La Triple Alliance

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La Triple Alliance
Revue des Deux Mondes3e période, tome 57 (p. 200-211).
LA
TRIPLE ALLIANCE

Nous n’en pouvons douter, on a eu soin de nous le dire et de nous le redire, une ligue s’est formée entre deux puissans empires et un jeune royaume pour protéger la sûreté de l’Europe contre tous les boutefeux qui la menacent, et, nous ne pouvons l’ignorer non plus, de tous « ces boutefeux de noise et de querelle, » celui dont on redoute le plus les inclinations perverses et les projets scélérats, c’est la France. Qu’il s’agisse d’un traité formel ou d’une simple entente verbale, la triple alliance, qui vient de se constituer pour six ans, nous dit-on, ne ressemble pas à ces unions vulgaires contractées par des états qui méditent une bonne affaire dont ils se partageront les bénéfices. L’Allemagne, l’Autriche et l’Italie sont étrangères à toute passion égoïste, à tout esprit de conquête et de convoitise. Elles donneront l’exemple de cet absolu désintéressement qui n’appartient qu’aux âmes de magistrats ou de gendarmes. Elles se sont concertées pour veiller en commun sur le repos public, elles ont ourdi une conspiration de l’ordre moral, elles ont formé une sorte de sainte hermandad destinée à tenir en respect les malfaiteurs et les pillards. Désormais, nous en sommes dûment avertis, que nous regardions au nord ou au midi, nous ne pourrons nous mettre à la fenêtre sans apercevoir des tricornes qui tiennent la campagne et nous guettent. Si nous sommes sages, nous aurons soin de rester chez nous, nous nous tiendrons clos et cois.


…… Jusqu’au retour des roses
Chauffons-nous, chauffons-nous bien.


Cependant on veut bien convenir que, dans notre condition présente, nous ne sommes pas un péril pour l’Europe, ni à la veille de commettre quelque attentat contre la paix publique. On nous fait la grâce de reconnaître que nous nous occupons d’autre chose que de combiner des plans de campagne, de compter les étapes que devront fournir nos armées pour entrer le même jour à Rome, à Vienne et à Berlin. Mais on croit nos institutions peu stables, et on prévoit que tel incident pourrait surgir qui nous ferait sortir de notre repos pour marcher de nouveau à la conquête du monde. Un diplomate très clairvoyant disait de nous avec assurance : « La France n’est mûre ni pour la révolution ni pour la contre-révolution. » Mais celui qui parlait ainsi est un diplomate français qui connaît son pays. On nous juge autrement dans les chancelleries étrangères ; on y tient pour constant que nous avons l’humeur changeante, que les institutions que nous nous sommes données ne nous plairont pas longtemps, que la dictature est le régime qui nous convient, que nous y reviendrons fatalement et que, roi ou empereur, notre nouveau maître, quel qu’il soit, ne saurait asseoir sa puissance sans nous procurer quelque agrandissement au dehors, sans nous réconcilier avec sa fortune par un don de joyeux avènement, par l’appât de quelque heureuse aventure. Voilà l’idée qu’on se fait de nous, et c’est à ce danger qu’on a voulu parer d’avance. Il en résulte que la sainte hermandad, constituée par deux empires et un royaume pour protéger l’Europe contre nos convoitises, est destinée du même coup à protéger la république, — la nôtre, bien entendu, — contre nos dégoûts, nos inconstances ou nos repentirs. Un journal allemand a été chargé de nous le faire entendre, et il s’est exprimé si clairement à ce sujet que notre amour-propre s’en est ému. Il nous a paru singulier qu’on disposât ainsi de nous, qu’on réglât sans plus de façons notre sort et notre avenir. Nous étions tentés de croire que la France appartenait à la France, que cette partie de l’Europe était à nous.

