La Turquie sous Abdul-Medjid/01

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LA TURQUIE
SOUS

ABDUL-MEDJID.


I.
SMYRNE.

Certains noms de villes et de pays ont le don singulier de faire apparaître devant nous, dès que nous les prononçons, un paysage que notre fantaisie a depuis long-temps esquissé, et que notre imagination colore aux heures de rêverie. Le nom de Smyrne, — si je juge par mes propres impressions des impressions des autres, — parle à l’esprit de luxe asiatique, de pompe orientale, et réveille en nous je ne sais quelles images de caravanes arrivant du désert, de groupes d’Arabes assis à l’ombre des platanes. Cette sorte de divination dont le ciel nous a dotés est une faculté dangereuse que le voyageur expie par de cruels mécomptes. Habitués à vivre dans des régions idéales, nous demandons plus tard à la réalité des merveilles qui ne sont pas de ce monde. La nature devient impuissante à satisfaire notre caprice ; pour nous complaire, l’Orient lui-même n’a pas d’assez riches couleurs, et les tableaux qu’il nous offre sont, en général, fort différens de ceux que nous avons rêvés. Le panorama de Smyrne, en particulier, ne ressemble en rien à celui que notre imagination nous présente.

Tour à tour retenue par les calmes et contrariée par une violente tramontane, l’escadre avait perdu beaucoup de temps ; ce fut seulement vers la fin du cinquième jour après notre départ de Rhodes que le steamer l’Achéron, à bord duquel je me trouvais, sortit du détroit de Scio, remorquant à grand’peine un vaisseau de cent canons. Le soleil se couchait. Dans ce pays d’Orient, où la beauté du ciel fait la beauté du paysage, l’heure la plus magnifique du jour est assurément la dernière. Le rivage, dont on entrevoyait vaguement les contours, était couvert d’un éclatant tapis de pourpre, et la mer semblait rouler des flots d’or. Une tiède brise commençait à tempérer l’étouffante chaleur de la journée, et l’on ressentait cet inexprimable bien-être que, dans les pays méridionaux, on éprouve toujours à l’entrée de la nuit. Sur les flots endormis du golfe, l’Achéron glissait mollement, avec un bruit monotone, entraînant derrière lui l’Inflexible, dont les grands mâts et les voiles immenses semblaient glacés de rose. Indifférens au magnifique spectacle qui nous entourait, les matelots de quart, assis en cercle sur le pont, jouaient avec un petit mouton noir qui devait l’existence à l’affection que, depuis notre départ d’Athènes, il avait su inspirer à tout l’équipage. Couché sur la dunette, je ne pouvais détacher mes yeux du rivage ; je cherchais à deviner toutes les sinuosités, à compter tous les arbres de cette terre d’Asie, vers laquelle s’étaient envolés autrefois mes plus beaux rêves. Bientôt s’éteignirent les lueurs de l’incendie qui embrasait l’horizon, des nuances plus pâles leur succédèrent, et la nuit amena avec elle une fraîcheur humide et un calme profond. Un instant je regardai la mer phosphorescente, où les bâtimens creusaient un sillage enflammé, le ciel où les étoiles s’allumaient une à une ; puis ma vue se troubla, mes pensées s’effacèrent, et je m’endormis profondément. — Une heure plus tard, le grincement d’une chaîne et une légère secousse qui fit frémir l’Achéron me réveillèrent en sursaut. On venait de mouiller l’ancre, nous étions devant Smyrne. Une obscurité profonde régnait autour de nous, et à la faible lueur des étoiles j’entrevoyais à peine, dans le port, les longues vergues noires des navires, et du côté de la terre une masse sombre de maisons où brillaient çà et là quelques petites lumières. La ville était silencieuse, et les premiers bruits que j’entendis sur la côte d’Asie furent les hurlemens lointains de quelques chiens affamés. Après la manœuvre du mouillage, tout mouvement cessa peu à peu dans le port, la voix des officiers ne retentit plus qu’à de longs intervalles, et bientôt rien ne troubla le calme imposant de la nuit que le tintement de l’heure sur les navires, auquel le matelot en vigie sur l’avant répondait par le cri de veille ordinaire : « Ouvre l’œil au bossoir ! »

Le lendemain, quand je montai sur le pont, il faisait une chaleur de fournaise, et le soleil éclairait la terre avec une telle magnificence, que dans le premier instant je ne pus rien distinguer de la ville, vers laquelle se portèrent aussitôt mes yeux éblouis. Une rangée de navires immobiles, exhalant une forte odeur de goudron, du linge qui séchait sur des cordages, des pavillons qui pendaient tristement le long des mâts, la mer blanche, lourde, huileuse, ce fut d’abord tout ce que j’aperçus. Enfin m’apparut un long quai de bois, étroit, inégal, presque à fleur d’eau, au-dessus duquel s’élevait une ligne de baraques rouges, percées de petites fenêtres dont les vitres étincelaient comme des diamans. De loin en loin, sur des maisons plus belles, plus hautes, ornées de contrevents verts, flottaient les pavillons des consuls ; dans le fond du tableau, un grand amas de toits bruns s’étageaient confusément sur la pente très douce de deux larges collines, dont l’une est dominée par un château-fort, l’autre par un bois de sombres cyprès. Aucun bruit ne s’élevait de cette triste ville ; il n’y avait sur le quai aucune animation, aucun mouvement dans le port ; pas un souffle n’agitait l’air, tout semblait languir par cette journée d’étouffante chaleur. Derrière moi s’arrondissait le golfe magnifique de Smyrne, qui rappellerait, s’il n’était infiniment plus grand, le port autrefois célèbre de Syracuse. La réverbération de cette surface, unie comme un miroir d’acier, était intolérable. Au loin, un caïque arrêté par le calme, étendant en vain sa voile blanche taillée comme l’aile d’un goéland, semblait pris dans cette glace éclatante. Vers le sud s’élèvent des montagnes arides ; du côté du nord, au contraire, la terre est basse, riante, de beaux arbres se dressent sur la rive et mirent dans les flots bleus leur feuillage d’émeraudes. À cette campagne verdoyante, la ville noire, sans caractère, avec son bois de cyprès qui la couronne et la vieille masure qui la domine, oppose un contraste frappant. Le silence effrayant de la ville, le calme profond de la campagne, l’immobilité de la mer, vous inspirent un vague recueillement, et l’on se sent pris d’une grande tristesse en contemplant pour la première fois le panorama de Smyrne.

En comprenant sous la dénomination générale d’Orient la Grèce et la Turquie, on est amené à chercher en imagination des similitudes entre deux pays qui n’ont ensemble aucun rapport, et l’on se fait de l’un et de l’autre une très fausse idée. Entre une ville grecque et une ville turque, il n’existe pas la moindre analogie ; Syra, par exemple, ne ressemble pas plus à Smyrne qu’à Saint-Malo. Encore n’est-ce pas tant par la forme des maisons, par la coupe des montagnes, que ces deux pays se distinguent, que par la couleur toute différente du ciel, qui donne aux objets une autre physionomie. Sur les côtes du Péloponèse, tout est sec, aride, désolé, dans le paysage. Les nuances les plus disparates s’y heurtent avec une vigueur extraordinaire, les murailles blanches des maisons qu’entourent de sombres oliviers se détachent si nettement sur le ciel sans tache, qu’on les dirait incrustées dans l’azur. À la vue des montagnes nues et stériles de l’Attique, on éprouve un frémissement involontaire, et le regard erre avec effroi sur un horizon grandiose. Dans l’Asie mineure, au contraire, sous un ciel plus vaporeux, plus rougi par la lumière, les diverses teintes du paysage se fondent davantage ; la verdure éclatante qui se mêle aux toits rouges des maisons donne au panorama une physionomie moins sévère, moins arabe, moins orientale à notre point de vue. Dans les plaines poudreuses du Péloponèse, la chaleur vous brûle sans vous abattre ; sur les côtes de l’Asie, il y a dans l’atmosphère une tiédeur qui vous pénètre, on subit malgré soi la molle influence du climat, une voluptueuse langueur s’empare de tous vos sens, vous rend tout effort pénible et vous dispose à de paresseuses rêveries. En approchant du Pirée, on éprouve une secrète souffrance, le cœur assailli de souvenirs se gonfle d’une tristesse qu’il voudrait exhaler : en arrivant à Smyrne, au contraire, tout en vous s’apaise et s’endort. À la vue de cette ville muette, de cette campagne déserte, de cette mer immobile, on sent passer dans son ame le calme de tout ce qui vous entoure, on est heureux de vivre sans penser, dans une vague et éternelle somnolence.

Au moment où j’allais débarquer sur un quai de bois sale et glissant, je vis venir, en compagnie d’un portefaix turc, un homme fort proprement vêtu à l’européenne, et qui paraissait m’attendre. Ce personnage me tendit la main pour m’aider à sortir du canot, et me demanda en bon français quel hôtel comptait habiter mon excellence. Je nommai la Pension suisse, et regardai d’un air interrogateur le questionneur officieux. — Je suis Moïse, me dit-il. Ce nom m’expliquait tout. Moïse est un juif célèbre dans le Levant. Tout à la fois marchand, cicérone, interprète et matelot, il s’est rendu, grace à son intelligence, l’homme essentiel de Smyrne. Tout étranger qui débarque est sa propriété, et il l’exploite à sa manière. Je le savais ; mais ses services m’étant indispensables, je le suivis dans un inextricable labyrinthe de ruelles tortueuses, sombres, humides, où régnait une certaine odeur de cannelle particulière aux villes de Turquie. Le bruit de nos pas résonnait seul dans ces étroits passages, où de loin en loin nous étions croisés par un Turc aux jambes nues, qui marchait, ruisselant de sueur et ployé sous un énorme faix. Après beaucoup de détours, nous arrivâmes à la Pension suisse, auberge passable, où je déposai à la hâte mon mince bagage, empressé que j’étais de parcourir la ville.

