomane : ils les lui montrent pour lui prouver qu’il est aimé. Le mourant les voit à l’œuvre, et mesure leur affection à leur activité.

Certes il ne faut pas désespérer d’un tel peuple. Quel qu’ait été l’abaissement des Valaques, ils se relèveront indubitablement, car ils sont capables d’un développement rapide. Nul ne niera leurs défauts ni leurs vices. Leur paresse est proverbiale : ils s’enivreront le dimanche avec leur eau-de-vie de prunes tant qu’ils auront un kreutzer. Ils ont l’astuce, l’arme du faible, de l’esclave, et la rancune, qui accompagne toujours la ruse. Tandis que le Magyar exhale en un moment sa bouillante colère, le Valaque dissimule et dit entre ses dents : Tine minte[1], « Souviens-t’en ». L’occasion venue, il ne manquera pas sa vengeance. « Garde-toi du tine minte ! » est un proverbe hongrois. Si, au siècle dernier, la noblesse faisait peser sur eux un joug trop dur, ils prirent une cruelle revanche dans leur révolte de 1784, où ils n’épargnèrent ni l’âge ni le sexe.

Cette révolte fut entreprise par un paysan du comitat de Zárand nommé Hora. Il s’entendit avec un de ses compagnons appelé Closca, et tous deux réunirent leurs bandes sous un chêne séculaire qui se voit encore dans la forêt voisine de Körösbánya. Ils dressèrent leur plan de campagne en généraux habiles, et marchèrent droit aux châteaux, qu’ils brûlèrent. Le gouvernement négligea d’envoyer des troupes contre les rebelles, ce qui fit dire aux Transylvains que Joseph II, en haine des nobles, avait provoqué le mouvement ; et l’insurrection gagnait du terrain quand les gentilshommes hongrois montèrent à cheval et l’étouffèrent. Les chefs de la révolte périrent de la mort des criminels. Dans les chaumières du comitat de Zárand, où les Valaques sont en grand nombre, on voit quelquefois le portrait de Hora doué au mur. Il est richement vêtu : sa figure est empourprée, et il tient un vase d’or rempli de vin. Au dessous on lit ces deux vers :

Hora be si hodineste,
Tiara plange si plateste[2].

Il y a eu à diverses époques des voleurs de grand chemin, qui, abandonnant leurs chaumières par paresse ou par vengeance, vivaient au compte des autres paysans. Il n’est pas rare de voir des Valaques entrer ainsi en lutte avec la société. Lorsque nous traversâmes les montagnes de Torotzkó, le guide nous raconta plusieurs traits cruels d’un brigand qui répandait la terreur dans les environs. On entendait dans l’éloignement des coups de feu que nous attribuâmes à des chasseurs : au retour, on nous apprit que les hussards du comitat, après avoir long-temps poursuivi le voleur à coups de carabine, s’étaient emparés de sa personne. Près de Nagy Bánya, on montre sur le versant d’une montagne un lieu que l’on appelle Pintie Szökése, « Saut de Pintie », en souvenir d’un fameux brigand qui portait ce nom. Serré de près par les hussards du comitat hongrois de Marmoros, il fuyait sur la grande route, lorsqu’il rencontra les haiduques du district de Kövár, qui venaient droit à lui. Il se trouvait sur les limites de deux comitats, c’est pourquoi il était assailli par deux troupes à la fois. L’issue semblait impossible. La route, occupée par l’ennemi, serpentait au flanc d’une montagne. Ici s’élevait une côte rapide, que Pintie n’eût pas eu le temps de gravir ; là s’ouvrait un précipice profond. Un rapide examen des lieux lui dicta sa résolution. Il mit sa carabine en bandoulière, saisit une forte branche d’arbre, la plaça entre ses jambes, et se lança dans l’abyme en courant et en labourant le sol de la branche. Arrivé au pied de la montagne, il tomba percé de balles.

