La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 15

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Imprimeurs-unis (Tome Ip. 365-381).
chapitre XV.
Vallée de Házceg. — Demsus. — Várhely (Sarmizægethusa). — Mosaïques. — Costumes.

Après avoir quitté Hunyad et ses souvenirs, nous prîmes une superbe route d’où l’on découvrait d’un côté les plus riantes vallées, de l’autre des flots de montagnes qui s’étendaient à perte de vue. Nous suivions le chemin à pied pour mieux voir le pays, quand tout à coup, après avoir atteint le haut d’une côte, nous vîmes se dresserait loin devant nous les montagnes de la Valachie, et se déployer à nos pieds une belle et grande plaine, fermée de tous côtés par une série continuelle de montagnes, comme si la nature eût voulu séparer du monde cet heureux coin de la terre. C’était la vallée de Háczeg. Arrosée par le Sztrigy, auquel viennent se mêler une foule de ruisseaux, la plaine s’offrait à nous riche et variée, parée de cette beauté que la terre revêt en automne, et parsemée de jolis villages que signalaient de blanches maisons et des bouquets d’arbres. Nous avions heureusement un beau jour d’octobre. Le soleil, qui brillait à l’horizon, ajoutait à la magnificence du tableau, et produisait d’admirables contrastes. Toute la plaine était inondée de lumière, tandis que les premières collines restaient dans l’ombre ; puis derrière apparaissaient les montagnes de la Valachie, dont les cimes neigeuses et éclatantes se confondaient avec les nuages.

Cette délicieuse vallée était chère aux Romains, et avant eux déjà les Daces se plaisaient à l’habiter. On y rencontre à chaque pas les traces des anciens maîtres du pays. La plupart des villages occupent remplacement ou portent des noms de colonies. Ici est Petrosz, l’antique Petrosa ; là Balomir, qui porte le nom d’un roi dace. Ailleurs se trouve Klopotiva, autre ville romaine. Plus loin un village valaque est appelé « Vallée des Daces », Valea Dilsii. Près de Boldog Falva on a trouvé l’inscription suivante :

ΑCΚΑΗΠΙΩ ΚΑΙ ΑΓΙΕΙΑ
θΕΙΟC ΦΙΛΑΝΘΡΩΠΟΙC
ΑΞΙΟC ΑΙΛΙΑΝΟ ΝΕΩΤΕΠΟCΕΥ
ΧΑΠΙCΤΗΠΙΟΝ
ΙΟΝΙΟC

C’est à Demsus que se voit le seul monument romain qui subsiste en Transylvanie. Les Valaques ont aujourd’hui pour église un édifice carré, de quelques mètres de haut, surmonté d’une tour à demi ruinée, et percée de quatre ouvertures. À droite de la façade il est flanqué d’une voûte qui se réunit derrière l’église à un mur circulaire fort endommagé. Une grande partie des pierres qui formatait ce mur sont tombées, ce qui fait qu’on peut l’escalader sans trop de peine. En montant ainsi l’espèce d’escalier qui s’est formé entre les assises, on arrive à la petite tour qui couronne l’édifice, et dans laquelle est pratiquée une galerie obscure haute de trois pieds. À l’angle du mur circulaire est un chapiteau colossal ; près de là sont couchés des lions de pierre. Du côté opposé à la voûte le mur est formé de moellons et de blocs de marbre entre lesquels se montrent deux colonnes.

On pénètre dans l’église par une petite porte dont le dessus est décoré de peintures valaques. L’intérieur de l’édifice est supporté par quatre piliers gros et courts, très rapprochés l’un de l’autre, et sur lesquels on lit des inscriptions romaines. La lumière entre par les ouvertures de la tour, qui est située précisément au dessus de l’espace compris entre les quatre piliers. Au fond se trouve l’iconostase, et au delà l’hémicycle formé par le mur de derrière, où le prêtre dit l’office. Les vieilles murailles de l’église sont couvertes aujourd’hui de peintures : ce sont des portraits de saints et quelques tableaux expressifs qui montrent à chacun comment ceux qui se livrent aux plaisirs défendus deviennent la proie du diable. Les peintures sont d’une naïveté telle, qu’il faut être un pécheur bien endurci pour ne pas quitter sur l’heure la voie de perdition.