La rue des Francs, que nous suivîmes d’abord, est réputée la plus belle de Smyrne ; elle a en effet beaucoup de caractère, bien qu’elle ne réponde en rien à l’idée qu’on peut s’en faire. Une rue étroite, un ruisseau infect, des maisons de toutes couleurs, de toutes formes, de toutes hauteurs, un mauvais pavé sur lequel ne roule jamais une voiture, à droite et à gauche des échoppes servant de boutiques, au-dessus des têtes de grands lambeaux de toile ou de cotonnade faisant office d’auvens et projetant des carrés d’ombre dans la rue inondée de soleil, sous les pieds des raclures de légumes, des côtes de melons écrasés, de grands chiens jaunes entraînant dans la boue des os à demi rongés ; une foule bigarrée, chaussée de babouches, marchant sans bruit, se pressant sans tumulte ; une inconcevable mêlée de turbans turcs, de chapeaux de castor, de fez rouges et de burnous ; des portefaix qui vous poussent, des ânes dont les bâts vous heurtent, quelquefois une file de chameaux qui marchent droit devant eux, sans regarder, mettant indifféremment le pied sur le pavé ou sur le flâneur distrait qui n’a pas su les éviter ; beaucoup de mouvement et peu de bruit dans cette multitude, tel est l’aspect de la rue des Francs. Des marchandises de toute nature sont étalées aux montres des pauvres boutiques. Ici des étoffes européennes font face à des comestibles, là une marchande de modes a exposé des chapeaux roses venus tout nouvellement de Paris auprès d’un marchand turc qui vend du tabac par monceaux ; plus loin, un juif à la face rasée a établi une boutique de parfums, de bouts d’ambre, d’eaux de senteur tout auprès de l’étal d’un boucher qui écorche en pleine rue ses moutons. C’est un pêle-mêle dont il est difficile de se faire une idée ; des visages de toutes nuances, des costumes de tous pays vous entourent, et l’on parle autour de vous toutes les langues. Les rues des bazars où nous arrivâmes bientôt ressemblent aux rues de la ville, à cela près qu’elles sont beaucoup plus étroites encore, plus immondes, et que les maisons à étages y sont remplacées par des baraques en bois qui rappellent les cahutes provisoires que les marchands ambulans élèvent, à l’époque des grandes foires annuelles, dans quelques villes du midi de la France. Sur le devant de sa boutique, au milieu de son petit étalage, un vieux Turc à longue barbe, immobile comme un mannequin, est accroupi fumant alternativement sa pipe et mangeant des concombres verts. Dans un coin, près d’un réchaud allumé est assis un enfant qui prépare le café de son maître. Loin de vous appeler, de vous vanter ses marchandises, le vieux Turc se renferme dans le mutisme le plus complet et ne paraît prendre aucun souci de son négoce. Votre interprète lui demande-t-il s’il possède tel ou tel objet que vous désirez : il répond soit en fermant les yeux à demi et en faisant claquer sa langue contre son palais, signe négatif par excellence dans tout le Levant, soit par un imperceptible mouvement d’épaules qui veut dire : je n’en sais rien, cherchez. On fouille sa boutique, on ouvre ses tiroirs sans que le plus souvent il daigne même tourner la tête. Quand rien ne vous convient, vous le laissez impassible au milieu de sa boutique bouleversée. Si au contraire vous lui faites demander le prix d’une arme ou d’une paire de pantoufles, il énonce d’une voix gutturale un chiffre qui est ordinairement le double de celui qu’il veut avoir ; vous lui en offrez la moitié, il tend la main, prend votre argent, et souffle par le nez une bouffée de fumée. L’enfant remet toutes choses en ordre, se rasseoit auprès du réchaud, et le marchand reprend son éternelle contemplation.

Au lieu d’être, comme dans les rues, enfouies pêle-mêle dans toutes les boutiques, les marchandises, dans les bazars, sont classées selon leur nature ; chaque article de commerce a son cantonnement. Ici sont les soieries de Brousse, les robes de chambre, les mousselines brodées d’or ; là les babouches de velours ou de maroquin ; plus loin c’est le quartier des armes, des cangiars de Perse, des sabres de Damas ; dans une autre rue sont établis les marchands de pierreries ou de tapis de Césarée. Çà et là s’ouvre l’établi d’un débitant de limonade, de mauvaises glaces et de sorbets, détestable boisson composée de neige fondue, sucrée avec le jus exprimé des raisins secs et affadie par quelques gouttes d’eau de roses. Plus loin, une rôtissoire de tôle, remplie de charbons ardens devant lesquels plusieurs brochettes, placées verticalement, se meuvent au moyen d’une petite roue de fer-blanc que le vent fait tourner, annonce l’échoppe d’un traiteur. Ces bazars boueux, où l’on respire un air fétide, où toutes les marchandises, même les plus précieuses, sont confusément entassées, ont un aspect misérable, et l’on s’ennuierait bientôt de les parcourir, si la foule qui se presse dans ces couloirs humides n’offrait un spectacle bizarre qu’on ne se lasse pas d’observer. Dès le premier regard, on s’aperçoit que les Turcs forment la classe la plus noble de cette multitude. Ils doivent à leur ample costume un air imposant que ne dément ni la régularité de leur profil, ni leur attitude sévère. La population turque n’a pas encore adopté, comme on le croit généralement en France, l’odieux uniforme moderne imposé par Mahmoud à l’armée et aux fonctionnaires publics. En Turquie, Dieu merci, le turban de cachemire est encore à la mode. On en voit de toutes les couleurs dans les bazars de Smyrne, depuis le rouge, qui signale un riche négociant, jusqu’au vert, qui distingue un émir ou un pieux musulman qui a accompli le pèlerinage de la Mecque. Une veste sans collet, de drap brodé de soie ou pailleté d’or, un grand châle roulé en ceinture dans lequel est passé un poignard à manche d’agate, un immense pantalon descendant jusqu’aux genoux, des babouches le plus souvent rouges, par-dessus le tout une pelisse ou une grande robe de laine, tel est encore aujourd’hui le costume habituel des Turcs. Les Arméniens sont moins élégans. Coiffés d’un énorme ballon d’Astracan, pareil, quant à la forme, à une marmite renversée, ils portent sous une tunique rayée une soutane noire, d’une coupe sacerdotale. Au milieu de ces hommes à la démarche grave se faufilent rapidement des juifs dont le front pâle est entouré d’une loque blanchâtre couverte de petits dessins noirs si semblables à des chiffres qu’on est tenté de croire qu’avant d’être employée pour coiffure, elle a servi de livre de comptes. De beaux Grecs aux longs cheveux noirs, à la moustache retroussée, à la mine hautaine, sont les dandies de cette foule bigarrée où se pressent des nègres demi-nus, des officiers européens en uniforme, et où l’on voit se glisser comme des fantômes les femmes turques en dominos blancs. Malgré le mystère qui les entoure et quel que soit l’inexplicable attrait du fruit défendu, ces femmes, quand on les examine avec soin, n’ont rien de séduisant pour des Européens. On trouverait à leurs yeux noirs un certain éclat, si les bandes de mousseline qu’elles serrent autour de leur visage les laissaient seuls à découvert ; mais, sous l’étoffe à demi transparente, on entrevoit des joues blafardes, odieusement comprimées, et des sourcils noirs dont la couleur artificielle déteint souvent sur le yachmak. L’ample féredjé, ou domino blanc qui les enveloppe, ne dissimule pas non plus suffisamment les contours par trop riches de leur taille, à laquelle on souhaiterait le soutien d’un corset. Leurs mains jaunes, leurs ongles teints en brun avec le henné, donnent de leur propreté une assez triste opinion, et l’on est tout-à-fait dégoûté des aventures orientales, à la vue de leurs pieds enfoncés dans des bottines informes au-dessus desquelles on voit souvent à nu le bas d’une jambe molle, sans nerfs, sans contours, et qu’on dirait de cire. Il faut ajouter que les femmes qui se promènent seules dans les bazars sont vieilles la plupart ou de la plus basse classe. Condamnées par la jalousie orientale à une réclusion presque perpétuelle, les belles et riches dames turques sortent rarement à pied et marchent toujours accompagnées d’une nombreuse suite d’esclaves vêtues comme elles. On les reconnaît à la blancheur de leur féredjé, à leur taille plus svelte, qui, sans être provoquante comme celle des Andalouses, peut avoir de la grace dans son abandon, à leurs yeux noirs curieux et craintifs, où se mêle à l’éclat méridional cette langueur asiatique dont se sont de tout temps émerveillés les poètes. Sans doute parmi ces femmes il en est de fort belles, mais je n’en persiste pas moins à croire que si, pour parvenir jusqu’à elles, quelques Européens ont affronté de grands périls, une mort certaine en cas de surprise, elles le doivent moins à leurs séductions qu’au charme de l’inconnu et à l’attrait enivrant du danger.

Après avoir parcouru les bazars, nous nous dirigeâmes vers le marché des esclaves. Cette dénomination donne au voyageur l’idée d’un spectacle tout différent de celui qui l’attend et le prépare à des impressions pénibles qu’il ne doit pas ressentir. Après avoir suivi, sous la conduite de Moïse, les détours sans nombre d’une infinité de ruelles tortueuses, nous arrivâmes en face d’une grande masure. Une sorte de porte cochère, seule ouverture que présente à l’extérieur cet édifice, donne accès dans une cour spacieuse dont le sol inégal est jonché d’herbes jaunies. Quelques arbustes rabougris jettent seuls un peu d’ombre dans cette cour brûlante qu’entourent de mauvais bâtimens sans étages, sans fenêtres, et percés de petites portes à ogives. Le long des murailles étaient couchés quelques nègres, et, à l’ombre de la voûte qui sert d’entrée, une dizaine de Turcs, assis par terre, les jambes croisées, jouaient gravement aux cartes. Quoiqu’aujourd’hui les musulmans n’interdisent plus, comme autrefois, aux chrétiens l’entrée du marché des esclaves, il ne les y voient pas d’un très bon œil, et souvent encore, à Smyrne, ils repoussent rudement l’étranger qui affecte envers eux des airs d’autorité. Sur le conseil de Moïse, nous allâmes d’abord nous asseoir auprès des joueurs. L’intérêt que je paraissais prendre à leur jeu flatta l’un d’entre eux, qui me fit demander si, en Europe, on connaissait cette partie. C’était, à ce qu’il me parut, une sorte de drogue assez semblable à celle qui, en France, est encore de mode au corps-de-garde ; seulement, par respect sans doute pour la gravité musulmane, les Turcs plantaient dans leur turban les bâtons fendus, au lieu de les mettre, comme font nos soldats, sur leur nez. Je fis répondre au joueur que cette partie était bien connue dans mon pays, et à diverses reprises je lui donnai tant bien que mal mon avis. La connaissance se trouva faite, et quand le jeu fut terminé, le marchand me demanda le premier si j’étais curieux de voir ses esclaves. Sur ma réponse affirmative, il me dit de le suivre et me conduisit vers l’une des petites portes qui s’ouvraient sur la cour intérieure. Là, dans une salle basse dont tout le mobilier consistait en une natte de paille grossière, étaient assises une vingtaine de jeunes négresses demi-nues. Loin de paraître infortunées et d’offrir un de ces spectacles hideux dont s’indignent complaisamment certains philanthropes passionnés, ces jeunes filles, en apparence fort gaies, causaient vivement entre elles et poussaient de longs éclats de rire. À la vue de nos habits européens, cette gaieté se changea tout d’un coup en horreur, les cris de joie devinrent des cris de colère, et bientôt à ces apostrophes véhémentes par lesquelles se manifesta d’abord, au grand contentement du Turc notre introducteur, l’indignation des Abyssiniennes, succédèrent des cailloux qu’elles nous lancèrent avec rage. Un peu interdit d’une pareille réception, j’allais me retirer quand Moïse m’assura qu’il connaissait le moyen d’apaiser ces demoiselles et qu’il allait chercher ce qu’il fallait. Bientôt après il revint portant un panier rempli d’abricots et de gâteaux de maïs. Comme il l’avait prévu, la vue de ces friandises calma subitement le tumulte qu’avait excité notre présence. Vers l’appétissant panier se tournèrent à l’instant toutes ces faces noires, sur lesquelles, sans être grand phrénologiste, on pouvait facilement lire tous les signes de l’idiotisme. Distribués avec équité, les abricots furent accueillis avec enthousiasme ; nous vîmes les filles du désert se rouler dans le plus singulier désordre et s’arracher les gâteaux en poussant de folles exclamations. Elles étaient la plupart d’une laideur repoussante, et leurs traits écrasés n’avaient rien d’humain. Le regard s’attachait avec dégoût sur leurs têtes laineuses, sur leurs bras grêles, sur leurs jambes hideusement maigres, sur leurs longs pieds couverts d’une peau rugueuse, et c’est à peine si l’on remarquait leur taille svelte, bien formée, que ne cachait en aucune façon une chemise de grosse toile ouverte sur la poitrine. Quand cette collation fut finie, les négresses se levèrent, et, me regardant avec des yeux fort adoucis, elles me montrèrent leur maître en faisant un geste qui disait clairement : « Achète-moi, je veux te suivre. » Quoiqu’à Smyrne ma qualité de Franc m’interdît tout achat de ce genre[1], je demandai au marchand le prix de la moins affreuse ; il en voulait 1,600 piastres (environ 400 francs). Moïse m’assura que le Turc se moquait de moi, et que pas une de ses négresses ne valait cent écus.

