La Trilogie d’Henri VI dans Shakespeare
Un passage curieux d’un pamphlet de Greene a servi de point de départ à une polémique qui dure encore entre les commentateurs de Shakspeare. Greene, s’adressant à ses amis, Marlowe, Peele et Lodge, les engage à se mettre en garde contre l’audace et le succès d’un nouveau venu qui menace d’accaparer à son profit toute la gloire et probablement aussi les bénéfices de l’art dramatique. L’allusion est si transparente, Shakspeare est si clairement désigné qu’on l’a reconnu tout de suite. « Il y a là, dit Greene, un parvenu, un corbeau paré de nos plumes, qui, avec son « cœur de tigre, enveloppé dans une peau d’acteur[1], » s’imagine qu’il est aussi capable de gonfler un vers blanc que le meilleur d’entre vous ; étant un véritable Johannes factotum, il est, dans son opinion, l’unique shake-scene (ébranle-scène) du pays. »
Cette attaque directe contre Shakspeare, publiée au mois de septembre 1592, au moment où Shakspeare n’avait encore que vingt-huit ans, révèle la précocité de ses succès et le rang que lui avait assigné tout de suite l’opinion publique parmi les auteurs dramatiques. Une si rapide fortune a pu exciter la jalousie de Greene qui, avant l’arrivée de Shakspeare à Londres, était, avec Marlowe, le dramaturge le plus applaudi. Si l’on ne peut méconnaître ce qu’il y a d’important dans ce témoignage, la preuve qui nous est ainsi donnée avec certitude que le génie de Shakspeare a été reconnu de très bonne heure par ses contemporains, faut-il prendre au sérieux les reproches d’un rival mécontent ? Shakspeare s’est-il réellement paré des plumes de Greene ou de Marlowe ? La parodie que fait Greene d’un vers de la troisième partie d’Henri VI indique-t-elle qu’il accuse Shakspeare de s’être approprié l’œuvre d’un autre, et, si réellement il l’en accuse, cette accusation est-elle fondée ?
Aux reproches de Greene il convient d’opposer tout de suite le témoignage de Chettle, son éditeur, qui, après avoir publié un Sou d’esprit acheté par un million de repentirs, éprouve le besoin, quelques mois plus tard, de rendre justice à Shakspeare en nous le présentant comme un honnête homme, un parfait gentleman, un excellent acteur et un spirituel écrivain. Ces qualités attestées par l’ami et l’exécuteur testamentaire de Greene, semblent exclure toute idée de plagiat. Chettle aurait-il loué particulièrement Shakspeare de « sa loyauté et de sa droiture » (uprightness of dealing) s’il l’avait cru capable de s’être approprié l’Henri VI de Greene ou de Marlowe ?
C’est cependant sur la base fragile des récriminations de Greene qu’on a échafaudé tout un système d’interprétations savantes et d’hypothèses ingénieuses. Je sais bien que dès l’origine la discussion s’est élargie ; on a ajouté tout de suite aux argumens suspects tirés d’un pamphlet, des considérations littéraires ou philologiques et des comparaisons de textes. Il est seulement permis de se demander si quelqu’un aurait osé, dans le cas où Greene n’aurait rien dit, lui attribuer, à lui ou à Marlowe, une part de collaboration dans les trois parties d’Henri VI. Sur quelle autorité se serait-on appuyé pour cela ? Y a-t-il un texte du temps de Shakspeare, un témoignage du XVIe ou même du XVIIe siècle qui autorise cette supposition ?
