La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 19

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La Transylvanie et ses habitants
Imprimeurs-unis (Tome IIp. 49-66).
chapitre XIX.
Les Saxons.

Lorsque Joseph fut de retour à Vienne, après avoir visité la Transylvanie, où Marie-Thérèse l’avait envoyé, elle lui demanda quel était le résultat de ses observations. « J’ai vu, dit le prince, qui se crut obligé de répondre par un bon mot, j’ai vu un Saxon laborieux et cent Valaques paresseux. » Si Joseph ne faisait pas grand cas de la statistique, du moins étudiait-il les hommes en philosophe. C’est en effet par leurs habitudes d’ordre, d’économie et de travail, que les Saxons se distinguent tout d’abord et d’une manière tranchée des autres habitants de la Transylvanie.

On peut ainsi définir le caractère des différentes nations qui peuplent cette province. Le Valaque aime le far niente ; il gagne à peine ce qu’il lui faut pour ne pas mourir de faim : Pour le Magyar, il n’est pas paresseux : il travaille bravement pour assurer sa subsistance et celle de sa famille ; mais, dès qu’il a la certitude de vivre honnêtement toute l’année, il est content et ne veut rien de plus, car il ne cherche pas à s’enrichir. Il en est à peu près de même du Sicule. Le Saxon ne s’en tient pas là : lorsqu’il s’est acquis le nécessaire, il se procure le superflu, et tant qu’il a du profit à espérer, tant qu’il peut exercer son activité et son industrie, il ne recule devant aucune fatigue.

Les Saxons ont donc apporté en Transylvanie les habitudes de travail qui caractérisent la race germanique : aussi prospèrent-ils. À voir leurs villages spacieux, leurs maisons blanches garnies de jalousies vertes, on se croirait en Alsace. Ces champs semés de pommes de terre vous rappellent l’Allemagne, et l’on se demande si l’on n’a pas quitté les frontières de la Turquie, quand on retrouve ces blonds enfants de la Germanie, dans les yeux desquels semblent se refléter les eaux du Rhin. Je cite à dessein les pommes de terre, car cette plante classique est introuvable chez les Hongrois, qui la dédaignent sous prétexte qu’elle est chère « aux Autrichiens et aux cochons ».

Le seul aspect du Saxon dénote non seulement son origine, mais encore ses mœurs et sa manière de vivre. Il n’est pas difficile de reconnaître l’Allemand dans cet homme grand et fort, un peu lourd, à la mine bonne et honnête. Vous devinez également qu’il sait acquérir et apprécier le bien-être, pour peu que vous remarquiez que rien ne manque à son costume. Ses grandes bottes noires, ses culottes de drap, sa veste de peau, sa longue redingote blanche bordée de soutaches noires, sont toujours dans le meilleur état. Il ressemble moins à un paysan qu’à un riche bourgeois des petites villes de la Souabe. Regardez ce visage brûlé par le soleil et hâlé par l’air vif des champs. N’y lisez-vous pas que celui qui le porte a coutume de parfaitement dîner ? Voilà qui venge la pomme de terre incomprise de tous les sarcasmes asiatiques des Hongrois. Le Bohémien affamé et déguenillé, le Valaque, ce maigre mangeur d’oignons, le Magyar, qui n’aime rien tant que sa pipe, n’atteindront jamais une telle prospérité.

La maison du Saxon est abondamment fournie de tout ce que la commodité exige. Les chambres en sont grandes, aérées, suffisamment éclairées. Des meubles pareils à ceux de nos paysans sont rangés le long des murs. Buffet et vaisselle, tout cela est fort brillant. Dans un coin est placée la Bible de famille. Chaque chose est à sa place. La femme va et vient, jette le regard du maître, prépare le repas. Elle a, avec son épais jupon de laine, une veste noire semblable à un dolman, et sur la tête un voile blanc, coiffure que les jeunes filles remplacent par un petit shako de velours noir. Chaussée de ses interminables bottes, elle enfourche hardiment son cheval et mène bravement l’attelage, tandis que son mari tient la charrue. Nulle part la femme n’apporte un plus utile concours. Le soir venu, de nouvelles occupations surgissent, et souvent le vigoureux Saxon, prenant la quenouille, file, comme filait Hercule, auprès de sa massive compagne.