Pendant que j’examinais chaque pierre de ce curieux monument, je vis s’avancer un Valaque à longue barbe enveloppé dans sa guba, et portant des sandales de paysan. Cet homme s’arrêta un instant derrière moi, puis demanda en latin si le seigneur étranger était content de ce qu’il voyait. C’était le pope de Demsus, qui, dans l’espoir d’une aubaine, venait me dire tout ce qu’il savait sur son église. Il s’offrit à me servir de cicérone, et je commençai avec lui une nouvelle inspection. À l’entendre, cet édifice était un temple romain ; il montrait sous la voûte extérieure une place où on avait vu long-temps l’anneau de fer qui servait à attacher les victimes ; puis il me conduisait dans l’église et m’expliquait que le sacrifice était offert entre les quatre piliers, tandis que la fumée, dont on voit la trace, s’échappait par les ouvertures. Nous pénétrions ensuite dans l’hémicycle, et il me faisait voir une pierre antique, qui sert aujourd’hui d’autel, sur laquelle était placée la statue du dieu ; un trou encore visible dans le mur servait au prêtre pour faire connaître la réponse de la divinité, que la foule attendait au dehors. Comme je présumai que mon cicérone reproduisait les traditions du pays ou l’opinion des voyageurs qui avaient visité Demsus, je me gardai bien de l’interrompre. Puis, quand il m’eut assuré qu’il n’en savait pas davantage, je le récompensai de sa peine et continuai mon examen.

À tout ce que m’avait dit le pope il y avait une objection solide : c’est que les temples n’étaient pas bâtis de cette sorte. La dissemblance augmentait encore si je me représentais le monument tel qu’il était dans l’origine. Car, s’il faut attribuer aux Romains l’église de Demsus, qui, sans être un chef-d’œuvre, n’a pu être élevée par leurs successeurs, il n’en est pas de même de la voûte extérieure, non plus que d’une construction informe qui se voit en avant de l’édifice, et qui était jointe à la façade, sur laquelle on voit encore les trous des agrafes. Ces murs sont couverts de blocs de marbre, de figures, de colonnes placées sans ordre, de pierres tumulaires renversées, qui indiquent qu’ils ont été construits après coup, et avec les matériaux qu’on avait sous la main. En abattant par la pensée ces murailles, et en se figurant l’édifice régulier et tel qu’il était, on trouve que l’église de Demsus n’a pas la forme d’un temple, mais bien celle d’un mausolée. On est confirmé dans cette pensée si l’on examine les inscriptions qui se lisent sur les piliers de l’intérieur et qui toutes sont précédées de ces deux lettres funéraires : D. M. — Dus Manibus.

Il est impossible, à la seule inspection du mausolée, de dire pour qui il fut élevé. Les inscriptions ne fournissent que des renseignements incomplets ; seulement on remarque que plusieurs portent le nom de Flavius. La figure du cheval reproduite plusieurs fois semble dire qu’il fut dressé aux mâmes d’un guerrier. Vraisemblablement, avant d’être occupé par les chrétiens, ce monument fut consacré par les barbares au culte de quelque divinité. C’est à cette époque sans doute que se rapportent les différentes particularités que la tradition a consacrées, et qu’on fait à tort remonter jusqu’aux Romains.

