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La Truffe et les truffières artificielles/02

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La Truffe et les truffières artificielles
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 8 (p. 922-942).
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LA TRUFFE
ET
LES TRUFFIERES ARTIFICIELLES

II.
LA RECOLTE ET LE COMMERCE DE LA TRUFFE[1].

I. L.-R. et Ch. Tulasne, Fungi hypogœi, etc., in-folio avec planches, Paris 1862. — II. Henri Bonnet, la Truffe, Paris 1869. — III. Ad. Chatin, la Truffe, Paris. 1869. — IV. Jacques Valserres, Culture lucrative de la truffe par le reboisement, Paris 1874. — V. Mémoires divers de MM. H. Bonnet, Loubet, Bedel, de Ferry, H. Fabre,etc.

La première phase de la production indirecte de la truffe est pour le cultivateur celle des sacrifices et du long désir ; moins favorisé que le laboureur, le semeur de glands n’a pas la joie de voir croître en plein soleil l’objet de son espérance. Sa moisson à lui est souterraine, obscure, irrégulière : elle échappe à tout regard, et dans les conditions les plus favorables demande huit ou dix ans pour livrer ses premiers fruits. Quelques produits de cultures dérobées, maigres céréales, vignes plantées en interlignes dans les vides entre les rangées de chênes, ne sont qu’un mince palliatif pour une si longue attente. Le jour vient pourtant où tant de peine et tant d’anxiété trouvent leur salaire. Sous cette terre nue et rocailleuse de la truffière, au pied de ces chênes buissonneux qui forment à peine les rudimens d’un taillis, un vrai trésor encore caché aux yeux des profanes se révèle au paysan, qui trouve dans l’exploitation régulière de ce fonds nouveau les élémens d’une aisance et d’un bien-être inconnus à ses jeunes années. Ici donc s’ouvre une phase heureuse dans l’histoire de la truffe : c’est la récolte avec ses incidens variés, la vente avec ses habiletés et ses ruses, puis le commerce lointain avec ses visées ambitieuses, enfin le but où convergent tant d’efforts, la gastronomie apportant au monde entier, sous le couvert de volailles et de pâtés succulens, comme un étrange parfum du sous-sol de la Provence, du Languedoc, du Quercy, du Périgord et du Poitou. Donnons-nous le plaisir de suivre sur ce théâtre de sa gloire ce produit dont nous avons voulu surprendre les obscurs commencemens. Chasse, commerce, savante préparation, jouissance raffinée, sont les termes successifs de cette rapide étude, dont nous esquisserons discrètement les traits d’ensemble, insistant sur les côtés instructifs et laissant aux fins gourmets, aux virtuoses de l’ars coquinaria, la part des menus propos, des anecdotes piquantes, que comporte le sujet.


I

L’art de récolter les truffes devait être dans l’enfance chez les anciens. Tout semble prouver en effet que la vraie truffe, la truffe noire ou mélanospore des modernes leur était à peu près inconnue : ils ne savaient pas la chercher méthodiquement sous la profondeur d’un sol compacte, et se contentaient le plus souvent du terfez ou fausse truffe de Mauritanie, qu’une abondance plus grande et une facile récolte dans les terres sablonneuses mettaient plus aisément à leur portée, ou de la truffe d’été, qui, plus rapprochée que celle d’hiver de la surface du sol, en fendille souvent la surface. Ces moyens imparfaits et primitifs de la recherche à la marque étaient probablement les seuls que connussent les Romains, car ni leurs auteurs classiques d’agriculture, ni leurs poètes, ni leurs compilateurs scientifiques, ne font allusion à l’emploi du porc et du chien dans la recherche de la truffe. C’est pourtant en Italie que le dressage du porc à cet office a dû prendre naissance au moyen âge ou vers le commencement de la renaissance. Au XVe siècle, l’auteur d’un livre de Honesta Voluptate dit que rien n’égale l’instinct des truies de Nursa ou Norcia pour découvrir les truffes cachées sous la terre. Peu de temps après, la même pratique devait exister en France, car un auteur obscur, Sipontinus, cité en 1550 par le médecin Bruyerin Champier, parlant des sangliers et des porcs comme cherchant naturellement des truffes, ajoute que les paysans dressent à cette chasse des porcs domestiques dont ils lient la gueule avec une courroie pour mettre un obstacle à leur gourmandise. Pas n’est besoin aujourd’hui d’une telle précaution ; un peu d’attention suffit au truffier pour empêcher l’animal de s’approprier le fruit de sa chasse ; quelques glands, un morceau de pain, un peu d’orge ou de maïs, récompensent le porc de sa trouvaille, et dom pourceau est si bien habitué à ce troc que le plus souvent, parvenu à l’objet de sa recherche, il s’arrête de lui-même, lève la tête, regarde son maître d’un air significatif qui veut dire : « J’ai droit au salaire, » et consomme incontinent la maigre pitance qu’on lui jette à la place du tubercule odorant.

Le porc du reste, tel que les truffiers l’emploient, n’est pas l’animal obèse qui fait l’orgueil des éleveurs. Maigre et leste, il trotte allègrement devant son maître, si bien que le docteur Gubler l’appelle pittoresquement porc de course, et le docteur Maure cochon lévrier. Arrivé sur le lieu de ses recherches, il flaire le sol, s’arrête à l’endroit où la truffe mûre à point se trahit par son arôme, et là commence une scène originale où l’homme et la bête ont chacun leur part de sagacité. Ardent à la tâche, le brave auxiliaire, servi par ce curieux outil qu’on appelle un groin, fouille le sol le plus rocailleux, jette en l’air terre et cailloux, s’agenouille parfois sur ses courtes jambes de devant pour mieux atteindre la truffe, puis tout d’un coup, près de la saisir, il s’arrête, nouveau Raton, devant le Bertrand rustique qui s’approprie la capture : une courte baguette de fer aiguisée à l’un des bouts sert à dégager la truffe du sol et quelquefois à faire rendre gorge au pourceau, dont l’instinct gourmand toujours en éveil ne résiste pas à la tentation du mets favori. Dans cette lutte grotesque, le truffier court après la bête, celle-ci grogne, résiste, mais, paralysée par la crainte, finit par rendre l’objet volé. Le truffier d’ailleurs a grand soin de ne pas battre le porc, sans quoi, celui-ci, craignant les coups, refuserait son service ou ne s’y prêterait qu’avec méfiance ; à voir avec quelle intelligence un être si ignoble et si stupide en apparence suit l’impulsion que l’homme sait lui donner, on revient volontiers de ce préjugé qui nous fait voir dans les animaux de pures machines vivantes ; même chez les plus humbles de nos serviteurs, la volonté, l’intelligence, ont une part dans la tâche que nous savons leur imposer.

