La Triplice asiatique

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La Revue blancheTome XXVI (p. 200-211).

La Triplice Asiatique
tsar, dalai-lama, hoang-ti

C’est l’action concertée du gouvernement russe, du haut clergé bouddhique et de la dynastie mandchoue qui anime l’énorme tragi-comédie d’Extrême-Orient. Le point de départ, le terrain, le but et jusqu’à l’existence de cette action sont restés inconnus de l’Occident. La machine diplomatique qui, depuis quelque sept ans, travaille avec précision dans les ténèbres de la Haute-Asie est d’un dispositif assez compliqué. Pour qu’on en perçoive le fonctionnement, une analyse préalable est nécessaire : elle sera forcément historique. En sa rigueur, elle ne laisse pas de se parer du charme d’un conte merveilleux.

En Asie, tout s’éternise. L’enchevêtrement des affaires politiques poursuit son entrelacs à travers des siècles. Et tel événement historique qui met en scène des contemporains s’explique par le geste initial de leurs ancêtres de la vingtième génération…

Le bouddhisme, qui, depuis dix ans, s’impose aux Européens mêmes comme un facteur politique, était déjà constitué depuis plusieurs siècles en une Église dominatrice de l’Asie, quand, peu avant l’avènement en Chine de la dynastie mandchoue, il devint l’arbitre des plus grandes questions soulevées dans le grand continent.

La doctrine de la réincarnation, qui veut que les chefs suprêmes de l’Église soient des Bouddhas revenus sur la terre, avait déjà provoqué au Thibet l’institution de deux papes, hommes-dieux, de sainteté égale, dont l’un, le Pantchen-Lama, incarnait la sagesse, l’autre, le r’Gyamtso-Lama, le génie administratif présidant au sort de l’Église. Forte d’un tel gouvernement surhumain, et d’un clergé qui était l’élite des nations où le bouddhisme régnait, l’Église avait gagné une influence profonde sur l’âme de centaines de millions d’Asiates.

Et voici enfin le fait décisif qui devait entraîner jusqu’aux événements singuliers de l’heure présente : la dynastie mandchoue n’a pu s’instaurer et ne pouvait persister en Chine que par l’influence de l’Église. Cette vérité si nouvelle vaut qu’on l’établisse historiquement. El l’on verra comment la petite « Affaire chinoise » naît d’une entreprise russo-bouddhique d’envergure colossale.

La dynastie Ming, installée au trône impérial de Pékin par la révolution qui avait chassé Toghan-Temour, le dernier des Djinghizkhanides, ne sut maintenir son autorité à l’intérieur au-delà du moment où ses principes confoutsistes et nationalistes furent en conflit avec ceux de l’Église bouddhique, arrivée au pouvoir suprême par la dynastie du grand empereur mongol. De plus, des dissentiments amers s’élevaient au sein de la dynastie Ming, et, à partir du milieu du xvie siècle, la force gouvernementale se restreignait à la gestion des affaires intérieures.

Cet état de faiblesse souleva aussitôt de nouvelles convoitises des grands-princes mongols, descendants de Djinghiz-Khaghan. Le principal représentant de cette illustre famille, Altan-Khaghan des Ordos, avait, par un labeur politique de cinquante ans, réuni sous son sceptre la majorité de la nation mongole ; et il rêvait de rétablir sa dynastie sur le trône de Chine. Se souvenant sans doute du parti merveilleux que son aïeul Khoubilaï avait tiré du concours de l’Église, et bien au courant de la situation en Chine, il lui parut indispensable de se concilier l’immense autorité du r’Gyamtso-Lama, roi théocratique du Thibet, et chef suprême de l’Église. Il lui offrit de consacrer politiquement sa dignité spirituelle en le désignant comme seigneur spirituel de tous les fidèles, et demanda en revanche le titre de « Seigneur et Soigneur des Dons de la Religion », lequel équivalait à peu près à celui d’empereur universel des bouddhistes. Le r’Gyamtso-Lama de Lhassa acquiesça. Il fut prié à la cour d’Altan-Khaghan. Le neveu de celui-ci, Ssetsen-Khungtaïdji, l’y conduisit avec les plus grands honneurs. Il y eut une fête splendide à laquelle assistaient, dit-on, plus de cent mille personnes. Le Khaghan conféra à son hôte le célèbre titre de Vadjradhara-Dalaï-Lama, « Lama-Océan Détenteur du Sceptre » ; au banquet qui suivit la cérémonie d’investiture, cet événement historique d’importance mondiale fut consacré par un beau discours prononcé par Ssetsen-Khungtaïdji. Il s’exprima de la sorte :