Je ne savais à qui faire honneur du mausolée de Demsus, quand la fortune me fit rencontrer dans la suite un homme excellent et fort instruit, M. Hegedüs, prêtre réformé, à Szászvaros. Lorsque je lui exposai mon embarras, il me donna son opinion, que je reproduis ici. Le monument a pu être élevé à la mémoire de Longinus, tribun militaire que Trajan affectionnait beaucoup et qui mourut captif des Daces. Fait prisonnier par les barbares, Longinus n’eut pas à subir les durs traitements réservés aux ennemis, parce qu’on connaissait son importance. Décébale voulait le faire servir à ses desseins, et offrit de le rendre à Trajan moyennant la paix ; il cédait en outre tout le pays jusqu’au Danube et s’engageait à payer les frais de la guerre. La réponse évasive de l’empereur, qui ne laissait pas deviner s’il attachait un grand prix à la liberté de Longinus, embarrassa Décébale. Il engagea son prisonnier à conseiller la paix, et celui-ci, pour ne pas exciter de soupçons, écrivit à Trajan. Longinus s’était déjà fait apporter du poison par un affranchi. Pour se soustraire à la vengeance des ennemis, il remit sa lettre à ce fidèle serviteur et l’envoya au camp romain. La nuit venue, il s’empoisonna. Il échappait par là aux tortures que lui réservait sans doute Décébale, et il rendait à l’empereur toute liberté d’agir. Le roi dace réclama l’affranchi et promit en échange le corps de Longinus avec dix prisonniers. Un centurion partit pour hâter l’arrangement. Trajan garda le centurion et l’affranchi, pensant qu’il était de son devoir de les sauver[1].

Il n’est pas invraisemblable que Trajan ait voulu perpétuer la mémoire du personnage le plus important qui périt dans la guerre des Daces. S’il lui a érigé un mausolée, il a dû le placer sur le lieu même ou non loin de la prison qui vit mourir Longinus, c’est-à-dire près de la résidence de Décébale, car le roi barbare gardait son prisonnier à ses côtés. Or Demsus est à peu de distance de l’ancienne Sarmizægethusa.

C’est en effet dans la vallée de Házceg qu’était située la capitale de la Dacie. Elle fut fondée parle roi Sarmis, qui lui donna son nom, celui-là même qui fut battu par Alexandre le Grand. Plus tard les colons venus de la Grèce l’appelèrent Æthusa ou Ægethusa, en souvenir de Bysance, et, quand Trajan pénétra en Dacie, cette ville portait les deux noms réunis[2]. Sarmizægethusa était située près de la Porte de Fer. Non loin de ses murs commença la furieuse bataille qui valut aux Romains la conquête de la Dacie. Trajan poussa Décébale en combattant depuis Sarmizægethusa jusqu’à Thorda, où il tailla son armée en pièces, puis enfin jusqu’à Clausenbourg. Là le roi barbare, désespérant de sa fortune, se perça de son épée. Si l’on en croit la tradition transmise par les Valaques, il expira au lieu où s’élève aujourd’hui la Tour du Pont.

Trajan embellit Sarmizægethusa ; il la peupla de colons romains, l’orna de temples, d’édifices publics, de bains et d’aqueducs. De nouvelles murailles s’élevèrent autour de la capitale. Un chemin, dont on croit reconnaître les restes, et que les Valaques appellent drumu Trajan, conduisit d’un côté à la Porte de Fer, de l’autre vers le nord de la Dacie. Cette ville devint le siège de l’administration romaine ; elle était la résidence du propréteur et l’une des garnisons des légions impériales. Elle fut appelée Ulpia Trajana par son second fondateur ; cependant peu à peu le vieux nom dace reparut, et il est gravé sur presque toutes les pierres trouvées autour de la ville antique. Voici une inscription qui se lit dans le mausolée de Demsus et où il est reproduit :

VALERIA GARA
VIX. AN. XXIX
T. FLAVIVS APER
SCRIBA COL.
SARM. CONIVGI
RARISSIMAE.

Sur quelques pierres on a vu écrit conjointement Ulpia Trajana Sarmizægethusa. C’est par son nom dace que cette ville est désignée dans les Pandectes.