Il est remarquable que cette colonie allemande présente si fidèlement le reflet de la mère-patrie. D’ordinaire la race germanique a peu de consistance : elle se façonne aisément aux idées, aux mœurs, à la langue de la race voisine. Nous en voyons la preuve en Alsace. En Hongrie même, où tant de nationalités distinctes sont en présence, les Allemands tendent de jour en jour à se magyariser. Je me souviens avoir entendu, aux portes de l’Autriche, à Presbourg, deux porte-faix, qui s’étaient chargés de mes bagages, s’apostropher en hongrois. Ils se heurtèrent en descendant du bateau, « Prends donc garde, Allemand ! » dit l’un — « Allemand toi même », repartit l’autre. Le plus curieux, c’est que tous deux parlaient avec un accent germanique très prononcé.

Si, en Transylvanie, les Saxons sont restés Allemands, et n’ont modifié que leur costume, c’est-à-dire s’ils n’ont subi que très légèrement l’influence étrangère, cela tient à des causes particulières, que nous ferons connaître en peu de mots. D’abord les rois de Hongrie leur donnèrent un territoire séparé, et leur permirent d’y développer les institutions politiques dont ils avaient apporté le germe, institutions, on l’a vu, qui rappellent celles de nos anciennes communes. En outre les autres Transylvains ne pouvaient acheter d’immeubles sur les terres des Saxons : au contraire tout Allemand qui arrivait parmi eux recevait à l’instant droit de cité. C’était là, si je puis ainsi dire, une sorte de pont jeté, par dessus la Hongrie, entre la Transylvanie et l’Allemagne. Enfin la réforme est venue donner aux Saxons un nouveau caractère : elle en a fait des luthériens, tandis que le reste des habitants restait fidèle au catholicisme, ou se rangeait sous la bannière de Calvin. Il a fallu toutes ces causes réunies pour que les Saxons de Transylvanie conservassent leur physionomie germanique. Sur quelques points du pays, en dehors du territoire qu’ils occupent, il existe des villages qui étaient originairement peuplés d’Allemands : Torotzkó, par exemple, et un hameau situé près de Vulkoj dont j’ai eu occasion de parler. Là, les colons se sont fondus avec le reste de la population : ils sont actuellement Hongrois ou Valaques.

Emportés constamment dans le mouvement de l’Allemagne, les Saxons précédèrent nécessairement dans la voie du progrès le reste des Transylvains, qui ne se soumettaient pas volontiers à l’influence des empereurs. Ce sont eux qui dotent le pays de la première imprimerie, qui élèvent les premières et les plus importantes fabriques. Après le 16e siècle, leurs relations avec l’Allemagne s’étendent à la faveur des rapports qui s’établissent entre les princes protestants de Transylvanie d’une part, de l’autre le Brandebourg et la Hollande. Aussi voit-on la langue primitive des Saxons s’altérer et prendre toutes les modifications de l’allemand moderne. Voici, d’après le Saxon Tröster, l’oraison dominicale en dialecte saxon avec le texte allemand en regard. On peut reconnaître que le langage apporté par les premiers colons n’a pas subi de grands changements.

Foater auser dier dau best em Hemmel, geheleget werde deing Numen, zaukomm aus deing Rech, deing Vell geschey aff Ierden, als vey em Hemmel, auser dœglich Briut gaff aus heigd, ond fergaff aus auser Schuld, vey mir fergien auser en Schuldigern… Vater unser der du bist in Himmel, geheiliget werde dein Name, dein Reich komme zu uns, dein Wille geschehe wie im Himmel also auch auf Erden, unser tœgliches Brod gieb uns heute, und vergieb uns unsere Schuld, wie wir vergeben unsern Schuldigern…

L’écrivain saxon Franck a cru reconnaître que ce dialecte se rapproche du patois westphalien. Les Saxons savent tous l’allemand. C’est en allemand que la Bible est lue, et tous la comprennent. Des passages des livres saints sont écrits dans cette langue sur les murs de leurs maisons. Cependant ils n’ont pas renoncé à leur dialecte, et ils parlent saxon comme on parle provençal en Provence. Le saxon est partout extrêmement dur, mais il varie suivant les villes. Les habitants d’Hermannstadt parlent un tout autre langage que ceux de Bistritz. Les uns comptent trois, les autres sept dialectes différents. Cette diversité provient sans doute de ce que les colons allemands ne partirent pas tous des mêmes lieux, et qu’ils se rendirent en Transylvanie à différentes époques.