Que les temps sont changés ! Que penserait de ce qui se passe aujourd’hui un de ces jacobins de la Convention ou du Directoire, race disparue comme ces animaux antédiluviens dont les ossemens nous étonnent quand nous les retrouvons au fond de quelque caverne ? De leur vivant, la république française agissait sur l’imagination des peuples et des souverains comme une tête de Méduse, elle les pétrifiait d’étonnement et d’effroi ; mais peu lui importait ; elle disait dans sa fierté triomphante : Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent ! Nous lisions dernièrement les pages si curieuses, si intéressantes, si instructives, qu’à l’aide de documens inédits, M. Frédéric Masson a écrites sur l’ambassade de Bernadotte à Vienne en 1798. Un mois après le traité de Campo-Formio, sans daigner consulter la cour impériale, le directoire décida d’envoyer à Vienne un homme qui, pour la vieille Europe, était « un sergent français devenu général, » et dont le comte de Cobentzel disait « qu’il était de ces hommes dont le meilleur ne vaut rien. » Plus la cour de Vienne était désireuse de se soustraire à ce cruel déplaisir, plus le directoire était pressé de lui en faire savourer l’amertume. Bernadette, comme le dit M. Masson, n’était pas seulement le représentant de ces armées qui en moins de deux ans avaient chassé l’Autriche de l’Italie et arraché à la maison de Lorraine ses belles provinces des Pays-Bas, il personnifiait cette convention régicide qui, ne se tenant point satisfaite de la mort de Louis XVI, avait fait tomber la tête d’une archiduchesse autrichienne. Avec lui, la révolution elle-même faisait son entrée à Vienne. « C’était une bravade. Mis hors la loi européenne et en quelque façon hors l’humanité, le directoire avait eu le suprême bonheur de contraindre l’Europe à rapporter cette sentence d’excommunication. Il n’avait point été amnistié ou gracié par les souverains. C’était sur un pied d’égalité, de supériorité qu’il avait traité avec la vieille Europe. Il n’avait pas même demandé aux cabinets de reconnaître la république. N’était-elle pas le soleil ? Aveugle qui ne la voyait point. Il s’était imposé par la force de ses armes, par le génie de ses généraux, par la puissance de sa propagande ; si quelqu’un avait fait grâce, c’avait été la république[1]. »

Quand Bernadotte, avec ses longs cheveux épars, qui gardaient un œil de poudre, avec ses petits favoris en pistolets, son long nez busqué, sa haute cravate noire négligemment nouée, son panache tricolore, son grand sabre, ses airs victorieux et sa faconde gasconne, fit son apparition dans la capitale de l’Autriche, on eût pu croire, comme le remarque M. Masson, qu’un Popilius Lænas se présentait, sa baguette à la main, devant un Antiochus de Syrie. Si déplaisant qu’il parût, on lui prodigua les attentions, les empressemens. La première fois qu’il fut admis au cercle de la cour, l’impératrice, les archiducs, l’archiduchesse Amélie, se mirent en peine de le séduire, et l’empereur affecta de s’entretenir longtemps avec lui, au vif chagrin de la plupart des favoris et des favorites, que ce singulier diplomate traitait de courtisanes. Il annonçait dans une de ses dépêches que « quelques-unes eurent besoin d’avoir recours aux sels pour ne pas s’évanouir. » Aujourd’hui nos ambassadeurs n’excitent point tant d’émoi ; les femmes n’ont pas besoin de respirer des sels pour ne pas s’évanouir à leur approche ; on ne songe pas même à les regarder avec étonnement. Quand ils sont aimables, on leur fait bonne mine ; quand ils sont habiles, on compte avec eux ; quand ils sont maladroits, on est indulgent pour leur inexpérience, dont on leur sait beaucoup de gré. En vérité, le gouvernement qu’ils représentent inspire si peu d’horreur aux monarchies nos voisines que deux empereurs et un roi viennent de décider en commun qu’il ne faudrait pas inventer la république française, si elle n’existait pas, mais que, puisqu’elle existe, le mieux est de s’appliquer à la conserver, crainte de pis.