Les esclaves que nous venions de voir étaient de la pire qualité, et le marchand, tenant à honneur de nous montrer ce qu’il avait de mieux, nous introduisit dans une autre cellule où se trouvaient trois autres négresses d’une variété évidemment supérieure. Elles avaient le visage régulier, les lèvres minces, le nez droit ; leur front n’était pas déprimé, et leur peau huileuse avait un lustre qui n’était pas désagréable. Quoique fort légère, leur toilette ne manquait pas de coquetterie. Un double collier de verroterie, bleue ou rouge, se détachait sur leur cou de bronze. Des bracelets de cuivre entouraient leurs bras au-dessus du poignet et leurs jambes au-dessus de la cheville. Leurs cheveux crépus, mais non laineux comme ceux de leurs compagnes, étaient divisés par petites tresses et entremêlés de pièces d’argent dont le poids les entraînait bon gré mal gré, les forçant à justifier jusqu’à un certain point l’épithète de lisses que le marchand leur donnait un peu prétentieusement. Bref, quoique la peau de ces jeunes filles ressemblât à du cuir mal tanné, j’eus le mauvais goût de les trouver jolies. Plus sauvages que leurs voisines, elles témoignèrent pour nos visages blancs une aversion que les abricots n’eurent pas le pouvoir d’adoucir ; force nous fut de sortir de leur case. Je quittai le bazar des esclaves sans éprouver le dégoût auquel de récentes lectures m’avaient préparé. À Constantinople pas plus qu’à Smyrne, je n’ai été témoin des odieux traitemens que les marchands, a-t-on écrit dans ces derniers temps, font subir journellement à leurs esclaves. Aux mains de ces courtiers, je n’ai jamais vu « de fouets ni de poigards ; » les esclaves, traitées par eux avec une grande douceur, m’ont toujours paru gaies, rieuses, et jamais je n’ai remarqué qu’elles « fixassent à terre, dans un morne silence, leurs yeux épuisés par les larmes. » Au lieu de me révolter, le spectacle qu’offrent ces bazars m’a convaincu que, dans le Levant, l’esclavage est une adoption plutôt qu’une servitude, et qu’il n’implique pas, à proprement parler, la dégradation. L’esclave acheté devient l’enfant de la famille qui l’achète. On mesure à son intelligence les fonctions qu’on lui donne, et si des occupations serviles échoient au plus grand nombre, plusieurs ont dans les maisons des emplois distingués. L’histoire ancienne de l’empire ottoman et ses annales contemporaines nous apprennent que les esclaves s’élèvent souvent aux plus hautes dignités de l’état.

Bien que Smyrne soit, ainsi que Constantinople, une ville tout à la fois turque et européenne, on ne voit guère s’y confondre les caractères si différens de l’Orient et de l’Occident. Sans se mélanger, l’Europe et l’Asie y vivent côte à côte, en bonne intelligence, à l’écart de la lutte irritante des diplomaties étrangères, qui n’ont en Orient que trois grands champs de bataille : Constantinople, Athènes et Alexandrie. Régie, comme les provinces et les îles turques, par un pacha ayant le titre de gouverneur, Smyrne est sans aucune importance politique. Le pacha étend son pouvoir sur les sujets turcs sans s’inquiéter des étrangers, et les consuls européens protègent leurs nationaux sans chercher à faire prédominer leur influence sur les populations indigènes. C’est donc de la réserve, de la neutralité des consuls, qu’est résultée la bonne intelligence qui règne entre les habitans de Smyrne ; mais on remarque parmi les Turcs, et même parmi les fonctionnaires publics de cette ville, une tolérance religieuse qu’il faut attribuer tout entière à l’influence des lazaristes. Ceci est un fait remarquable. Depuis plusieurs années déjà, des lazaristes, de la propagande de Rome, se sont établis à Smyrne sous la protection française et sur la garantie des anciennes capitulations. Par leur simplicité, par leur bonté, ces saints prêtres ont acquis dans l’esprit des musulmans une immense considération. Ils ont fait plus que s’entourer du respect des Turcs ; en les soignant dans leurs maladies, en les conseillant dans les circonstances difficiles, en les aidant au besoin et en les consolant, ils ont mérité leur reconnaissance et gagné leur affection. Tandis que sur presque tous les autres points de l’Orient les chrétiens haïs subissent sans cesse des persécutions et quelquefois (comme on l’a vu dernièrement) le martyre, les lazaristes, chefs de cette religion détestée, exercent à Smyrne, sur la population musulmane, une autorité toute paternelle. J’en puis donner une preuve bien remarquable. Au mois de juin 1842, le jour de la Fête-Dieu, j’ai vu la procession des lazaristes suivre paisiblement les rues de Smyrne, précédée par Kadji-Bey à cheval, et escortée par un détachement de soldats turcs qui, l’arme au bras, maintenaient l’ordre et contenaient la multitude. Quelques jours auparavant, j’avais été témoin d’un spectacle plus extraordinaire encore. Des sœurs grises, envoyées depuis peu d’années par les missions étrangères de Paris, ont fondé un établissement à Smyrne, où elles sont aimées et respectées à l’égal des lazaristes. Plus de cent cinquante jeunes filles, grecques, arméniennes et catholiques, reçoivent, grâce à elles, une instruction solide et les préceptes d’une saine morale. Le dimanche de la Pentecôte, après avoir parcouru la ville, j’arrivai à l’église catholique. Une vingtaine des élèves des sœurs grises faisaient ce jour-là leur première communion. Uniformément vêtues de blanc et conduites par les bonnes sœurs, ces jeunes filles traversèrent la cour au milieu d’une affluence immense de Turcs et d’Arméniens. Les musulmans, aussi bien que les Grecs et les catholiques, s’inclinaient avec respect devant ces filles du Seigneur. L’émotion la plus vive se peignait sur tous les visages ; on sentait que toutes les ames étaient élevées dans ce moment à cette hauteur où s’effacent toutes différences de dogmes et de croyances, où il n’y a plus que l’homme qui prie et Dieu qui écoute. Ce spectacle, touchant en tout pays, était sublime, je ne crains pas de le dire, sur cette terre du mahométisme.

Il faut ce concours heureux de circonstances pour maintenir parmi les habitans de Smyrne, séparés par tant de dissemblances, poussés en sens contraire par tant d’intérêts opposés, cet accord qui n’est que bien rarement troublé. Les Francs ont importé leurs mœurs dans la partie de la ville qu’ils occupent, et le quartier turc, malgré les réformes tentées par Mahmoud, a conservé en grande partie, comme nous l’avons vu, son originalité primitive. À part quelques chapeaux ronds, rien ne nuit pendant le jour à la physionomie tout orientale des bazars, et le soir, quand dort la ville turque, fermée aux chrétiens après le coucher du soleil, on ne voit ni turbans ni babouches dans la ville franque, où, au premier souffle de la brise de mer, la population se réveille et la vie commence. C’est l’heure de s’aller promener dans la rue des Roses. Plus large que les autres rues de Smyrne, la rue des Roses côtoie la mer dont elle suit la courbe et conduit hors de la ville à une langue de terre qui s’avance dans le golfe et forme une promenade nommée à bon droit la Bella-Vista. À l’entrée de la nuit, cette rue, dorée par les dernières lueurs du couchant, offre un spectacle qui peut-être n’a pas son pareil au monde. Des deux côtés de cette voie, où se pressent des officiers de toutes les marines, des voyageurs de tous les pays, des dandies qui posent, des cavaliers qui caracolent, sont assises par centaines, auprès des portes entr’ouvertes, les plus belles femmes de l’Orient. D’autres, pour mettre mieux en évidence la richesse de leurs toilettes, debout, ou gracieusement accoudées derrière leurs compagnes, forment des groupes comme en rêvent les peintres. On ne risque guère de se tromper en disant que, parmi les Grecques de Smyrne, il n’en est peut-être pas une de laide, et la plupart sont admirables. Rien qu’à voir leur profil, on se rappelle ces filles de la molle Ionie de la beauté desquelles les chefs-d’œuvre de la statuaire antique sont les immortels témoignages. Leurs sourcils, vigoureusement accusés, donnent à leurs longs yeux noirs un feu extraordinaire, et, sous leurs lèvres rouges comme du corail, on voit briller des dents étincelantes. Nattés en tresses, leurs longs cheveux bruns s’enroulent autour d’une toque écarlate, coquettement posée sur l’oreille, et de laquelle s’échappent deux glands d’or. Ces jeunes filles, je dois à la vérité de le dire, sont d’une insigne coquetterie ; tout en elles vise à l’effet. L’éclat de leurs prunelles est moins extraordinaire encore que leur mobilité. On assure qu’une Smyrniote peut facilement regarder ses oreilles, mais plus souvent que ses oreilles elle regarde les beaux officiers. Provoquant par un sourire voluptueux le passant qui l’admire, elle fixe sur lui sans pudeur

Des yeux dont les regards ne font qu’arquebuser.

À première vue, ces agaceries donnent de la vertu des habitantes de la rue des Roses une assez mauvaise opinion ; on se tromperait cependant si on les jugeait par les apparences. Coquettes par habitude, elles sont, non pas vertueuses, mais à peu près sages par calcul. L’ardeur du ciel d’Orient, la tiédeur de l’air de l’Anatolie, semblent n’avoir sur elles aucune influence. Ces yeux si pétillans n’expriment qu’une passion simulée, ce visage où la volupté respire n’est qu’un masque d’emprunt. Elles jouent la passion comme on joue, en d’autres pays, la pruderie. Fidèles à leur fiancé, passant avec lui des journées entières, les Grecques de Smyrne, comme les Américaines des États-Unis, attendent le mariage sans rien appréhender de ces longs tête-à-tête. Les étrangers gagnent difficilement leur confiance, et ceux-là même qui, à grand’peine, sont parvenus à se glisser dans l’intimité d’une famille, trouvent bien rarement à échanger pour un nom plus doux le titre trompeur d’ami. Il n’en a pas été toujours ainsi, disent les mauvaises langues, et Smyrne se nommait autrefois le paradis des marins. Si ce beau temps n’est plus, les officiers de marine ne doivent, m’a-t-on dit, s’en prendre qu’à eux-mêmes. Leur brusquerie leur a nui ; accusés à tort ou à raison de vouloir toujours commencer par le dénouement les romans d’amour, ils sont regardés comme des êtres fort redoutables par ces jeunes filles, habituées aux longues préfaces de leurs fiancés. Les Smyrniotes d’une autre génération ont acquis à leurs dépens une expérience dont profitent aujourd’hui les belles Grecques de la rue des Roses ; quelques enfans qui n’ont jamais connu leur père sont cités par elles comme des preuves vivantes de l’inconstance des étrangers. Smyrne, devenue une ennuyeuse station, n’offre aux marins, à part la société des consuls et les réunions peu joyeuses des négocians européens, d’autres délassemens que les promenades à la Bella-Vista, les narguilés qu’on y fume au clair de lune, les parties de billard au café Valory, les courses à cheval dans la campagne, et le théâtre où une troupe italienne fort passable représente, trois fois par semaine, les chefs-d’œuvre de Rossini.