« En conséquence de bénédictions antérieures, nous voyons ici le Lama comme objet réel de l’adoration, et le Khaghan comme seigneur des dons de la religion, tels le soleil et la lune quand ils se lèvent ensemble au ciel bleu et pur. Par l’ordre du Prince des Dieux, Hormouzda, notre aïeul Ssoutou Bogdo Djinghiz-Khaghan groupa sous son sceptre les cinq couleurs de son propre peuple et les quatre peuples parents. Ses deux petits-fils, la réincarnation du Bouddha, Godan-Kliaghan, et Khoubilaï Ssetsen-Khaghan qui tourna les mille roues dorées de la domination, mirent à la tête de l’administration spirituelle l’approfondisseur des abîmes du savoir, Ssaskya Pandita, et le flambeau de la foi des êtres respirant, le roi de la doctrine Phagspa-Lama ; et, en suivant leur exemple, les princes croyants des Mongols invitèrent les Lamas des Ssaskya et donnèrent aux êtres respirant la félicité par la gestion loyale des deux administrations. Plus tard, depuis l’époque de Toghan Temour Oukhaghatou Ssetsen-Khaghan jusqu’à présent, il y eut des vicissitudes religieuses et politiques : les péchés et les crimes augmentèrent ; nous versâmes le sang ; nous jouîmes de la chair d’êtres viables. Mais, à partir de ce jour, où, par la réversibilité de la roue des temps, nous voyons, dans la splendeur du soleil, le Sakya-Mouni dans la personne de Bogdo-Lama, et le seigneur de la terre Hormouzda dans la personne du puissant Khaghan : à partir de cette grande journée féconde, l’immense fleuve de sang qui délirait en vagues affreuses se mue en un océan lacté, profond et calme. Confiant dans le Khaghan et le Dalaï-Lama, suivons de nouveau la voie lumineuse tracée par nos aïeux : c’est la voie du bonheur. »

Le Dalaï-Lama fut ainsi créé en à 1576.

Fort de son autorité neuve, mais peu confiant en l’étoile des princes mongols, le pape bouddhique dirigea toute la force cléricale sur la Chine, bouddhique depuis longtemps, mais où il importait, pour rester en tout cas l’arbitre de la situation, d’inculquer à l’esprit populaire des conceptions papistes assez fortes pour contrebalancer toute influence séculière. L’impuissance de la dynastie Ming, qui, d’ailleurs, avait toujours négligé l’Église, lui facilita cette tâche. Enfin, vers 1640, les circonstances étaient telles que la population se sentait plus soumise à la volonté du Dalaï-Lama qu’à celle de l’Empereur. Le Dalaï-Lama disposait virtuellement du trône de Pékin.

À ce moment était apparu à l’est des monts Tchin-gan, chez les Tongouses, un conquérant qui, en plus petit, répéta la carrière grandiose de Djinghiz-Khaghan. Ce fut Taïtsong Khungtaïdji. Son élan fut irrésistible. Le Dalaï-Lama l’obligea par deux fois : usant du prestige de son autorité spirituelle, il lui soumit pacifiquement les princes mongols, puis, quelques années plus tard, il lui dénonça à temps une grande révolte de ces mêmes princes (qui venaient d’attaquer le Dalaï-Lama pour se venger).

Taïtsong entreprit de renverser la dynastie Ming, ce qui était facile. Mais consolider sa propre dynastie sur le trône de Pékin était plus ardu. Il comprit que, sans l’appui de l’autorité de l’homme-dieu de Lhassa, tout gouvernement pacifique en Chine serait impossible. Il saisit donc l’occasion d’obliger à son tour celui qui disposait des âmes de cent millions de croyants : il dompta la révolte mongole et se résigna à l’influence cléricale.

Dès lors, son grand rêve dynastique était réalisable. Le renversement de la dynastie Ming n’était plus qu’une question de temps. Mais ce temps devait logiquement être employé, d’un côté par le Dalaï-Lama pour s’assurer la direction spirituelle de l’empereur présomptif, de l’autre côté par le Khaghan pour s’assurer le concours pacifique du clergé et, si possible la suzeraineté politique du Thibet, comme l’avait eue Khoubilaï.