Un autre auxiliaire du truffier, c’est le chien. L’usage en remonte assez haut et vient aussi probablement d’Italie. L’Angleterre, où les truffes sont peu communes, l’Allemagne elle-même, la France, ont dû prendre les barboni ou chiens barbets du Milanais ou du Piémont comme modèles de leurs chiens truffiers. On dit pourtant que les premiers chiens de ce genre achetés en Italie en 1724 par le comte Wakkerbart et amenés en Saxe ne le furent qu’après qu’un chien de berger eut découvert spontanément des truffes à Sedlitz, près Dresde. En Pologne, Auguste II avait dès 1720 fait venir d’Italie dix chiens dressés à cette chasse qui coûtèrent 100 thalers chacun. Ce fut aussi un Italien, Bernardo Vanini, qui dans le Brandebourg obtint vers cette même époque le monopole de la recherche des truffes, à la condition d’en fournir annuellement quelques livres pour la cuisine de la cour. Le Wurtemberg eut aussi ses chiens dressés à l’imitation de deux barboni donnés par la cour de Turin au prince héréditaire de ce pays ; bref, ce fut un caprice, une mode dans les grandes et petites cours d’Allemagne que la chasse à la truffe par les truffel-hunde, les canes tuberario-venatici, comme les appelle un de leurs historiens. Ce goût pour le chien se comprend dans les pays où la truffe n’est l’objet que d’une pure distraction et non d’une exploitation lucrative. On peut bien citer, comme exception, les chiens truffiers de la Haute-Marne, dont feu le regretté Antoine Passy a rappelé les services, et qui fouillent non la truffe noire, mais la truffe d’été et la truffe rousse de Bourgogne dans les cépées de coudriers et les bois de pins sylvestres ; mais en général dans les pays de grandes truffières le porc est l’agent par excellence de cette récolte souterraine. D’après Munier, les trusteurs du Poitou et de l’Angoumois n’emploient que des porcs de cinq à six mois, qu’ils renouvellent tous les ans : dans la Provence au contraire, on aime mieux laisser vieillir les sujets, dont l’aptitude s’accroît par l’expérience, et comme la saison des truffes est courte et qu’il faut nourrir l’animal toute l’année, on préfère la truie au porc mâle, parce qu’elle donne comme produit, en outre de son travail, une ou deux portées de nourrissons.

La préférence donnée au porc ou au chien tient du reste à des considérations variées, souvent personnelles, à ceux qui les emploient. Le porc a plus de force dans le groin, il fouit le sol même dur et fait aux trois quarts la tâche de déterreur ; le chien se fatigue plus vite, il s’endolorit les pieds à gratter les terres rocailleuses ou compactes : il laisse parfois beaucoup à faire à son maître. D’ailleurs, pour peu que l’instinct de la chasse s’éveille en lui (on évite à dessein les races de chiens chasseurs), il s’amuse à courir le gibier ; mais il reprend tous ses avantages auprès des rabassiers marrons, véritables braconniers des truffes. Ceux-ci, grands batteurs de bois, vivant de maraude et forcés d’étendre le champ de leurs courses, dressent leurs chiens à marquer seulement de la patte les places où gît la truffe. Ils profitent à la hâte de cet indice, ils fouillent sans discrétion ni mesure le champ d’autrui et partent avec leur complice de rapine vers de nouveaux gîtes, où l’œil jaloux du propriétaire se trouve par hasard en défaut. Ce rôle de pourvoyeur illicite n’est pourtant pas fatalement dévolu au chien, il sert aussi légalement d’honnêtes truffiers, et tel d’entre ces derniers, comme le brave Jouval du hameau des Barbiers, près de Croagnes, m’a donné le curieux spectacle du travail combiné du porc découvrant la truffe, faisant le gros œuvre des fouilles, et du chien, achevant la besogne en creusant avec les ongles, prenant le tubercule dans la gueule, mais le versant fidèlement dans la main du maître en échange d’un fragment de pain.

Le chien truffier ne constitue pas une race spéciale ; on adapte diverses races à cette chasse par une éducation appropriée : ce sont tantôt des barbets, tantôt des épagneuls, tantôt des chiens-loups, des chiens de berger, toutes races intelligentes et susceptibles d’éducation. Ce dressage en vue de la chasse aux truffes comporte des procédés variés : le principal consiste à cacher une truffe dans un sabot ou dans une petite boîte percée de trous, tantôt une truffe toute seule, tantôt la truffe avec un morceau de lard, à enfouir cet appareil dans le sol, à pousser le chien à l’y découvrir en lui donnant pour récompense une friandise ou tout simplement un morceau de pain. D’autres fois on prépare le chien à goûter et rechercher la truffe en lui donnant du pain imprégné d’huile dans laquelle on a fait cuire ce champignon. C’est du reste une industrie que ce dressage de chiens : dans la Haute-Marne, où la recherche de la truffe est moins lucrative qu’en Provence, un chien truffier se vend jusqu’à 100 francs.

Rien n’est plus facile à comprendre que l’adaptation des facultés olfactives du chien à la capture d’un produit odorant. L’homme lui-même arrive parfois à mettre en jeu son odorat pour cette chasse. Un pauvre garçon infirme des environs de Wurtzburg savait, a-t-on dit, mieux que les chiens dressés découvrir les truffes au flair, et s’était fait de ce don naturel une industrie qui l’aidait à vivre. Ce fait est évidemment exceptionnel et presque pathologique. Les chercheurs de truffes de profession flairent parfois des poignées de terre de la truffière qu’ils creusent et savent y saisir le parfum caractéristique de la cryptogame ; mais, avant d’en venir à cette épreuve supplémentaire, ils sont arrivés au gîte probable de la truffe par les indices extérieurs qui font reconnaître aux initiés la place des truffières naturelles, savoir le fendillement du sol et les mouches indicatrices ; de là des pratiques diverses qui constituent la chasse à la marque, à la sonde ou à la mouche, procédés qui mettent en jeu la sagacité des rabassiers émérites, mais qui n’ont plus qu’une importance secondaire dans l’exploitation régulière des truffières.

La marque, qu’on appelle escarto (fente) en Provence, consiste dans le fendillement naturel du sol soulevé par la croissance rapide de la truffe. Le phénomène ne se produit que de loin en loin et pour les truffes les plus voisines du sol, qui sont d’habitude les plus précoces. La sonde ou baguette, broco dans l’idiome provençal, est un bâtonnet mince et raide qu’on enfonce avec précaution dans le sol à la place même où l’on suppose qu’est la truffe ; la terre effritée et meuble laisse enfoncer l’instrument : vienne un obstacle, le rabassier s’arrête et fouille ; que trouve-t-il ? Une truffe ou un caillou. C’est l’alternative de cette pêche aventurée. Quant aux mouches indicatrices, le truffier habile en connaît les allures et sait les mettre à profit avec cette sûreté de coup d’œil qui de tout temps et dans tout pays a distingué le chasseur. Qu’il s’agisse des hélomyzes, mouches à vol lent et lourd, on les voit volant autour de la truffière, voletant ou marchant sur le sol ou sur les touffes de chênes kermès : le truffier rapproche la tête du sol, et, d’un regard embrassant la zone inférieure de l’atmosphère, voit se balancer les essaims voltigeans des sciara. Il reste alors à suivre la piste de ces insectes jusqu’à la truffière, dont ils annoncent tout au moins le voisinage et que d’autres signes achèvent de déceler.

Parmi ces signes indicateurs de la truffière, il en est un très anciennement connu et dont la valeur est atténuée par le défaut de constance, c’est le jaunissement, l’état de souffrance, la disparition même des plantes herbacées et des sous-arbustes sur l’espace occupé par les truffes. Quelques auteurs, Amoreux entre autres, attribuent à l’odeur forte et particulière de la truffe une influence tonique pour les végétaux adjacens, hypothèse chimérique où l’on retrouve la trace des idées fausses des anciens sur les sympathies et les antipathies des plantes ; d’autres, plus avisés et profitant de la connaissance toute moderne de la composition chimique de la truffe, pensent que la forte proportion d’azote consommée par la rapide croissance du champignon ne peut l’être qu’aux dépens de la fertilité du sol et par suite de l’épuisement des plantes voisines. Cette opinion de M. Henri Bonnet me semble plausible, mais elle n’explique peut-être pas tout dans le phénomène complexe dont elle considère un seul élément.