II.

Après avoir décrit le panorama de Smyrne et esquissé le tableau de sa population, il faut, pénétrant plus avant, rechercher les intérêts qui s’agitent dans cette ville et en font mouvoir les habitans. Il est un fait qu’il est d’abord important de constater, c’est la décadence presque sans exemple qu’a subie depuis quelques années le commerce de cette place. Jusqu’au XIXe siècle, Smyrne était, comme on sait, le point du Levant où affluaient de tous côtés, pour gagner l’Europe, les richesses de l’Asie, et vers lequel s’écoulaient, pour se répandre en Orient, tous les produits européens. En un mot, Smyrne, à cette époque, s’appelait l’entrepôt du Levant. Si l’on comparait au passé de cette ville l’état actuel des choses, on pourrait dire que Smyrne n’existe plus, et cela n’aurait rien de bien extraordinaire. Depuis un siècle, les secousses politiques ont causé de tels bouleversemens en Europe, et dans les intérêts des hommes de tels reviremens, que l’on ne s’étonne pas des changemens, quels qu’ils soient, que peut apporter dans le commerce d’un pays un laps de temps aussi considérable. Envisagée sous cet aspect, la situation de Smyrne serait loin d’être exceptionnelle, et beaucoup d’autres villes pourraient lui être assimilées. Pour montrer ce qu’a de particulier la question qui nous occupe, il faut en écarter les influences du temps et des grands évènemens politiques, la saisir dans une période de paix et de courte durée. Aussi, sans chercher à établir, à une époque éloignée, sur des données confuses, une appréciation commerciale qui ne saurait être positive, nous prendrons Smyrne au moment où, après la commotion générale, l’ordre se rétablit, et les intérêts reprirent leur cours. Les guerres de l’empire avaient fermé la Méditerranée au commerce européen, et le manque de sécurité avait arrêté pendant plusieurs années toutes les spéculations considérables. Quelques bâtimens italiens et des caïques grecs se livraient à peu près seuls dans le Levant, malgré la terreur générale et la hardiesse des pirates barbaresques, à des opérations de cabotage. En 1816, après le rétablissement définitif de la paix, quand Smyrne put de nouveau ouvrir son port aux marines étrangères, son commerce extérieur présentait le total bien diminué sans doute, mais important encore, de 70  millions. Depuis cette époque, les intérêts commerciaux se sont partout affermis ; l’activité mercantile, croissant toujours, a donné aux opérations une extension immense ; la navigation à vapeur a diminué les distances, l’Orient s’est rapproché de nous ; cependant, chose étrange, l’amoindrissement du commerce de Smyrne a été continu. Les 70 millions se sont peu à peu réduits. 42 millions est le total que donnent au mouvement de Smyrne, pour l’année 1842, les documens les plus authentiques[2].

Plusieurs causes ont amené cette décadence, dont on connaît maintenant le chiffre. — Autrefois le commerce était libre en Turquie, et, tant que les sultans restèrent fidèles à l’ancien système religieux et politique, ils ne grevèrent d’aucune taxe, d’aucune vexation fiscale, la circulation intérieure des marchandises. Les grandes caravanes erraient librement dans les déserts de la vieille Asie, et le gouvernement n’arrêtait par aucune entrave ces hardis voyageurs qui, au mépris de périls sans nombre et de toute nature, entreprenaient d’immenses pérégrinations pour aller recueillir dans de lointaines contrées les objets nécessaires à l’existence ou au bien-être de leurs frères. À ces entreprises les populations reconnaissantes venaient en aide autant qu’elles le pouvaient, et la piété des particuliers élevait dans le désert, sur les lignes que suivaient les caravanes, d’élégantes fontaines et de nombreux caravansérails. Comme cette circulation intérieure n’était ni continuelle, ni périodique, l’arrivée presque inattendue d’une caravane était dans les villes un grand évènement. Que de pays ces voyageurs avaient visités ! que de choses curieuses ils devaient rapporter ! que d’objets inconnus peut-être ! Toutes les portes s’ouvraient à ces hommes qui, tout à la fois soldats et marchands, faisaient le commerce à main armée, et cachaient leur caractère mercantile sous un habit guerrier, sous une apparence chevaleresque. Dans un pays où il n’a jamais existé, comme dans le nôtre, de classe vouée exclusivement aux armes et disposée à regarder comme indigne d’elle toute profession industrielle, on comprend quelle considération dut environner dès le principe ces marchands guerriers qui forment encore la classe la plus relevée de la famille musulmane. Le caractère sacré que le commerce eut dès-lors aux yeux des populations explique seul comment d’immenses opérations purent être menées à bonne fin, pendant de longues années, dans un pays dévasté par les brigandages et désolé par des guerres continuelles. De grands bienfaits étaient résultés de cet ordre de choses ; grace à l’exemption d’impôts sur les marchandises et de taxes sur les objets de consommation, le prix des denrées était extrêmement modique. Non-seulement on ne connaissait pas en Turquie le paupérisme, cette lèpre de l’Occident, dont les ravages vont s’étendant de plus en plus au fur et à mesure que se propagent les savantes combinaisons des économistes, mais les classes inférieures y jouissaient d’une infinité de raffinemens réservés chez nous aux riches. Le sucre, le café, les épices, étaient à l’usage des plus pauvres, et si l’on considérait dans son ensemble le passé de ces populations que l’on disait barbares, peut-être arriverait-on à les voir plus rapprochées que les nôtres du bonheur, qui est, après tout, la vraie science et la suprême sagesse.

Cet état de choses ne pouvait durer, et la Turquie devait imiter les institutions de l’Europe. Aux premières taxes établies par Soliman le Magnifique succédèrent de jour en jour des impositions nouvelles, et une fois entré dans la voie de la cupidité, le gouvernement ne s’arrêta plus. Après avoir imaginé les droits intérieurs, on créa des monopoles, et le cours du commerce fut changé. Comme il était aisé de le prévoir, ces institutions, qui n’avaient pu s’établir en Europe qu’après de longs tâtonnemens et s’affermir qu’après des modifications successives enseignées de jour en jour par l’expérience, devaient donner lieu, en Turquie, à des abus de tous genres. Il y avait bien un pouvoir qui ordonnait, mais il n’y avait pas une administration régulièrement organisée qui surveillât l’exécution des actes. Il fallait s’en rapporter entièrement à des agens éloignés sur lesquels aucune surveillance ne pouvait être exercée. Pour les stimuler, on crut devoir les intéresser dans les réformes. En créant des monopoles, le gouvernement avait fait une faute ; il commit un crime en concédant aux gouverneurs des différentes provinces le droit d’établir d’autres monopoles pour leur propre compte. Trop inactifs pour agir par eux-mêmes, ces pachas cédèrent à leur tour, moyennant tribut, à des agens subalternes, une partie de leurs priviléges ; ils vendirent à prix d’or, à certains spéculateurs, la faculté d’acheter exclusivement tels ou tels produits. Des vexations inouies furent le résultat principal de ces mesures qui ruinèrent les populations, dépeuplèrent les campagnes, et enrichirent les pachas sans grossir le trésor. On devine si dès-lors les places de gouverneur furent recherchées ; le gouvernement spécula sur l’avidité des postulans ; il mit à l’encan les charges de pachas, de mutecellins, de vayvodes de provinces ; il les offrit au plus fort enchérisseur. Celui qui voulait se mettre sur les rangs s’adressait à un juif et lui demandait les fonds nécessaires pour payer au trésor ses dignités. Pour garantie, il offrait les dépouilles de la province qu’il allait mettre au pillage avec d’autant plus d’activité, que, l’année suivante, un autre pouvait offrir davantage et le supplanter. Industrie, commerce, agriculture, tout fut anéanti en Turquie par ce système barbare. L’industrie turque n’avait pu jusqu’alors se soutenir que par le bon marché de ses produits ; en les grevant d’un impôt, on en augmentait la valeur, et on les assimilait aux produits des manufactures européennes. Pour rétablir la balance, il aurait fallu augmenter en même temps les taxes imposées aux marchandises étrangères, mais cette faculté était interdite à la Turquie, qui, enchaînée par d’anciens traités, devait s’en tenir aux chiffres convenus avec les puissances. Dès-lors, comme à prix égal les marchandises turques ne pouvaient soutenir la concurrence avec celles de l’Europe, les étrangers gagnèrent ce que perdaient les nationaux, et l’industrie indigène fut ruinée. Plusieurs circonstances contribuèrent, non pas à amener ce résultat, il était inévitable, mais bien à l’accélérer. Pendant que la Turquie adoptait ces mesures fatales, l’industrie se perfectionnait en Europe, et la production, qui dépassait si prodigieusement la consommation, cherchait partout des débouchés. La Turquie offrait une voie nouvelle, les marchandises européennes firent irruption dans le Levant. En réformant le costume de l’armée et de ses plus riches sujets, Mahmoud, plus tard, porta le dernier coup aux branches les plus importantes de l’industrie de l’empire. Les pelisses, les robes de soie, les châles, les turbans de cachemire, furent remplacés par les habits de draps. C’était un produit que ne pouvait fournir une industrie en enfance. Habiles aux ouvrages qui demandent de la patience, accoutumés à suivre dans leurs travaux une routine invariable, les Orientaux ont l’imagination peu inventive. Obtenir des ouvriers turcs, astreints tout à coup à un genre de travail si nouveau pour eux, un produit qui, chez les nations les plus ingénieuses, ne s’était perfectionné qu’à la longue, était chose impossible. On ne le tenta même pas, et la Turquie accepta les draps étrangers, que l’Allemagne, la Belgique et l’Angleterre lui offraient d’ailleurs à vil prix. Par les réformes, l’industrie ottomane se trouva donc réduite à une double impuissance ; ce qu’elle pouvait produire n’avait plus de valeur, et ce qui avait de la valeur, elle ne pouvait le produire.

L’Europe s’émut de la décadence qui se révéla dans le commerce intérieur de la Turquie dès qu’il fut possible d’entrevoir quelque chose au milieu des bouleversemens causés par les lois nouvelles. On répéta de tous côtés que la Turquie était perdue, et que pour relever ses finances un seul moyen lui restait, c’était d’obtenir le droit d’augmenter les tarifs sur les marchandises étrangères. À notre sens, c’était mal raisonner, c’était ne voir que la superficie de la question. Sans doute, d’une augmentation des tarifs serait résultée une amélioration immédiate, mais cette amélioration n’avait pas d’avenir. En rendant aux manufacturiers du pays un avantage passager, on ranimait en eux des espérances irréalisables, on les engageait à soutenir contre l’industrie européenne une lutte impossible. En matière d’industrie, l’indolence des Orientaux ne peut pas entrer en rivalité avec le génie mercantile et la fébrile activité des Européens ; tous leurs efforts eussent abouti à rendre à leur industrie morte à tout jamais une apparence de mouvement, à lui donner une existence, pour ainsi dire, galvanique. Puisqu’on voulait des réformes, il fallait en accepter les conséquences, et, au lieu d’en retarder les effets, mieux valait déplacer tout d’un coup les intérêts des industriels et les forcer à suivre une nouvelle voie. Le ciel avait refusé aux Orientaux le génie manufacturier, mais en revanche il leur avait donné une terre fertile, des champs immenses qu’ils abandonnaient ; si l’industrie leur faisait défaut, l’agriculture leur offrait une large compensation. Par malheur, les lois nouvelles ruinaient les laboureurs comme les commerçans. Les principales productions de la terre avaient été déclarées monopoles ; les gouverneurs, avides représentans d’un gouvernement cupide, après avoir pressuré pour le compte de sa hautesse les populations qui leur étaient soumises, faisaient chaque jour, à leur profit, des razzias dans leurs provinces. « Pourquoi ensemencer nos terres, disaient les agriculteurs, puisque nous n’en retirerons aucun fruit ? Le gouvernement prendra nos grains au prix qu’il lui plaira de fixer, et si nous ne donnons pas des pots de vin à ses agens, on nous volera sur la mesure. — Il y a bien une loi qui autorise la libre vente des céréales, mais le gouverneur prétend qu’il n’en a pas connaissance. » Une souffrance générale se répandit dans tout l’empire, et la misère fut bientôt à son comble. On écrivit souvent alors que l’empire turc s’écroulait par la faute de ses habitans ; on avait tort. Il ne fallait pas attribuer à l’inaptitude, à la paresse, à l’ignorance des populations cet état d’appauvrissement. Le peuple était, comme on le voit, condamné à l’immobilité, et le gouvernement seul était coupable.