C’est le Dalaï-Lama qui prit l’initiative de ce jeu diplomatique. Il envoya à Moukden, la résidence du Khaghan, le meilleur de ses diplomates, Gouyouçri Tsordji, auquel il avait conféré le titre honorifique d’Haghouksan Khoutouktou. Celui-ci arriva à Moukden en 1642 et remit au Khaghan le message du Dalaï-Lama b’Lo-b’Dsang :

« Si l’on contemple la multitude d’autres créatures sujettes à la révolution des naissances dans les trois mondes, on constate que le bonheur d’obtenir le noble corps humain est encore plus rare que l’apparition d’une étoile en plein jour. Parmi ces apparitions rares, cependant, celle d’un monarque qui dompte l’univers est aussi rare que la découverte de la pierre philosophale qui remplit tous les désirs. Maintenant que tu es devenu le grand et puissant monarque dont la destinée se trouve être de remédier aux malheurs de ce temps troublé, tu ne te rendras digne de ce nom que si tu gouvernes d’après les préceptes de la religion la totalité des peuples qui t’obéissent. Donc, sois protecteur de la religion du Transfiguré, et assume les devoirs de Seigneur et Soigneur des Dons de la Religion. »

Le message portait les sceaux du Pantchen et du Dalaï. Il y eut pendant quelques mois des négociations secrètes entre Tsordji et Taïtsong. Enfin le Khaghan envoya la réponse que voici :

« Je ne suis plus loin, à présent, d’occuper la capitale Daï-Tou des Daï-Mings ; après que j’aurai achevé ma besogne séculière, j’inviterai les deux Divins Lamas ; à leurs pieds j’adorerai et je maintiendrai la religion du Bouddha. »

Dès ce moment la situation respective de la dynastie mandchoue des Daï-Thsing, qui règne encore, et du Dalaï-Lama était fixée. Taïtsong lui-même, il est vrai, n’eut pas l’occasion de tenir sa promesse. Il mourut dès 1643. Et, son fils étant mineur, il semblait un moment que tout fût de nouveau en question. Mais une nouvelle révolution de palais à Pékin donna aux grands généraux mandchous un prétexte d’intervention. En 1644, ils occupèrent, presque sans résistance, la ville impériale et installèrent sur le trône le fils de Taïtsong, Eyébère Sassaktchi.

La dynastie mandchoue eut bientôt honte de dépendre des deux hommes-dieux du Thibet. Mais il fallait être en bons termes avec eux, ou renoncer au gouvernement pacifique de la Chine. En 1651, le Pantchen-Lama et le Dalaï-Lama furent invités à Pékin. Les historiographes mandchous-chinois sont sobres de détails sur cet événement pourtant gros de conséquences.

On conclut à ce moment une espèce de concordat qui stipulait : d’une part, la suprématie spirituelle du Dalaï-Lama sur tous les bouddhistes, l’indépendance intérieure du Thibet dont le Dalaï-Lama resterait le roi politique, le monopole clérical du commerce au Thibet ; d’autre part, l’obligation pour l’Empereur de maintenir l’intégrité territoriale du Thibet. Ce fut, en fait, la victoire absolue des Lamas sur l’Empereur. Comme indice formel de sa vague vassalité, le Dalaï-Lama voulut bien s’engager à envoyer de cinq en cinq ans des présents à l’Empereur : ce fut, une fois, une dizaine de chameaux blancs, d’autres fois une pelisse de lynx, quelques tigres en cage, une icône incrustée de pierreries, des éléphants, une relique, une Écriture-Sainte en lettres dorées, ou tout autre tribut qui ne pouvait que très illusoirement dédommager l’Empereur de ce qu’avait d’incertain la faveur cléricale, seule garantie pourtant du sort de la dynastie.

À mesure, du reste, que le régime mandchou s’infiltrait dans les provinces méridionales de l’Empire, il perdait de sa popularité ; il était regardé comme un régime étranger. Là, l’influence du clergé bouddhique était faible, et il n’y avait même pas, comme dans les provinces septentrionales et occidentales, le lien d’une commune religion entre la dynastie et ses sujets.

L’empereur Khang-hsi, qui monta sur le trône en 1662, épuisa pendant soixante ans les ressources de son remarquable talent administratif à remédier aux tares qui entachaient la base sociale de la dynastie. Il n’y réussit pas, quoi qu’en disent les panégyristes officiels. Quand, en 1720, Lhassa et Pékin procédèrent à un nouvel arrangement de leur situation réciproque, rien, au fond, ne fut changé : seule différence : il y aurait désormais à Lhassa et dans trois autres localités une garnison chinoise ; ces troupes, de faible effectif, étaient commandées par un officier mandchou et un officier chinois, qui devaient résider à Lhassa et avaient pour supérieur le gouverneur général du Sze-tchouen : il était, du reste, expressément stipulé que ces officiers n’étaient autorisés à intervenir à aucun titre dans les affaires intérieures du Thibet[1]

Or, le concordat de 1720 est, de droit, en vigueur jusqu’à ce jour.