Les premiers éditeurs des œuvres de Shakspeare, Heminge et Condell, ses compagnons et ses amis, témoins de sa carrière dramatique, savaient assurément à quoi s’en tenir lorsqu’ils lui attribuaient, huit ans après sa mort, la paternité des trois parties d’Henri VI. S’est-il élevé alors une seule réclamation ? leur a-t-on reproché de dépouiller d’autres auteurs dramatiques au profit de leur ami ? Pourquoi auraient-ils commis un plagiat aussi parfaitement inutile à la gloire de Shakspeare ? L’auteur de tant de pièces admirables avait-il besoin qu’on ajoutât quelque chose à ses richesses personnelles ? Plus on contestera le mérite des trois parties d’Henri VI, plus il parait difficile de les retirer à Shakspeare. Pourquoi les lui aurait-on attribuées s’il n’en était pas le principal auteur ? quel surcroît de renommée pouvaient lui apporter trois pièces inférieures à ses autres drames historiques ? Si l’on objecte qu’il y avait là peut-être une spéculation de librairie, il faudrait le prouver ; car c’est aux adversaires, non aux partisans de la tradition, qu’il appartient de fournir leurs preuves.
Malone qui a contesté le premier, vers la fin du XVIIIe siècle, l’authenticité de la première partie d’Henri VI, tire ses principaux argumens de l’imperfection de la pièce. Mais Shakspeare, quia écrit très jeune pour le théâtre, a-t-il nécessairement commencé par des chefs-d’œuvre ? N’a-t-il pas dû avoir une période de tâtonnemens, comme Corneille avant le Cid, comme Racine avant Andromaque ? Avant de se créer un style à lui, lorsqu’il faisait en quelque sorts son apprentissage dramatique, n’a-t-il pas subi la contagion des défauts de Greene et de Marlowe, ses prédécesseurs immédiats dans le drame historique, comme il a subi dans ses premières comédies l’influence de l’euphuisme et de Lesly ? Malone et ceux qui reprennent après lui ses objections seraient probablement plus près de la vérité s’ils interprétaient dans le sens le plus vraisemblable le témoignage de Greene.
Au fond, que signifie la boutade du pauvre poète qui voit en même temps sa renommée pâlir et sa vie s’éteindre dans la misère ? Son chagrin est une des tristesses les plus connues de la vie des poètes dramatiques. Il a eu du succès, il a été comme Marlowe le favori du public ; il s’aperçoit qu’il ne l’est plus au même degré. On ne demandait guère de pièces qu’à lui et à Marlowe ; on en demande maintenant à un autre. Les directeurs assiégeaient sa porte ; il se sent un peu délaissé et surtout dépassé. Un nouveau venu attire l’attention de la foule et reçoit les applaudissemens qui accueillaient autrefois Robert Greene. Une douleur plus poignante encore, c’est de voir les vieux sujets de drame s’animer et se rajeunir sous la main de ce factotum, comme il appelle dédaigneusement Shakspeare. Il y a eu peut-être une première partie d’Henri VI écrite par Greene, comme on suppose qu’il a écrit une seconde et une troisième partie. Pourquoi cette première partie n’aurait-elle pas été confiée par quelque directeur de théâtre au jeune Shakspeare arrivant à Londres, pour être remaniée et remise à la scène avec plus d’éclat ? Le corbeau aurait alors paré les autres de ses propres plumes au lieu de se parer des plumes des autres, comme le prétend Greene. Dans cette première ivresse de l’art dramatique en Angleterre, la curiosité ardente du public exigeait des directeurs de continuels efforts pour renouveler et pour rajeunir le répertoire. Chaque jour la foule impatiente attendait ou des sujets nouveaux ou des sujets connus présentés sous une forme nouvelle. Dès que Shakspeare mit la main à l’œuvre, on dut s’apercevoir de sa merveilleuse facilité, de cette rapidité d’improvisation qu’attestent de nouveaux témoignages. Il devint alors la ressource des directeurs embarrassés, le véritable factotum du théâtre. Fallait-il en quelques jours « gonfler le vers blanc, » jeter l’éclat d’une poésie jeune et brillante sur un beau sujet, médiocrement traité par un poète médiocre, on s’adressait à Shakspeare sans s’occuper en aucune façon d’un droit de propriété que personne ne pouvait réclamer. Le véritable propriétaire, c’était le théâtre qui avait payé la pièce et qui avait peut-être exigé qu’elle ne portât point de nom pour en disposer à son gré. Les auteurs anonymes ne manquaient pas d’ailleurs. Il y avait des débutans qui s’effaçaient jusqu’au jour où un succès leur donnait la tentation de se faire connaître.
