La Tyrannie socialiste/Livre 1/Chapitre 2

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Ch. Delagrave (p. 8-15).
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Livre I

CHAPITRE II

Programmes socialistes.


Les socialistes français. — Disciples des Allemands. — Les programmes allemands. — Le programme de Ghota, 1875. — Les trois parties. — Principes collectivistes. — Programme politique. — Protection du travail. — Le congrès de Halle, 1890. — Le congrès d’Erfurt, octobre 1891. — Il accentue le collectivisme du congrès de Gotha. — Vague des formules. — Liberté d’espérances. — Atténuations politiques. — Législation du travail. — Ces programmes sont la base de tout le socialisme contemporain. — Principe directeur : substitution de l’État au contrat.


C’est en Allemagne que nos socialistes, depuis plus de vingt ans, vont chercher toutes leurs aspirations. Ils se font gloire d’être Germains, de penser et de parler à la mode allemande et d’avoir pour chef des gendres de Karl Marx, comme M. Pablo Lafargue. Je ne leur reprocherai même pas, au nom du patriotisme, d’ajouter cette invasion aux précédentes ; car, je considère que les idées n’ont pas de frontières. Mais comment se fait-il que ces socialistes qui se prétendent « avancés » ne se soient pas demandé si la civilisation française n’était pas plus avancée en évolution que l’Allemagne ; si, en allant chercher leurs aspirations, ils ne s’adressaient pas à un milieu inférieur à celui dans lequel ils agissent ?

Ce n’est pas à l’Allemagne qu’est dû ce grand mouvement intellectuel qui, en faisant la Révolution française, a proclamé un certain nombre de vérités sociales, à tout jamais, indiscutées en France, en dépit parfois de certaines apparences contraires, tandis que nous trouvons encore, dans les pays germaniques, une organisation de castes sociales, de privilèges accordés à la naissance — y compris celui de l’Empereur.

Depuis 1863, en trente ans, le parti socialiste allemand a élaboré cinq programmes, preuve que le dogme socialiste n’a pas reçu sa forme définitive dès le premier jour : et s’il a déjà été modifié, n’est-il pas encore susceptible de transformations ? D’où vient donc la superbe de ceux qui veulent l’imposer, du jour au lendemain, à tous, la force aidant ?

Au congrès de Gotha, tenu en 1875, les associations fondées l’une par Lassalle, l’autre par Bebel et Liebnecht, arrêtèrent un programme divisé en trois parties : une déclaration de principes collectivistes ; un programme d’organisation politique ; des réclamations pour la protection immédiate du travail.

Voici le texte de la première partie[1] :

I. Le travail est la source de toute richesse et de toute civilisation, et comme un travail profitable à tous n’est possible que par la société, c’est à la société, c’est-à-dire à tous ses membres que doit appartenir le produit général du travail, avec obligation pour tous de travailler, et avec un droit égal pour chacun de recueillir du fruit de ce travail commun la part nécessaire à la satisfaction de ses besoins raisonnables.

Dans la société actuelle, les instruments de travail sont le monopole de la classe capitaliste ; la dépendance forcée qui en résulte pour la classe ouvrière est la cause de la misère et de la servitude sous toutes ses formes.

L’affranchissement du travail exige la transmission des instruments de travail à la société tout entière et le règlement collectif de l’ensemble du travail, avec l’emploi du produit du travail conforme à l’utilité générale, et selon une juste répartition.

L’affranchissement du travail doit être l’œuvre de la classe ouvrière, en face de laquelle toutes les autres classes ne forment qu’une masse réactionnaire.

II. Partant de ces principes, le parti ouvrier socialiste d’Allemagne s’efforce de constituer par tous les moyens légaux l’État libre et la société capitaliste, de briser la loi d’airain du salaire par la suppression du système du salariat, de faire cesser l’exploitation sous toutes ses formes, d’écarter toute inégalité politique et sociale.

Le parti socialiste ouvrier d’Allemagne, bien qu’agissant tout d’abord dans le cadre national, a conscience du caractère international du mouvement ouvrier et est résolu à remplir tous les devoirs qu’il impose aux ouvriers, pour que la fraternité entre tous les hommes devienne une vérité.

Le parti socialiste ouvrier d’Allemagne, pour préparer les voies à la solution de la question sociale revendique la fondation d’associations productives socialistes, avec le secours de l’État, sous le contrôle démocratique du peuple ouvrier. Les associations productives concernant l’industrie et l’agriculture devront prendre assez d’extension pour qu’il en résulte l’organisation socialiste du travail collectif.


Le parti socialiste ouvrier d’Allemagne demande comme fondements de l’État :


« Le suffrage universel direct — la législation directe par le peuple, notamment le pouvoir de décider la guerre — l’armement universel au lieu des armées permanentes — la suppression de toute loi ou mesure contraire à la liberté de la presse, des réunions, des coalitions — juridiction par le peuple — l’enseignement par l’État intégral et universel — un seul impôt progressif sur le revenu. »


Quant à la protection du travail dans la société actuelle, le congrès de Gotha réclamait :


— Le droit de coalition sans limites.

— La fixation de la journée de travail normal correspondant aux besoins de la société. L’interdiction du travail du dimanche.