Oui, les temps sont bien changés, et il y a de bonnes raisons pour que la république française ne soit plus un objet d’horreur pour ses voisins. Partout le droit divin a transigé avec les peuples. Nous sommes entourés de monarchies plus ou moins libérales, plus ou moins parlementaires, et quoique la somme de libertés qu’elles accordent à leurs sujets ne paraisse pas suffisante à tout le monde, les mécontens eux- mêmes, pour peu qu’ils aient de bon sens, sont obligés de convenir qu’il n’y a rien d’irréparable dans les maux dont ils se plaignent, que, sans recourir aux moyens violens, ils unirent par obtenir justice à force de plaider. Il s’ensuit que, monarchie ou république, la forme de gouvernement n’est plus une question de principes, mais une affaire de goût. Les uns estiment qu’un souverain est un article de luxe, une coûteuse inutilité ; les autres jugent qu’un état sans souverain manque d’autorité et de prestige. C’est une querelle qu’on peut vider sans se dire d’injures et sans aller sur le terrain. Au surplus, les conventionnels, les jacobins d’autrefois joignaient la passion de la grandeur nationale à l’esprit de propagande, ils brûlaient du désir de répandre à la fois sur le monde la France et leur idée. Les radicaux avancés, qui se considèrent comme leurs héritiers, leur ressemblent bien peu à cet égard ; ils sont de tous les partis qui nous divisent le moins soucieux de notre grandeur, de l’influence que nous pouvons exercer au dehors. Qu’on leur permette de supprimer le sénat et la présidence de la république, le reste n’est, à leurs yeux, qu’un détail insignifiant ou une vaine superstition. Quant aux partis plus avancés encore, ils aspirent à transformer la république en une confédération libre de communes ; leur rêve est de supprimer la France. Un tel projet est de nature à ne point déplaire à nos ennemis.

Quand nous disons que deux empereurs et un roi se sont entendus pour protéger au besoin les institutions républicaines contre nos repentirs, nous ne faisons que répéter ce qu’a dit le journal officieux de Berlin. Les explications qu’il a fournies au sujet de la triple alliance pouvaient se résumer ainsi : « Tels que vous êtes, vous nous semblez inoffensifs ; mais le jour où vous vous permettrez d’être autre chose, nous aviserons et nous prenons des aujourd’hui nos précautions. » L’article dont nous parlons et qui a fait du bruit dans le monde était écrit d’un style bourru, médiocrement aimable ; cela ressemblait à une signification par voie d’huissier. Mais il ne faut pas attacher en pareille matière trop d’importance aux questions de forme. Les rédacteurs habituels de ce journal ne se piquent point de sacrifier aux grâces, et quand ils transmettent à l’univers les messages du chancelier de l’empire allemand, ils les assaisonnent à leur façon. Les domestiques de grande maison sont d’habitude plus superbes, plus rogues que leur maître, et il arrive souvent qu’en s’acquittant de ses commissions, ils blessent des amours-propres qu’on les avait priés de ménager. On sait que M. de Bismarck reprocha un jour à l’un de ses secrétaires d’être trop massif dans tout ce qu’il écrivait, et que ce secrétaire ayant répondu qu’il pouvait travailler aussi dans le genre aimable et qu’il s’entendait en fine malice, le chancelier lui repartit : « Soyez fin, mais sans malice, écrivez en diplomate ; même dans les déclarations de guerre, on se croit tenu d’être poli. » Ils ont beau s’y appliquer, les rédacteurs de la Gazette de l’Allemagne du Nord ne sont jamais polis dans leurs déclarations de guerre, et s’il leur arrive de caresser les gens, leur main ressemble toujours à une patte et on sent la griffe sous le velours.

M. de Bismarck a déclaré plus d’une fois que, depuis ses grands succès, il n’a cessé de donner des gages à la politique de paix et de conservation. Il entendait par là que sa principale étude a été de veiller à la défense du grand empire qu’il a fondé, de le préserver de toute insulte et de tout dommage. Il est dans sa nature de ne pas attendre les coups, de prendre toujours les devans, de garantir sa tête en amassant des charbons sur celle de ses ennemis. Ce conservateur est l’homme des mesures préventives, il déjoue d’avance les coalitions qu’il redoute par d’autres coalitions dont il est le chef et l’arbitre. Il a su s’arranger pour avoir toujours des alliances à sa disposition. Il en a quelquefois changé ; du moment qu’elles lui servent, il ne fait point acception des personnes, il les préfère toutes également. Ses alliés se plaignent tout bas qu’il s’ingère un peu trop dans leurs affaires. En mainte rencontre il s’est appliqué à se débarrasser de tel ministre étranger qui gênait ses combinaisons ou dont les intentions lui étaient suspectes ; mais il n’a employé à cet effet que des moyens détournés et de sourdes manœuvres, qui tantôt lui ont réussi et tantôt ont échoué ; les plus habiles ne réussissent pas toujours. En somme, il faut reconnaître qu’il a su conserver à l’hégémonie allemande un caractère de modération relative ; les uns la subissent, les autres l’acceptent, sans la goûter beaucoup. On n’est pas parfait ; le talent de se faire aimer est le seul qui manque à ce grand homme d’état.