Plusieurs opinions ont été émises sur l’origine des Saxons. On a voulu les faire descendre tantôt des guerriers refoulés par Charlemagne, tantôt même des peuples allemands qui possédaient la Dacie, conjointement avec les Valaques, avant l’arrivée des Hongrois. Les diplômes des rois, et les différentes chartes octroyées aux Saxons, contredisent clairement ces hypothèses. On sait d’une manière certaine que Geyza II appela les Saxons en Transylvanie pour cultiver le sol et introduire les arts mécaniques, que les Hongrois ignoraient complètement. Une vieille inscription gravée sur la cathédrale de Cronstadt en fait foi : Anno 1143, Geyza, avus Andreœ régis, Saxones evocavit in Transsilvaniam. Dans le diplôme d’André qui confirme les libertés accordées aux Saxons au 12e siècle, il est dit qu’ils furent vocati a piissimo rege Geyza. Les Allemands s’établirent de bonne heure en Hongrie. Outre que le Danube était une voie naturelle qui les amenait dans ce pays, les princes magyars les attiraient dans le but de policer leurs propres sujets. Saint Étienne, qui avait épousé la fille de l’empereur Henri II, recommanda à Emeric, son fils, les étrangers qui étaient venus se fixer dans le royaume. Les émigrations durèrent continuellement, et même après Geyza, qui appela les Allemands en leur concédant de grands privilèges, on voit à certaines époques apparaître en Transylvanie de nouveaux colons. Dès 1206 ils avaient fondé ou relevé neuf villes.

Il est fort singulier que les Allemands de Transylvanie portent le nom de Saxons, car ils ne sont nullement venus de la Saxe. Albert Hutter disait en 1591 qu’ils descendent d’une tribu allemande appelée Sachs, à cause de longues épées qu’elle portait. Ne faut-il pas plutôt admettre qu’ils reçurent ce nom parce qu’il servait au moyen âge à désigner les peuples de race germanique ? Quoi qu’il en soit, l’appellation de « Saxons » n’est pas la seule que les rois de Hongrie, dans leurs différentes chartes, donnent à leurs sujets allemands. Ce terme n’apparaît pour la première fois que dans un acte de Charles I, daté de 1317. Jusque là, et encore après cette époque, ils sont appelés indistinctement Teutones, Teutonici hospites, et aussi Flandrenses. Ce dernier nom leur conviendrait beaucoup mieux que celui de Saxons, car tout porte à croire qu’ils sont partis des rives du Rhin. Non seulement leur dialecte paraît se rapprocher de l’ancienne langue parlée à l’ouest de l’Allemagne, mais encore la date de leur apparition en Transylvanie coïncide avec celle d’un mouvement de population qui eut lieu au 12e siècle dans la Frise. Diverses circonstances appuient cette opinion. Ainsi, les grandes bottes que portent les femmes sont plissées près de la cheville, de façon qu’elles s’allongent, pour ainsi dire, indéfiniment : c’est là, suivant la tradition, une chaussure flamande. Cependant le nom de Saxons a prévalu. Les Hongrois s’en servent constamment, et il est seul usité dans les actes des diètes et les rescrits royaux. Ceux même auxquels on l’a donné le portent volontiers. Je demandais souvent aux paysans à quelle nation ils appartenaient. Beaucoup me disaient qu’ils étaient Allemands, Deutsche ; quelques uns répondaient par le mot Sachsen, Saxons ; et cela dans le même village, quelquefois dans la même famille.

Quand les Saxons — nous nous servons du mot consacré — furent admis en Transylvanie, les rois voulurent mettre entre leurs mains le commerce qui se faisait dans le pays. André II leur accorda l’autorisation de se rendre à toutes les foires. Il voulait empêcher les empiétements des Juifs, qui n’avaient pas la probité des Allemands. Depuis cette époque, les Saxons ont toujours conservé ce caractère de marchands. De là vient qu’il n’y a point parmi eux d’aristocratie ; chez un peuple de colons, agriculteur et commerçant, il ne se trouve que des travailleurs égaux : S’ils avaient occupé militairement le pays, ils eussent été divisés en soldats et en chefs ; ceux-ci auraient formé les nobles. Les Saxons sont maîtres du commerce chez eux ; mais ils abandonnent aux Juifs et aux Arméniens le reste de la Transylvanie, parce qu’ils n’habitent guère hors du territoire qui leur a été concédé. Quand on parcourt leur pays, on retrouve, même sur les routes, les traces d’un mouvement commercial important. Des voitures pesamment chargées roulent sur des chemins bien tracés et bien entretenus ; de beaux ponts couverts sont jetés sur l’Aluta ; vous êtes même persécuté par des apprentis qui font « leur tour », comme en Allemagne, un léger bagage sur le dos, et courent après vous en tendant leurs casquettes. Les Saxons sont récompensés, comme ils le méritent, de leur activité. Ils ont généralement de l’aisance, et je crois que dans aucun autre pays les classes populaires ne sont mieux partagées. J’ai vu tel village dont l’église tombait en ruine : les habitants se cotisèrent, et réunirent, pour la réparer, une somme de 45,000 fr.