C’est ainsi sans doute que fut composée la première partie d’Henri VI, sortie peut-être à l’origine de la collaboration de plusieurs écrivains obscurs, écrite peut-être en partie par Greene lui-même, mais qui ne reçut quelques beautés durables que de la main de Shakspeare. Qu’importe à la postérité que des poètes dramatiques connus ou inconnus aient découpé dans les chroniques de Hall et de Holinshed quelques scènes trop rapides ou trop heurtées dont un remaniement hâtif n’a pas réparé les imperfections ? La pièce n’en appartient pas moins à Shakspeare, non pour le fond historique, qui n’appartient à personne, mais pour des détails d’exécution tout à fait supérieurs et pour les lignes générales du drame. La célèbre scène où le jeune Talbot lutte avec son père de dévoûment et d’héroïsme n’a pu être écrite que par un maître. Marlowe, qui n’a touché qu’une fois au sublime, dans le monologue de Faust, ne connaît pas cette forme héroïque du dialogue, où les sentimens, condensés en paroles rapides, se croisent comme des épées. Lui, qui n’a jamais su peindre un caractère de femme, aurait-il trouvé, dans le rôle de Jeanne d’Arc, ces traits délicats qui rachètent, par l’intuition des plus nobles qualités du cœur humain, les sacrifices grossiers faits aux préjugés du temps ?
Shakspeare fait la part de ce qu’exigeaient de lui les passions de ses compatriotes. Il accorde à l’orgueil anglais que Jeanne d’Arc est une sorcière. Les vainqueurs d’Azincourt n’avaient pu se consoler d’avoir été vaincus par une femme qu’en la faisant condamner et brûler à Rouen comme un émissaire des esprits infernaux, comme une envoyée de Satan sur la terre. Ils n’auraient pas supporté qu’on la représentât devant eux sous d’autres couleurs. Et cependant Shakspeare a laissé voir qu’il ne partageait pas les préjugés qu’il était obligé de ménager. Du caractère défiguré de Jeanne d’Arc il dégage les deux grands traits du patriotisme et de l’inspiration. C’est avec l’accent le plus pathétique que la jeune fille parle au duc de Bourgogne des blessures de la France, du sang français versé par des mains françaises. Elle défend aussi et elle révèle dans un noble langage la pureté de sa mission ; ce que le poète ne peut pas dire directement, parce que le public auquel il s’adresse ne le supporterait pas, il le fait dire par son héroïne. L’impartialité philosophique de Shakspeare se déguise ainsi et se fait accepter sous un air de vérité dramatique.
Au lieu de s’étonner, comme le font quelques critiques, qu’il n’ait pas été plus juste pour Jeanne d’Arc, étonnons-nous plutôt qu’il ait osé placer dans sa bouche, devant un public anglais, les paroles suivantes : « Vertueuse et sainte, j’ai été choisie d’en haut par l’inspiration de la grâce céleste pour accomplir sur la terre des miracles étonnans. Je n’eus jamais affaire aux esprits maudits ; mais vous, qui êtes souillés par vos débauches, tachés dû sang pur des innocens, corrompus et salis de mille vices, parce que vous manquez de la grâce que d’autres ont, vous jugez qu’il est absolument impossible d’accomplir des miracles sans le secours des démons ! Non ! Jeanne la méconnue a été une vierge dès sa plus tendre enfance, chaste et immaculée dans toutes ses pensées. Son sang virginal, si cruellement versé, criera vengeance aux portes du ciel. »
On reconnaît la main de Shakspeare dans la première partie d’Henri VI à un autre signe encore, à une certaine unité de composition ou, si ce mot parait trop ambitieux, aux efforts que fait le poète pour établir un lien entre la première et la seconde partie, pour constituer le commencement d’une trilogie. Si cette trilogie existe réellement, si la seconde partie prend le sujet exactement au point où l’a laissé la première, si la troisième continue la seconde, à qui faut-il en faire honneur ? Est-ce aux poètes qui ont écrit séparément les premiers canevas, qui ont composé des pièces distinctes ou à l’auteur dramatique déjà puissant qui à créé un ensemble avec des élémens disparates ? C’est ce qui autorisait Heminge et Condell à considérer Shakspeare comme l’auteur de la trilogie ; sans Shakspeare, il n’y aurait eu que des fragmens dont seul il a pu faire un tout.