On voit encore l’emplacement de la capitale romaine. Le sol est couvert, dans un espace de douze cents pas au moins, de murs à fleur de terre, de débris de colonnes et de pierres sculptées. De là le nom du village qui s’est élevé sur ces ruines, Várhely, c’est-à-dire « lieu du fort ». La ville était d’une médiocre étendue, comme le montre une arène d’assez petite dimension qui ne subsiste plus, mais dont on reconnaît parfaitement l’ovale et les quatre portes. En parcourant cette terre jonchée de débris, je vis un chapiteau richement sculpté qu’on avait déterré peu de jours avant ; à côté le sol s’était fendu et avait mis à nu une voûte. Plus loin un villageois avait trouvé dans son champ trois marbres chargés d’inscriptions ; il était en train de les briser pour en faire de la chaux ; les éclats de marbre dont il était entouré prouvaient que depuis long-temps il se livrait à cette déplorable spéculation. Au milieu de son champ, dont les limites étaient marquées par des fondations de murs romains, était un grand trou, où se montraient encore plusieurs pierres à demi enfoncées dans le sol, et dont il comptait faire un grand profit. Un jour on découvrit un sarcophage en cuivre ; personne ne se trouvant là pour le sauver, on le porta à une fabrique voisine, où il fut pesé, payé et fondu.

Cependant de pareils faits deviennent rares. Les seigneurs commencent maintenant à rechercher les antiquités pour en orner leurs parcs. C’est ainsi que non loin de là, à Farkadin, le comte suprême de Hunyad a réuni dans la cour de son habitation plusieurs objets curieux. Il serait bon que cette mode se propageât ; elle sauverait les derniers vestiges de la domination romaine, qui sont devenus rares dans le pays. C’est ici sans doute que les recherches seront les plus fructueuses, mais jusqu’à ce jour rien n’a été fait. Lors du voyage de l’empereur François en Transylvanie le gouvernement ordonna des fouilles à Várhely. Un grand nombre d’habitants se prévalurent de leurs droits de gentilshommes, et s’y opposèrent, à tel point qu’il fallut leur céder. Du reste les ruines qu’ils ont sous les yeux ont donné aux Valaques de Várhely quelques idées plus précises des temps passés, et ont perpétué parmi eux des traditions certaines. Comme je m’arrêtais à l’endroit où Trajan établit la treizième légion, un enfant qui nous suivait s’écria : « Voilà la caserne. »

Le village moderne recouvre une partie de la ville antique, dont les débris reparaissent entre les chaumières. À la porte d’une étable était couché le chapiteau d’une colonne qui supportait jadis une statue colossale en bronze ; un pied était encore soudé à la pierre. Dans la cour d’un paysan se trouvaient plusieurs statues mutilées, et quelques pierres tumulaires : il les avait vendues à un jeune Hongrois qui voyageait en Transylvanie, et dont je retrouvai les traces partout où je passai. L’auberge du village était décorée de statues sans tête, et des colonnes antiques soutenaient les haies qui bordent les rues de Várhely.

Il y a, pour le voyageur, un grand intérêt à se promener au milieu de ces ruines encore debout. Elles retracent à son esprit la grandeur des Romains, qui, en moins de deux cents ans, implantèrent, à l’extrémité de l’empire, dans un pays ennemi, leur civilisation et leur langue, et y fondèrent un peuple qui, après dix-sept siècles, se glorifie de porter leur nom. Malheureusement les générations modernes ne professent pas toujours pour le passé ce respect filial dont nous nous honorons, et l’on a vu récemment s’abîmer sans remède l’un des plus curieux souvenirs de l’époque romaine. Je veux parler des précieuses mosaïques de Várhely.