Dans la pratique, la chasse de la truffe par l’homme tout seul cède de plus en plus le pas aux procédés plus rapides et plus sûrs de la recherche au porc et au chien. A mesure que s’étendent les truffières artificielles, les produits de cette culture demandent une exploitation régulière et méthodique ; l’instinct de l’animal supplée à l’imperfection des sens de l’homme et remplit dans cette branche d’industrie le rôle que la mécanique joue en d’autres branches du travail humain. Il n’y a rien là que de conforme au mouvement général de la civilisation, où la raison dirige vers un but donné toutes les forces vivantes ou brutes de la nature.

Ces réflexions pourraient sembler ambitieuses et hors de leur place en une question qui paraît au premier coup d’œil n’avoir qu’un côté utilitaire et prosaïque ; elles se justifieront peut-être comme introduction au côté moral du sujet, je veux dire à l’étude des changemens que la richesse née de la truffe a produits et produira dans l’état social de la population de Vaucluse, où s’est ouverte cette nouvelle source de bien-être. Même en enfermant cette étude dans des limites restreintes, je n’aurais osé l’aborder, si les observations de mon ami M. le docteur de Ferry, appuyées sur sa sagacité d’homme du monde, son expérience d’habitant du pays et son coup d’œil de médecin moraliste, ne me donnaient à cet égard une base sur laquelle je puis appuyer avec confiance les impressions personnelles puisées en de rapides voyages à travers ce beau pays du Comtat. Tout ce que je vais dire sur la vie des rabassiers, les détails en partie originaux concernant le commerce de la truffe dans la région d’Apt, je le donne donc sous l’autorité du docteur de Ferry de La Bellone, me renfermant à cet égard dans le rôle de rapporteur.

Et d’abord la région comprise entre la chaîne des Alpines, les Basses-Alpes, le Rhône et le mont Ventoux est, dans la Provence même, une terre privilégiée du côté des productions et des habitans. C’est le pays des idylles et des tableaux champêtres tout faits, où Mistral, le chantre inspiré, a pu tracer ses vivans portraits de Mireio et de Vincen. Il faut avoir vu dans leur milieu natal les paysans de cette contrée pour comprendre avec toutes ses nuances la beauté tour à tour énergique et tendre de ces types à la fois rustiques et raffinés. On sent que cette terre du félibrige, du réveil de la poésie provençale, a gardé l’empreinte de longs siècles d’une civilisation intense, romaine d’abord, puis demi-italienne, sous les papes et le bon roi René. Une langue harmonieuse, des traditions de vie locale très indépendante sous le joug assez léger de la papauté, un climat dont les excès même, chaleur torride ou vent glacial, trempent et avivent la fibre et les nerfs qu’amolliraient les caresses trop continues des beaux jours, tout cela s’est concentré dans une race naturellement ardente, fière, et qui, même dans la région plus âpre des montagnes, a gardé quelque chose des goûts d’artiste des populations citadines des plaines fertiles. Le brave rabassier Pierre Jouval, qui nous a reçus près de Croagnes, à son humble foyer de paysan, a tendu l’oreille dès que nous avons causé devant lui de l’étymologie possible des mots Ouvière de Croagnes, et sa réponse a été l’envoi d’une note sur ce sujet extraite de l’Histoire d’Apt par l’abbé Boze. Trouverait-on en beaucoup de coins de notre France un tel exemple de préoccupations littéraires chez des hommes voués aux rudes travaux des champs ?

Les rabassiers ou truffiers de Vaucluse sont en général des paysans intelligens et rusés. Plusieurs, avant d’être propriétaires, ont commencé par être à quelque degré maraudeurs. Il y a trente ou quarante ans, les possesseurs de garrigues où la truffe venait spontanément en cédaient aux rabassiers le droit de fouille moyennant une redevance en nature, pour truffer la dinde traditionnelle de Noël. Cette redevance plus que modeste n’était pas toujours acquittée : les truffes n’avaient pas le prix qu’elles ont de nos jours ; le dommage causé aux truffières naturelles par des fouilles intempestives était pour le propriétaire plus grand que le mince profit qu’il en retirait. Aujourd’hui, grâce à l’extension des truffières artificielles, le paysan s’est fait, sur un premier fonds d’épargne, un champ d’exploitation bien à lui, et avec cette possession régulière est né chez lui le sentiment conservateur, l’amour et la protection de son bien. En même temps, tels d’entre eux, mettant leur activité de chercheurs de truffes au service des communes ou de grands propriétaires, sont arrivés à être des agens sérieux d’exploitation, payant régulièrement en argent des redevances de plus en plus élevées. Il en est qui, devenus par création ou par achat possesseurs de truffières artificielles ou naturelles, ont atteint l’aisance, la richesse même, et qui, puisant dans ce bien-être une légitime ambition, ont fait donner à leurs enfans l’instruction qu’ils regrettent de ne pas avoir. Les paysans de cette première catégorie sont nombreux dans le pays de Vaucluse. Le plus grand nombre retire de la truffe seule un revenu qui va de 1,500 à 4,000 ou 5,000 francs. Vient ensuite la catégorie des truffiers suspects, qu’on pourrait appeler les demi-marrons. Ceux-là ont toujours un pied dans le terrain de la maraude. Fermiers de truffières, ils trouvent dans ce prétexte d’une exploitation légale l’occasion d’entretenir une truie, instrument de déprédation sur les terres avoisinantes. Receleurs habiles, ils achètent furtivement les petits lots de truffes volées et les joignent à leur propre stock, dont ils augmentent ainsi l’importance et le prix commercial. Rabassiers tant que dure la saison des truffes, ils vont, en d’autres saisons, racoler de ferme en ferme les poulets, les œufs, les menues denrées, qu’ils vendent aux marchands en gros. Cette vie nomade et brocanteuse n’est favorable ni à la moralité ni à l’instruction ; aussi n’est-ce pas dans cette catégorie suspecte qu’il faut chercher les bons effets de l’aisance acquise par un travail régulier et par le meilleur rendement des terres. Encore moins trouverait-on ces bienfaits chez les rabassiers marrons, maraudeurs et braconniers avérés et endurcis. Étrangers à la région qu’ils exploitent en courant, suivis de leurs chiens dressés à cette chasse illicite, ils sont pour les propriétaires et les rabassiers établis un objet de suspicion et de haine. A leurs ruses de déprédateurs, le paysan oppose sa finesse de défenseur du bien légalement acquis et possédé. Au milieu de la vigne ou du champ transformé en truffière productive, on voit souvent se dresser un bâtiment rustique, percé de jours dans toutes les directions : c’est l’observatoire d’où le paysan surveille sa précieuse récolte. Il dépense parfois dans cette défense une stratégie merveilleuse et des ressources de sagacité qui chez l’un d’eux, devenu riche et grand propriétaire, ont atteint des proportions légendaires.