On lui retirera ensuite ce qu’on voudra dans le détail. J’accorderai, si l’on veut, que le comique de la première partie d’Henri VI ne paraît guère lui appartenir. Il y a un abîme entre ces plats essais de gaîté et les amusantes bouffonneries des premières comédies de Shakspeare. Dès que Shakspeare est gai, il ne l’est pas à demi ; sa plaisanterie coule de source avec une abondance et une bonne humeur auxquelles ne résiste ni le spectateur ni même le lecteur. J’ai souvent lu en public, texte en main, des passages comiques de Shakspeare ; dès les premiers mots, le rire gagne toute la salle. La première scène de la comédie des Méprises, que tout le monde rapporte à la jeunesse du poète, est un chef-d’œuvre de gaîté.
Peut-être aussi était-il gêné dans ses premiers essais de tragédie ; quoiqu’il acceptât franchement le mélange du comique et du tragique, il n’osait peut-être pas s’abandonner à sa verve naturelle en abordant le drame historique. Si Titus Andronicus est de lui, comme il y a bien des raisons de le penser, on y remarquera le même embarras et la même maladresse dans la plaisanterie. La première partie d’Henri VI contient aussi de plus grossiers anachronismes qu’aucune des pièces historiques de Shakspeare. La bataille de Patay est placée avant la délivrance d’Orléans ; Talbot meurt avant Jeanne d’Arc, à laquelle il survécut en réalité plus de vingt ans. Ces fautes ont pu être commises par le premier auteur de la pièce sans que Shakspeare y ait pris garde ou se soit donné plus tard la peine de les corriger.
Depuis Malone, la critique anglaise s’est divisée. De bons esprits considèrent comme des œuvres tout à fait distinctes la première partie d’Henri VI et les deux tragédies suivantes. On brise ainsi à dessein l’unité de la trilogie. La deuxième et la troisième parties d’Henri VI sont étudiées à part, comme si elles n’avaient rien de commun avec la première. C’est ainsi que procèdent, par exemple, M. Furnivall et miss Lee, deux des critiques de Shakspeare les plus récens. D’autres, comme M. Charles Knight, et avec lui les principaux critiques allemands, notamment M. Ulrici et M. Delius, maintiennent, au contraire, l’unité de la trilogie, telle que l’ont publiée les premiers éditeurs de Shakspeare, qui la présentent évidemment comme une œuvre d’ensemble[2]. Il nous est impossible de ne pas donner raison dans ce débat aux partisans de la tradition. Quelles que soient les imperfections de détail qui font tache dans la première partie et qui peuvent s’expliquer par l’extrême jeunesse de l’auteur, on y reconnaît la même main que dans la seconde et la troisième parties. Non-seulement la seconde partie reprend la première au point où celle-ci a laissé les événemens, mais tous les caractères qui passent de la première à la seconde partie conservent dans ce passage leurs traits essentiels. Le duc de Glocester, l’évêque de Winchester, Henri VI, Marguerite d’Anjou, le duc d’York nous sont montrés, dès le début, tels que nous les verrons plus tard. Leurs caractères se développent dans le sens des premières indications du poète. L’unité de composition peut-elle être mieux attestée que par cette suite dans les idées et par cette fidélité des personnages à eux-mêmes ?
