La Typographie/Les caractères

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L. Boulanger (55p. 7-12).

LES CARACTÈRES


C’est le caractère qui est le point de départ, la raison d’être de la typographie.

Nous avons dit comment on le fondait du temps de Gutenberg, nous dirons comment on le fait aujourd’hui, soit au moule à la main, soit au moule mécanique, d’invention récente.

Parlons d’abord de la gravure des poinçons, petite tige d’acier au bout de laquelle est gravée en relief chaque lettre

Poinçon en acier.


ou tout autre signe. Avec ces poinçons on frappe sur un petit morceau de cuivre poli et l’on obtient la gravure de la lettre en creux, d’abord assez imparfaitement parce que la frappe

Matrice non justifiée


ne creuse pas également, et laisse toujours des bavures qu’on fait disparaître avec le burin, c’est ce qu’on appelle justifier c’est-à-dire donner à chaque lettre la profondeur nécessaire. On possède alors la matrice de chaque lettre qui, ajustée dans le moule, doit servir à la fonte.

Ce moule, en fer doublé de bois pour le rendre plus maniable, se compose de deux parties, entrant l’une dans l’autre au moyen d’une coulisse et ne laissant entre elles que l’espace de la lettre qu’on doit mouler.

Matrice justifiée.

Quant à la matrice, elle n’est pas fixée au fond du moule ; elle y est seulement maintenue par des rainures, et on y attache un fil de fer qu’on appelle archet et qu’il suffit de tirer ou même d’agiter, car il fait ressort naturellement, pour chasser la lettre du moule.

Ceci disposé, l’ouvrier, tenant d’une main son moule, se place devant un fourneau circulaire supportant autant de creusets qu’il y aura de travailleurs ; ces creusets contiennent le métal en fusion, c’est-à-dire du plomb additionné d’une partie d’antimoine, qui varie entre dix et trente pour cent, selon la résistance que l’on veut donner aux caractères.

On ajoute même quelquefois un peu de cuivre.

De la main droite, le fondeur prend dans son creuset, avec une petite cuiller de fer munie d’un bec sur le côté, de façon à ce qu’elle n’ait que juste la capacité nécessaire, le métal en fusion pour fondre sa lettre : il le verse dans un moule, qu’il tient fortement serré dans sa main gauche ; il le laisse refroidir un instant ; puis ouvrant le moule, il fait tomber le caractère fondu au moyen d’un petit crochet de fer, qui est attenant au moule.

Chaque caractère se compose de quatre parties : l’œil, le corps, le pied et la hauteur. L’œil est la partie reproduisant en relief la lettre frappée en creux dans la matrice.

Le corps est l’épaisseur de la lettre, le pied ou tige est la partie quadrangulaire, quant à la hauteur c’est la longueur de cette tige, qui sauf en Angleterre, est à peu près uniforme en tout pays.

Sortant du moule, le caractère n’est pas encore propre à être employé et doit subir diverses opérations : la première est la romperie, ainsi nommée parce qu’il s’agit de rompre ou de détacher du petit rectangle allongé, terminé par la lettre, les bavures qui ont été formées par le jet du métal dans le moule.

Lettre sortant du moule. Lettre finie.

Après la romperie vient la frotterie ; car ces bavures n’ont pas disparu entièrement à la première opération et il faut que le caractère soit bien lisse sur ses quatre faces.

Ensuite on les justifie, c’est-à-dire que l’on vérifie si tous les caractères de même sorte sont exactement pareils : si l’œil de la lettre est bien placé, si les tiges sont toutes de mêmes dimensions, et, dans le cas contraire, on les réduit avec une lime aux dimensions voulues, qui, naturellement, sont les mêmes de longueur pour toute espèce de caractère, et varient d’épaisseur selon le corps de caractère que l’on fond.

On comprend aisément ce qu’on appelle le corps. C’est, non pas la hauteur de la lettre sans jambage, inférieur ou supérieur, comme l’a, le c, l’o ; mais la hauteur de la lettre qui aurait à la fois un jambage supérieur comme le b ou inférieur comme le g, de façon à ce que l’œil soit toujours au milieu.

Les lettres sans jambages ont donc un talus de chaque côté, tandis que les lettres bouclées n’en ont qu’un, soit en haut, soit en bas.

Ces vérifications faites, on écrène les caractères, c’est-à-dire que l’on fait au canif, dans celles qui, comme l’ƒ, ont le crochet dépassant la largeur, un cran qui permet de rapprocher la lettre qui suivra, de façon à ce qu’il y ait le même espace entre chaque lettre, mais comme il y a des lettres comme l’i avec son point, l’l et l’f qui ne pourraient pas se loger dans l’encoche que pratique l’écréneur, on fond des lettres liées comme fi, fl, et ff.

L’écrénage terminé, et en somme il ne comporte guère que les f, on fait une vérification dernière, puis les caractères étant reconnus bons à servir, on les réunit par sortes pour les livrer aux compositeurs.

« Par sortes » veut dire les a ensemble, les b ensemble, etc., car en termes d’imprimerie pour désigner les lettres qui vont ensemble on dit caractère du même corps.