Jacques Agnel est la terreur des truffière marrons du pays d’Apt. Une longue expérience lui permet d’apprécier par avance l’importance qu’aura sa récolte en truffes. Dès les mois de juillet et d’août, il juge à la marque, à certains mouvemens du sol autour des truffières, si cette récolte sera abondante ou non. Qu’un maraudeur vienne fouiller sa truffière, il reconnaîtra presque sûrement son homme à la manière dont la fouille a été conduite, même par le groin du porc. Aco es pas de moun escrituro (ceci n’est pas de mon écriture), s’est-il écrié plus d’une fois en présence d’une fouille fraîchement ouverte, « mais je sais bien quelle main s’est imprimée là. » Et de fait ces nombreuses captures en flagrant délit ont abouti devant le tribunal id’Apt à des condamnations sévères, la maraude en fait de truffes étant considérée dans le pays, non comme un délit passible des peines de simple police, mais comme un véritable vol soumis à la juridiction correctionnelle. Les maraudeurs agissent souvent en plein jour, la nuit leur inspirant une sainte terreur du fusil du propriétaire. C’est pourtant en pleine nuit, sous les rafales d’un vent de tempête, que Jacques Agnel, cachant une lanterne sous son manteau, a parfois saisi sur le fait le déprédateur dont il guettait et pressentait la visite. En résumé, l’aisance, la richesse même, nées de la production truffière, n’ont pu supprimer sans doute le vice inhérent à ces natures qui préfèrent au gain légitime, au travail patient et moralisant, les chances suspectes des incursions et des razzias en sol prohibé ; mais pour l’ensemble d’une population rurale sobre, économe et laborieuse, les résultats de ce bien-être se sont traduits en instruction, en amour du sol, en épargne, en sentiment plus accusé de la propriété légitime, toutes choses qui, dans une société démocratique comme la nôtre, sont le pivot de la vraie conservation sociale.


II

Après la récolte des truffes arrive naturellement la vente locale ou lointaine de ce précieux produit. Ici je pourrais de nouveau élargir le cadre de cette étude en empruntant à des publications classiques, notamment à M. Chatin, la statistique de la production comparée des diverses régions truffières de la France. Ce tableau paraîtra un peu plus loin dans ses traits essentiels ; mais l’absence de documens bien précis pour ce qui touche aux truffières de l’ouest et du centre m’oblige à limiter à Vaucluse l’esquisse du mouvement commercial qui commence sur les marchés d’Apt et de Carpentras, et se propage sous une autre forme dans le monde entier des gourmands.

De la mi-novembre à la fin de mars, la place d’Apt, appelée « Place aux Truffes, » présente tous les samedis une animation singulière. C’est là que les rabassiers de la région apportent leur récolte de la semaine. Le marché ne s’ouvre guère avant dix ou onze heures du matin. Les paysans y arrivent avec leurs truffes soigneusement entassées dans des sacs ou dans des mouchoirs bien fermés, rarement dans les paniers. La quantité pour chacun d’eux varie de 20 kilogrammes à quelques grammes ; telle bonne femme déplie souvent un coin de mouchoir où sont précieusement serrées huit ou dix petites truffes : rien n’est à mépriser dans ces petits gains du pauvre offrant un produit de luxe pour avoir du pain. Sur cet étroit théâtre où la truffe est l’enjeu des transactions, acheteurs et vendeurs luttent de ruse et de finesse. On se tâte longtemps avant d’établir le prix du jour. Venus de Carpentras, où le marché s’est tenu la veille, les acheteurs en gros comptent sur la lassitude des vendeurs exposés aux intempéries, pendant qu’ils montent la garde près de leurs sacs ; ceux-ci, durs à la détente et bronzés contre le froid, luttent pied à pied contre la baisse systématique et tiennent bon en raison des besoins présumés de la demande. La matinée est aux petits lots, souvent achetés par les brocanteurs en vue de grossir leurs provisions et de revendre le tout dans l’après-midi ; c’est aussi le moment où la ville fait ses emplettes. Plus tard les prix en gros s’établissent, les achats se font, et c’est sur une voiture spéciale que les récoltes de la région d’Apt, acquises à beaux écus sonnans, prennent la route de Carpentras, centre de l’industrie des conservés et de l’expédition au dehors.

La recette des truffes, c’est ainsi qu’on appelle d’un mot du terroir le triage de ce produit, la recette porte à la fois sur la grosseur et sur la valeur intrinsèque des truffes mises en vente. L’acheteur en gros, rompu par une longue habitude à toutes les ruses du métier, se montre aussi sévère dans ce triage vis-à-vis du paysan qu’il se montrera coulant vis-à-vis de lui-même lorsqu’il s’agira du consommateur. D’abord il rejettera ces truffes bâtardes que nous apprendrons à connaître, la rousse, la caillette, etc. Il sera sans pitié pour les truffes avariées, gelées, molles, véreuses ; il recettera à outrance, sauf à prendre plus tard à moitié prix ce qu’il repousse au prix normal. Le triage, quant à la grosseur, se fait à la main pour les petits lots, au crible à travers les mailles plus ou moins larges d’une claie d’osier pour les parties considérables. Généralement on admet trois grosseurs. Les prix cités se rapportent aux truffes marchandes de première et deuxième classe ; la recette, c’est-à-dire le rebut, comprend souvent d’excellentes truffes que les petits vendeurs savent trier et dont ils se défont parfois avec bénéfice sur le marché de Carpentras.

C’est vis-à-vis du bourgeois, acheteur occasionnel et souvent novice, que la ruse du paysan se donne librement carrière. Tromper sur la qualité de la marchandise n’est pas un cas de conscience dans le catéchisme du vendeur : cela s’appelle faire une bonne affaire. Voyez cette bonne femme avec son petit sac qu’elle serre avec un soin jaloux ; elle en montrera le dessus garni de truffes appétissantes ; méfiez-vous du fond et du milieu, c’est là que se dissimulent adroitement les rogatons, les rebuts, ou les sujets que l’art a sophistiqués. Ici l’argile remplit une crevasse, ajoutant au poids et voilant une avarie ; là cette même terre plastique associe en une façon de truffe unique deux ou plusieurs truffes minuscules ; de petits bouts de bâton donnent parfois à cette bâtisse ou conglomérat l’appui d’une charpente intérieure. Que la couleur pâle, jaunâtre d’une truffe en trahisse ou l’imparfaite maturité ou la qualité inférieure, un mélange de sulfate de fer ou de noix de galle va leur donner la teinte noire requise : ce même artifice est poussé plus loin en d’autres lieux qu’Apt, puisqu’on a vu à Paris de fausses truffes fabriquées de toutes pièces avec des pommes de terre avariées, colorées en brun et entourées d’une couche de terre extraite des truffières du Périgord.