Les vicissitudes diplomatiques que les relations officielles entre Pékin et Lhassa ont subies depuis 1720 sont très peu intéressantes au point de vue de l’histoire universelle. Les trois faits matériels permanents qui déterminent la question chinoise sont les suivants :

1) La dynastie mandchoue ne jouit de quelque popularité que dans les provinces septentrionales, Tchi-li, Chan-si, Chen-si, Kan-sou, et dans certains districts du Ho-nan et du Sze-tchouen : c’est-à-dire là où le lamaïsme règne en maître sur l’esprit populaire : dans le reste de l’immense empire la dynastie a toujours été regardée comme étrangère ; les grandes sociétés secrètes, qui toutes sont empreintes d’un caractère nettement nationaliste, et les innombrables tentatives de révolution, depuis les Miao-tze (vers 1740) jusqu’aux Boxeurs, qui toutes avaient pour but primordial de renverser le trône mandchou, en disent assez long. La dynastie a donc nécessairement besoin du concours clérical pour s’assurer la fidélité des seules provinces où son autorité possède une autre base que la simple force brutale. Mais, tout en ayant besoin du clergé, la dynastie (et c’est là sa tare) n’a aucun moyen d’imposer ses vues touchant la gestion des affaires cléricales, car :

2) La dynastie mandchoue n’a aucune influence sur la nomination du Dalai-Lama et du Pantchen-Lama. Il a été exposé que ces deux maîtres de l’Église sont immortels, en ce sens qu’à la mort de leur corps, leur âme se réincarne immédiatement dans un nouveau-né ; il est donc de la plus haute importance de déterminer quel nouveau-né se trouve être le nouveau Grand-Lama. Or, cette « élection », sur laquelle la cour de Pékin prétend dans ses annales avoir la haute main, se fait de la façon suivante. À l’entrée dans le nirvana de l’un des deux Lamas, l’état-civil (tenu par le clergé) présente à celui qui survit, la liste des garçons nés dans le district de Lhassa dans le laps de temps qui s’écoule entre la mort du Lama et le suivant lever du soleil. Cette liste ne contient que les noms des nouveau-nés, sans indication de la famille ou des parents. Le Grand-Lama, les yeux fermés, marque d’un trait de plume trois des noms. Le conclave, composé des chefs des grands monastères de Lhassa et d’autres grands dignitaires ayant le rang de Khoutouktou et qui se trouvent à Lhassa, se réunit aussitôt. Le « De-sri », grand-chancelier du Dalaï-Lama et véritable directeur de la politique lhasséenne, procède à la confection de trois fiches égales portant les noms désignés. Il les met, aux yeux de l’assemblée, dans le célèbre vase d’or, présent, dit-on, de Khoubilaï. Le couvercle, remis sur le ciboire, le Grand-Lama fait son entrée. De la main gauche, il soulève le couvercle, de la main droite, il retire une des fiches et il prononce le nom à haute voix. L’assemblée se prosterne et murmure, pour la première fois, à l’adresse du jeune homme-dieu, les saintes syllabes « Om-ma-ni-pad-mé-hûm… » Dès ce moment, l’enfant désigné est la propriété du haut clergé ; il habite, les premières années avec sa mère, le grandiose palais de Bras-Bong, servi, élevé, instruit par des prêtres éminents : son éducation, s’il est permis de la comparer à celle d’autres « réincarnations », plus faciles à observer, doit être de premier ordre. Mais avant même d’atteindre l’âge d’adolescent, cet être extraordinaire est devenu, non pas l’incarnation d’un Boudha, mais celle de l’esprit collectif qui régit l’oligarchie monacale de Lhassa. L’empereur mandchou n’y est pour rien ; l’intérêt de la puissance cléricale, le même de Lhassa à Rome, et de Pétersbourg à Bénarès, est seul directeur de l’action du Grand-Lama. Et le Grand-Lama, théoriquement, est directeur spirituel des successeurs de Taïtsong… Le Tchangtcha Khoutouktou, vicaire du Dalaï-Lama à Pékin, personnage jamais remarqué par les diplomates occidentaux, est, au point de vue bouddhique, le confesseur de l’Empereur. (On sait que la confession auriculaire est une vieille invention bouddhique.) Il serait bien audacieux d’affirmer que l’Empereur lui permette de remplir en fait cette extraordinaire fonction, mais peu importe : le monde bouddhique, surtout le clergé, est convaincu qu’il la remplit. Ce fait montre le degré de dépendance où se trouve la dynastie par rapport à l’Église. Mais cette dépendance devenait d’autant plus embarrassante que :

3) La dynastie mandchoue était toujours garante de l’intégrité du territoire tibétain, sans pour cela avoir la moindre influence sur son administration intérieure. Et il était évident que la dynastie mandchoue ne pourrait plus se conformer à cette condition dès que le Thibet se trouverait en contact avec des puissances l’entamant soit du sud, soit de l’ouest. Dans ce cas, la situation de la dynastie devait nécessairement prendre un aspect de gravité extrême.