Qu’on les étudie les uns après les autres, on ne trouvera rien ni dans leur langage ni dans leurs actions qui ne soit absolument conforme à ce que nous attendions d’eux après les premières paroles qu’ils ont prononcées. Les deux traits distinctifs du caractère de Glocester, la loyauté dans le dévoûment au roi et au pays, la volonté de ne pas être dupe des gens d’église et de résister à l’influence politique qu’ils s’attribuent, sous le couvert de la religion, se révèlent dès la première scène de la première partie d’Henri VI. Pendant que les grands seigneurs anglais, réunis dans l’abbaye de Westminster, pleurent sur le corps d’Henri V, l’évêque de Winchester, plus ambitieux que patriote, songe tout de suite à faire profiter l’église de cette mort : « Il a combattu, dit-il, les batailles du Dieu des armées ; ce sont les prières de l’église qui l’ont fait si prospère. — L’église ! répond le duc de Glocester, où est-elle ? Si les gens d’église n’avaient pas prié, la trame de sa vie ne se serait pas usée si vite. Vous tous, vous n’aimez qu’un prince efféminé que vous pouvez dominer comme un écolier. » Le politique qui parle ainsi, dès la première scène, est bien celui qui, dans la deuxième partie d’Henri VI, donnera une leçon de clairvoyance à un roi dévot et retirera aux gens d’église le bénéfice d’un faux miracle. Il soutient le caractère que le poète lui a attribué lorsqu’en présence de la cour et de la foule ébahies, il fait toucher du doigt l’imposture de Simpcox. Winchester annonce avec fracas l’arrivée d’un aveugle-né qui vient de recouvrer la vue devant la châsse de saint Albans ; le peuple crie au miracle, et le roi bénit Dieu. Glocester seul devine la supercherie, montre à tous que le prétendu aveugle, auquel il tend un piège, a toujours vu clair et opère lui-même un miracle plus sérieux en lui faisant retrouver, à coups de fouet, l’usage de ses jambes qu’il prétend avoir perdu.
Le contraste de la loyauté de Glocester et de l’ambition sans scrupules de Winchester s’accuse également dans la première partie d’Henri VI. Le premier est dévoué au bien du royaume et à la gloire du roi, tandis que le second ne songe qu’à s’emparer du pouvoir pour en jouir. Après, les plus violentes querelles, sur un seul mot du roi, Glocester tend loyalement la main à son ennemi, tout prêt à pardonner et à oublier, si on lui demande de le faire au nom de la paix publique ; son désir de réconciliation est sincère et absolu ; l’évêque de Winchester n’accepte, au contraire, la main qu’on lui tend que la rage dans le cœur et avec l’espérance de se venger un jour.
Tels nous les avons vus tous deux dans la première partie, tels nous les retrouvons dans la seconde, avec l’opposition de leurs sentimens et de leurs caractères. Le mariage du roi et la paix onéreuse conclue avec la France inspirent au duc de Glocester une douleur patriotique qui s’exprime dans le plus noble langage : « Braves pairs d’Angleterre, s’écrie-t-il, le duc Humphroy doit vous découvrir sa douleur, une douleur qui est vôtre, qui est la douleur commune du pays tout entier. Quoi ! est-ce donc pour cela que mon frère Henri aura dépensé sa jeunesse, sa valeur, son argent, son peuple dans la guerre ? » Tout ce qui lui est personnel s’efface devant la considération du, malheur public ; il ne songe pas un moment à lui ; il ne songe qu’à l’Angleterre amoindrie et déshonorée. Winchester n’a pas une parole de sympathie pour s’associer à cette tristesse générale, il s’étonne du langage de Glocester et, après que celui-ci a quitté la salle, il le dénonce comme un ennemi public. Tous deux restent jusqu’au bout fidèles à eux-mêmes : Glocester dans l’accomplissement d’un de voir patriotique, dont la condamnation et l’exil de sa femme ne peuvent le distraire, Winchester dans la poursuite de projets ambitieux qui aboutissent au crime et à l’assassinat.
