La Troisième Jeunesse de Madame Prune/48

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Calmann Lévy (p. 273-276).
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XLVIII



5 octobre.

Et j’ai tenu rigueur à cette ville et à ses entours jusqu’au départ.

Quelques-uns de mes camarades sont allés visiter le grand arsenal voisin ; ils y ont trouvé un empressement, des nuages de fumée noire comme au bord de la Tamise, et sont revenus stupéfaits de la quantité de navires et de machines de guerre que l’on y prépare fiévreusement nuit et jour.

D’autres sont allés à Tokio pour accompagner notre amiral à une réception de Leurs Majestés nipponnes. Dans les rues, ils ont croisé des bandes d’étudiants, qui manifestaient contre l’étranger, et l’un d’eux, renversé de son pousse-pousse par malveillance, s’est fracturé le bras. Ils ont vu l’Impératrice, sous la forme aujourd’hui d’une toute petite bonne femme, habillée à Paris par quelque bon faiseur, élégante encore malgré ce déguisement, demeurée jolie, même presque jeune sous son masque de plâtre, et conservant toujours cet air qu’elle avait jadis, cet air de déesse offensée de ce qu’on ose la regarder.

Mais combien je préfère ne l’avoir point revue, et en rester sur l’exquise image première : cette Impératrice Printemps, au milieu de ses jardins, environnée de chrysanthèmes fous, et dans des atours jamais vus, ne ressemblant à aucune créature terrestre.

Donc, je n’ai plus remis pied à terre, dans ce néo-Japon, tant qu’a duré notre escale.

Maintenant nous redescendons vers le sud, tout doucement, par la mer Intérieure, et ce soir, à la nuit tombante, nous venons de mouiller pour deux jours devant Miyasima, l’île sacrée, que régissent des lois spéciales et étranges. Elle nous apparaît en ce moment, cette île, comme un lieu de mystère qui ne veut pas se laisser trop voir. Ce doit être un bloc de hautes montagnes tapissées de forêts, mais nous en apercevons tout juste la base délicieusement verte, la partie qui touche aux plages et à la mer ; tout le reste nous est dissimulé par des nuages gardiens et jaloux, qui pour un peu descendraient traîner jusque sur les eaux.

Contre toute attente, il paraît décidé que nous nous arrêterons deux ou trois semaines à Nagasaki en passant, pour des réparations au navire, et c’est presque une fête, de revoir tout ce gentil monde féminin, dans cette baie si jolie. Là au moins, tant de recoins du passé persistent encore ! Et nous emplirons une dernière fois nos yeux, nos mémoires de mille choses finissantes, qui s’évanouiront demain, pour faire place à la plus vulgaire laideur.

Car enfin ce Japon n’avait pour lui que sa grâce et le charme incomparable de ses lieux d’adoration. Une fois tout cela évanoui, au souffle du bienfaisant « progrès », qu’y restera-t-il ? Le peuple le plus laid de la Terre, physiquement parlant. Et un peuple agité, querelleur, bouffi d’orgueil, envieux du bien d’autrui, maniant, avec une cruauté et une adresse de singe, ces machines et ces explosifs dont nous avons eu l’inqualifiable imprévoyance de lui livrer les secrets. Un tout petit peuple qui sera, au milieu de la grande famille jaune, le ferment de haine contre nos races blanches, l’excitateur des tueries et des invasions futures.