Le Valaque n’est pas naturellement belliqueux : cependant, une fois enrôlé, il sert en bon soldat. S’il n’a pas la furia, l’élan du Hongrois, il a plus que lui l’opiniâtreté de la résistance. Dâ pe moarte, « donne jusqu’à la mort », est un proverbe usité parmi les Valaques. Quelque chose de la valeur romaine est resté en eux, et, en se comparant aux Saxons, dont l’ardeur pacifique ne s’exerce guère que dans le commerce, ils disent : La un Român dece Sassi, « à dix Saxons un Valaque ».

Dans l’origine, les Valaques formèrent en Transylvanie la race vaincue, c’est-à-dire la classe des serfs. Mais sous le gouvernement des princes un certain nombre d’entre eux furent anoblis pour prix du service militaire, et participèrent à tous les droits des nobles hongrois. Leurs descendants continuent pour la plupart à vivre en paysans, ou remplissent divers emplois dans les comitats. Quelquefois ils conservent le sentiment national, et, lorsque l’occasion se présente, s’efforcent de faire rejaillir leur importance sur leurs compatriotes. Pendant mon séjour en Transylvanie, un noble valaque mourut à peu de distance du lieu que j’habitais. Sa veuve lui fit des funérailles dignes d’un prince. Des tables chargées de vivres furent dressées durant une semaine entière, où tous ceux qui se présentaient étaient accueillis. Trois cents gentilshommes valaques et plus de mille paysans s’assirent à ces banquets homériques, qui se renouvelèrent douze fois dans l’année. Le jour de l’enterrement, les cloches de douze villages lancèrent leurs volées, et un cortège de vingt-cinq popes accompagna le mort. Le convoi s’arrêta vingt-cinq fois, et chaque prêtre dit la messe à son tour. La journée finit par un repas somptueux, où la place de chaque pope était marquée par un pot de miel recouvert d’un gâteau dans lequel était planté un cierge.

Les paysans valaques ont un costume pittoresque. Leurs gibecières et leurs vestes de peau blanche sont ornées de fleurs et de dessins en cuir de toute couleur. Qu’ils aient le large caleçon de toile ou le pantalon étroit de drap blanc, ils portent régulièrement leurs sandales. Leurs chemises mêmes sont brodées : aussi les haies du village sont-elles ordinairement couvertes de chemises et de serviettes, aux broderies rouges ou bleues, qui sèchent au soleil. J’ai vu des jeunes gens d’une élégance recherchée. Il y en a qui se frisent les cheveux en faisant tourner leurs longues mèches autour d’un fuseau chauffé. Quelquefois ils changent leurs modes. Je me souviens avoir entendu un berger refuser une guba noire que lui offrait son maître, sous prétexte que dans le moment tout le monde s’en achetait de blanches : il voulait obéir au goût du jour. Dans quelques contrées, au lieu de la guba, épais pardessus de laine à longs poils, on laisse pendre sur le dos une grosse veste de drap gris. À Bistritz il y a un chapelier qui connaît parfaitement les modes des paysans du voisinage. Quand un Valaque entre dans la boutique, il dit le nom de son village, et le marchand lui apporte un chapeau de la forme préférée dans la localité.