Il faut reconnaître aussi qu’en ce qui nous concerne, après avoir nourri à notre égard des sentimens peu louables, il s’est ravisé, qu’il a changé de méthode et que, depuis 1875, il n’a point été pour nous un mauvais voisin. Nous n’avons à lui reprocher aucun acte offensif ni offensant. Plus d’une fois au contraire, il s’est montré disposé à nous être agréable. Personne n’est plus versé que lui dans l’art de trafiquer la crainte et l’espérance. Il nous a fait des offres de services, il nous a donné à entendre que si nous consentions à nous en remettre à sa bienveillance, nous nous en trouverions bien, qu’il nous aiderait à faire de bonnes affaires. Mais le moyen d’être son ami sans être son protégé ? S’il en coûtait peu à tel de nos ministres d’accepter cette situation, il en coûtait davantage à d’autres. On raconte que jadis un chancelier offrit sa protection au parlement et que le premier président, se tournant vers la compagnie, lui dit : « Messieurs, remercions M. le chancelier, il nous donne plus que nous ne lui demandons. » M. de Bismarck ne demande pas mieux que d’entretenir avec nous de bons rapports, mais il lui déplaît que nous en ayons avec d’autres, il désire que nous n’ayons affaire qu’à lui. Il respecte tous nos droits, sauf le plus beau de tous ; il n’admet pas que nous ayons le droit de nous faire des amis. Toutes les fois que nous avons été tentés de nous rapprocher de quelque puissance du continent, d’avoir commerce avec elle, il a trouvé moyen de nous en témoigner son déplaisir, et il a su exploiter habilement les circonstances et nos propres fautes pour nous remettre à notre place.

Nous avons connu un homme fort riche et fort puissant, qui avait beaucoup d’amis ; on en a toujours beaucoup quand on est puissant et riche. Il leur faisait le meilleur accueil, il écoutait leurs plaintes, il s’occupait de redresser leurs griefs, de leur procurer des plaisirs. Mais il interdisait aux gens qu’il aimait d’entrer en liaison les uns avec les autres, et son ombrageuse jalousie fomentait entre eux des mésintelligences. Il entendait que chacun de ses amis lui appartint tout entier. Il y a quelque chose de cela dans les procédés de M. de Bismarck ; sa bienveillance nous est acquise à la condition que nous ne nous lierons avec personne. Dans l’intérêt de sa sûreté, il nous condamne à l’éternel isolement, et s’il fait des vœux pour la conservation de la république française, c’est qu’il estime que le régime républicain ; est le plus propre à nous empêcher de contracter des alliances. Sur bien des points, il a étonné le monde par les variations de sa pensée ; mais en matière de politique étrangère, il a peu varié, ses principes sont des axiomes. « La situation de la France, lit-on dans une de ses dépêches datée de 1872, est certainement de telle nature qu’il est difficile et peut-être impossible, même pour le diplomate le plus habile, de porter un jugement éclairé sur l’état de ce pays. Cette difficulté, ajoutait-il, est encore augmentée par le caractère impressionnable et irritable de la nation, défaut dont les hommes d’état français les plus habitués aux affaires se ressentent plus que les hommes d’état allemands ou anglais. » Nonobstant, il s’était fait son idée dès ce temps-là, et par son ordre M. de Balan écrivait au comte Arnim : « Une France constituée monarchiquement nous offrirait des dangers plus grands que ceux que Votre Excellence voit dans l’influence contagieuse des institutions républicaines. Ce serait dépasser la mesure que d’avancer que nous ne saurions accepter en France une autre forme de gouvernement que la forme républicaine. Mais, d’autre part, si nous prenions parti pour un autre gouvernement, quel qu’il fût, nous attirerions sur nous les animosités dont il serait l’objet. Nous rendrions ainsi la France capable de contracter des alliances, ce qui n’est pas aujourd’hui le cas. » Ce qu’écrivait M. de Balan le 23 novembre 1872 est tout à fait conforme aux récentes déclarations de la gazette officieuse de Berlin, et si nous étions moins oublieux, nous nous épargnerions d’inutiles et désagréables surprises.