Dans un écrit remarquable publié par un de nos compatriotes bien placé pour connaître l’Orient[3], je trouve un fait qui, peu important en apparence, donne cependant une idée frappante, ce me semble, de la situation misérable des habitans des campagnes. « Jusqu’en 1827, on vendait annuellement à Smyrne huit cents tonneaux d’étain pour l’étamage des ustensiles de cuisine dont chaque famille de paysans était pourvue, et qui étaient alors, en Turquie, comme dans nos provinces, un objet de première nécessité à chaque ménagère… Aujourd’hui on ne vend plus que quatre-vingts tonneaux d’étain, et c’est en vain que dans toutes les campagnes on chercherait un seul vase de métal. Ils ont été vendus pour satisfaire aux exactions de toute nature qui ont épuisé ces malheureuses populations. » La publication du hatti-chériff a mis un terme à ces odieux abus, et l’abolition des monopoles, décrétée en 1838, a ranimé un peu le commerce et l’agriculture. Cependant le tableau du mouvement commercial de Smyrne, pour ne nous occuper que de cette ville, ajoute, en 1839, un million seulement au total de l’année 1834. Ce chiffre prouve mieux que toutes les dissertations que la Turquie est comme au premier jour abattue sous le coup qui l’a frappée ; qui peut dire si elle s’en relèvera jamais ? En Europe, de pareilles secousses n’auraient peut-être rien de fatal. Les intérêts, un instant déplacés, reprendraient leur cours dans un autre sens, et grace à l’esprit si vif, si ardent, des Occidentaux, toutes traces de ces commotions seraient vite effacées. En Orient, au contraire, la population indolente, obéissant machinalement à l’impulsion qui la jette hors de sa voie, n’entre pas pour cela dans une voie nouvelle ; elle tombe au premier coup, et, s’endormant dans sa misère, elle souffre le mal sans chercher le remède.

En dehors de la décadence générale de l’empire dans laquelle elle entrait pour sa part, la ville de Smyrne avait encore d’autres échecs à subir. Une des principales causes de sa déchéance particulière, c’est la multiplication des relations établies depuis peu d’années entre l’Europe et Alexandrie. L’Égypte allait autrefois chercher dans l’Anatolie une quantité de produits que maintenant elle tire de l’Europe, et elle nous expédie directement les produits de l’Afrique et de l’Arabie, qui jadis, avant de nous parvenir, faisaient escale à Smyrne. En outre, comme le sol de l’Anatolie est extrêmement fertile, et que cette province produisait en plus grande quantité que les autres les objets récemment grevés d’impôts ou érigés en monopole, elle eut à souffrir des nouvelles lois plus que les autres parties de l’empire. Une seule branche de son commerce a pris de l’accroissement, c’est la vente des raisins et des fruits, qui figure au tableau des exportations pour une somme de 4 millions. La prospérité de cette vente tenta, en 1831, la cupidité du gouvernement, qui voulut déclarer monopole les fruits de l’Anatolie. Cette mesure devait porter une si cruelle atteinte aux intérêts des Smyrniotes, que les consuls européens intervinrent et firent abandonner cette malheureuse idée. Le résultat n’en était pas douteux, et le monopole devait détruire le commerce des fruits comme il avait anéanti celui de l’opium. Pendant quelque temps, la récolte de la vallonnée[4] a été de même abandonnée ; le gouverneur de Smyrne avait défendu aux paysans de vendre à toute personne qui ne serait pas pourvue d’un certificat signé de lui. Ces privilégiés forçaient les malheureux paysans à leur donner pour 7 piastres ce qu’ils vendaient 20 piastres auparavant. Le gouverneur Tahir-Bey partageait avec ses associés un bénéfice de 200 pour 100[5]. La vente du coton et de la garance a également subi un amoindrissement des deux tiers. — Les tapis de Smyrne et de Césarée, dont on n’a pu imiter en Europe ni la finesse ni l’éclat, ajouteraient au commerce un article important, mais ils sont prohibés par toutes les douanes de l’Europe. — La cire, la soie, les éponges, les gommes, ne figurent que pour des sommes peu considérables au tableau des exportations de Smyrne, qui se réduisent, comme on le voit, à bien peu de chose. Ses achats consistent en produits manufacturés et en denrées coloniales. Ici se présente une nouvelle question. La France, qui fournissait en grande partie autrefois ces produits et ces denrées, a maintenant abandonné la place aux autres nations ; après avoir parlé de la ruine du commerce turc en Turquie, il nous reste à apprécier la décadence déplorable du commerce français dans le Levant.

Si l’on jette un regard sur l’état comparatif du commerce moyen des puissances européennes dans le Levant, pour l’année 1789, on voit que la somme des opérations de la France forme exactement la moitié du total général des affaires. En 1816, ce chiffre était resté à peu près le même ; en 1842, notre pays n’entre plus que pour moins d’un sixième dans le mouvement général ! Le commerce anglais a suivi la marche contraire. La Grande-Bretagne, qui, jusqu’en 1816, faisait le dixième seulement des opérations, en fait aujourd’hui plus du quart ; l’Autriche en fait un autre quart ; l’Italie, les États-Unis et la Russie se partagent le reste. — On doit attribuer à plusieurs causes l’accroissement du commerce de nos voisins et l’amoindrissement du nôtre. La raison principale est, je crois, celle-ci : c’est que, jusqu’au rétablissement de la paix générale, la France, en fait de commerce, n’avait pas à soutenir dans le Levant la rivalité de l’Angleterre. Avant cette époque, le commerce anglais ne paraît pas avoir songé à la Turquie. Si l’on consulte l’état officiel des douanes anglaises, on voit qu’en 1816 la Grande-Bretagne achetait dans le Levant pour 5 millions, et vendait pour 6 millions seulement. Les mouvemens qui se faisaient en Turquie donnèrent alors l’éveil aux négocians de Londres ; ils comprirent que des innovations apportées dans les mœurs devaient naître dans les opérations commerciales de grands changemens, et qu’un pays ainsi bouleversé était pour de hardis spéculateurs un terrain magnifique. La possession nouvelle de Malte offrait d’ailleurs à leurs projets une grande facilité d’exécution. Sans attendre qu’on leur donnât l’exemple, comme en France nous sommes trop habitués à le faire, ils obéirent à l’instinct et s’élancèrent les premiers vers l’Orient. Ayant ouvert à leur commerce les voies nouvelles de Damas et de Trébisonde, ils élevèrent presque à 30 millions le total de leurs opérations, et ce chiffre fut doublé en peu d’années. L’Autriche marcha bientôt sur les traces du commerce anglais. La destruction de la république de Venise mettait cette puissance dans une position magnifique. Devenue mer autrichienne, l’Adriatique lui ouvrait vers l’Orient une route sans pareille ; elle en profita, et, suivant l’exemple de l’Angleterre, elle réussit comme elle. Notre commerce seul, au lieu de ressusciter au jour de cette renaissance générale, se laissa envahir de tous côtés, et nos négocians endormis ne surent pas même maintenir leurs affaires au taux où elles étaient à la fin du dernier siècle. Il serait toutefois injuste de faire peser sur eux seuls le poids de cette accusation ; il faut leur tenir compte des développemens extraordinaires que l’industrie manufacturière avait pris en peu d’années en Autriche et en Angleterre. Ses progrès ont été dans ces deux pays bien plus instantanés que dans le nôtre, et surtout les fabricans anglais et autrichiens, étudiant avec plus de soin les peuples avec lesquels ils voulaient commercer, avaient su mieux approprier à leurs goûts les produits de leurs manufactures. Les Orientaux recherchent avant tout dans les marchandises l’éclat et le bon marché, les manufactures autrichiennes et anglaises travaillèrent en conséquence. Les réformes du sultan avaient de beaucoup augmenté, comme nous l’avons dit, la vente des draps ; sous ce rapport, le commerce de l’Allemagne et de l’Angleterre avait des facilités qui manquaient au nôtre. Dans ces deux pays, l’industrie peut livrer des tissus de laine à des prix bien inférieurs à ceux des manufactures françaises ; les négocians profitèrent de cette supériorité que l’Angleterre et l’Autriche doivent moins aux perfectionnemens des machines qu’à la taxe de 24 pour 100 dont sont grevées, à leur entrée en France, les laines étrangères. — Pendant que les administrations anglaise et autrichienne venaient autant que possible en aide à leurs nationaux, le gouvernement opposait, en France, plus d’un obstacle au commerce. Loin d’imiter l’exemple de l’Autriche, qui ouvrait dans les Alpes une nouvelle route au négoce ; qui diminuait tous les jours, ainsi que l’Angleterre, et supprimait enfin presque entièrement les quarantaines, — la France fermait ses ports aux provenances du Levant, en maintenant avec un entêtement inconcevable la rigueur absurde des lazarets. Voici à ce sujet quelques faits irréfragables sur lesquels le gouvernement s’obstine à fermer les yeux. Depuis plusieurs années déjà, le voyageur peut se rendre, sans faire quarantaine, de Constantinople à Vienne, par la voie du Danube, et par Trieste, s’il se résigne à passer vingt-quatre heures seulement au lazaret. D’Alexandrie, il peut aller à Londres sans faire quarantaine, par le moyen des paquebots anglais ; et si de Londres il veut gagner Paris, il y arrive avant que ses compagnons, venus d’Égypte avec lui et voulant se rendre en France par nos paquebots, soient sortis du lazaret de Malte, où ils sont entrés le jour de son départ pour l’Angleterre ! Est-il croyable que l’on puisse arriver plus rapidement d’Alexandrie ou de Constantinople à Paris, en passant par Gibraltar et Londres, qu’en s’y rendant par Marseille ? Il est pourtant constaté que par les paquebots anglais l’on gagne seize jours en venant d’Alexandrie, et vingt-trois en venant de Constantinople[6]. Que ressort-il de cela ? C’est que, si la peste doit se déclarer pendant la période d’incubation que nous jugeons nécessaire, elle peut nous venir d’Autriche ou d’Angleterre, tout aussi bien que d’Égypte ou de Turquie. En ouvrant, sur tant d’autres points, notre territoire au terrible fléau, nous rendons parfaitement illusoire le rempart inexpugnable que nous lui opposons à Marseille. Pour être logique, le gouvernement devrait établir des lazarets sur les frontières de l’Allemagne et sur les côtes de la Manche. En attendant, l’épidémie ne se montre ni en Autriche ni en Angleterre, et, dans ces deux pays, on rit à bon droit de nos terreurs chimériques. Notre commerce a perdu les marchés du Levant. Les voyageurs reviennent presque tous d’Orient par les bâtimens étrangers, nos paquebots naviguent à vide, et le déficit de ce service ruineux a été, l’an passé, de 2,200,000 francs ! En présence de pareils chiffres et de pareils résultats, on comprend difficilement l’optimisme ou l’insouciance de certains hommes qui nient ou acceptent comme une fatalité l’immobilité du gouvernement.