Le costume des femmes varie également suivant les contrées. Il est d’usage que les jeunes filles se tressent une seule natte de cheveux au bout de laquelle elles attachent un ruban ou une pièce d’argent. Elles mêlent à leurs cheveux des fleurs, des monnaies, des plumes de paon. Quelquefois elles se placent sur le front un diadème garni de verroteries et de perles soufflées. Le mouchoir dont les femmes mariées se couvrent la tête a dans le midi la forme d’un turban ; ailleurs il figure un voile ; partout il est gracieusement mis. Près de Radna elles se coiffent d’abord d’un mouchoir rouge placé de côté, et pardessus en mettent un blanc qui est attaché à l’autre par une grosse épingle. Le catrinza ou tablier de laine, que les Valaques portent fort coquettement, est orné de raies de couleurs. Rien ne sied mieux que leurs chemises brodées. Au lieu des bottes, rouges ou jaunes, qui sont une chaussure un peu lourde, elles portent dans beaucoup de villages les sandales de cuir, lesquelles maintiennent autour de la jambe une pièce de drap blanc. Ces femmes laborieuses et actives se prennent parfois d’une gaîté d’enfant ; leur besogne faite, elles oublient le travail et secouent leurs fatigues. J’ai traversé un jour la Szamos avec une troupe de paysannes valaques que j’avais trouvées dans le bac. Elles revenaient des champs et portaient sur leurs épaules de lourds instruments dont la vue seule aurait dû leur inspirer de tristes réflexions ; d’une rive à l’autre elles rirent à gorge déployée. Les hommes ont d’ordinaire plus de gravité, et il y a souvent dans leurs gestes et dans leur attitude je ne sais quoi de mélancolique qui est assez bien rendu dans la gravure que nous donnons ici.

Les chaumières des paysans valaques sont entourées de haies qu’ils savent quelquefois artistement tresser. Près de l’entrée se trouve une bûche enfoncée dans le sol et qui leur sert de marche-pied pour escalader la haie ; cela leur coûte moins de peine que d’ouvrir la porte. Aux angles de ces chaumières, dont le toit de chaume est fort élevé, ressortent les poutres rondes qui soutiennent la maçonnerie. Ces petites habitations n’ont pas de fondements, et, en plaçant sur des troncs d’arbres les solives qui leur servent de base, on les transporte, tirées par des buffles. Dans l’intérieur de la chaumière se trouve un foyer exhaussé qui occupe le quart de la chambre ; des enfants nus se chauffent à la flamme, pour aller glisser tout à l’heure sur la glace du ruisseau. Des portraits de saints sur lesquels pendent des cierges bénits ornent les murs, mêlés à des assiettes de faïence et à des serviettes brodées disposées en draperies. Un lit très haut et garni de coussins couverts de broderies forme, avec une table et quelques sièges de bois, l’ameublement de la chaumière. Le bois de lit est peint de toutes couleurs ; les fleurs les plus éclatantes, les oiseaux les plus brillants, y sont représentés. Le coffre indispensable que la femme apporte en se mariant est également décoré de peintures. Les Valaques peignent même le bois de leur selle, et jusqu’au joug de leurs buffles. Ils aiment de préférence les couleurs vives et les assemblent sans trop d’harmonie. Aussi le Hongrois parle-t-il sans révérence de ce qu’il nomme « le goût valaque ».

Les paysans valaques ont communément le type méridional. On en voit beaucoup dont le profil rappelle les bustes qui nous restent de l’antiquité. Quelques uns ont les cheveux blonds, les yeux bleus, et trahissent une origine étrangère à l’Italie. Il faut se souvenir, en effet, que les colons de Trajan se mêlèrent aux Daces subjugués qui peuplaient le pays. Le nombre des vaincus était d’abord peu considérable, car ils avaient en foule abandonné la Dacie ; mais ils revinrent successivement lorsque cette province eut reconquis la paix sous l’administration impériale. On reconnaît chez les Valaques de notre époque les Daces et les Romains du 2e siècle. Le costume de toile qu’ils portent encore aujourd’hui est celui des Daces dans les bas-reliefs de la colonne trajane. D’autre part leur langue n’est pas autre chose qu’un dialecte italien. Ils s’appellent eux-mêmes Romans ; le nom de Valaques, par lequel nous les désignons, paraît être d’origine slavonne. Les Slaves l’appliquent aux peuples originaires de l’Italie. On donne encore le nom de Vlachi à d’autres peuplades romaines qui sont fixées en Grèce et dans la Turquie d’Europe, telles, par exemple, que les pasteurs des montagnes de Maïna, que la tradition fait descendre des légionnaires de Pharsale.