Nous savons exactement quels souhaits M, de Bismarck forme à notre égard, nous avons plus de peine à démêler, à pénétrer les sentimens que nous a voués l’Italie. Assurément le langage de la plupart des journaux de la péninsule n’a rien de flatteur pour nous ; mais peut-être aurions-nous tort de prendre trop au sérieux leurs incartades. Nous n’avons manqué aucune occasion de rappeler à nos voisins du Midi tout ce qu’ils nous devaient, et notre insistance leur a paru indiscrète ; heureusement ils n’oublient guère ce qu’ils se doivent à eux-mêmes, et ils ne trouveraient aucun profit à se brouiller avec nous. « Nous sommes la plus jeune des nations, nous disait un Italien distingué, mais nous sommes le plus vieux des peuples. L’expérience des siècles a laissé un dépôt au fond de notre conscience, et il en résulte que cette conscience ne ressemble pas aux autres ; elle est moins prompte à s’émouvoir et aussi à se scandaliser. » Mais si la conscience de l’Italien se scandalise difficilement, il a l’esprit trop ouvert, une intelligence trop vive de ses intérêts pour souhaiter sincèrement notre perte. C’est quelquefois une garantie que l’égoïsme intelligent.

L’Italie est une des nations les plus intéressées au maintien de l’équilibre européen, l’une de celles dont la sûreté serait le plus compromise par une diminution trop sensible de l’influence et de l’action de la France. Le jour où, d’accroissement en accroissement, l’empire dont Berlin est la capitale s’étendrait jusqu’à Trieste, le roi d’Italie ne se sentirait pas chez lui à Venise, et le jour où nous ne serions plus en état de nous faire respecter, l’admirable pays qui vient de célébrer le centenaire de Raphaël risquerait de tomber de nouveau dans un dur vasselage. Les Italiens qui, tout en nous disant des injures, affirment que nous sommes nécessaires à l’équilibre de l’Europe, sont certainement de bonne foi. Quant à la forme de notre gouvernement, ils ont à cet égard une opinion moins nette, moins arrêtée que M. de Bismarck, ils jugent la république moins inoffensive qu’il ne le dit, ils redoutent davantage la contagion du mauvais exemple. D’autre part, ils redoutent aussi les hasards des restaurations. Ils savent que la dynastie qui a leurs préférences est celle qui a le moins de chances de nous agréer, et ils sont persuadés que si le comte de Chambord montait sur le trône, son premier soin serait de marcher sur Borne pour y rétablir le pouvoir temporel. C’est prévoir les malheurs de bien loin. Tout gouvernement qui mettrait l’épée de la France au service d’autres intérêts que les intérêts français prononcerait lui-même sa déchéance. Mais les Italiens croient que notre cas est l’inverse du leur, que nous sommes la plus vieille des nations et le plus jeune des peuples, et qu’il est peu de folies dont nous ne soyons capables.

Dans le fond, la seule inquiétude sérieuse qu’ils aient éprouvée a été la crainte qu’il ne s’opérât un rapprochement durable entre l’Allemagne et nous. Comme les gens trop candides, les gens trop fins sont sujets à s’abuser. Les Italiens se sont imaginé plus d’une fois, depuis la conférence de Berlin, que nous avions conclu un accord secret avec M. de Bismarck, que désormais il se ferait un devoir d’aller au-devant de tous nos désirs, qu’il nous prodiguerait les marques de son bon vouloir. Ils savent que son habitude est d’obliger ses amis en leur offrant le bien des autres ; ils ont craint que, pour nous faire oublier nos malheurs, il ne nous procurât des compensations à leurs dépens. Aussi ont-ils travaillé activement à nous supplanter dans ses bonnes grâces. Ils ont pensé que la place était bonne et ils ont voulu nous la prendre, nous dépouiller d’un bien auquel nous n’avions garde de prétendre.