Depuis un siècle environ, le commerce qui était réparti entre toutes les villes saxonnes se concentre principalement dans deux places, Hermannstadt et Cronstadt. Cette dernière ville, qui en 1789 comptait dix-huit mille habitants, a vu sa population doubler. Par suite de cette centralisation, les autres cités décroissent. Quand les Saxons se plaignent de ce qu’ils nomment la décadence de leur commerce, ils ne songent pas assez qu’il a pris plus d’importance dans certaines localités. Toutefois il est vrai de dire que le chiffre des importations dépasse aujourd’hui celui des exportations.

Si les rois firent preuve de sagesse en appelant les Allemands en Transylvanie, ils furent moins bien inspirés quand ils leur donnèrent un territoire et des privilèges distincts. Ce fut là un avantage pour les Saxons, mais le but que les princes s’étaient proposé ne fut pas atteint complètement. Les nouveaux-venus n’enseignèrent pas à la population l’agriculture et les arts mécaniques, puisqu’ils ne vécurent pas au milieu d’elle : on était à une époque d’isolement, où personne ne portait ses regards au delà de sa ville ou de son village. Il y eut seulement dans un coin de la Transylvanie des habitants industrieux et ce fut tout. Ce résultat fut acheté cher : car, pour l’obtenir, on introduisit dans le pays un élément étranger, qui y est constamment demeuré étranger. En effet, j’adresserai aux Saxons le reproche de se considérer toujours comme Allemands. Ils ont pour l’Allemagne l’affection que les colons portent à la métropole. C’est un tort. On ne peut appartenir à deux pays à la fois. La Hongrie n’est pas une colonie de l’Allemagne : c’est un état à part, qui a son passé et son avenir à lui. Les Saxons sont aujourd’hui citoyens hongrois, et ils doivent se regarder comme tels, tout en conservant leur langue, leur religion, leurs mœurs. La Belgique subit notre influence morale ; elle se façonne à nos idées, à nos habitudes, et n’en reste pas moins belge. Je conçois que nos Mauriciens gardent un cœur français : ils détestent la domination britannique, qui s’est violemment imposée à eux. Mais les Saxons sont venus volontairement en Transylvanie ; ils y ont été comblés de faveurs ; et si leurs pères ont quitté leur patrie pour en gagner une nouvelle, c’est qu’ils y trouvaient de l’avantage.

Ce qui paraîtra étrange, c’est que la domination autrichienne ne fut pas accueillie avec enthousiasme par les Saxons. Bien au contraire, ils firent quelquefois aux empereurs une opposition personnelle lorsque ces princes cherchèrent à établir leur puissance dans le pays. En 1601, quand Barta, à la tête des troupes impériales, s’efforçait de soumettre la Transylvanie, il ne trouva de résistance sérieuse que chez les habitants de Cronstadt. Ceux-ci embrassèrent hardiment la cause du prince Sigismond Báthori, qui semblait perdue, et jetèrent le gant à l’empereur Rodolphe. Les Autrichiens ne purent les réduire. Deux ans après ils se déclarèrent de nouveau contre l’empereur, et Rodolphe fut tellement courroucé de l’audace de ces marchands, qu’il donna ordre à son général de raser la ville, et de massacrer tous les habitants, sans distinction d’âge ni de sexe. Cronstadt se racheta par une forte rançon : elle paya 80,000 thalers à l’empereur. Ces faits montrent que dans l’origine les Saxons ne virent pas avec plaisir la maison d’Autriche étendre sur eux son pouvoir. Peut-être la cause de leur opposition était-elle religieuse. Les empereurs représentaient et défendaient le catholicisme, tandis que les princes hongrois appartenaient ordinairement à la religion protestante.