Dans l’année 1823, au milieu du village, en jetant les fondements d’une auberge, on découvrit à trois pieds sous terre les restes d’un édifice antique. On suivit la trace des constructions, et on trouva plusieurs chambres dont les murs avaient un pied et demi de hauteur. Parmi ces chambres, il s’en rencontra deux qui avaient un pavé de mosaïque. On les déblaya avec soin, et on reconnut qu’elles étaient dans un état de conservation inespérée. Les deux planchers s’étaient, il est vrai, affaissés vers le milieu ; et une grande tache noire, produite par le fumier qui l’avait long-temps recouverte, cachait la partie inférieure de l’une des mosaïques. Mais c’étaient là les seules dégradations qu’on eût à regretter. Au reste, ces ouvrages n’étaient pas d’un travail parfait, comme le montrait dès l’abord la dimension des pierres, lesquelles avaient 0,m0197 de longueur, et étaient épaisses de 0,m0065. Le dessin était mal exécuté ; les contours, également incorrects, étaient indiqués par de petites pierres noires. Toutefois ces mosaïques étaient précieuses comme monument du 2e siècle, et les arabesques des bordures, qui avaient mieux réussi à l’artiste que tout le reste, faisaient paraître l’ensemble moins grossier.

L’une des deux chambres avait 6m,004 de large, et 6m,320 de long. Le tableau placé au milieu avait 1m,422 carrés. Il était entouré d’un premier cadre d’arabesques, de trois raies de carrés en couleur, et d’une dernière bordure formée de pierres blanches. Le sujet de ce tableau est évidemment la scène de l’Iliade où Priam demande à Achille le corps d’Hector : l’attitude et les noms des personnages ne laissent aucun doute à cet égard, quoique Mercure, dont le nom n’a pas été écrit parce que ses attributs le font reconnaître, ne figure pas dans le magnifique récit d’Homère. Ce tableau était le moins bon des deux, et dans certains endroits on reconnaissait difficilement les couleurs.

La seconde chambre avait à peu près les dimensions de la première. Le tableau avait 1m,896 de longueur et
1m,580 de large. Il était encadré par un rang de triangles alternés, blanc et rouge, trois raies de carrés obliquement posés, et formées de jolies arabesques, et une bordure composée de petites pierres blanches, comme dans l’autre mosaïque. La partie inférieure du tableau a été endommagée par le fumier, si bien qu’il a été impossible de représenter le bas des figures. Le vague que cette tache jette sur le tableau favorisa d’abord les conjectures de ceux qui en cherchaient le sujet. Mais on ne peut douter que l’artiste n’ait voulu rappeler le moment où Paris donne à Vénus la pomme d’or. On reconnaît facilement Paris dans le jeune homme au bonnet phrygien qui tient une houlette sous le bras, et les trois déesses dans les figures qui sont debout devant lui. Cette mosaïque était d’un travail supérieur à la précédente, et il paraissait impossible de croire qu’un même artiste eût exécuté les deux ouvrages. Les couleurs étaient aussi plus déterminées, quoique le Mercure qui figure encore dans ce tableau ait été si peu visible, que plusieurs antiquaires l’ont pris pour un dieu des forêts[3].

Il m’en coûte d’ajouter que ces mosaïques n’existent plus. L’incurie du propriétaire a laissé complètement dégrader ces restes précieux, à tel point qu’il n’est plus possible de rien distinguer. On dit que les porcs et tous les animaux de basse-cour s’étaient installés sous le toit qui protégea un instant les mosaïques. Les prières, les soins des voyageurs, furent inutiles ; rien n’a été conservé. D’abord les mosaïques s’affaissèrent de plus en plus au milieu ; puis peu à peu quelques pierres furent détachées. Plusieurs touristes, encouragés par la négligence inqualifiable du propriétaire, qui d’ailleurs refusait obstinément de les vendre, enlevèrent plusieurs pièces du bord ; d’autres vinrent ensuite qui attaquèrent les figures, les paysans en ramassèrent pour les étrangers, de sorte qu’à cette heure tout a disparu. Il ne reste absolument rien des figures, et la terre n’est plus recouverte que dans quelques endroits du contour. Heureusement Mme la baronne Josika avait eu soin de faire prendre une copie exacte des mosaïques : c’est cette copie que nous avons essayé de reproduire.