Mais avant que ce cas se présentât, Lhassa vit s’avancer, du Nord (comme tous les conquérants de la Chine), un nouveau et puissant chef de peuple : le Tsar.

L’empire des Tsars entra en communication avec le monde bouddhique du moment où ses frontières touchèrent à celles de l’Empire des Mandchous. Cela eut d’abord lieu en Transbaïkalie, où la haute chaîne montagneuse qui, du Pamir au Baïkal, défend l’accès de l’Asie centrale devient facilement franchissable. Le premier règlement de frontière se fit avec Khang-hsi en 1690. Et par suite de ce traité un chef de cosaques fonda, à cheval sur la frontière, le célèbre bourg de Kiakhta en plein pays bouriate. Les Bouriates sont probablement la tribu qui a donné naissance à Djinghiz-Khaghan. Ce fut et c’est encore un peuple de pure civilisation mongole et naturellement bouddhique.

Ayant senti, dès le premier contact, l’extraordinaire grandeur de la Chine en général, et la formidable puissance du bouddhisme en particulier, la Russie traita la dynastie mandchoue en égale, tint la civilisation chinoise pour équivalente à celle de l’Europe, respecta les nationalités et la foi des peuples vivant sur le territoire politiquement russe, bref imita en petit ce que les dynasties chinoises avaient dû faire en grand.

De cette façon, il était inévitable que de très bonnes relations s’établissent avec le clergé bouddhique aussi bien qu’avec la cour de Pékin. La Russie, en introduisant dans les contrées en question l’ordre social cosaque qui est une organisation essentiellement militaire, héritage justement des tribus mongoles qui avaient dominé en Russie, ne changea pas grand-chose aux habitudes de ces peuples. Le gouvernement eut l’idée ingénieuse d’appuyer officiellement le bouddhisme chez ses nouveaux sujets, et ce fut cette idée qui lui valut, en fin de compte, la suprématie en Asie. L’organisation de l’Église fut officiellement reconnue ; et le chef de l’église bouriate, dont le supérieur direct est le Maïdari Khoutouktou d’Ourga, lequel n’est que le vicaire du Dalaï-Lama, reçut une double investiture, d’abord spirituelle de Lhassa, puis politique de Saint-Pétersbourg. Ainsi s’établirent, il y a presque un siècle, les relations directes entre le Tsar et les Grands-Lamas. Le Khamha-Lama bouriate, sujet russe, fonctionnaire lhasséen, réside, aux frais du Tsar, dans le magnifique palais du Lac des Oies, à mi-chemin, à peu près, entre le Baïkal et Kiakhta ; c’est lui la véritable autorité ecclésiastique du pays. L’immense majorité des soldats cosaques du pays étant bouddhistes, ce sont des Lamas qui font prêter le serment de fidélité, eux que les soldats consultent, eux qui bénissent les drapeaux du Tsar, et ces drapeaux, en temps de paix, sont gardés dans le propre palais du Khamba-Lama ; on laisse les médecins bouddhiques exercer librement non pas seulement, parce que, en général, ils sont supérieurs aux produits hybrides des universités russes, mais, probablement, pour conserver l’amitié du clergé et, par suite, celle plus importante du Dalaï-Lama.

Pour qu’elle puisse établir son monopole minier et commercial, en Chan-si, Chen-si et Ken-sou, les pays du monde les plus riches en fer et charbon, il faut que la Russie exerce une véritable suzeraineté sur la dynastie mandchoue (qu’il importe cependant de ne pas trop affaiblir, sous peine de voir des rivaux européens s’établir en Chine avant que la Russie ne soit capable de la mettre en valeur).

Cette idée presque monstrueuse devint tout d’un coup réalisable vers 1890.

Les relations officielles entre Pékin et Lhassa furent, en effet, rompues en 1890.

Ç’avait été la conséquence d’une grave maladresse du gouvernement anglais. Il y a longtemps déjà, quand le gouvernement britannique de l’Inde avait annexé le district de Lhadak, indubitablement tibétain, le Dalaï-Lama avait sommé l’empereur d’intervenir. La cour de Pékin, qui venait d’être mise en échec par les Puissances occidentales, en était absolument incapable. Le district en question se trouvant fort loin de Lhassa, le Dalaï-Lama se résigna. Mais, d’un côté, l’harmonie mandchou-tibétaine avait reçu le premier choc ; et d’autre part, l’Angleterre s’était fait du Dalaï-Lama, dont elle ne soupçonnait pas la force, un ennemi mortel.