Il y a naturellement beaucoup d’espèces de corps et même il y a des lettres de même corps qui n’ont pas le même œil. Il y a le gros œil, le petit œil, l’œil poétique, ainsi nommé parce que le caractère qui le porte est destiné à la composition des vers ; c’est pour cela, du reste que les fondeurs ont l’habitude de pratiquer (dans le moule), à la tige de la lettre, un ou plusieurs crans qui indiquent d’abord au compositeur de quel côté il doit placer sa lettre pour qu’elle se trouve dans sa position normale à l’impression ; et ensuite de faire distinguer par le nombre de crans, de quel œil est le caractère.

Les différents corps de lettre avaient jadis des dénominations arbitraires, mais depuis l’invention du prototype, due à Ambroise Didot, on les désigne par le nombre de points qu’ils représentent, ce qui n’empêche pas les anciens noms de subsister toujours ; on pourrait même dire qu’il y en a de nouveaux, car dans les imprimeries qui ne fondent pas elles-mêmes, on fait presque toujours suivre le type du caractère par le nom du fondeur. Ainsi on dit du sept Virey, du dix Thorey, bien heureux quand on ne lui donne pas, comme autrefois le nom de l’ouvrage auquel il a d’abord été employé.

Voici, d’ailleurs, les noms des différents types de caractères les plus employés dans les imprimeries, avec leur ancienne dénomination :

Le 5 qu’on appelle Parisienne.
6 Nonpareille.
7 Mignonne.
8 Gaillarde.
9 Petit-Romain.
10 Philosophie.
11 Cicéro.
12 Saint-Augustin.
14 Gros-Texte.
18 Gros-Romain.
20 et 22 Parangon.
24 Palestine.
26 Petit-Canon.
36 Trismégite.
40 et 48 Gros-Canon.
56 Double-Canon.
72 Double-Trismégite.
88 Triple-Canon.
96 Grosse Nompareille.
100 Moyenne de fonte.


Il est entendu que nous n’avons, à propos de la fonte des caractères, donné que le procédé rudimentaire de la fabrication et qu’il y en a d’autres que nous ne décrivons pas, parce qu’ils en dérivent tous.

Sans compter le moule polyamatype inventé par M. Didot, et perfectionné par M. Virey, qui permet à deux seuls ouvriers de produire 50,000 lettres par journée de travail, le moule automatique de MM. Serrière et Bauza, qui peut donner mécaniquement 50,000 lettres en dépensant pour 73 centimes de combustible. Il existe deux machines nouvelles qui font tout ou partie de la besogne automatiquement, savoir :

La machine de MM. Foucher frères, qui supprime trois mains-d’œuvre, tout en permettant d’utiliser les matrices déjà frappées ; elle fond la lettre, en rompt le jet et la frotte des deux côtés avec une vitesse considérable puisqu’on obtient en moyenne 25,000 et même 30,000 lettres par journée de dix heures.

Et la machine de M. Berthier qui, plus récente, est plus compliquée aussi, mais fait comparativement beaucoup plus de besogne ; on pourrait même dire qu’elle la fait entièrement puisque le caractère en sort de hauteur et frotté sur les quatre faces, seulement le jet n’est pas entièrement rompu, mais il suffit de faire le chemin, ou pied, en quelques coups de lime, pour que la lettre se trouve d’aplomb.

En général, et la question de vitesse à part, le travail avec les machines à fondre est préférable au travail manuel ; d’abord, ce qui passe avant tout, elles suppriment pour les ouvriers les indispositions et même les maladies qu’ils contractaient trop souvent par la manipulation constante des caractères ; ensuite, elles finissent plus économiquement ; car le frottage mécanique ne lèse jamais l’œil de la lettre, et ne fausse aucun caractère. — De là beaucoup moins de rebut.

Il est entendu aussi que l’on donne le nom des caractères, non seulement aux lettres, mais encore à tous les signes de ponctuation, les chiffres et les signes accessoires, employés dans la composition d’un livre.

Les espaces, cadrats et cadratins, dont nous parlerons tout à l’heure, et qui sont fondus de la même façon que les caractères, ne portent point ce nom, parce qu’ils ne sont pas apparents à l’impression ; précisément par la raison qu’ils servent à séparer les mots entre eux, ou à espacer les lettres d’un même mot, lorsqu’on est obligé de faire une division, c’est-à-dire de reporter à la ligne suivante, la fin d’un mot trop long, pour tenir dans la ligne commencée.

Nous avons expliqué ce qu’on entendait par sortes, il nous reste à dire que chaque sorte de lettres comprend, du même corps naturellement, des lettres de formes différentes : savoir la lettre ordinaire qu’on appelle le bas de casse, tant en romain (c’est le nom qu’on donne au caractère droit) qu’en italique (caractère penché qu’on emploie pour les mots soulignés), les petites capitales ayant la hauteur de l’œil de la lettre ordinaire et les grandes capitales ayant toute la hauteur du corps ; il y a aussi les lettres qui servent pour les abréviations et qu’on appelle des supérieures, mais celles-ci comme les lettres ornées qu’on emploie quelquefois au commencement des chapitres, ne font pas partie intégrante de la sorte.