Quand j’arrivais à Várhely, j’ignorais qu’elles fussent dans cet état. Je me fis aussitôt conduire là où j’espérais les trouver : on me montra, à ma grande surprise, deux cours sur lesquelles se trouvaient quelques petites pierres grisâtres ; quelques-unes adhéraient encore au ciment ; la plus grande partie était détachée. Lorsque je demandai si c’étaient bien là les mosaïques de Várhely, un paysan sauta sans façon sur les restes du pavé antique, et s’amusa à faire rouler les pierres qui s’y trouvaient encore. J’eus beaucoup de peine à le faire sortir de là. Les mosaïques sont situées au milieu du village, entre deux cabanes, et les habitants, qui ne se font aucun scrupule de les fouler tous les jours, en auront bientôt fait disparaître les dernières traces.

Várhely est situé à l’extrémité de la vallée de Háczeg, près de la Porte de Fer, qui servait de passage aux Romains et aux Turcs, et au pied des montagnes des frontières, dont la plus haute, remarquable par sa forme, est appelée en valaque Retiesat, « la Rasée »[4]. La petite ville de Háczeg, qui donne son nom au pays, est bâtie à l’autre extrémité de la vallée, et n’aurait rien de notable si ses environs ne produisaient un vin excellent. Je m’y arrêtai cependant pour voir les différents costumes des paysans qui s’étaient rendus au marché. Nous atteignîmes en chemin une foule de Valaques qui portaient des fruits et de la laine, ou qui menaient leurs bestiaux. Un moment nous fumes dépassés par un groupe de chiens qui se dirigeaient vers Háczeg, et trottaient magistralement, sans dévier de leur route, comme des gens qui vont à une affaire sérieuse. Il paraît que la quantité de bœufs et de moutons tués les jours de foire les a accoutumés à venir régulièrement en ville. Dès que le vent leur a apporté la nouvelle que les affaires ont commencé, ils se mettent en route. Aussi, quand je demandai à notre cocher valaque où courait cette société de quadrupèdes, me répondit-il le plus sérieusement du monde : « Ils vont à la foire. »

Les Valaques portaient de très hauts bonnets de laine, aux poils longs et frisés, et qui retombaient en manière de bonnets phrygiens. Leur chemise descendait jusqu’aux genoux comme une tunique ; et ils avaient autour du corps une ceinture de cuir large d’un pied. Ils étaient de plus enveloppés dans de grandes capotes de drap blanc, bordées de soutaches noires. Le costume des femmes est encore plus gracieux et plus élégant que dans le reste de la Transylvanie. Elles roulent autour de la tête un mouchoir blanc, négligemment noué, et dont les bouts flottent sur le dos. La chemise brodée s’attache sur la poitrine. De longues franges pendent au bout du catrintza bariolé et voltigent autour d’elles. Leur taille est prise dans un surtout blanc, serré par une ceinture bleue ou rouge. Quelquefois elles saisissent une quenouille, placent sur leur tête leur enfant couché dans un tekenyö, enfourchent des chevaux à tous crins et vont à la ville.

Háczeg offrait un coup d’œil pittoresque et animé par la multitude de paysans qui s’y trouvaient réunis. Les Valaques étaient étendus sur l’herbe ou se promenaient à pas lents sur le champ de foire. Les uns achetaient, les autres vendaient, tous criaient à tue-tête. Plusieurs mangeaient un pain rond encore chaud, au milieu duquel était un trou rempli d’huile. D’autres enfin dansaient avec une ardeur sans égale. Les Valaques du pays de Háczeg sont renommés comme danseurs, et ils méritent leur réputation par l’agilité qu’ils savent déployer. Au sortir de la ville, on trouve une colline qui ferme la vallée du côté de Háczeg, et du haut de laquelle nous saluâmes une dernière fois la plus belle contrée de la Transylvanie.

  1. V. Dion Cassius, liv. 68.
  2. Quelques érudits veulent que ce nom ait signifié en langue dace résidence de Sarmis.
  3. V. Abbildung von zwei alten Mosaiken welche im Zahre 1823, zu Várhely, im Hunyader Comitate, entdeckt worden. Hermannstadt, 1825.
  4. La tondue, la coupée ; c’est le mot italien tosato, ritosato.