Le faible Henri VI de la seconde et de la troisième partie n’est-il pas celui qui nous a révélé sa faiblesse dans la première partie, aux premiers mots qu’il prononce, lorsqu’au lieu d’ordonner et de parler en roi, il supplie ses oncles de se réconcilier pour le bien du pays ? Sa bonté n’est-elle pas déjà une bonté de dupe, lorsqu’il rétablit l’ambitieux qui doit le détrôner, Richard Plantagenet, dans la dignité et dans les biens de la maison d’York ? Il ne sait pas étouffer à sa naissance la querelle des deux Roses ; il proteste de son égale amitié pour York et pour Somerset, de même qu’il protestera plus tard de son attachement pour le duc de Glocester et de sa confiance en lui, au moment où il le laisse arrêter et assassiner par des traîtres. Dans la trilogie tout entière, c’est bien le même homme qui, suivant l’énergique expression de Shakspeare, abandonne ses amis, comme on livre « le veau aux mains du boucher. » Comme le pays « va mal penser du roi ! » dit-il justement à la bataille de Towton, en voyant les malheurs causés par sa faiblesse.
Marguerite d’Anjou personnifie le mauvais génie de l’Angleterre. Les légendes nationales, dont s’inspire Shakspeare, la représentent comme la cause principale des désastres du pays où elle est appelée à régner. Son mariage qui fait perdre aux Anglais l’Anjou et le Maine entraîne bientôt la ruine de la domination anglaise en France. Les traits de son caractère sont certainement exagérés par le poète ; il la fait plus coupable et plus odieuse qu’elle ne fut en réalité ; mais du moins ne nous la représente-t-il jamais différente d’elle-même et annonce-t-il déjà dans la première partie d’Henri VI ce qu’elle deviendra dans la seconde et dans la troisième. « C’était une femme de grand esprit, de plus grand orgueil, » dit un chroniqueur anglais. L’orgueil est bien la première qualité que lui attribue Shakspeare. Faite prisonnière en France par Suffolk, elle ne songe pas un instant à implorer son vainqueur. « Marguerite est mon nom, dit-elle fièrement, et je suis la fille d’un roi… Quelle rançon dois-je payer avant de partir ? » L’offre d’une couronne n’a même pas de quoi l’émouvoir. « Être reine dans l’esclavage est plus vil que d’être esclave dans une basse servitude ; car les princes doivent être libres. »
Nous étonnerons-nous après cela qu’une fois reine d’Angleterre, elle ne puisse se résigner au rôle effacé que joue le roi Henri VI sous le protectorat du duc de Glocester ? Elle veut la réalité avec les apparences du pouvoir ; elle s’indigne qu’on ose présenter des pétitions au protecteur au lieu de s’adresser au roi et, dans un mouvement de colère, elle déchire les suppliques qui se trompent ainsi d’adresse. « Est-ce donc là, dit-elle, la mode de la cour d’Angleterre ? Est-ce là le gouvernement de l’île de Bretagne ? Est-ce là la royauté d’un roi d’Albion ? Quoi ! le roi Henri sera-t-il toujours en pupille sous la tutelle du morose Glocester ? Et moi, reine seulement de titre et d’étiquette, dois-je devenir la sujette d’un duc ? » Il n’est pas jusqu’à l’amour que Shakspeare attribue gratuitement à Marguerite d’Anjou pour le duc de Suffolk, plus âgé qu’elle de quarante ans, dont on ne puisse surprendre le germe dans la première partie d’Henri VI.
L’unité du caractère de Richard Plantagenet, duc d’York, se soutient sans défaillance à travers la trilogie tout entière. Il en est le personnage le moins expansif, le plus replié sur lui-même ; dévoré d’ambition, mais, poursuivant un but encore éloigné, il s’avance pas à pas avec la prudence d’un politique capable de hardiesse, mais obligé de se contenir et d’attendre avec patience le moment de lever le masque. Il commence d’abord par se bien instruire de ses droits, par établir la généalogie qui le fait descendre du troisième fils d’Edouard III, tandis que les Lancastre ne descendent que du quatrième. Quand les confidences de son oncle Mortimer, qui le considère comme l’héritier légitime de la couronne, l’ont convaincu de la légitimité de ses titres, il se fait rendre son rang, l’héritage de la maison d’York ; puis, lentement, mystérieusement, il cherche à faire pénétrer dans quelques esprits sa propre conviction. Les injustices de ses adversaires et sa propre habileté lui ont concilié la bonne volonté des Nevil, du vieux Salisbury et du puissant comte de Warwick, qui se fait son avocat auprès du roi ; quand il les a préparés à tout entendre et à tout croire de sa bouche, il aborde avec eux la question délicate de la succession au trône, et il les laisse convaincus de la solidité de ses droits.