La langue valaque contient quelques mots grecs et un plus grand nombre de mots slavons. Cette dernière circonstance semble établir que les Daces appartenaient à la race slave, outre qu’Ovide, en disant :

…didici getice sarmaticeque loqui,

nous apprend que le sarmate et le gète, c’est-à-dire le dace, étaient deux dialectes d’une même langue. Quelques expressions slavonnes ont été introduites dans l’idiome valaque lors de la conversion des Romans au christianisme, car la langue slave fut la langue des offices ; mais une foule d’autres mots qui ne rentrent pas dans l’ordre religieux ont été empruntés par le valaque au slavon, et attestent la fusion des Slaves et des Romains de Trajan. Toutefois l’élément romain était dominant ; aussi la langue valaque est-elle avant tout italienne. Nous citons au hasard quelques mots dont on reconnaîtra l’origine latine. Omu, homme ; capu, tête ; degetu, doigt ; umeru, épaule ; casa, maison ; aer, air ; frumoso, beau ; acoperire, couvrir ; focu, feu ; amaru, amer ; sanatate, santé ; albu, blanc ; arbore, arbre ; frate, frère ; venatoriu, chasseur ; urlare, crier ; argentu, argent ; auru, or ; arma, armes ; bracciu, bras ; caldu, chaud ; camara, chambre ; dinte, dent ; cane, chien ; erba, herbe ; feru, fer ; farina, farine ; lacrema, larme ; lumine, lumière ; lana, laine ; juramentu, serment ; luna, lune ; munte, montagne ; nume, nom ; numeru, nombre ; ora, heure ; ospetu, hôte ; muer, femme ; pace, paix ; plopu, peuple ; saltare, sauter ; sange, sang ; soarte, sort ; umbra, ombre, etc.

Plusieurs mots valaques, comme radacine, racine ; hacu, hache ; sabie, sabre ; bataje, qui a le sens et la prononciation de bataille, etc., se rapprochent du français. D’autres, tels que hablescu, parler, etc., ont quelque rapport avec l’espagnol. D’autres enfin ont plutôt une consonnance italienne. Par exemple : verde, vert ; chiamare, appeler ; spurcare, salir ; comparare, acheter ; scapare, échapper ; jucare, jouer ; ruggine, rouille ; fontane, fontaine ; colo, là ; cercare, chercher ; binchè, bien que ; anche, aussi ; apoi, ensuite ; curte, cour ; cocieru, cocher, etc.

Plaute a parlé d’une lingua plebeja, d’une langue vulgaire, qu’il distingue de la lingua nobilis des poëtes, des administrateurs et des gens du monde. On ne peut nier que cette langue vulgaire, mêlée aux idiomes barbares, ne soit entrée pour beaucoup dans la formation des diverses langues parlées aujourd’hui par les peuples d’origine romaine. On reconnaît dans toutes un certain nombre de mots semblables, qui n’appartenaient pas au langage de Virgile, mais qui, par cela même qu’ils sont universels, ont dû dériver de la source commune.

Les Valaques de Transylvanie commencent à abandonner les caractères cyrilliens et à se servir des lettres latines. L’orthographe italienne, qu’ils ont naturellement adoptée, est insuffisante pour exprimer certains sons particuliers à leur langue ; ils les rendent au moyen de cédilles. Le ș a le son du français ch ; le ç, ț, se prononcent tz. En Transylvanie l’idiome valaque renferme un certain nombre de mots hongrois. En Servie, en Bulgarie, il s’est accru de quelques mots turcs et albanais, et paraît d’ailleurs avoir conservé plus purement la formation latine. Entre autres particularités de la langue valaque, il faut remarquer que l’article se met après le mot : omu’l, « l’homme ».