L’oligarchie de Lhassa fit, à partir de ce moment, revivre son activité secrète. Le De-sri, en sa qualité de général de propagande fide, se souvenant du temps qui avait précédé l’avènement des Mandchous, entreprit une vaste campagne pour le rétablissement de l’autorité lhasséenne dans le monde bouddhique tout entier ; depuis la Mandchourie (peuplée déjà exclusivement de Chinois, les Mandchous ayant été assimilés) jusqu’en Birmanie, depuis le Pendjab jusqu’au Baïkal, se faisait sentir la force de l’idée « panbouddhique « , incarnée dans la personne du saint Dalaï-Lama ; en Mongolie, en Chine, au Turkestan, au Siam, on chantait des chansons populaires qui parfois étaient d’un caractère nettement subversif du régime politique existant. Mais à peine cette immense propagande préparatoire eut-elle fait espérer à Lhassa la victoire finale de l’Église, que l’Angleterre, d’un coup grossier et qui porte le stigmate de la plus désastreuse ignorance, précipita la marche des événements et fit involontairement de son grand ennemi, le Dalaï-Lama, l’arbitre des différends que le souci d’une domination universelle a fait surgir entre l’Angleterre et la Russie.

Le gouvernement de l’Inde annexa, en 1890, le district du Sikkim, qui contient la montagne sainte du Cantchindjinga, et s’étend loin au nord de la crête de l’Himalaya, frontière tibétaine. Cette nouvelle incursion sur son territoire, à une distance relativement petite de Lhassa, acheva d’indigner le Dalaï-Lama. Et… la constellation des forces qui gouvernent l’Asie en fut profondément affectée.

Le Dalaï-Lama somma l’Empereur de se conformer strictement au concordat et de maintenir l’intégrité territoriale de son domaine ; il menaça, en cas de refus, de considérer l’ancien traité comme nul, de ne plus envoyer de cadeaux, de renoncer à la présence des troupes chinoises à Lhassa, et de reprendre son entière liberté d’action tant politique que spirituelle. L’Empereur, dans l’impossibilité de faire droit à la demande, n’osa même pas répondre.

Les présents que le Dalai-Lama aurait dû envoyer en 1892. ne furent pas expédiés. Le concordat de 1720 avait cessé d’exister et le Tchangtcha Khoutouktou à Pékin, tout en restant à la cour comme simple et redoutable observateur, ne prit plus aucune part aux actions officielles du gouvernement.

C’est alors que les relations amicales qui régnaient entre le Khamba-Lama des Bouriates et le gouvernement du Tsar portèrent des fruits magnifiques. Lhassa, s’étant virtuellement affranchi de la suzeraineté mandchoue, avait à craindre maintenant et la brutalité chinoise et la grossièreté anglaise. Malgré la dépendance où se trouvait la dynastie mandchoue par rapport à Lhassa, le danger chinois n’était pas à dédaigner : car il fallait au Dalaï-Lama plus de temps pour miner l’autorité et renverser le trône qu’au gouvernement pour envoyer une expédition militaire au Thibet. D’un autre côté, il était bien connu à Lhassa que l’Angleterre ne désirait rien tant que de mettre le Sze-Tchouen en rapport direct avec l’Assam par la route de Batang — ce qui aurait été en même temps la ruine du Thibet, l’agonie du lamaïsme en Chine et la suprématie anglaise en Extrême-Orient.

Mais si la dynastie mandchoue montrait sa capacité d’exister sans et même contre l’autorité lhasséenne, la Russie devait perdre tout espoir de prendre de sitôt sur la dynastie l’ascendant qui lui était nécessaire pour s’assurer une influence prépondérante dans les pays tributaires du nord, tels que la Mandchourie et la Mongolie, et surtout pour faire évincer, sans engager sa propre responsabilité, ses rivaux européens de la Chine septentrionale. Et, d’un autre côté, si l’Angleterre poursuivait ses buts en traitant le Dalaï-Lama comme un simple vassal de la Chine, le prestige anglais gagnait de façon à contrebalancer du coup les laborieux résultats de la diplomatie russe en Perse, en Afghanistan et surtout en Chine.