— L’interdiction du travail des enfants et de tout travail des femmes pouvant nuire à la santé et à la moralité.

— Des lois protectrices de la vie et de la santé des ouvriers. Un contrôle sanitaire des habitations des ouvriers. Une surveillance des mines, de l’industrie, des fabriques, des ateliers et de l’industrie domiciliaire par des employés nommés par les ouvriers ; une loi pénale sur la responsabilité des patrons.

— Règlement du travail des prisons.

— Libre administration de toutes les caisses ouvrières d’administration et de secours.


Le congrès de Halle, en 1890, organisa le parti démocrate socialiste allemand, et le congrès d’Erfurt, en octobre 1891, accentua le programme du congrès de Gotha sur les points suivants :


Il n’y a que la transformation de la propriété privée capitaliste des moyens de production, — sol, mines, matières premières, outils, machines, moyens de transport — en propriété collective, et la transformation de la production des marchandises en production effectuée pour et par la société, qui puisse faire que la grande industrie et la capacité croissante de rapport du travail collectif, au lieu d’être pour les classes jusqu’ici exploitées une somme de misère et d’oppression, devienne une somme du plus grand bien-être et d’un perfectionnement harmonique et universel…

Mais cet affranchissement en peut être que l’œuvre de la classe ouvrière, parce que toutes les classes, malgré les querelles d’intérêt qui les divisent, reposent sur la propriété privée des moyens des production, et ont pour but commun les fondements de la société actuelle.

Le combat de la classe ouvrière contre la classe capitaliste est nécessairement un combat politique. Elle ne peut réaliser la transition des moyens de production en propriété collective, sans avoir pris possession de la puissance politique.

Les intérêts de la classe ouvrière sont les mêmes dans tous les pays où règne le mode de production capitaliste.


Voilà les points principaux de la première partie. Comment sera organisée la propriété collective du sol, de l’outillage et des matières premières ? Comment sera réparti le travail ? Comment sera distribué le produit ? y aura-t-il égalité de durée de travail ? égalité de salaire ? etc. Les chefs du parti socialiste allemand suppriment les difficultés en faisant le silence sur elles sans doute parce qu’ils croient qu’il serait dangereux d’entrer dans des détails trop précis sur les Paradis qu’ils promettent et qu’ils vaut mieux laisser chacun faire le sien à sa convenance. C’est cette liberté d’espérances qui a toujours fait la force des religions.

Au point de vue des exigences politiques, le programme d’Erfurt est revenu en deçà de celui de Gotha. Plus de législation directe par le peuple : l’expérience du referendum suisse a montré aux socialistes qu’elle était peut-être dangereuse pour eux. Il n’est plus question que d’un droit d’initiative et de veto. La religion n’est plus seulement une affaire privée comme dans le programme de Gotha. Le congrès d’Erfurt laisse à l’Église liberté entière de s’administrer à sa guise. Il réclame l’impôt progressif sur le revenu et la fortune et sur les successions d’après l’importance de l’héritage et le degré de parenté.

Quant à la protection immédiate du travail, le congrès d’Erfurt demande :


Pour la protection de la classe ouvrière le parti démocrate socialiste d’Allemagne revendique tout d’abord :

1° Une législation protectrice du travail efficace, nationale et internationale, sur les bases suivantes :

a) Fixation d’une journée de travail normale, limitée à huit heures maximum.

b) Interdiction du travail industriel pour les enfants au-dessous de quatorze ans.

c) Interdiction du travail de nuit, sauf pour les branches d’industrie qui par leur nature, soit pour des raisons techniques, soit pour des raisons de bien-être général, exigent le travail de nuit.

d) Un intervalle de repos ininterrompu, d’au moins trente-six heures, une fois par semaine, pour chaque ouvrier.

e) Interdiction du truck-système.

2° Surveillance de toutes les exploitations industrielles, règlement des conditions de travail à la ville et dans la campagne par un office impérial de travail, des offices de travail de district, et des chambres de travail. Hygiène industrielle sévèrement appliquée.

3° Même situation légale pour les ouvriers de l’agriculture et les domestiques, que pour les ouvriers de l’industrie. Suppression de la réglementation concernant les domestiques.

4° Le droit de coalition assuré.

5° L’assurance ouvrière tout entière à la charge de l’Empire avec participation déterminante des ouvriers à l’administration.


Ce programme est muet sur le travail des femmes. Autrefois le parti demandait l’autonomie des caisses de secours ; le programme d’Erfurt met logiquement l’assurance ouvrière à la charge de l’Empire. Le programme ne parle plus des associations ouvrières, subventionnées par l’État, qui avaient été la grande conception politique de Lassalle.

Ces programmes allemands, dans leur partie pratique comme dans leur portée théorique, sont la base des programmes des socialistes français. Nous pouvons donc juger l’idéal socialiste d’après ces données générales.

Quelle en est l’idée dominante, pour laquelle le congrès de Halle exige l’adhésion de tout homme qui veut s’embrigader dans le parti ? — Un appel pressant à l’intervention économique de l’État, aussi bien dans la période de transition, où le programme demande la protection du travail, que dans la société utopique où l’État réglera, achètera tout, vendra tout.

Le principe directeur du socialisme est la substitution de l’État au contrat.



  1. Voir Bourdeau. Le socialisme allemand, p. 122.