Les maisons de commerce établies par les Anglais à Smyrne sont loin d’être aussi considérables que celles que possédaient autrefois dans cette ville les négocians français. En Orient, les affaires ne sont plus faites sur une grande échelle par quelques hommes privilégiés, et le commerce s’est extrêmement fractionné depuis que l’impulsion donnée dans ces dernières années aux populations chrétiennes de l’empire ottoman a permis à la race si nombreuse des Grecs et des Arméniens de mettre à profit leur génie mercantile. Autrefois si avilis, qu’à peine il leur était permis de faire en secret de petits trafics sans importance, les rayas ont acquis maintenant une puissance que les Turcs sentent et subissent sans se l’avouer. Cette puissance grandit tous les jours. Après s’être infiltrés, au détriment des Européens, dans le commerce intérieur de la Turquie, ils ont étendu le cercle de leurs opérations et ont noué avec l’Europe des relations directes. Les maisons grecques et arméniennes établies à Londres, à Trieste, à Livourne, à Vienne, à Marseille, font leurs expéditions avec les avantages réservés aux nationaux. Ces petits négocians ont sur les grands spéculateurs de réels avantages. Sobres, économes comme des Levantins, ne songeant pas à ces recherches de luxe qui sont devenues des besoins pour les Européens, ils vivent de rien et font sans frais leurs affaires. Dans leurs frères, dans leurs cousins, ils trouvent d’excellens commis qui, actifs et clairvoyans comme des maîtres, se contentent pour tout salaire d’une légère part dans les bénéfices. Préoccupés d’une infinité de détails qui échappent à l’œil des grands spéculateurs, ils amassent mille profits, insaisissables dans les vastes exploitations, et recueillent des gains qui, minimes en apparence, n’en forment pas moins en résultat un total considérable.

Sans se mettre en évidence, sans faire d’éclat, les juifs se sont aussi faufilés, et en grand nombre, dans le commerce du Levant. Pour le mal des Européens, ils ont imaginé une sorte de spéculation d’un genre tout-à-fait hébraïque. Ils viennent eux-mêmes faire leurs achats sur les marchés d’Europe, et, fixant à un an de date le jour du paiement, ils rapportent, avec une grande économie de fret, leurs marchandises en Turquie, où ils les vendent le plus tôt possible au comptant. L’argent de l’acquéreur, placé par eux à des intérêts énormes comme on en paie dans le Levant, se multiplie rapidement et leur donne, à la fin de l’année, en sus du prix d’achat qu’ils restituent, un bénéfice de 30 ou 40 pour 100 qu’ils exploitent de nouveau. Pendant que les juifs et les Arméniens, à force d’adresse et de ruse, prenaient dans le commerce la place des Européens, les marins grecs enlevaient à notre navigation le profit des transports. À l’époque où la guerre fermait la Méditerranée aux navires européens, ils s’étaient emparés du cabotage ; grace à leur extrême activité et à leur économie excessive, ils ont su conserver, après que la paix eut rouvert les mers, la supériorité qu’ils s’étaient acquise.

Ainsi donc notre terrain a été envahi dans le Levant par les Anglais, par les Autrichiens, par les Sardes, par les Américains eux-mêmes et par les rayas du pays ; tout nous a été ravi, et on n’ose pas espérer que notre commerce regagne jamais dans ces contrées la place qu’il a perdue. Si pourtant des modifications apportées à notre législation douanière, des priviléges accordés à notre industrie, rendaient chez nous la production moins coûteuse, si l’on réformait les quarantaines[7], si l’on encourageait en France le transit des marchandises étrangères, les marchés du Levant pourraient encore être ouverts à nos produits, ses ports à nos navires, et ses provenances, affluant dans nos provinces du Midi, se répandraient dans tout le royaume pour atteindre par la plus courte voie l’Angleterre, l’Allemagne, la Suisse, surtout les pays du Nord. Marseille, à qui l’Algérie a fait oublier la Turquie, gagnerait à un pareil ordre de choses de voir se doubler le mouvement déjà si considérable de son port. Du double transit, la France retirerait tous les avantages attachés à une grande circulation. Dans le Nord, elle se créerait des relations commerciales nouvelles auxquelles elle ne songe pas, et elle retrouverait, en Turquie, d’anciennes voies qu’elle a abandonnées.

III.

Les Européens fixés à Smyrne abandonnent la ville pendant l’été et vont chercher un peu d’air à la campagne. J’avais souvent entendu parler des environs de Smyrne. Je résolus un jour de les visiter. Ayant toujours eu en horreur les ciceroni, je partis seul, à cheval, un beau matin, muni seulement de quelques notions topographiques indispensables, et décidé à faire sans guide une course aventureuse. Laissant à ma droite la hauteur que domine le vieux château turc, dont les fondemens ont été jetés, dit-on, par Alexandre-le-Grand, je gravis la colline sur laquelle la ville s’étage, et, après une heure de marche, je vis s’ouvrir devant moi cette steppe immense qu’on nomme la plaine de Boudja. C’est un désert magnifique, une de ces solitudes imposantes comme on en voit en rêve. Le regard que rien n’arrêtait suivait au hasard les lignes indécises de la terre qui allaient s’abaissant dans le lointain et se perdaient dans les vapeurs ardentes d’un horizon infini. Couverte de lentisques et de genêts épineux, la campagne avait au premier plan des teintes presque noires ; au loin, les couleurs brillantes du ciel se fondaient avec ces sombres nuances, et le paysage était gouaché de larges reflets violets. Il n’y avait pas un souffle dans l’air, pas un nuage au-dessus de ma tête ; un silence de mort pesait sur cette solitude ; je n’entendais que le bruit sourd des pieds de mon cheval sur le sable, parfois le cri lointain d’une cigale, et, pour toute créature vivante, j’apercevais à quelque distance une cigogne immobile sur une pierre. À la vue de ce tableau grandiose, je me rappelai à la fois l’Océan et la campagne de Rome. Saisi d’admiration, je m’arrêtai un instant ; puis j’éprouvai une folle joie à me sentir seul dans cette campagne dépeuplée, il me semblait y respirer l’air de la liberté primitive, et, obéissant à un entraînement dont je ne me rendais pas compte, je lançai mon cheval au grand galop dans ces plaines comme pour en prendre possession. Pendant cette course rapide, je ressentais une sorte de vertige, et, ma pensée s’exaltant jusqu’au délire, je songeais, oubliant qui j’étais, aux grands coups de lance et aux aventures merveilleuses des chevaliers errans. Dans le cours de ma vie voyageuse, que de plaines j’ai parcourues ainsi un fol enthousiasme au cœur et sentant fermenter en moi la sève de la jeunesse ! Par malheur, ils durent peu ces instans d’ivresse, pendant lesquels l’ame atteint peut-être sa plus grande puissance. Trop vite passe le temps de cette fougue juvénile dont on s’étonne plus tard quand, à froid, on se la rappelle. Quelquefois même on rit au souvenir de ces exaltations ardentes, et l’on croit avoir grandi parce que l’on est calmé ; tout au contraire, on est déchu. Quand on réprouve ces aspirations hardies, ces fécondes excitations de la jeunesse, c’est qu’on n’est plus capable de les ressentir. Pendant deux heures, j’allai au hasard, tantôt éperonnant mon cheval, tantôt l’arrêtant, et je ne sais où m’aurait conduit cette folle excursion, si le pauvre animal, dont l’itinéraire était mieux arrêté que le mien, ne m’eût dirigé, à mon insu, vers la vallée où se cache dans un bouquet d’arbres le village de Boudja, que j’avais compté visiter.

Boudja s’élève comme un îlot de verdure au milieu du désert ; on dirait une émeraude tombée du ciel dans une plaine de sables. Les Anglais se sont approprié cet oasis, et, sous ses frais ombrages, ils ont bâti des maisons de plaisance et dessiné de jolis jardins qui leur rappellent les vertes pelouses et les gracieux cottages de la patrie. Des massifs de grenadiers et de citronniers garantissent des ardeurs du soleil d’Orient ces villas bâties la plupart dans le goût italien. Les murs sont éblouissans de blancheur, et les allées bien sablées des jardins annoncent le soin et l’élégance qui ont présidé à l’arrangement intérieur de ces habitations. De petits ruisseaux, amenés avec art, après avoir couru dans les gazons, s’élèvent çà et là en jets d’eau et retombent en grésillant dans des bassins de marbre. On ne peut s’imaginer tout ce qu’a de frais et d’enchanteur, sous ce ciel de feu, le murmure de l’eau, et quelle élégance ces petites fontaines donnent à ces jardins où les rayons du soleil pétillent sur des fleurs éclatantes. Après avoir parcouru le village, je m’arrêtai un instant près de la grille d’une de ces jolies retraites. Aux deux étages de la villa, les fenêtres étaient hermétiquement fermées ; à l’une des croisées du rez-de-chaussée cependant, la jalousie verte s’était arrêtée sur la balustrade de fer, et, par cet interstice, j’entrevis le parquet bien luisant d’un salon, plus loin, près d’un divan de soie rouge, deux vases de Chine remplis de camélias, et le bas d’une étagère couverte de ces mille riens dont les femmes se plaisent à garnir leurs boudoirs. Ce coup d’œil jeté dans cet intérieur élégant, ce tableau de la vie civilisée, opposait dans mon esprit un contraste si étrange aux scènes grandioses du désert que j’avais tout à l’heure contemplées, que je ne pus détacher mes yeux de la fenêtre entr’ouverte de la villa, et je restai immobile auprès de la grille. Tout à coup les sons d’un piano retentirent dans le salon, et dans les accords par lesquels préluda la musicienne (car je ne doutai pas un instant que l’exécutante ne fût une femme, et une jolie femme), je reconnus un motif de Guillaume Tell. Cet air réveillait brusquement en moi de si doux souvenirs de la patrie, il me sembla si surprenant de l’entendre sous ce ciel asiatique, que, m’autorisant de la singularité de la situation, je me mis à fredonner ces paroles de l’opéra de Rossini : O ciel ! tu sais si Mathilde m’est chère ! Le piano s’arrêta court ; sur le parquet, je vis apparaître un joli pied, et la silhouette d’une robe blanche se dessina derrière la jalousie sur laquelle je fixai les yeux avec curiosité, regrettant qu’elle fût si peu transparente. Après avoir un instant considéré l’audacieux interrupteur, l’inconnue disparut, et, comprenant alors moi-même tout ce que mon action avait de shocking, je me retirai discrètement. Mon aventure finit ainsi ; mais, quand le cœur est recueilli, qu’il faut peu de chose pour l’exalter ! J’avais entendu quelques accords, entrevu à peine le bas d’une robe, deviné le contour d’une gracieuse taille, et tout un poème d’amour s’improvisait en moi. Dans ce pays d’or, me disais-je, sous ces ombrages embaumés, comme la vie s’écoulerait doucement ! pourquoi une colonie de poètes ne viendrait-elle pas chercher à Boudja, loin des bruits du monde, un refuge enchanteur ? Déjà toutes mes pensées se groupaient autour du souvenir de la musicienne inconnue, et je me retraçais en imagination une existence toute d’amour et de contemplation. Mon rêve se dissipa tout à coup. À l’angle d’une des rues du village, je venais d’apercevoir sur un écriteau cette inscription : Lombard-Street. Ce nom emprunté à une des rues les plus commerçantes de Londres me rappelait brutalement que ces délicieuses retraites, qui semblent avoir été créées par l’amant le plus délicat pour la femme la plus aimée, étaient habitées par des négocians anglais que la cupidité exile, et que préoccupent tout le jour des calculs d’arithmétique. — Il n’y a pas de Français à Boudja. Les représentans rivaux de deux nations rivales en Asie comme en Europe ont jugé à propos, pour que rien ne troublât « la cordiale entente » de leurs mutuels rapports, de laisser entre leurs villas une distance presque égale à celle qui sépare Douvres de Calais.