En automne et dans le milieu de l’hiver, les truffes se consomment ou s’expédient en nature, c’est-à-dire sans préparation. C’est l’époque des grands dîners, et la France surtout goûte alors sous sa forme la plus savoureuse ce complément des mets les plus délicats. Plus tard, la consommation à l’intérieur diminue ; c’est alors que commence l’approvisionnement pour les mois d’été et pour la consommation lointaine. Conserver les truffes en vue de l’usage à venir est un problème qu’on s’est posé de bonne heure et qu’on a réussi à résoudre par des moyens variés dont le détail serait ici déplacé : la dessiccation, appliquée surtout aux truffes d’été, est un des plus imparfaits ; la saumure, l’huile, le vinaigre, le sucre, ont eu leurs partisans jusqu’au jour où la méthode Appert, appliquée sur une grande échelle, a constitué pour certaines maisons de Carpentras, de Périgueux, de Montagnac (Basses-Alpes), de Cahors, de Toulouse, de Gignac (Hérault), une industrie considérable. Les prétendus secrets de cette préparation sont aujourd’hui bien connus[2]. C’est dans les boîtes de fer-blanc que la clôture hermétique est la plus complète et la conservation des truffes le mieux assurée ; mais le consommateur aime à voir ce qu’il achète, au moins quant à la quantité : voilà pourquoi les conserves en bouteilles, malgré les chances plus grandes d’altération, sont généralement préférées aux boîtes. C’est en Russie, en Amérique, dans les contrées lointaines, que ces produits sont principalement expédiés. Ils n’y peuvent donner qu’une faible idée de la valeur des truffes fraîches et constituent au fond pour l’art culinaire, hors la saison normale de ces champignons, un faute de mieux qui ressemble beaucoup à un pis-aller. Ceci soit dit non pour dénigrer un commerce dont l’importance est considérable, mais pour sauver auprès des gourmets la réputation des truffes, un peu compromise par les manipulations de l’art.

La statistique du commerce des truffes est de sa nature très difficile à établir, soit pour la France entière, soit pour tel département en particulier. Le tableau qu’en a publié M. Chatin n’est évidemment qu’une large approximation. On y trouvera néanmoins des détails pleins d’intérêt, notamment la preuve de l’importance des truffières naturelles du Lot, évaluées, année moyenne, à 3 millions, et surtout la prééminence de Vaucluse (3 millions 800,000 fr.), même sur le département voisin des Basses-Alpes (3 millions), où les truffières artificielles ont pris une large extension. Ce sont là, les très gros chiffres de la production truffière en France. Au plus bas de l’échelle, comme simple curiosité, on pourrait placer l’Ile-de-France, où, dans le courant du XVIIe siècle (1674), le droit de chercher des truffes dans le parc de Villetaneuse, près de Saint-Denis, était affermé au prix de 250 francs, plus 10 livres de truffes en nature ; après 1831, les truffières du bois de Vincennes, exploitées par des truffiers de Bourgogne, donnaient à l’administration un revenu de 80 à 100 francs ! Aujourd’hui les travaux et défrichemens faits par le génie militaire au-dessus de Charenton ont détruit presque entièrement ce coin de truffière, et c’est uniquement pour leur intérêt botanique que l’on cite les rares trouvailles de truffes au coteau de Beauté et à la terrasse de Charenton-le-Pont, sous les bouleaux ou les chênes du parc de Vincennes. Pour en revenir à Vaucluse, c’est-à-dire au plus grand centre de production truffière de la France, le marché d’Apt, en partie alimenté par les départemens voisins, est de tous le plus important. Il y a six ans, M. Bonnet y constatait l’arrivée d’environ 15,000 à 16,000 kilogrammes de truffes, celui de Carpentras n’en recevant alors directement que 800 ou 900 kilogrammes ; mais en revanche Carpentras est resté le centre du grand commerce, de l’expédition et de la préparation des conserves. M. Chatin n’y estime pas ce commerce à moins de 2 millions de francs ; dans l’ouest, à Périgueux, un seul négociant emploierait annuellement 2, 500 kilogrammes de truffes en conserves et 1,250 kilogrammes pour volailles ; cependant le produit total de la Dordogne n’atteindrait que 1,200,000. Ce serait chose fastidieuse que de poursuivre cette enquête statistique. D’ailleurs sous le nom général de truffe on confond des espèces bien différentes par leurs caractères botaniques et par leur valeur culinaire ; il ne sera pas sans intérêt d’en faire en gros le triage, et du même coup de marquer l’extension géographique des plus importantes en les classant d’une façon toute pratique en truffes d’hiver, truffes d’été, truffes bâtardes et fausses truffes.

Parmi les truffes noires d’hiver, il en est deux comestibles par excellence que l’on a longtemps confondues sous le nom de tuber cibarium : l’une est appelée mélanospore, à graines noires, à cause de la couleur foncée de ses germes, d’où résulte la teinte très obscure noir rougeâtre ou violacée de la chair : la marbrure des veines aériennes s’y dessine sur la coupe en lignes fines et serrées, bordées elles-mêmes d’une ligne roussâtre, transparente par défaut de spores. L’écorce, d’un noir de jais, se relève en verrues polyédriques ; l’autre espèce, appelée brumale par Micheli, touche à la première par son aspect extérieur et par ses spores hérissées de fines pointes : elle en diffère par la marbrure des veines blanchâtres qui s’y dessine en lignes plus lâches, plus larges et souvent dilatées en espèces d’îlots variqueux. Ce sont ces deux espèces, souvent mêlées dans les récoltes et les marchés, qui forment en France la base du commerce de la truffe ; identiques aux yeux et au nez des profanes, elles constituent néanmoins pour les botanistes, les truffiers et les gourmets deux types tout à fait distincts.

La mêlanospore ou truffe du Périgord, pour lui conserver un nom classique en gastronomie, est répandue dans toute la zone truffière de l’Italie, de l’Espagne et de la France ; elle remonte même jusqu’en Angleterre, à Rudloe, dans le Wiltshire ; mais, là comme à Paris, comme à Magny en Vexin, comme sur divers points de la Saxe et de l’Autriche, la présence de cette truffe n’a qu’un intérêt de curiosité. Dans le sud-est, le sud et le sud-ouest de notre pays, c’est l’espèce dominante : un arôme sui generis en fait les délices des gourmets ; les Italiens seuls, Piémontais et Milanais surtout, lui préfèrent leur truffe grise alliacée, montrant par là combien les goûts sont souvent chose locale et préjugé de terroir. Il est vrai que, par une habitude fâcheuse, les Piémontais recueillent cette truffe dès le commencement d’août, alors que, trop jeune encore, blanche en dedans, elle n’offre ni saveur ni parfum ; le nom d’osiengh ou truffe d’août qu’on lui donne dans cet état est aussi mal choisi que possible, car à l’état de maturité voulue la récolte s’en fait du commencement de novembre au milieu de mars, mais surtout autour de la période de Noël.

La truffe brumale est appelée en Lombardie tartufo nostrale di Norcia, sans doute parce qu’elle est déjà signalée par Césalpin comme abondante dans les montagnes de la Sabine, près de l’ancienne Norsa ou Nursa. En Provence, j’ai tout lieu de croire que c’est une des formes confondues sous le nom de caieto ou de caieou dans la région d’Apt : ce serait donc, en partie au moins, le tuber moschatum de M. Henri Bonnet, mais non la truffe musquée d’Agen, qui n’appartient pas au genre tuber. Le parfum de cette truffe brumale rappelle celui de la vraie truffe noire, avec un mélange d’odeur caséeuse qui dans certains cas peut aller jusqu’à la fétidité, s’il est vrai, comme on l’assure, que ce soit l’espèce nommée par les paysans de Nérac truffo pudento (truffe puante) et par les Tourangeaux truffe punaise ou truffe fourmi. Peut-être du reste l’odeur est-elle variable chez l’espèce suivant l’âge, les localités, le sol et la race, car dans l’ensemble la truffe en question, bien que de qualité secondaire, ne s’en consomme pas moins en masses considérables, mêlée à dessein ou non à la truffe de Périgord. Près de Montpellier, je l’ai vu cueillir sous le nom d’amarel, tandis que le nom de pudisso ou truffe puante s’applique dans cette région à des trafics à peau lisse (tuber dryophilum) ou à la truffe rousse ou même au genea verrucosa, qui n’est pas une truffe véritable.