Le danger commun, quoique de nature différente, devait rapprocher le Dalaï-Lama et le Tsar. Et la conspiration de ces deux papes-rois, dont l’un dispose de cent vingt millions, l’autre de trois cents millions d’âmes, ne pouvait qu’engendrer une action de monstrueuse envergure. La voie de communication naturelle, et à l’abri de toute indiscrétion, passait évidemment par le Lac des Oies ; le Khamba-Lama des Bouriates fut l’intermédiaire donné par les circonstances. Les relations ténébreusement établies eurent bientôt pour conséquence des démarches officielles non moins secrètes. La Russie, qui voyait s’approcher, qui contribuait même à créer une grande crise chinoise, fit le premier pas. Un prétendu étudiant, sujet russe, de nationalité bouriate, élève distingué de l’académie lamaïste du Lac des Oies, fut envoyé à Lhassa, non pas, comme les autorités russes le racontaient, pour achever ses études à la source même de la sagesse, mais comme porteur d’un message impérial, dont le contenu, du reste, n’a jamais été divulgué. Quand, après une absence d’une année, juste le temps d’accomplir cette mission, le jeune lama, M. Z…, revint, le Khamba-Lama Tchoigyi Iroltieff lui-même partit aussitôt pour Pétersbourg.

Pendant ce temps, une recrudescence fabuleuse du mouvement bouddhique se manifestait ; et… l’ambassadeur russe à Pékin commença à jouer un rôle qui différait totalement de celui des autres diplomates occidentaux. Peu après, hasard heureux pour les grands conspirateurs, la guerre sino-japonaise offrit l’occasion de protéger la dynastie mandchoue contre les appétits combinés du Japon et de l’Angleterre. La défaite de cette dernière fut décisive. L’empereur mandchou était l’obligé du Tsar : la cession virtuelle de la Mandchourie fut la première conséquence de cet état de choses.

Mais l’ascendant du Tsar sur le Hoang-ti n’était pas encore complet, et les différentes concessions que ce dernier ne pouvait, malgré le concours de la diplomatie russe, refuser aux autres Puissances, mettaient de nouveau en question la réussite finale de l’action tsaro-lamaïste. Le gouvernement russe envoya dans le Turkestan oriental une « mission scientifique », dont deux membres se hâtaient de « continuer les explorations vers le sud ». Ils arrivèrent à Lhassa au commencement de l’année 1897. Ils y étaient encore en février 1900. Leur escorte, commandée par M. Kozloff, vient de rentrer en Sibérie.

Après que le génial ambassadeur russe eut été rappelé de Pékin à Pétersbourg et reconduit jusqu’à la frontière sibérienne, à Kiakhta, avec des honneurs royaux, le Khamba-Lama envoya un autre de ses élèves, M. B…, « continuer ses études à Lhassa ». Cet homme extrêmement habile, qui joignait l’astucieuse finesse des diplomates russes à la placidité des grands prêtres habitués à mener de vastes et silencieuses entreprises, fut à peine arrivé à Lhassa que, en qualité rapidement acquise de chancelier du De-sri (lequel est le directeur des affaires séculières du Dalaï-Lama), il prit pratiquement en main la gestion des affaires politiques communes au Dalaï-Lama et au Tsar.

À partir de ce moment, la dynastie mandchoue, et, avec elle, la Chine en tant qu’unité politique, ne fut plus que le jouet de la conspiration thibéto-russe. Il n’appartient pas à cet exposé historique de révéler des détails non encore sortis du domaine de la politique ; la contemporanéité des événements m’oblige donc à me borner à indiquer dans ses grandes lignes le schéma de la révolution extraordinaire qui est en train de s’accomplir en Extrême-Orient.

Le nouveau chancelier une fois installé à Lhassa, le grand mouvement antidynastique des « Poings de l’équitable Harmonie » prit un essor inquiétant[2]. Le mouvement ne fut que le ricochet de la rupture du concordat : le Dalaï-Lama ébranla le trône impérial. La dynastie n’avait qu’un seul moyen de faire dévier l’assaut prétendu nationaliste : le diriger contre l’étranger européen qui l’avait forcée aux trahisons que la Grande Société lui reprochait. Le prince Touan, le seul qui, comme père de l’héritier présomptif du trône, eût un intérêt capital à défendre, se mit résolument à la tête du mouvement.

Les troubles dits des Boxeurs, entraînés maintenant contre les Transocéaniens, se préparèrent. Une intervention désastreuse de l’Europe devint de plus en plus probable. Tout d’un coup la situation, également angoissante à Pétersbourg, à Lhassa et à Pékin, s’éclaircit. Ce fut au mois de mars 1900. Un ami intime du Tsar et un célèbre Grand-Secrétaire chinois s’étaient rencontrés à Canton. Tout fut arrangé.

La dynastie mandchoue pouvait attendre avec une certaine tranquillité l’avalanche des événements : la Chine lui resterait.