En quittant Boudja, je m’enfonçai de nouveau dans les champs déserts, me dirigeant vers Bournabas, autre village où sont fixés nos compatriotes. Laissant à ma gauche le chemin que j’avais d’abord suivi, je montai au galop une longue colline, au sommet de laquelle mon cheval essoufflé s’arrêta ; je poussai malgré moi un cri d’admiration à la vue d’un des plus magnifiques panoramas qu’il m’ait jamais été donné de contempler. Au-dessous de moi, au-delà des landes arides qui m’entouraient, s’étendait mollement à ma droite une vallée étincelante de fraîcheur et de verdure ; à travers ce long massif de toutes nuances, où le sombre cyprès élevait sa pyramide au-dessus du dôme fleuri des orangers, où le figuier mariait son feuillage noir au vert pâle des platanes, brillaient de distance en distance les murs blancs des villas de Bournabas. Devant moi s’arrondissait le golfe immense de Smyrne, les grands arbres des rives se reflétaient dans ce miroir immobile qui subissait dans toute leur magnificence les jeux de la lumière ; les flots, dont la couleur foncée allait pâlissant par degré, se doraient dans l’éloignement, et à l’horizon ressemblaient à de l’ambre en fusion. Au loin, à ma gauche, s’élevaient des montagnes arides dont les festons bleuâtres, à peine entrevus, se fondaient dans les vapeurs roses du ciel. Sous mes pieds enfin, la ville de Smyrne, avec ses toits rouges entremêlés de verdure, se courbait autour des flots comme une guirlande de fleurs. Dans la rade, aux flancs d’une douzaine de vaisseaux de guerre à l’ancre, brillaient, à cette heure d’exercice, les éclairs de coups de canon dont je n’entendais pas le bruit et dont la fumée s’élevait lentement, ainsi qu’une vapeur matinale, vers un ciel d’une pureté merveilleuse. Aucune description ne peut rendre le spectacle que j’avais sous les yeux, et surtout aucune parole humaine ne saurait donner une idée du calme presque effrayant de ce paysage d’Asie, de ce silence pesant où l’on n’entend que les battemens de son cœur et le sourd bruissement des herbes qui se tordent au soleil. On sent passer en soi, dans ces instans, le repos profond de tout ce qui vous entoure ; l’ame se recueille, le corps s’allanguit ; il semble que tout mouvement vous soit interdit par la nature elle-même, qui se complaît dans son immobilité. Un murmure étrange me tira de ma contemplation en me rappelant tout d’un coup le piano de Boudja. J’écoutai avec attention, et cette fois, dans les accords affaiblis qui arrivaient jusqu’à moi, je crus reconnaître les sons d’une guitare. Ayant marché lentement dans la direction que m’indiquait mon oreille, j’arrivai, après quelques centaines de pas, à une petite case presque entièrement cachée dans un pli du terrain, et de laquelle partaient en effet les sons d’une sorte de mandoline accompagnés d’un chant nazillard que je reconnus pour l’avoir entendu souvent dans l’Attique. Deux jeunes Grecques étaient assises devant la porte de cette hutte. J’attachai mon cheval à un piquet, et, m’avançant vers elles avec toute la politesse dont je fus capable, je leur demandai en mon meilleur italien la permission de me reposer un instant sous leur toit. Elles se levèrent en souriant, et, sans me répondre, me montrèrent du geste la porte de la cabane, où elles me précédèrent. Autour d’une chambre assez grande, quoique très basse, pauvre, mais proprement blanchie à la chaux, étaient assises une vingtaine de jeunes femmes, fort jolies la plupart, costumées selon la mode de l’Archipel, coiffées de leurs longs cheveux nattés en tresses et disposés autour de leur tête en manière de turban. À mon arrivée, elles se levèrent ; je répondis à leurs révérences par un salut collectif et m’assis sur une chaise que m’offrit la maîtresse de la maison. Aussitôt la danse recommença, car c’était à un bal diurne que j’allais assister. La chanteuse reprit d’un ton dolent un éternel récitatif, en s’accompagnant d’un instrument nouveau pour moi. C’était tout simplement un bâton long de deux pieds autour duquel trois cordes étaient tendues. On comprend quelle devait être l’harmonie de cet objet ; toutefois, me rappelant que j’étais entre Troie et la Grèce, dans la molle Ionie, dans le pays des muses dont la lyre n’avait non plus que trois cordes, je pensai que ce bâton pouvait bien être l’instrument de Calliope, et ce ton nazillard, le mode sur lequel Pindare disait jadis ses poèmes. Après les premiers accords, un Grec, le seul homme qui fût dans la maison, s’avança au milieu de la chambre, fit lentement le tour du cercle, et, son choix étant fait, il jeta d’un air de sultan le coin d’un mouchoir à la plus jolie des jeunes filles, qui le saisit et se leva. Tous les deux ils marchèrent en rond jusqu’à ce que le danseur, s’arrêtant de nouveau, eût lancé de la main gauche un autre mouchoir à une seconde femme qui se leva également. Se tenant alors tous les trois par les mouchoirs, ils commencèrent aux sons du récitatif traînant une ronde qui, d’abord très lente, s’anima peu à peu avec la voix de la chanteuse et devint bientôt d’une extrême vivacité. Dès que ce tournoiement eut acquis la plus grande rapidité possible, la danseuse, la seconde choisie, quitta modestement la partie et alla se rasseoir en emportant les mouchoirs. Le mouvement de la musique se ralentit aussitôt, et les deux danseurs placés vis-à-vis l’un de l’autre se regardèrent un instant sans bouger. Puis le jeune homme s’avança galamment vers la jeune fille, qui recula avec embarras pour s’avancer de nouveau, les yeux baissés, vers le danseur, qui s’éloignait avec respect. Le chant s’anima peu à peu, et les figures de cette danse, qui ressemblait un peu à la cachucha et beaucoup à la tarentelle, devinrent de plus en plus rapides. Le jeune homme s’enhardissait, la jeune fille s’animait ; tantôt provoquante et tantôt effrayée, elle attirait son danseur par une attitude qui était voluptueuse sans cesser d’être décente, et le fuyait en tournant brusquement autour de lui. À la fin, comme de raison, la victoire restait au jeune homme, qui mettait un terme aux vicissitudes de cet amoureux combat en passant autour de la taille de la danseuse un bras respectueux, quoique vainqueur. Après un instant de repos, il recommençait la ronde avec une danseuse nouvelle. En observant ces jeunes filles dont les regards curieux, mais non pas hardis comme ceux des Smyrniotes, s’attachaient sur moi à la dérobée, j’eus lieu de faire une remarque qui m’avait frappé souvent en Grèce : c’est que même les plus pauvres paysannes de ce beau pays ont reçu du ciel une distinction pleine de charme. Leur taille, que rien ne comprime, a beaucoup de souplesse, et leur maintien est parfaitement gracieux, parce qu’il est exempt de toute affectation. Vêtues à peu près comme nos villageoises, ces jeunes filles semblaient être d’élégantes dames déguisées. Elles ne rappelaient en aucune façon ces poupées serrées entre deux planches et si gauchement maniérées, qui, le dimanche, forment de prétentieux quadrilles sur les places de nos villages. J’en étais là de mes observations quand je vis une hirondelle entrer dans la salle par la fenêtre sans châssis de la cabane. La pauvre petite bête avait suspendu son nid de terre aux solives du plafond. Sans s’inquiéter, bien que les danseurs touchassent presque du front son frêle édifice, elle passait à travers les têtes des jeunes filles, portait à sa couvée la pâture, et parfois, glissant son bec noir par l’ouverture du nid, elle regardait paisiblement le mouvement inaccoutumé qui se faisait au-dessous d’elle. En Turquie, tuer un oiseau est un crime ; aussi les volatiles qui, chez nous, passent pour les plus sauvages, y sont-ils merveilleusement apprivoisés. Dans les champs, les cigognes sans s’effrayer vous regardent passer à deux pas d’elles ; sur mer, les mouettes viennent se poser à portée de votre main sur le bord des caïques. On ne saurait croire combien cette particularité, en apparence si minime, ajoute un caractère nouveau aux paysages si paisibles de l’Orient. Il semble que sur cette terre des patriarches on retrouve dans toute sa simplicité naïve l’existence de nos premiers pères. Au tableau, que j’avais sous les yeux, de cette pauvre maison où régnait une joie douce et peu bruyante, le nid de l’hirondelle ajoutait un trait que j’ai voulu noter parce qu’il le complétait mieux que je ne le saurais dire. Cet oiseau chéri des voyageurs avait peut-être vu la France. Après avoir comme moi traversé les mers, il était venu chercher un abri sur cette terre lointaine, dans cette même cabane où le hasard m’avait conduit.

Quand je me levai pour partir, les jeunes filles me saluèrent ; la maîtresse de la maison et deux de ses compagnes sortirent avec moi, et comme j’allais remonter à cheval, elle détacha, suivant l’usage d’Orient, une fleur du bouquet qu’elle portait à la ceinture, et me l’offrit en prononçant des paroles que, par malheur, je ne pus comprendre. C’était un adieu sans doute, ou peut-être s’excusait-elle de n’avoir rien de mieux à m’offrir. Je la remerciai en portant galamment la fleur à mes lèvres, et je me consolai d’avoir oublié mon grec de collège en répétant tout bas ces vers charmans des Orientales, qui semblaient faits pour la circonstance :

Adieu, voyageur blanc… si tu reviens…
................
Pour trouver ma hutte fidèle,
Songe à son toit aigu comme une ruche à miel,
Qu’elle n’a qu’une porte et qu’elle s’ouvre au ciel


Du côté d’où vient l’hirondelle.
Si tu ne reviens pas, songe un peu quelquefois
Aux filles du désert, sœurs à la douce voix,
Qui dansent le soir sur la dune !

Les scènes les plus magnifiques que le voyageur a contemplées ne sont pas toujours celles qui, dans l’avenir, s’offrent le plus souvent à sa pensée. Dans le souvenir de certains paysages oubliés ou à peine remarqués par d’autres, il retrouve quelquefois un charme inexplicable ; ainsi, de tous les tableaux que ma mémoire renferme, celui de la plaine déserte de Boudja est un de ceux qu’il me plaît le mieux de revoir. Chose étrange, il me semble que maintenant je le juge mieux par la pensée que je ne le faisais le jour où il était devant mes yeux. Devant ce désert, je songeais à d’autres solitudes ; dans ce pays lointain, je regrettais la patrie absente. Aujourd’hui, revenu au point de départ, ma pensée s’attache avec amour sur ce paysage éloigné, car notre imagination nous emporte toujours au-delà du cercle que nos regards peuvent embrasser. Le plus grand charme des voyages est assurément dans le souvenir qu’on en garde. Courir le monde, c’est agrandir l’horizon de sa pensée, entourer sa mémoire d’un panorama que chaque jour complète, et sur lequel l’éloignement vient répandre une teinte harmonieuse. Plus tard, aux heures de rêveries, le voyageur trouve dans les tableaux du passé les personnages qui les animaient, le soleil qui les éclairait, les fleurs qu’il y a respirées, sa jeunesse enfin, ses pensées d’un autre âge, et dans ce cadre s’enchâsse un jour écoulé de la vie, que cette divine faculté du souvenir lui permet de revivre encore.