Les Valaques cultivent leur langue avec succès. Les poètes écrivent des vers qui sont aussitôt appris par les paysans. Presque tous les numéros de la Gazetta di Transsilvania, qui se publie à Cronstadt, contiennent des poésies nouvelles. M Papp, de Balásfalva, nous a communiqué quelques chansons que nous nous empressons de reproduire à cause du mérite incontestable de la poésie, et parce qu’elles ont un caractère national. On sent dans les unes cette vague tristesse que l’on éprouve lorsqu’on écoute, au bord des prairies, le chant lent et prolongé des paysans valaques. Dans les autres éclate cette fierté qu’inspire au Român le souvenir de son origine. Aussi ces chansons sont-elles adoptées et redites par le peuple. La première a paru dans la Gazetta di Transsilvania. La seconde a été composée par M. Rosetti, employé du gouvernement de Valachie, et traducteur de plusieurs œuvres de Voltaire et de Lamartine. Les deux autres, où respirent le sentiment patriotique et la haine des Turcs oppresseurs, sont dues à un poète distingué, M. Negruzzi, boyard de Moldavie.

I.

Tourterelle, oublie tes désirs ! Pourquoi pleurer dans le désert ? Ne sais-tu pas, oiseau, que l’amour est un papillon ?
De ce plangi cu ne incetare… Pourquoi pleures-tu sans cesse sur le temps qui n’est plus ? La tristesse te vient-elle parce que l’espérance t’a abandonnée ?
Pourquoi troubles-tu l’onde paisible, le ruisseau limpide et clair ? Pourquoi dis-tu : « Je suis étrangère », et soupires-tu sans cesse ?
Pourquoi dans la sécheresse te retires-tu dans les lieux ombragés ? Pourquoi ton chant plaintif a-t-il perdu sa vivacité ?
Dis-moi, pauvre oiseau, pourquoi tu ne cesses de pleurer ! Ne sais-tu pas que le temps détruit tout ce qui plaît au mortel ?
Ne sais-tu pas que toutes les choses de ce monde passent,

périssent, se perdent dans l’oubli ? qu’il ne reste pas même le nom de ce qui est passé ?
Que la trompeuse espérance nous fuit en nous trompant toujours…
Que ce désir qui te brise soit oublié demain, et tu vivras, et tu ne diras plus : « Je veux pleurer, je veux aimer, je veux mourir. »
…« Voiu plange, voiu iubi, si voiu muri. »

II.

Tu me disais un jour que jusqu’à la mort
Tu me conserverais tout ton amour…
Mais tu m’as oublié, tu as tout oublié.
Ainsi va le monde, ce n’est pas ta faute.

Tu mi diceai odate : Ah ! al meu iubite,
Partca mea din ceriuri tie o voiu da.
Tu me disais un jour : O mon bien-aimé,
Je veux te donner ma part de ciel.
Toate sont uitate,
Tout est oublié.
Toute sont perdute,
Tout est perdu.
Asfel este veacul, nu e vina ta.
Ainsi va le siècle, ce n’est pas ta faute.

Scii quand versai lacremi[3]

Tu sais quelles larmes tu versais quand, à mes yeux,
Tu disais : « O mon chéri, je ne t’oublierai pas ! »
Tu m’as oublié, je suis mort pour toi.
Le temps brise tout, ce n’est pas ta faute.

Te stringeam in brate[4]
Je te serrais dans mes bras, et ta lèvre
Versait sur ma bouche une rosée céleste.
Mais bientôt elle a laissé échapper un venin…
Asfel ți este secsul
Ainsi est fait ton sexe, ce n’est pas la faute.

Cinste și virtute amor și credinza,
Eri am giurai mie…
Honneur, vertu, amour et foi,
Tu me jurais hier… : aujourd’hui au premier venu.
Tu ne sais pas aimer, tu ne connais pas le repentir.
Ainsi est fait ton sexe, ce n’est pas ta faute.

L’or, la vanité, ont banni l’amour de ton cœur.
Și ti vedni credinza che in aer sburra.
Tu as vu ta foi s’envoler.
Ta blessure est guérie, tes désirs sont éteints.
Ainsi est fait ton sexe, ce n’est pas ta faute.