Et pendant que l’Europe aveugle s’acharnait sur l’océan humain inépuisable de l’Empire du Milieu, la Russie, pacifiquement, organisait ses nouvelles et immenses provinces, la Mandchourie et la Mongolie, qui dominent le Dorado du Chen-si…

Une armée de cent quatre-vingt mille hommes, savamment concentrée de longue main dans la Sibérie orientale, maintiendrait, en cas de besoin par la force, l’intégrité de la Chine contre les convoitises des rivaux dupés de la Russie. Et le Tsar, en établissant enfin la vraie voie de communication entre la Chine et l’Europe, la voie ferrée du Baïkal à Kalgan, se rendrait, au lieu des Occidentaux, gardien des richesses naturelles de l’immense pays.

Ainsi le Tsar devint par le Dalaï-Lama le garant de la dynastie mandchoue.

Le gigantesque projet, favorisé par la piteuse myopie européenne, réussit pleinement. Les détails de son exécution sont merveilleux de finesse : ils seront sous peu de l’histoire. L’acte décisif et qui résume ces événements fut d’une émouvante grandeur symbolique.

Quand la cour mandchoue se fut rendue à Si-ngan et, de cette grande ville, se fut mise, par le télégraphe transasiatique, en communication directe et constante avec le Tsar, quand, réduits à l’impuissance, les malheureux héritiers du grand Taïtsong, préférèrent la protection du Tsar à l’anéantissement par ses rivaux d’Occident, et le calme du cléricalisme bouddhique à la turbulente hypocrisie des missions chrétiennes ; quand, enfin, il fut manifeste que nulle puissance au monde ne régnerait en Chine sinon le bouddhisme et son protecteur, — le siège de Lhassa, en signe du commencement d’une nouvelle phase de l’histoire, procéda à la vieille et vénérable cérémonie, laquelle à travers des périodes millénaires avait consacré les pouvoirs suprêmes de l’Asie.

Le Chancelier de Lhassa, chargé de présents, symboles de la circonstance, se rendit à Livadia. Le Tsar, à peine convalescent d’une grave maladie, le reçut avec l’éclat que comportait le moment. L’ambassadeur s’en alla, porteur d’une missive impériale et de cadeaux significatifs.

Le soir d’hiver où, à la splendeur blanche de la lune, il franchit entre Kiakhta et Maïmatchin la ligne qui avait séparé les deux plus grands empires du monde ; au moment où cet homme extraordinaire qui portait sur lui le mystère du « péril jaune », alla rejoindre au galop de son cheval sa caravane déjà loin, enfin, il me répondit :

« Oui ; je retourne à Lhassa, le nombril du monde. Regarde : tout tourne autour de ce nombril. Encore une fois, la toute-puissance de Sakya-Mouni, incarnée dans mon Seigneur divin, le Dalaï-Lama, se manifeste pour le bonheur des êtres respirants… »

Il fit un geste d’une grandeur saisissante vers l’immensité neigeuse du désert.

« Oui ; l’univers embrassera la foi et sera rédimé. Oui ; dans ce but j’ai travaillé. Oui ; de Lhassa éternellement émaneront force et puissance : Bouddha est le centre. Oui ; par la vertu du flambeau de la foi, le Pantchen-Lama, j’ai accompli ma tâche. Oui ; Bouddha a transplanté Pékin de la mer Jaune à la mer Blanche… Et l’empereur des Russes est à partir de ce temps le Seigneur et Soigneur des Dons de la Religion… »

Il me tendit la main et son regard étrangement calme cherchait à scruter mes pensées. Enfin, il sourit.

« Bonheur sur toi. Viens à Lhassa. »

Il retourna son cheval. Et à mesure qu’il s’éloignait, la lueur bleuâtre et glaciale de la lune, reflétée de la soie d’or de son manteau, semblait agrandir, et finalement résoudre son corps dans une vaste auréole argentée.

Alexandre Ular
  1. Il fallait, l’ingéniosité des scribes chinois pour conclure de là que le Thibet n’est qu’un département du gouvernement général de Sze-tchouen. Mais il convient de confronter les annales chinoises aux chroniques bouddhiques qui se trouvent aux grandes bibliothèques monacales de Mongolie (et aussi, sans doute, du Thibet).
  2. L’enrôlement de ces Boxeurs par le clergé ; le serment de fidélité sur les « six syllabes » ; des drapeaux boxeurs portant en « écriture quadrangulaire » tibétaine la formule sacrée ; enfin tout un ensemble de faits, d’observations et de documents (que je me réserve de discuter en détail à une autre occasion) prouvent surabondamment le caractère nettement bouddhique du Boxisme, au moins dans l’intérieur de la Chine.