Bournabas, où j’arrivai après deux heures de marche, est le pendant de Boudja. Là encore sont de charmantes villas épanouies comme des fleurs à l’ombre des platanes, de frais ruisseaux qui courent dans les pelouses, des jets d’eau qui murmurent, des massifs d’orangers qui embaument. Seulement dans ces jardins l’art de l’horticulteur est secondé par une végétation plus vigoureuse. Tandis qu’à Boudja les Anglais avaient à vaincre l’aridité d’un sol brûlé par le soleil, nos compatriotes trouvaient à Bournabas une terre arrosée, une nature féconde qui obéissait à toutes leurs exigences. Par malheur, la fertilité de cette vallée a séduit les indigènes comme les Français, et ses frais ombrages sont devenus le but ordinaire des promenades des Smyrniotes. Des cafés se sont établis dans le village, une route le traverse ; de là mille inconvéniens : les querelles des buveurs, le bruit des passans, en un mot le mouvement de la ville transporté à la campagne, chose déplaisante en tout pays, chose odieuse dans ces contrées silencieuses, où tout vous dispose à la contemplation. À mon goût, Bournabas, quoique plus frais et plus riant, est de beaucoup inférieur, malgré ses caravansérails, à cet îlot de Boudja, où l’on a pour horizon le désert, pour tout bruit le cri des hirondelles. Du reste chacun comprend à sa manière les plaisirs de la campagne, et sur ce point, m’a-t-on dit, les habitans de Bournabas sont loin d’être de mon avis. Dignes représentans de cette classe nombreuse de propriétaires honnêtes qui, en France, s’applaudissant du nouveau tracé des ingénieurs, attendent avec impatience le jour où, à la campagne, ils auront pour perspective les deux rails d’un chemin de fer, pour réveil-matin le grincement des convois, et pour atmosphère la fumée des wagons, les négocians de Bournabas ne trouvent pas un grand charme à l’isolement, et ils comptent pour un agrément de plus le mouvement de leur village.

Vers le coucher du soleil, je repris la route de Smyrne. En chemin, j’étais croisé de temps à autre par un des propriétaires de Bournabas qui, monté sur un beau cheval turcoman, regagnait le soir sa villa, après avoir employé le jour à ses affaires. Tantôt je rencontrais de longues files de chameaux chargés de ballots et d’esclaves noires ; parmi ces Abyssiniennes, je revis une de mes anciennes connaissances du bazar, laquelle, oubliant les abricots dont je l’avais régalée, répondit en tirant la langue, et en faisant une affreuse grimace, au salut amical que je lui adressai. Plus j’avançais vers la ville, et plus augmentait l’animation de la route. Des femmes turques enveloppées dans de longs voiles, assises sur des ânes, escortées de cavas armés de pistolets, suivaient lentement le bord du chemin, tandis que des cavalcades bruyantes de midshipmen passaient au grand galop, effrayant les ânes, faisant pousser aux femmes de grands cris, et des malédictions à leurs gardiens.

Bientôt une magnifique forêt de cyprès, jonchée de pierres tumulaires dressées les unes contre les autres, m’annonça le grand champ des morts, et j’arrivai au fameux pont des Caravanes. Pour construire le pont des Caravanes, on n’a eu à faire ni calculs géométriques bien compliqués, ni savantes épures. Un courant d’eau était là qu’il fallait traverser ; on a jeté d’un bord à l’autre une route de pierre, non pas arrondie en arc comme nos ponts, mais taillée à angle aigu et présentant au passant, d’un côté, une montée assez raide, de l’autre, une rapide descente. Cette jetée, longue de quelques toises, pavée de larges dalles disjointes, crevassée en maints endroits et dépourvue de parapets, est la principale entrée de Smyrne. Sous ce pont dort, en été, un ruisseau paisible, qui se change en un torrent fougueux pendant la saison des pluies. Sur la rive droite s’élancent d’immenses cyprès, sombres arbres qui répandent leur tristesse sur tous les paysages de Turquie et projettent de tous côtés leurs ombres funèbres sur cette terre où rien n’existe plus. À gauche s’ouvre une clairière entourée de corps-de-garde et de cafés. Là se rassemblent en grand nombre, le soir, les promeneurs de la ville. Près du ruisseau s’élève un platane gigantesque, sur les branches duquel un kiosque a été construit. J’allai m’y reposer des fatigues de cette journée. La nuit venait, une douce fraîcheur succédait à la chaleur brûlante, et les teintes suaves du crépuscule se répandaient sur la terre. Au-dessous de moi, du côté de la promenade, se pressait dans un désordre bizarre une foule très animée. Des marchands grecs remplissaient l’air de leurs cris ; autour des chanteurs ambulans se groupaient des Arméniens timides, des juifs honteux d’eux-mêmes, des Turcs à la fière mine. Des officiers en uniforme accompagnaient des dames franques coiffées de chapeaux à plumes ; des cavaliers fendaient la foule, et au-dessus de toutes ces têtes on voyait défiler de temps à autre des caravanes de chameaux. Des Grecques agaçantes étaient assises au bord du ruisseau que je dominais ; ce ruisseau, au temps où il était grec, se nommait le Melès, et il vit marcher sur ses rives ce mendiant qui naquit, assure-t-on, dans les environs de Smyrne et qui s’appelait Homère. Son eau lourde, qui sommeille auprès des tombeaux des fils d’Othman, sépare seule cette promenade, d’où s’élèvent tous les bruits de la vie, du champ silencieux des morts. De ce côté, dans les ombres de la forêt lugubre où l’on entendait seulement roucouler quelques pigeons bleus, je voyais se dresser à perte de vue des dalles blanches surmontées d’un turban grossièrement sculpté. Aucun emblème ne distingue ces pierres que la piété plaça sur la fosse des croyans, aucune main ne les relève quand le vent les jette dans les herbes flétries ; les musulmans confondent dans un même sentiment de respect la mémoire de ceux qui ne sont plus ; ils gardent au fond de leur cœur le souvenir de ceux qui leur furent chers, mais ne pensent pas, comme nous, qu’il faille élever des monumens pompeux et durables sur des dépouilles qui ne durent qu’un jour. Auprès de moi, dans le kiosque aérien, était assis un vieux Turc à barbe blanche. Absorbé en apparence dans une extatique contemplation, il fumait silencieusement en regardant le champ des morts. Tout en le considérant, je ne pus m’empêcher de faire un retour sur moi-même, et, en comparant à l’existence de ce vieillard ma propre destinée, je sentis mieux que jamais la distance immense qui sépare l’Européen de l’homme de l’Orient. Rêveur inquiet, pour venir au kiosque du pont des Caravanes, j’avais quitté mon pays, poussé par ce désir de l’inconnu que tout excite en nous et que rien ne satisfait ; assis devant ce vieux Turc, j’obéissais, en cherchant à lire dans le fond de sa pensée, à ce besoin d’analyse qui est inhérent à notre nature avide et agitée. Voulant avoir compte de tout, savoir de toute chose la raison, je me faisais spectateur de moi-même ; pour étudier mes propres sensations, je fouillais dans mon cœur, tandis que, sans me voir, sans songer à moi, sans comprendre les pensées auxquelles j’étais en proie, ce vieillard, qui avait pris le monde pour ce qu’il était, qui avait accepté les évènemens sans en chercher les causes, supportant le mal sans se plaindre, jouissant du bien sans le commenter, regardait sans tristesse ce ruisseau que, pour tout voyage, il devait traverser un jour, afin d’aller prendre sa place, à quelques pas des lieux où sa vie s’était écoulée, à l’ombre des cyprès où reposaient ceux qu’il avait aimés.

Le coup de canon de retraite qui retentit dans le port me tira de ma rêverie. La nuit était venue ; je rentrai dans la ville, et peu de jours après je partais pour Constantinople.


Alexis de Valon.
  1. En Égypte, le prix des esclaves est moindre, et les chrétiens peuvent en faire l’acquisition. À ce sujet, on m’a conté, à Smyrne, une odieuse histoire que je ne veux pas croire, bien qu’on m’en ait garanti l’authenticité. Il y a très peu d’années, un voyageur européen (il est inutile de désigner sa nation), ennuyé de faire seul le voyage du Nil, acheta à Alexandrie, moyennant 250 francs, une assez belle négresse. Il la garda auprès de lui pendant un séjour d’une année qu’il fit dans la Haute-Égypte, et il en eut un fils. De retour au Caire, et prêt à retourner en Europe, il revendit la mère et l’enfant au prix de 350 francs. De la sorte, il se trouva avoir fait un gain de 100 francs sur son fils, qui, étant mulâtre, avait déjà de la valeur. Fausse ou vraie, cette histoire, ainsi que beaucoup d’autres du même genre, est populaire à Smyrne. Je la donne pour échantillon ; quiconque a voyagé en Orient sait quelle fâcheuse influence a la légèreté qu’affectent, en matière de moralité, la plupart des Européens. Ce n’est pas seulement en Algérie que l’irréligion de certains hommes déconsidère dans l’esprit des populations musulmanes la famille entière des chrétiens.
  2. Les négocians de Smyrne donnent, je le sais, un autre chiffre. Il est inutile de rechercher s’ils ont tort ou raison. Ce n’est pas la quotité des totaux qui importe, c’est la proportion. Or, cette proportion est à peu près la même dans le calcul des marchands et dans le nôtre.
  3. Statu quo d’Orient 1839.
  4. Sorte de gland employé dans la tannerie.
  5. Le pacha d’Aïdin faisait mieux encore. C’était à coups de bâton que, dans sa province, on forçait les paysans à récolter la vallonnée, si bien que ceux-ci, pour se soustraire à cette tyrannie, ne virent d’autre moyen que de mettre le feu aux bois et de détruire les arbres qui autrefois avaient fait leur richesse.
  6. La question si importante des quarantaines ne peut être resserrée dans de si étroites limites ; nous en ferons le sujet d’un prochain travail.
  7. Nous n’en finirions pas, si nous voulions montrer, par tous les faits qui sont à notre connaissance, jusqu’où l’on pousse, en France, l’absurdité en matière de quarantaines. Voici, entre mille, un renseignement curieux donné, il y a peu de jours, à la Société orientale de Paris par M. le comte de Saint-Céran : « Les plus honorables négocians d’Odessa affirment que les navires ayant chargé dans le port d’Odessa et touché à Constantinople, en arrivant en Belgique ou en Angleterre, débarquent immédiatement leurs grains et leurs laines. — Le lendemain, par le chemin de fer belge, les laines peuvent être à Paris. — Tout au contraire, les navires ayant chargé à Odessa, sans avoir touché à Constantinople, sont soumis, en arrivant au Havre, à vingt jours de quarantaine. — Immense avantage pour la Belgique : elle peut nous expédier les laines dix-huit jours avant les négocians du Havre et aux mêmes prix. »