M. Mancini a déclaré, dans son discours au sénat italien, qu’il n’était animé d’aucun sentiment hostile à notre égard. Nous l’en croyons sans peine ; l’homme éminent qui a été choisi pour représenter l’Italie à Paris nous est un garant qu’on désire avoir de bons rapports avec nous. Nous croyons aussi qu’en accédant à la triple alliance, M. Mancini s’est proposé surtout de prouver et à l’Europe et au saint-père que l’Italie n’était pas isolée, qu’il y avait quelqu’un derrière elle. Du même coup, il a voulu procurer au cabinet dont il fait partie un prestige qui flattât l’amour-propre national, et, sans contredit, grâce à la triple alliance, M. Mancini est désormais plus sûr de sa situation, mieux armé pour défendre son portefeuille contre tous ceux qui désirent l’en soulager. Pendant longtemps. M. de Bismarck a tenu la dragée haute au cabinet Depretis et repoussé dédaigneusement ses avances. Naguère encore il lui adressait de Berlin de sévères avertissemens. Il lui remontrait que le libéralisme conduit par une pente fatale au radicalisme, que les ministères de gauche mènent à la république, et il n’entend pas qu’il y ait en Europe d’autre république que la nôtre. Si ses vœux eussent été exaucés, ce ministère de gauche eût fait place à un ministère de droite. Mais il n’a pas de sots entêtemens, il se résigne à ce qu’il ne peut changer. Il a été fort mécontent de voir M. Gladstone revenir aux affaires, il s’est accommodé de M. Gladstone. Il a fini aussi par s’accommoder de MM. Depretis et Mancini. Nous craignons seulement que, s’étant fait longtemps prier, il ne leur fasse acheter les avantages qu’il leur promet par beaucoup de complaisances et que l’excès de leurs empressemens ne mette leur fierté à sa merci. En tout cas, si leur politique a été habile, nous ne dirons pas, comme l’un de leurs partisans, que c’est là « de la belle politique, » à moins qu’il ne faille en juger comme le philosophe qui trouvait fort belle une poésie médiocre parce que l’auteur avait atteint son but. Le lendemain, ce philosophe prit une médecine qui lui fît du bien et la rigueur de sa logique l’obligea de déclarer que, puisqu’elle avait atteint son but, c’était une belle médecine.

On a discouru sur la triple alliance dans la plupart des capitales de l’Europe, à Berlin, à Rome, à Vienne, à Pesth. Partout on a dit à peu près les mêmes choses ; mais le langage, le ton, la voix, le geste, les airs de tête, tout différait. A Berlin, on a paru se proposer de nous faire rentrer en nous-mêmes, de nous donner une de ces mortifications salutaires qui servent à l’amendement du pécheur et lui inspirent d’utiles réflexions ; peut-être aussi désirait-on nous faire comprendre que notre nouveau ministère n’est pas vu d’un œil favorable par le prince-chancelier, que nous n’avons pas tenu assez compte de ses préférences et de ses goûts. A Rome, le ministre des affaires étrangères n’a eu garde de nous morigéner. Il a laissé à M. le comte Cadorna, qui jadis trouva un refuge chez nous, le soin de nous dire notre fait, de cous signifier que nous sommes d’incorrigibles brouillons, que les peuples sages, paisibles, désintéressés et vertueux n’auront de repos que le jour où le coq gaulois ne chantera plus. Mais si M. Mancini s’est abstenu de toute parole malsonnante qui aurait pu nous blesser, il n’a pas cherché à dissimuler l’épanouissement de sa joie ; son attitude n’était point modeste, il avait l’air d’un messager de bonnes nouvelles qui s’écrie : « Qu’ils sont beaux sur la montagne les pieds de celui qui apporte la paix ! » Il y avait dans son éloquence un accent d’allégresse triomphante, c’était un discours de mardi gras, bien propre à humilier notre face de carême, à nous faire sentir la médiocrité de notre situation, et que l’Europe célébrait une fête dont nous payions les violons. M. Tisza a tenu à la chambre des députés de Pesth un langage bien différent. Il a paru désireux de nous rassurer, de dégonfler les ballons italiens, de mettre la sourdine à des prétentions trop bruyantes qui lui causaient de l’humeur : « N’allez pas prendre la mouche ni vous mettre martel en tête, a-t-il semblé nous dire. Méprisez les vains caquets, il faut en rabattre ; on s’exalte, on s’agite beaucoup pour peu de chose. En ce qui nous concerne, soyez convaincus que nous n’aurions garde de nous associer à des manœuvres dont la France aurait à souffrir, que nous lui voulons beaucoup de bien, que nous tenons à entretenir avec elle les plus amicales relations. » Quelques jours plus tard, les journaux officieux devienne déclaraient qu’il n’y avait rien de vrai dans certains bruits qui avaient couru, que les trois puissances ne s’étaient point liées par un pacte écrit, qu’il ne s’agissait ni d’une alliance offensive, ni d’une entente dirigée contre nous, ni même d’une garantie réciproque des territoires des contractans.