Le mécontentent des Saxons ne se révélait pas seulement par une résistance armée : il se manifesta encore par certaines satires dans le goût de celle-ci, que je cite de préférence. Quand la Transylvanie était tributaire du Grand-Seigneur, on voyait à Hermannstadt un hôtellerie qui avait pour enseigne : À l’empereur de Turquie. Lorsque cette province changea de souverain et se donna à l’Autriche, l’image du sultan disparut, et l’auberge reçut en échange le nom significatif de l’Âne gris. Pour que les Saxons osassent exprimer aussi hautement leur répugnance, il fallait qu’ils se sentissent forts. Toutes les cités saxonnes étaient alors industrieuses et florissantes. Il y avait dans cette population commerçante quelque chose de la fierté démocratique qui animait les villes de Flandre au 14e siècle. Lorsqu’aux époques de guerre civile je vois les artisans de Cronstadt marcher en armes contre les princes, je me souviens des gens de Liège livrant bataille à la chevalerie du duc de Bourgogne.

De nos jours cette fierté a disparu, et les paisibles Saxons osent à peine porter leurs justes plaintes aux pieds du souverain. Il y a quelques années la diète de Transylvanie envoya des députés à l’empereur François pour lui faire, au nom du pays, des représentations énergiques. Le jour de l’audience, comme les députés hongrois et sicules se préparaient à remplir leur mission, les envoyés saxons leur firent dire qu’une indisposition subite les retenait au logis, et qu’ils eussent à se présenter sans eux au palais. Pour décliner le périlleux honneur de parler ouvertement à l’empereur, ils ne trouvaient pas d’autre excuse que la banale réponse du collégien qui n’a pas fait son devoir. Aussi François ne put-il retenir un éclat de rire quand on lui eut appris la cause de leur absence. « Maladie d’écolier, s’écria-t-il ; mes pauvres Saxons n’ont pas voulu me faire de la peine. » La modération des Saxons en matière de politique contraste singulièrement avec la fougue hongroise ; aussi leurs magistrats sont-ils désignés dans les actes publics par les épithètes de prudentes et circumspecti.

Que les Saxons s’attachent de plus en plus à la maison d’Autriche, qui règne actuellement sur la Transylvanie, c’est ce dont personne ne leur fera un reproche. Mais ils s’attireront la désaffection des autres habitants aussi long-temps qu’ils afficheront des sympathies allemandes. Je le répète, c’est le tort des Saxons d’oublier qu’ils sont citoyens d’un nouveau pays. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause de ces éternelles querelles qui surgissent entre eux et les Hongrois. Ceux-ci ont toujours repoussé l’influence de l’Allemagne, et les procédés du gouvernement autrichien ne devaient pas modifier leurs idées. Je montrerai ailleurs qu’ils ont en beaucoup plus de sympathie pour la France. Il est donc naturel qu’ils voient avec mécontentement une petite Allemagne s’installer au milieu d’eux. De là d’interminables disputes qui naissent sous différents prétextes.

Pendant long-temps on se querella au sujet de l’impôt. En 1569 il avait été convenu que les trois nations, ou plutôt les habitants des trois districts administratifs, contribueraient pour une part égale. Cette mesure fut abolie en 1692, et l’on introduisit le mode d’acquittement par porte usité en Hongrie. Dix ans après, les Saxons réclamèrent, et voulurent que les autres paysans, qui habitaient un territoire plus vaste que le leur, payassent une somme supérieure à celle qu’ils donnaient eux-mêmes. Les Hongrois répondirent qu’il fallait moins considérer l’étendue que la fertilité du sol, et que, d’ailleurs, outre les charges communes, ils étaient soumis au service militaire. « Quand les Turcs et les Tatars ravagent la Transylvanie, disaient-ils, vous vous enfermiez dans vos villes, vous regardez du haut de vos murailles les désastres de la patrie ; nous, nous montons à cheval et nous faisons la guerre. » Les discussions durèrent presque continuellement jusqu’en 1750. Il fut alors arrêté à la diète d’Hermannstadt que chaque contribuable, à quelque nation qu’il appartint, paierait sa part d’impôt.