Dans la catégorie des vraies truffes à écorce diamantée de tubercules polyédriques, il en est une que M. Chatin appelle tuber hiemalbum, c’est-à-dire truffe blanche d’hiver ; elle se distingue des vraies truffes noires, dont elle a les spores hérissées de pointes, par la couleur blanche de sa chair. Répandue, paraît-il, dans le Périgord, le Languedoc, la Provence et le Dauphiné, on a dû souvent la prendre pour une truffe noire non mûre ou pour une truffe d’été exceptionnellement précoce. Comestible, mais d’une odeur mal définie, elle entre en partie par fraude dans les lots des vraies truffes noires, dont le parfum masque le sien. Une autre espèce hivernale à verrues polyédriques est le pebra ou truffe poivrée des Provençaux (tuber piperatum de M. Henri Bonnet). L’idée de poivre ne s’applique là qu’à la saveur : l’odeur en est très forte, bitumineuse, rappelant assez le pétrole : il faudra comparer l’espèce avec le tuber bituminatum découvert et décrit en Angleterre par MM. Berkeley et Broome.

Les deux principales truffes d’été sont l’estivale proprement dite et la mésentérique, ainsi nommée parce que la fine marbrure de ses veines rappelle les replis gaufrés du mésentère. Toutes deux ont l’écorce verruqueuse et noire, et les spores à surface élégamment guillochée en un réseau d’alvéoles. La dénomination de truffe d’été pourrait faire croire qu’elle ne se rencontre que dans la saison des mois chauds ; or M. Tulasne assure qu’elle se trouve l’automne et l’hiver dans les bois de bouleaux des bords de la Marne, près de Charenton et de Nogent, aussi bien que dans le Poitou. Dans le midi de l’Europe, l’époque de maturation la plus ordinaire est vers les mois de juillet et d’août ; mais le nom de maienco, truffe de mai, que lui donnent les Provençaux, prouve que l’on peut la recueillir dès le mois des roses. Le nom de truffe de la Saint-Jean, employé par les Poitevins, s’applique non-seulement à cette espèce, mais à toutes les truffes qui dans cette saison estivale doivent à l’absence de spores mûres la teinte blanche de leur chair. La truffe d’été semble être du reste celle qui remonte le plus vers le nord ou qui tout au moins s’y montre la plus fréquente. C’est l’espèce qu’on a signalée en Angleterre dès la fin du XVIIe siècle ; on doit y rapporter probablement la plupart des truffes rencontrées en Bohême et en Allemagne ; c’est la seule qu’on ait trouvée en Normandie, près de Falaise, sous le nom de tuber Blotii ; elle existe à Avallon, en Bourgogne ; dans le Dauphiné, elle est connue sous le nom de messingeonne, à Nérac sous celui de samaroque, qui lui est commun avec la truffe mésentérique. En Provence, en Languedoc, la truffe maienque n’est guère estimée : beaucoup de truffiers refusent de la chercher en été de peur de compromettre la récolte des truffes noires en fouillant hors de saison les truffières où les deux espèces pourraient se trouver associées. Autrefois pourtant on la recherchait dans ce pays moins pour la consommer à l’état frais que pour la découper en tranches minces et la vendre aux naïfs comme un représentant de la vraie truffe : insipides et dépourvues de parfum, ces rondelles coriaces sont de plus en plus abandonnées ; on en voit néanmoins encore chez les épiciers qui s’en approvisionnaient jadis à la foire de Beaucaire, rendez-vous longtemps florissant de toutes les denrées méridionales.

La truffe mésentérique accompagne presque partout la truffe d’été, avec laquelle il est facile de la confondre. Elle s’en distingue néanmoins par la présence sur la coupe de la pulpe de fines lignes noires sinueuses courant parallèlement aux lignes blanches aérifères. Une odeur forte et peu agréable rappelant un peu celle de la levure de bière lui fait donner en Bourgogne l’épithète de truffe fouine, et l’on en distingue deux formes, la grosse et la petite, suivant les dimensions soit de la truffe entière, soit des verrues pyramidales qui décorent la surface. La chair en est d’une teinte fuligineuse, plus foncée que chez la vraie truffe d’été : une dépression à fossette creusée dans la base du tubercule semble être également un trait distinctif de la truffe mésentérique par rapport à sa proche alliée.

Jusqu’ici nous n’avons vu que les truffes à surface ciselée en tubercules. Le groupe des truffes à écorce lisse, représenté en France par des espèces peu comestibles telles que la truffe blanche d’Agen, les tuber dryophilum, rapœodorum et autres, l’est en Italie par la truffe grise des Piémontais que les lettres du comte de Borch ont rendue célèbre. On l’appelle aussi truffe à l’ail, ou truffe blonde du Piémont : les Piémontais la nomment trifole, trifola bianca, tartufo bianco ou biancone ; les plus précoces, celles qui mûrissent vers la fin de juin, se nomment fiorini d’un mot qui s’applique également aux premières figues ou figues fleurs ; les plus tardives, nommées ghiaccioli, ont une chair très fragile, très marbrée, et sont bien moins estimées. Étrangère à notre pays, cette espèce a pourtant été rencontrée deux fois de suite, en novembre 1821 et dans l’automne de 1822, par feu le botaniste Requien à Tonelle, près de Tarascon, dans la célèbre pépinière des Audibert et aussi dans un champ de garance. Pourrait-on voir là un fait d’importation accidentelle ? La chose ne serait pas impossible, si l’on songe que la pépinière en question reçut longtemps des plantes du monde entier, et que la truffe du Piémont, venant surtout au pied des peupliers et des saules, dans des terres argileuses et souvent humides, aurait pu facilement être transportée avec des arbustes, soit, à l’état de mycélium, soit par des spores dont la germination est inconnue. En tout cas, il y a là un fait curieux à recueillir et qui donne quelque appui aux tentatives de naturalisation des truffes, soit par transportée mycélium, soit par semis de glands ou d’autres graines des arbres auxquels les truffes sont associées.

Entre le groupe des truffes à verrues polyédriques et celui des truffes lisses se placent des espèces dont la surface est finement chagrinée, c’est-à-dire recouverte de papilles arrondies. C’est la circonstance qui vaut à la plus connue de ces truffes, la truffe rousse ou tuber rufum des botanistes, le nom provençal de mourre de chin, museau de chien. D’une odeur forte et peu agréable, qui la fait appeler sentoun en Provence, cette espèce est rejetée par les marchands de truffes de ce pays, et ne se glisse que par fraude entre les vraies truffes comestibles : la chair en est coriace et bien plus dense que chez ses congénères ; cependant les truffiers de Bourgogne la récoltent en même temps que la truffe d’été et l’expédient surtout à Strasbourg, où elle fait nombre dans les pâtés parmi les truffes du Périgord. Cette truffe, qui est un vrai tuber par ses caractères botaniques, pourrait compter entre les truffes bâtardes, en prenant le mot dans un sens dénigrant, au point de vue de la qualité. Quant aux fausses truffes, il faudrait y comprendre le genea verrucosa, qui s’appelle capello di prete en Piémont, oreille de prêtre en Poitou, et rabasso mourre de chin en Provence (par homonymie avec la truffe rousse), — le melanogaster variegatus ou truffe musquée d’Agen, truffe gemme du Poitou et de la Touraine, — le balsamia vulgaris, rossetta des Milanais, truffe blanche ou truffe rouge des Poitevins, rabasso blancan, rabasso bourret ou rabasso de Lengado des Provençaux. Toutes ces productions souterraines, et bien d’autres que nous passons sous silence, ne sont comestibles que par occasion et pour les palais peu délicats : la seule fausse truffe qui tienne une large place dans l’art culinaire de l’antiquité et dans l’alimentation actuelle des Arabes et des Syriens, c’est le terfez ou terfezia leonis, dont l’histoire peut ouvrir, dans l’ordre chronologique, l’esquisse rapide de l’usage des truffes dans tous les temps et tous les pays.