Nous croyons sans peine à la sincérité des déclarations de M. Tisza. La monarchie austro-hongroise serait bien mal inspirée si elle travaillait à notre diminution. Qu’a-t-elle à craindre de nous ? Quel démêlé pourrions-nous avoir ensemble ? Quel intérêt pourrait nous diviser ? Pour se mettre à l’abri des assauts du panslavisme, elle a conclu avec l’empire allemand un mariage de convenance et de raison. Ces mariages ont leur prix, mais ils ont peu de douceurs, ils sont sans illusions comme sans poésie, ils ignorent les joies de l’amour. En s’alliant à M. de Bismarck, l’Autriche s’est affranchie des soucis que lui causait l’humeur inquiète de son voisin de l’Est ; mais M. de Bismarck se fait payer les services qu’il rend. Quelqu’un prétendait que sa pensée secrète est de faire de l’Autriche une puissance orientale et de la Russie une puissance asiatique. L’Autriche a dans l’Occident des intérêts qu’elle ne saurait sacrifier sans compromettre son existence, et il est à présumer qu’en acceptant les conseils qui lui viennent de Berlin, elle se réserve le bénéfice d’inventaire. M. de Bismarck sera plus sûr de la tenir depuis que l’entente à deux s’est transformée en une triple alliance. En revanche, l’Autriche y a trouvé l’avantage de n’avoir plus à craindre les complots des irrédentistes italiens. Le cabinet de Rome s’est engagé à oublier le Trentin et Trieste, il s’est converti à la politique conservatrice. Le voilà devenu l’un des gendarmes de l’Europe. Le premier devoir d’un gendarme est de ne pas laisser ses mains s’égarer dans les poches de son prochain.

Ce qui vient de se passer ne doit nous causer ni effarement, ni dépit, ni mauvaise humeur. Le dépit est un détestable conseiller, la mauvaise humeur ne remédie à rien, et notre effarement serait peu justifié. La triple alliance, qui s’est formée entre des puissances qui ont elles-mêmes beaucoup de précautions à prendre les unes avec les autres, ne nous menace d’aucun danger immédiat, et on sait ce que valent des combinaisons annoncées à grand bruit, ce qu’a duré l’union des trois empereurs, comment elle a fini et combien il est vrai de dire que « les amitiés de la terre s’en vont avec les années et les intérêts. » Toutefois nous aurions tort de regarder d’un œil trop tranquille la situation qui nous est faite, d’en prendre trop facilement notre parti. Tout le monde se défend de vouloir nous offenser ; on ne laisse pas de nous mettre à l’interdit, de nous retrancher de la société des gens de bien, on nous condamne à faire notre pot à part. Cela rappelle l’histoire de cet homme qui avait reçu sur sa joue un coup de la main d’un jésuite. On agita pendant des mois la question de savoir s’il l’avait reçu de l’avant-main ou de l’arrière-main, et si un coup du revers de la main sur la joue doit être appelé soufflet ou non. Pascal décida que c’était au moins un soufflet probable. Il est très probable aussi que la façon dont on nous traite ne ressemble guère à un bon procédé, et malheureusement cela tombe sur un moment où nous sommes en froid avec les Anglais, nos seuls amis, lesquels profitent de la circonstance pour nous adresser de pressantes admonestations, pour nous dire : « Vous voyez ce qui vous arrive, vous êtes en butte aux méfiances, aux animadversions, tout le monde s’ameute, se coalise contre vous. Soyez très sages, soyez très prudens, renoncez au monde et à ses pompes, à la chair et à ses désirs. Vivez en ascètes, en anachorètes ; laissez à d’autres les grands projets, les entreprises lointaines ; tâcher d’oublier l’Egypte, Madagascar, le Congo, le Tonkin ; tenez-vous tranquilles, restez chez vous, parlez très bas et souffrez que nous fassions d’un bout de l’univers à l’autre tout ce qui nous plaît. » Il est dur de recevoir des leçons de modération et de tempérance d’excellens amis qui sont sur leur bouche et ne se refusent rien ; il est dur d’être mis au régime par les plus gros mangeurs de l’univers.