À l’occasion de la dernière diète, qui s’est tenue à Clausenbourg, de nouvelles dissensions se sont élevées. Cette fois, c’est la langue allemande qui a servi de sujet. Quelques députés rappelèrent que certaines lois sont rédigées en allemand, et demandèrent qu’on remplaçât cette dernière langue par le hongrois. Il faut se souvenir qu’il y a moins de soixante ans l’empereur Joseph s’efforça de dénationaliser la Hongrie et de substituer l’allemand à l’idiome magyar. La résistance qu’il rencontra le força de renoncer à ses plans ; mais il en est résulté que les Hongrois sont très chatouilleux chaque fois que vient en cause leur langue, c’est-à-dire le palladium de leur nationalité. Dans cette circonstance, la proposition des députés devait être favorablement accueillie par la majorité de la diète ; mais les Saxons la combattirent. Une discussion s’ouvrit et s’envenima. Les Magyars reconnurent que leurs adversaires avaient le droit de parler allemand dans leurs assemblées et leurs tribunaux, c’est-à-dire quand ils traitaient chez eux leurs propres affaires ; mais ils déclarèrent que le hongrois, étant reconnu dans le pays pour la seule langue politique, devait seul servir à la rédaction des lois de la principauté.

Les extravagants des deux partis ne manquèrent pas de se jeter à la traverse. Un député des comitats proposa sérieusement des mesures à prendre, afin que tous les Saxons ne parlassent que le magyar dans un délai de dix ans. En revanche, un Saxon jura qu’il ne prononcerait plus un seul mot hongrois de sa vie, oubliant qu’en vertu de son serment il devait abandonner à l’instant même la parole. Un autre, dans un moment pathétique, s’écriait que les Turcs n’avaient jamais imposé leur langue à qui que ce fût, sans songer que, si les Turcs n’imposaient pas leur langue aux Saxons, ils les mettaient hors d’état d’en parler aucune, puisqu’ils les égorgeaient. Au milieu du tapage, quelques membres exprimèrent des opinions modérées. Un jeune député hongrois, le comte Emeric Bethlen, essaya d’accommoder les partis en demandant que le texte des lois en question restât allemand, mais que l’explication en fût rédigée en hongrois. Par ce moyen la susceptibilité des Saxons pouvait être satisfaite, et la légitimité de la langue magyare n’en était pas moins reconnue. Cet avis ne fut pas écouté, sans doute parce qu’il était sage. Deux députés saxons se hasardèrent à dire que les prétentions des Hongrois leur paraissaient fondées : ils furent aussitôt rappelés, grâce aux intrigues de leurs collègues, et dépouillés du mandat qu’ils avaient reçu. Les passions n’étaient pas encore calmées quand la diète se sépara.

Dans le feu de la discussion, les Hongrois, qui se comparent volontiers aux Français, se sont laissés emporter plus loin que leurs « prudents et circonspects » adversaires ; mais au fond ils ne demandaient rien que de juste. Les Saxons eux-mêmes ont si bien compris qu’ils seraient mal venus cette fois à jouer leur rôle d’Allemands, qu’ils se bornèrent à demander la substitution du latin à leur propre langue. Cela prouve combien peu leur opposition était sérieuse. Le hongrois n’est pas moins répandu que le latin. Que leur importait, du moment que le texte n’était plus allemand, que la loi fût écrite dans telle ou telle langue étrangère ? Il semble qu’ils n’aient voulu faire qu’une mauvaise chicane. Les Saxons ne paraissent pas se douter que, s’il est beau de défendre sa nationalité attaquée, il est puéril de hausser la voix à tout propos, et de donner du retentissement à des querelles mesquines. Ils ont voulu que la tempête qui avait éclaté dans le verre d’eau grondât comme un ouragan des Antilles, et, longtemps après la clôture de la diète, ils inondaient de leurs correspondances passionnées les crédules gazettes d’Allemagne. Les députés qui s’étaient fait remarquer par leur acharnement furent reçus avec enthousiasme, et deux d’entre eux se virent comblés d’honneurs dans un banquet patriotique, où on les appela « les braves défenseurs des Saxons ». Les Grecs n’auraient pas mieux fait pour Léonidas s’il fût revenu des Thermopyles. Il est à souhaiter qu’à l’avenir les Saxons renoncent aux tragi-comédies. On aime à retrouver loin de l’Allemagne quelques membres de la noble nation germanique. Il ne faut pas que la sympathie qu’ils excitent soit troublée par leur propre faute.