III

Une hypothèse plus que problématique ferait considérer comme des truffes les dudaïm de la Genèse, ces fruits que Ruben aurait apportés des champs au temps de la moisson des céréales et qui, donnés à sa mère Lia, excitèrent si vivement la convoitise de Rachel. Émise par Philippe Cadurque et développée par Daniel Ludovicus, cette opinion, en la supposant fondée, reculerait jusqu’à l’an 1620 avant Jésus-Christ l’usage des truffes chez les Hébreux. En tout cas, et toutes réserves faites sur la nature si controversée des dudaïm, on peut supposer aisément que les populations orientales, dans les régions des sables arides, ont dû trouver aisément et connaître de bonne heure la truffe blanche du désert, celle que les Syriens de Damas, au dire de Chabraeus, consommaient par charges de chameaux, et qui constitue pour les Arabes d’Algérie un mets recherché. On pourrait presque nommer cette espèce la truffe des peuples sémites, si la conquête, les migrations ou le commerce n’en avaient étendu l’usage aux Grecs d’abord, puis aux Romains. Des termes même employés par Théophraste pour désigner la station des truffes à Mytilène, il est permis de soupçonner que cette truffe était aussi le terfez ou truffe lisse des sables ; la chose est plus sûre encore pour la truffe de la Cyrénaïque, appelée mysi par ce même Théophraste, dont Pline ne s’est fait que le traducteur. C’est aussi du nord de l’Afrique que les gastronomes romains tiraient ce mets à la mode. « O Libyen, détache les bœufs du joug (c’est-à-dire renonce aux moissons), pourvu que tu nous envoies des truffes, » fait dire le satirique Juvénal à quelqu’un des raffinés de son temps, plus soucieux de bonne chère que du pain du peuple.

L’époque de la récolte, — le printemps et non l’hiver, — la couleur de ces truffes africaines, rousse en dehors, blanche en dedans, ne laissent aucun doute sur l’espèce relativement inférieure à laquelle les cuisiniers de Rome, au lieu de la traiter en condiment des autres mets, appliquaient pour en relever la fadeur les épices, les saumures, tous les irritamenta gulœ de leur art. Les Grecs eux-mêmes avaient dû les précéder dans ces mystères de la cuisine savante, car les Athéniens, dit-on, donnèrent le droit de cité aux fils de Chérips pour avoir introduit dans la préparation des truffes un raffinement nouveau. L’un des trois Apicius qui, dans les fastes de la gastronomie romaine, se disputent le prix de la gourmandise, le dernier en date, Cœlius, qui vivait du temps de Trajan, a laissé tout un recueil de recettes qui, longtemps perdu, comme tant d’autres œuvres plus sérieuses, fut retrouvé, chose piquante, sous le pontificat de Nicolas V, dans l’antique et vénérable église de Maguelone ! Il est vrai que cette découverte un peu mondaine en lieu canonique fut accompagnée de la trouvaille d’un autre manuscrit perdu, les scolies de Porphyrion sur Horace ; mais la glose du scoliaste a facilement cédé le pas au de Opsoniis et condimentis sive de Arte coquinaria du maître gourmet. De nombreuses éditions, des commentaires savans ont illustré ce dernier écrit, resté longtemps comme le code de la cuisine romaine, et qui, sous une sèche nomenclature, ne fait pourtant guère soupçonner les côtés fins et spirituels de la convivialité de cette époque de corruption élégante. La truffe a naturellement sa place dans ce répertoire ; mais à la froideur de l’écrivain on devine que cette fille de la terre et des dieux, comme l’appelaient Porphyre et Cicéron, n’était encore que le très fade précurseur du diamant noir de la gastronomie moderne. L’œnogarum, sauce au vin et aux anchois ou saumure de poisson, en relevait la saveur : le poivre, les aromates indigènes, herbes odoriférantes, le laser ou silphium, comme résineuse d’une férule de la Cyrénaïque, la rue, ajoutaient à ce tubercule, cuit sous la cendre ou dans le lait ou dans le bouillon, leurs parfums étranges et excitans. Au fond, la truffe n’était là que l’excipient dans ce pot-pourri d’aromates. Chez les modernes au contraire, la truffe, avant d’être un aliment, est le condiment par excellence dont le parfum pénètre et relève la substance succulente des volailles et des pâtés. C’est que notre truffe est la truffe noire, celle des anciens était presque toujours le terfez.

Les Romains du reste n’avaient fait qu’imiter les Grecs dans l’assaisonnement de la truffe, car l’archestrate ou chef de cuisine, dans Athénée, fait servir à la fin du repas des truffes cuites au jus gras avec addition de sel, de gingembre et de cinnamome. Les Arabes à leur tour, imitateurs de la civilisation qu’ils avaient détruite, associèrent largement les épices à la truffe grise du désert d’Afrique et probablement des parties chaudes et sablonneuses du sud de l’Espagne. Avicenne, un des oracles de la médecine d’alors, recommande de peler les truffes, de les découper en tranches, de les faire bouillir avec de l’eau et du sel, puis de les faire cuire avec de l’almure, des herbes aromatiques (le bouquet de nos cuisinières) et de l’alois, l’almure étant, paraît-il, l’analogue du garum, et l’alois de la viande salée. C’est sans doute à cause de cette mention fréquente des truffes chez les médecins arabes d’Espagne que la tradition consacrée est d’attribuer aux Espagnols l’usage de ce mets délicat pendant la période obscure du moyen âge. Alors sans doute les arts et le luxe florissaient chez les Maures, tandis que les rudes représentans de la chrétienté féodale en étaient, comme les héros d’Homère, aux grosses viandes succinctement apprêtées ; mais dès que la première aube de la renaissance se fut levée sur l’Italie et la France, le goût de la bonne chère dut renaître dans ces régions encore imprégnées des souvenirs de la culture romaine. Ce n’est pas l’Espagne chrétienne, pays classique de la sobriété, qui dut et put donner aux papes d’Avignon ou de Rome, aux puissans et riches citoyens des républiques italiennes, aux cours brillantes de Provence et de Bourgogne, le goût de la bonne chère et des plaisirs de la table. Aussi la truffe noire, expression de ce luxe renaissant, est-elle dès le XVe siècle en honneur dans les festins de Rome et de la noblesse italienne. Platina, l’historien des papes, vante les truffes de Norcia, dans le voisinage de Spolète, région de l’Ombrie déjà célèbre dans l’antiquité pour l’excellence de ses productions végétales, et où la petite ville de Mévania devait voir naître peu de temps après Alphonse Ciccarelli, l’auteur de l’opuscule sur les truffes traduit et commenté par Amoreux. Au XVIe siècle, l’usage des truffes est fréquent dans toutes les parties de la péninsule ; elles abondent en Toscane : Matthiole en parle comme d’un mets favori des grandes maisons. Platina en avait déjà signalé l’abus en introduisant une distinction subtile dans le genre d’excitation que leur supposait un préjugé populaire[3]. Moins casuiste et plus rigide, Jean-Michel Savonarola engage les intempérans en fait de truffes à craindre Dieu, s’ils ne craignent la colique et la strangurie, conseils, on le suppose aisément, qui n’ont jamais fait perdre un coup de dent aux vrais adeptes d’Épicure.