Il n’est point encore temps néanmoins de se prononcer publiquement. Mortimer lui a conseillé la prudence ; il reste assez maître de lui pour se répéter chaque jour ce conseil. Un armurier étant accusé d’avoir dit que Henri VI était un usurpateur et Richard, duc d’York, le véritable héritier de la couronne, York a peur qu’on ne devine trop tôt ses secrètes pensées et réclame le premier toute la rigueur des lois contre l’imprudent qui a parlé avant l’heure. La force lui manque encore ; il la trouvera lorsqu’on commettra la faute de lui confier une armée pour soumettre l’Irlande. « C’était d’hommes que je manquais, dit-il alors ironiquement ; vous voulez bien me les donner, je les prends avec reconnaissance. » Richard d’York est le premier de cette lignée de politiques ou de scélérats dont la poésie dramatique ne peut nous révéler les pensées cachées que dans une série de monologues. L’ambition de Shakspeare est de nous faire pénétrer jusqu’au plus profond de leur âme ténébreuse ; mais, avec une intuition admirable de ce que la scène exige de vraisemblance dans le dessin des caractères, il sait qu’il ne peut leur donner de confidens sans affaiblir l’idée que nous devons avoir de leur astuce ou de leur dissimulation. En se parlant à eux-mêmes, ces artificieux personnages ne livrent leurs secrets à aucun de ceux qui pourraient s’en servir contre eux, et ils nous font connaître cependant ce que nous avons besoin de savoir pour les bien juger. C’est ainsi que s’ouvrent à nous les âmes fermées d’Henri VI, de Richard III, d’Iago. Une confidence qui trahirait leurs pensées pourrait les perdre ; un monologue nous les livre tout entiers sans les trahir.
La révolte de Jack Cade, encouragée sous main par York, a le double avantage de détourner l’attention d’un danger lointain pour la porter vers un danger présent et de répandre des doutes sur la légitimité des droits d’Henri VI.[3]. En prenant le nom de Mortimer, Jack Cade oppose d’avance les descendans du troisième fils d’Edouard III à l’héritier du quatrième fils, la branche aînée à la branche cadette. Après lui, le duc d’York peut venir pour « récolter la moisson qu’un autre aura semée. » Lorsqu’il réclamera, à la tête d’une armée, les droits de sa maison, la moitié de l’Angleterre se sera déjà habituée à considérer Henri VI comme un usurpateur. La patience qui convenait à des desseins préparés de très loin fait place maintenant à l’énergie de l’homme assuré de sa force et décidé à brusquer la fortune après l’avoir longtemps ménagée. La prudence calculée de Richard Plantagenet contenait en germe l’audace du vainqueur de Saint-Albans. C’est bien le même caractère qui, dans sa complexité puissante, se développe logiquement de la première à la troisième partie de la trilogie.
L’étude attentive des personnages nous conduit donc à retrouver dans les trois parties d’Henri VI l’unité de composition qui semble révéler partout le travail d’une seule main ou tout au moins la révision attentive d’une seule personne. On ne possède aucun texte de la première partie de la trilogie qui soit antérieur à l’édition de 1623 ; mais un canevas de la seconde et de la troisième partie, qui avait déjà paru en 1594 et en 1595, a été publié de nouveau et mis à la portée de tout le monde par M. Halliwell. On s’est beaucoup demandé en Angleterre et en Allemagne si ces deux vieilles pièces, sensiblement inférieures au texte de 1623, étaient ou non de la main de Shakspeare. On a fait à ce propos de très savantes études de style en comparant le langage et la versification des drames primitifs au langage et à la versification des prédécesseurs de Shakspeare. Miss Lee, qui a étudié la question de très près, croit y reconnaître la main de Marlowe, de Greene et peut-être même de Peele. Voilà bien des collaborateurs pour des pièces publiées sans un seul nom d’auteur. Une fois sur la piste de la collaboration, miss Lee ne veut pas s’arrêter en si beau chemin et, tout en reconnaissant que le texte définitif de la seconde et de la troisième partie d’Henri VI appartient surtout à Shakspeare, elle lui donne Marlowe pour collaborateur.