Pourtant, malgré ton infidélité,
Inima mea
Mon âme (mon cœur)

ami batè ori quandu le oi vedea.
Battra chaque fois que je te verrai.
Ingeriu esti in occhimi din…
Tu es à mes yeux un ange, un être divin,
Ainsi est fait l’amour, ce n’est pas ma faute.

III.

Marsul lui Dragos,
Marche de Dragos,
Prince conquérant de la Moldavie vers 1290.

Aujourd’hui avec joie
Accourez, Româns :
Dragos a notre camp
S’est réuni.
Fourbissez vos armes,
Courons avec ardeur.
De nos contrées
Chassons les barbares.

Diane, Dianette,
Blonde Nymphe,
Sois avec nous,
Assemble
Et anime

Tes fils.
Ils tuent quatre-vingts agneaux.
Qu’ils placent sur des broches.
Des sons de la trompe
Les bois retentissent.

Les jeunes gens s’asseient
Près d’un grand feu,
Dragos leur hôte
Est avec eux.
Diane, etc.

Tous sont prêts,
Tous se préparent à la vengeance,
S’apprêtent à expulser les brigands,
Et à gagner du butin.
Dragos marche en avant,
Il monte un cheval à la course rapide,
Et sur ses vêtements
Il porte une peau d’ours.
Poarte o pele de ursu.
Daina, Dainiția…, etc.

Les voilà, ils sont partis en souriant,
Les braves jeunes gens !
Ils se rangent semblables à une chaîne
Sur le sommet des collines.
Les tristes épouses
Les regardent en pleurant ;
Elles les entendent, dans les vallées,
Qui chantent en marchant :
Daina, Dainiția.
Zina plaviția
Cu noi se fii
Tu insoceṣte

Si insuflețeste
Pe ai tei fii.

IV.

Ostasul pastoriu.
Le guerrier pasteur.

Beau, superbe Danube, qui entoures comme un collier la patrie riche en fruits du grand Aurélien,

Quand au dessus de tes rivages ma trompe résonnera-t-elle ? Quand dans ton onde pourrai-je me réchauffer

Hélas ! aujourd’hui tes vallées fraîches et fleuries sont habitées par les barbares… Tes fils ne s’y promènent plus !

Ils errent dans les forêts pleines de brouillard des sauvages Carpathes. Ils pleurent, ces dignes Romains, leur belle patrie.

Quand le soleil resplendit de ses feux du matin, quand ses rayons dissipent les noirs brouillards de la montagne,

Je sens que l’amour de la terre natale enflamme mon cœur, et qu’une tristesse qui pèse sur mon âme s’empare de moi.

Je regarde avec douleur mon yatagan néglige, jeté près de mon arc rouillé.

Aussitôt je saisis ma troupe ; je monte sur le faite des montagnes, et là, au milieu de l’épaisse verdure, sous l’ombre du sapin,

Contemplant les vallées, je chante le Danube et le deuil du Danube. Je fixe mes regards sur ses rives.

Mais quand la triste nuit laisse sur les collines voisines son manteau sombre,

Je retourne, plein d’affection, vers ma maison humiliée, et je demande au Seigneur le salut de ma patrie.

Seigneur, souviens-toi de mon malheureux pays… Prends-le en pitié ! chasse ces étrangers.

Nous avons assez supporté leur froide atmosphère ; nous les avons assez nourris et abreuvés de notre sueur et de notre sang.

De ta main divine éloigne-les de nous, afin qu’ils ne foulent plus la poussière de nos vieux héros !

  1. Tene mentem.
  2. Hora bibit et quiescit,
    Patria plangit et solvit.
  3. Ces mots sont littéralement italiens : sai quando versaci lagrime.
  4. En italien : ti stringeva in braccia…, ou plus correctement fra le braccia.