La preuve que ce goût des truffes n’était pas absolument confiné dans l’Italie de la renaissance, c’est que dès 1438 Jean le Bon, duc de Bourgogne, séant alors dans ses états de Flandre et Brabant, fait compter « VI livres VIII sous à Jehan Chapponel de Villers-le-Duc, pour don quant nagaires il apporta à M. le duc des truffes en Brabant et pour soi en retourner en Bourgogne[4]. » Sans doute ces truffes bourguignonnes ne valaient pas celles d’Italie. Qu’étaient celles de la table du roi de France Charles VI, contre lesquelles Eustache Deschamps fit, dit-on, une ballade ? On l’ignore ; mais cette boutade d’un poète, pas plus que le pronostic de Mme de Sévigné contre le café, n’a prévalu contre le jugement plus sûr du public. Déjà dans le XVIe siècle, Bruyerin Champier, médecin de François Ier et d’Henri II, signale à côté des truffes de Bourgogne celles de l’Angoumois et de la Saintonge, dont il proclame l’excellence, celles de la Valaurie dans la Drôme, restées depuis justement célèbres. Dans son livre de Re cibaria, sorte de manuel d’hygiène et de sage gourmandise, il répète au sujet de la truffe presque tout ce qu’en ont dit les anciens ; il n’en enregistre qu’en passant les usages culinaires dans les cours de Rome et de France ; bref, il s’en montre discret et timide appréciateur, et ne semble guère justifier le titre de « Parmentier de la truffe, » dont un savant de nos jours a voulu couronner son nom. Encore moins doit-on lui faire honneur d’une idée qui serait très originale pour son époque, l’arrosement des truffières. C’est par une fausse interprétation d’un passage copié dans Pline que l’on a cru pouvoir saluer dans cet auteur du XVIe siècle une pratique spéciale aux truffières artificielles, et dont M. Rousseau, de Carpentras, semble avoir pris l’initiative.

Pour en revenir au goût des truffes, on le voit se maintenir en France pendant le XVIIe siècle, mais sans progrès bien frappans : au moins les preuves de ce progrès n’ont pas été réunies et condensées. C’est dans l’histoire de chaque province qu’il faudrait en chercher les traces. Au contraire avec la période de la régence s’ouvre. une ère de fins soupers, de jouissances épicuriennes où l’esprit a sans doute sa part, mais où la bonne chère conduit le branle du plaisir. Le règne des roués, des turcarets, des agioteurs, et plus tard des bureaux d’esprit et des élégances mondaines, fut aussi le règne des friandises et des délicatesses de table. Aux robustes appétits du grand siècle, apanage des tempéramens sanguins, succéda le régime plus excitant des tempéramens nerveux. Le café, les vins choisis, les plats variés, les assaisonnemens de haut goût furent la note dominante des repas : la truffe eut naturellement son rôle dans cette transformation, et pourtant, limitée encore au monde du luxe, l’exploitation de ce produit ne prit pas de fortes proportions. En 1779, d’après Munier, la Saintonge, le Poitou, ne donnaient encore que peu de truffes : le Dauphiné dans sa partie méridionale, la Provence, le Quercy, le Périgord, le Languedoc, augmentaient sans doute leur consommation intérieure, mais la difficulté des transports comprimait l’élan des ventes lointaines. Le directoire par sa corruption, l’empire par ses premiers succès, la restauration surtout par sa réaction contre nos malheurs et par ses goûts aristocratiques, furent des périodes de croissans triomphes pour l’art dont Brillat-Savarin, dans une œuvre exquise, s’est fait à la fois l’historien et le coryphée. La truffe donne du piquant à cette aimable fantaisie, où la morale Spartiate est toujours battue par l’atticisme parisien. C’est le dernier mot et le plus charmant d’un régime dont on serait tenté d’aimer les faiblesses, tant elles savaient s’envelopper d’esprit et de grâce. Avec nos temps démocratiques, les jouissances de tout genre se sont étendues, sinon raffinées. On paie cher le luxe, et beaucoup de gens peuvent le payer : la science, le commerce, l’industrie, sont les agens toujours en jeu de ce bien-être croissant qui s’accompagne sans doute d’abus, mais dont on ne saurait méconnaître l’heureuse influence sur la sociabilité publique, car, si la vieille urbanité se perd en tant qu’expression des manières d’une autre époque, l’art de bien manger et de bien causer sont deux choses trop françaises pour ne pas survivre à toutes les transformations des mœurs.

En esquissant en quelques lignes l’histoire gastronomique de la truffe, je n’ai fait qu’effleurer un sujet très vaste ; revenons à la truffe considérée au point de vue de l’hygiène. Ici l’ancienne médecine a presque toujours plaidé le contre, mais les gourmands ont plaidé le pour, et finalement gagné le procès. Avicenne dit que les truffes peuvent occasionner la paralysie et l’apoplexie, que, étant fort crues, elles ne peuvent fournir qu’un aliment cru et des humeurs mélancoliques. Guillaume Placentin ajoute qu’en mangeant des truffes on peut craindre la mélancolie ou la lèpre ; tous ces pronostics effrayans n’ont pas arrêté l’usage d’un mets salubre en lui-même, très nourrissant, excitant la digestion s’il est pris avec mesure. « Que pensez-vous des truffes ? disait un jour à son médecin Portai le roi Louis XVIII de gastronomique mémoire, je gage que vous les défendez à vos malades. — Mais, sire, je les crois un peu indigestes. — Les truffes, docteur, ne sont pas ce qu’un vain peuple pense, » répliqua le roi, et ce disant il dépêchait un gros plat de truffes sautées au vin de Champagne. L’argument, s’il peut sembler faible à la médecine, est fait pour séduire à table tous les convives, y compris les médecins. Je m’arrête sur cette pente de la chronique anecdotique de la truffe : il serait trop facile et trop banal d’y puiser des historiettes lestement contées. Chaque chose est bien à la condition d’être à sa place : les gens d’esprit sauront toujours trouver à sourire en relisant Brillat-Savarin, mais ils sauront gré à la science de ne pas s’aventurer plus avant dans le domaine de l’aimable fantaisie.


J.-E. PLANCHON.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Consulter à cet égard H. Bonnet, la Truffe, p. 73-75.
  3. « Alit hic cibus (ut Galeno placet) et quidem multum ad venerem ciet. Hinc est quod crebro utantur tuberibus delicatorum ac lautorum mensæ, quo in venerem promptiores sint. Ad genituram si id fit, laudabile ; si vero ad libidinandum (ut plerique ociosi et intemperantes solent), detestandum omnino. »
  4. Archives générales du département du Nord, aux comptes de la maison de Bourgogne (Baron de Melicocq).