Nous ne pouvons douter de notre isolement, et nous aurions tort de nous y résigner. Il est beau de s’écrier fièrement : « Nous nous suffirons à nous-mêmes ! » C’est un mot de héros de mélodrame, ce n’est pas un mot de politique, et nous sommes certains que notre ministre des affaires étrangères en juge ainsi. Mais ce qui importe surtout, c’est de reconnaître et de nous bien persuader que si nous avons à nous plaindre des autres, nous avons aussi à nous plaindre de nous, que nous sommes pour quelque chose dans notre isolement, que nous y avons contribué par nos fautes, par notre inconsistance, par notre manque de conduite. Quoi qu’en dise M. de Bismarck, on peut croire que ce n’est pas la forme de nos institutions, mais l’usage que nous en avons fait qui a nui à notre crédit en Europe, et qu’une république sage, circonspecte, avisée, bien gouvernée, s’y ménagerait sans trop d’effort des relations utiles.

Ce n’est pas à la république de 1793 ou de 1798 que nous devons demander des leçons de conduite. Grâce à la terreur qu’inspirait son nom, elle pouvait tout se permettre. Comme l’a remarqué M. Masson, tel de ses diplomates se trouvait bien d’unir l’arrogance à l’audace et l’audace à l’ignorance. A peine installé dans son ambassade, Bernadotte le prit de haut avec tout le monde. Il avait toujours la main sur la garde de son épée ; le sans-gêne de ses présentions, ses allures cavalières révoltaient la cour de Vienne, sans que personne osât se plaindre. L’archiduc Charles, à qui il avait demandé une audience, lui fit répondre qu’obligé d’accompagner l’empereur à la chasse, il le priait de remettre sa visite au jour suivant. Le lendemain, Bernadotte lui envoya dire par l’un de ses officiers « qu’il ne pouvait avoir l’avantage de le voir. » Il exigea que M. de Thugut supprimât dans les almanachs autrichiens un article où la fille de Capet et les Bourbons émigrés étaient désignés sous les noms qu’ils portaient autrefois, et quand M. de Thugut lui représentait les obligations de cœur de son souverain ou les ménagemens qu’on devait avoir pour l’empereur de Russie qui s’était déclaré le défenseur de Louis XVIII, il lui répliquait insolemment : « Qu’importe la fureur délirante de ce tyran du Nord ? La république française brave et dédaigne ses menaces. Bientôt ce tigre à figure humaine sera attaqué lui-même au cœur de ses états. » M. Masson a raison de le dire, « le particulier et l’étrange, c’est que cette politique à coups de sabre lui réussissait fort bien. »

Voilà des procédés qui ne sont plus à notre usage, et une diplomatie savante et correcte nous est bien nécessaire pour nous remettre sur un bon pied en Europe. Mais que peut l’habileté de nos diplomates quand le gouvernement qu’ils représentent est sujet à de perpétuelles éclipses ? Il était là tout à l’heure, on le cherche, on ne le voit plus. Puissent les mortifications qu’on nous fait ressentir servir de leçon à nos députés ! Puissent-ils se rendre compte de tout le dommage qu’ils nous ont causé par leurs perpétuelles préoccupations électorales, par leurs goûts dépensiers qui ont compromis notre fortune, par leurs discussions passionnées sur des affaires de bibus, par leurs défaillances dans la question d’Egypte, et surtout par leur indiscipline, qui nous condamne à n’avoir que des ministères d’un jour ! Un Italien disait récemment à l’un des correspondans d’un journal anglais : « L’Italie n’est pas intéressée à l’agrandissement des puissance centrales de l’Europe ni à l’humiliation de la France. Elle a été contrainte par les circonstances de rechercher la faveur de l’Allemagne. Elle préférait l’amitié d’un peuple avec lequel elle a tant d’affinité, mais aucun ministère français n’a pu durer depuis 1876. » Peu importe que cet Italien fût absolument sincère ; le malheur est qu’il disait vrai, et que nous n’avons rien à lui répondre. Qui pourrait compter sur nous quand nous ne pouvons pas compter sur le lendemain ? Un gouvernement républicain a plus besoin qu’un autre de se faire prendre au sérieux et d’inspirer la confiance. Il peut se passer de gloire, il ne peut se passer d’estime. Avec la considération, tout nous reviendra, le crédit, les amitiés et le reste, et, sans cesser d’être pacifiques, il nous sera permis d’être aussi fiers que circonspects. « Évite soigneusement les querelles, disait Polonius à son fils Laërte ; si elles viennent te chercher, prouve à ton adversaire que tu es un homme dont il faut se garder. »


G. Valbert.

  1. Les Diplomates de la révolution, Hugou de Bassville à Rome, Bernadotte à Vienne, par Frédéric Masson. Paris, Charavay frères, 1882.