Ce sont là d’innocentes hypothèses qu’il faudrait appuyer sur d’autres fondemens que des ressemblances de rythme et de style pour les faire passer dans le domaine des faits. Shakspeare, nous l’avons déjà dit, a pu s’inspirer de Marlowe et de Greene, ses prédécesseurs au théâtre, sans qu’il soit permis de conclure de ces imitations ou de ces réminiscences fort naturelles à une collaboration dont aucun des contemporains ou des successeurs immédiats de Shakspeare n’a parlé. Avons-nous le droit aujourd’hui, après tant d’années écoulées, de partager entre deux écrivains des œuvres qui ont été si longtemps attribuées à un seul ? La hardiesse de miss Lee n’a point cependant paru suffisante au savant M. Furnivall, qui, tout en applaudissant au mérite de son travail, lui a demandé d’aller plus loin encore et de déterminer la part de chaque poète dans la seconde et dans la troisième partie d’Henri VI. Son rêve serait de pouvoir dire scène par scène ou plutôt vers par vers : Ceci est du Greene retouché par Shakspeare ; ceci est du Greene retouché par Marlowe ; ceci est du Marlowe retouché par Shakspeare. Si la curiosité de M. Furnivall est satisfaite par le nouveau travail qu’il propose à la bonne volonté de miss Lee, le public s’étonnera un peu de la témérité d’une telle entreprise. La critique conjecturale a du bon, mais à la condition qu’elle ne se surfasse pas elle-même et qu’elle ne prétende point à la certitude. Son excuse, c’est sa modestie. Elle friserait le ridicule si elle voulait apporter une précision rigoureuse dans le développement d’hypothèses qui manquent de bases précises ; elle ne peut guère obtenir un peu de créance que si elle commence elle-même par reconnaître tout ce qui lui manque, bien loin de vouloir déguiser la pauvreté réelle de ses argumens sous le luxe apparent de ses découvertes. Si elle était absolument sincère, elle serait obligée de convenir qu’elle travaille dans le vide, qu’elle ne peut rien garantir de ce qu’elle avance et qu’il n’y a peut-être aucune part de vérité dans les conjectures qu’elle hasarde.
Le seul service réel que puissent nous rendre des études de textes aussi approfondies que celles de miss Lee, — et cela seul suffit pour les justifier, — c’est de nous faire mieux connaître les affinités de Shakspeare avec ses prédécesseurs immédiats et de nous aider à mieux comprendre en quoi il leur est supérieur dès le début. Nous le savions déjà, mais nous le savons encore mieux aujourd’hui, Shakspeare leur doit quelque chose pour la versification et pour la formation de son style ; il ne leur doit presque rien pour le dessin des caractères, encore moins pour l’art de grouper les personnages et de maintenir, à travers la variété et le mouvement rapide des incidens, l’unité dramatique de la composition.
A. MÉZIÈRES.
- ↑ Parodie d’un vers de la troisième partie d’Henri VI. Le duc d’York mourant appelle Marguerite d’Anjou, qui vient de lui présenter un mouchoir teint du sang de son fils, « cœur de tigre enveloppé d’une peau de femme.
- ↑ Transactions of the new Shakspere Society, 1875-76. M. Ulrici a traité à fond la question en 1865 dans le Jahrbuch der deutschen Shakespeare Gesellschaft. Dans le même recueil, M. Delius a combattu en 1878 l’opinion de M. Furnirall et de miss Lee.
- ↑ L’épisode de Jack Cade est d’une grande beauté, même dans la vieillie édition de 1594. Shakspeare seul a pu l’écrire.